Le Magasin d’antiquités/Tome 2/66

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 232-248).



CHAPITRE XXIX.


Le lendemain matin, à son réveil, Richard Swiveller distingua peu à peu des voix qui chuchotaient dans sa chambre. Il regarda à travers les rideaux et aperçut M. Garland, M. Abel, le notaire et le gentleman réunis autour de la marquise, et lui parlant avec une grande animation, bien qu’à demi-voix, dans la crainte sans doute de le troubler. Il ne perdit pas de temps pour les avertir que cette précaution était inutile. Les quatre gentlemen s’approchèrent aussitôt du lit. Le vieux M. Garland fut le premier à prendre la main de Richard, à qui il demanda comment il se trouvait.

Dick allait répondre qu’il était infiniment mieux, quoique aussi faible que possible, quand sa petite gardienne, écartant les visiteurs et se mettant à son chevet, comme si elle eût été jalouse que d’autres approchassent de son malade, lui servit son déjeuner et insista pour qu’il le prît avant de se fatiguer, soit à entendre parler, soit à parler lui-même. M. Swiveller, qui avait une faim dévorante, et qui, toute la nuit, avait nourri un rêve clair et suivi de côtelettes de mouton, de bière forte et autres raffinements de friandise, trouva même à une tasse de thé faible et à une rôtie sèche des douceurs infinies, mais il ne consentit à manger et boire qu’à une condition.

« C’est, dit-il en rendant à M. Garland sa poignée de main, c’est que vous répondiez franchement à la question suivante, avant que je prenne un morceau ou que je boive une gorgée : Est-il trop tard ?

— Pour compléter l’œuvre si bien commencée par vous hier au soir ? dit le vieux gentleman. Non, vous pouvez avoir l’esprit tranquille là-dessus. Non, je vous le certifie. »

Rassuré par cette nouvelle, le convalescent prit son repas avec le plus vif appétit, quoiqu’il ne parût pas avoir à manger lui-même la moitié du plaisir qu’éprouvait sa garde-malade à le voir manger. Voici comment les choses se passaient : M. Swiveller, ayant à main gauche le morceau de rôtie ou la tasse de thé, et prenant, selon l’occasion, tantôt une bouchée, tantôt une gorgée, tenait constamment dans sa main droite et serrait étroitement une des mains de la marquise ; et pour presser ou même baiser cette main captive, il interrompait de temps en temps son déjeuner avec un sérieux parfait, une gravité complète. Toutes les fois qu’il mettait quelque chose dans sa bouche pour manger ou pour boire, le visage de la marquise s’éclairait d’une joie indicible ; mais lorsque Richard lui donnait ces marques de reconnaissance, les traits de la jeune fille s’assombrissaient, et elle commençait à sangloter. Et soit qu’elle rayonnât de joie, soit qu’elle s’abandonnât à ses larmes, la marquise ne pouvait s’empêcher de se tourner vers les visiteurs avec un regard éloquent qui semblait dire : « Vous voyez ce jeune homme, puis-je l’abandonner ? » Et les assistants, devenus ainsi acteurs à leur tour dans la scène qui se passait, répondaient régulièrement par un autre regard : « Non, certainement non. » Ce jeu muet dura pendant tout le déjeuner de l’invalide, et l’invalide lui-même, pâle et maigre, n’y prenait pas une médiocre part ; aussi peut-on douter, à juste titre, que jamais repas, muet comme celui-là d’un bout à l’autre, ait été aussi expressif par des gestes en apparence si simples et si insignifiants.

Enfin, et, pour dire vrai, ce ne fut pas long. M. Swiveller avait expédié autant de rôties et de thé que la prudence permettait de lui en donner, à cette époque de sa convalescence. Mais les soins de la marquise ne s’arrêtèrent pas là, car ayant disparu un instant, elle revint presque aussitôt avec une cuvette pleine d’une eau bien claire. Elle lava le visage et les mains de Richard, lui brossa les cheveux, et l’eut bientôt rendu aussi propre, aussi coquet qu’on peut l’être en pareille circonstance ; et tout cela vivement, d’un air dégagé, comme si Richard n’eût été qu’un petit enfant dont elle fût elle-même la bonne. M. Swiveller se prêtait à ces divers soins avec un étonnement plein de reconnaissance qui ne lui permettait pas de parler. Quand tout fut achevé, quand la marquise se fut retirée dans un coin à distance pour prendre son mince déjeuner, qui s’était passablement refroidi, Richard détourna quelques moments son visage, et agita gaiement ses mains en l’air.

« Messieurs, dit-il après cette pause et en se retournant vers la compagnie, j’espère que vous m’excuserez. Les gens qui sont tombés aussi bas que je l’ai été, sont aisément fatigués. Me voilà dispos maintenant et en état de causer. Nous sommes à court de sièges ici, sans compter bien d’autres bagatelles qui y manquent aussi ; mais si vous daignez vous asseoir sur mon lit…

— Que pouvons-nous faire pour vous ? dit M. Garland avec effusion.

— Si vous pouviez faire de la marquise que voilà une vraie marquise, et non pas une marquise de contrebande, je vous serais reconnaissant d’opérer cette métamorphose en un tour de main. Mais comme c’est impossible, et qu’il ne s’agit pas ici de ce que vous pouvez faire pour moi, mais de ce que vous pouvez faire pour quelqu’un qui a bien autrement de droits à votre intérêt, apprenez-moi, je vous prie, monsieur, comment vous comptez agir.

— C’est surtout pour cela que nous sommes venus, dit le locataire ; car bientôt vous allez recevoir une autre visite. Nous avions peur que vous ne fussiez inquiet si vous n’appreniez pas de notre propre bouche les démarches auxquelles nous comptons nous livrer ; et en conséquence nous avons voulu vous voir avant de poursuivre l’affaire.

— Messieurs, répondit Richard, je vous remercie. Excusez une impatience bien naturelle dans l’état d’affaiblissement où vous me voyez. Je ne vous interromprai plus, monsieur.

— Eh bien, mon cher ami, dit le locataire, nous ne doutons pas de la vérité de cette découverte qui a été si providentiellement mise au grand jour…

— Par elle ! … s’écria Richard en montrant la marquise.

— Oui, par elle ; nous n’avons aucun doute à cet égard ; nous sommes même certains que par un emploi convenable et intelligent de cette révélation, nous pourrons obtenir immédiatement la mise en liberté du pauvre garçon ; mais nous craignons beaucoup que cela ne suffise pas pour nous faire mettre la main sur Quilp, l’agent principal dans toute cette infamie. Je vous dirai que nous ne sommes que trop confirmés dans ce doute, et presque dans cette certitude, par les meilleurs renseignements, qu’en un aussi court espace de temps, nous avons pu nous procurer à ce sujet. Vous conviendrez, avec nous, qu’il serait monstrueux de laisser à cet homme la moindre chance d’échapper à la justice, si nous pouvons y mettre ordre. Vous conviendrez avec nous, j’en suis sûr, que, si quelqu’un doit encourir les rigueurs de la loi, c’est lui plus que tout autre.

— Assurément, dit Richard. Oui, si quelqu’un doit les encourir… Mais, c’est cette hypothèse qui me déplaît ; et pourquoi donc quelqu’un ? pourquoi pas tous ? puisque les lois ont été faites à tous leurs degrés pour châtier le vice chez les autres aussi bien que chez moi, et cætera, vous savez ? … N’êtes-vous pas frappé de cette idée ? »

Le gentleman sourit comme si cette idée, introduite par M. Swiveller dans la question, n’était pas extrêmement frappante, et lui expliqua que leur dessein était d’agir de ruse d’abord, pour essayer d’arracher un aveu à la séduisante Sarah.

« Quand elle verra, dit-il, combien nous savons de choses et comment nous les savons ; lorsqu’elle comprendra à quel point elle est déjà compromise, nous avons quelque lieu d’espérer que nous obtiendrons d’elle les renseignements suffisants pour atteindre ses deux complices. Si nous en arrivions là, je la tiendrais quitte du reste. »

Dick ne fit pas du tout à ce plan un gracieux accueil, et représenta avec autant de chaleur qu’il lui était possible alors de le faire, qu’on aurait plus de peine à venir à bout du vieux lapin, c’est de Sarah qu’il voulait parler, que de Quilp lui-même ; que ni ruses, ni menaces, ni caresses n’étaient capables d’agir sur elle ni de la faire céder ; que cette Brass-là était un vrai bras d’acier, aussi roide et aussi inflexible ; en un mot, qu’ils n’étaient pas de taille à se mesurer contre elle, et qu’ils seraient battus à plate couture.

Mais il était inutile d’engager ces messieurs à suivre un autre plan. Nous avons dit que le locataire avait exposé leurs intentions communes ; il faudrait ajouter que tous parlaient à la fois, que si l’un d’eux, par hasard, s’arrêtait un instant, ce n’était que pour respirer, pour reprendre haleine, en attendant une nouvelle occasion de recommencer à crier ; en résumé, qu’ils avaient atteint ce degré d’impatience et d’anxiété où les hommes ne peuvent plus se laisser raisonner ni convaincre ; et qu’il eût été plus facile de dompter la tempête que de les faire revenir sur leur première détermination. Ainsi donc, après avoir dit à M. Swiveller qu’ils n’avaient pas perdu de vue la mère de Kit et ses enfants, ni Kit lui-même, et qu’ils n’avaient cessé de faire tous leurs efforts pour obtenir en faveur du condamné un adoucissement de peine, tout partagés qu’ils étaient alors entre les fortes preuves de sa culpabilité et leurs présomptions bien affaiblies en faveur de son innocence ; après avoir ajouté enfin que M. Richard Swiveller pouvait se tranquilliser, que tout serait terminé heureusement avant la nuit ; après toutes ces déclarations, auxquelles se joignirent une foule d’expressions bienveillantes et cordiales adressées à Richard et qu’il est inutile de reproduire ici, M. Garland, le notaire, le gentleman s’en allèrent bien à propos, sans quoi Richard Swiveller allait tomber, à coup sûr, dans un nouvel accès de fièvre, dont les suites eussent pu lui être fatales.

M. Abel était resté. Souvent il consultait sa montre, puis il allait regarder à la porte de la chambre jusqu’au moment où M. Swiveller fut tiré d’une courte sieste par le bruit que fit comme en tombant des épaules d’un commissionnaire sur le carreau du palier, un énorme paquet qui sembla ébranler toute la maison et fit résonner les petites fioles de pharmacie posées sur le manteau de la cheminée du malade. Aussitôt que ce bruit eut frappé ses oreilles, M. Abel s’élança, gagna la porte en boitillant, l’ouvrit… Et voilà qu’on aperçoit un homme aux formes athlétiques, avec une grande manne qu’il traîne dans la chambre, qu’il découvre et qui laisse échapper de ses larges flancs des trésors de thé, café, vin, biscuits, oranges, raisins, poulets à rôtir et à bouillir, gelée de pieds de veau, arrow-root, sagou et autres ingrédients délicats. La petite servante, comme pétrifiée et immobile, avec son unique soulier au pied, restait à contempler ces objets, dont l’existence simultanée ne lui semblait possible que dans les boutiques. L’eau lui était venue tout à la fois aux yeux et à la bouche, et la pauvre enfant était incapable d’articuler un mot. Mais il n’en était pas de même de M. Abel, ni du gaillard robuste qui, en un clin d’œil, avait vidé la manne, toute pleine qu’elle était, ni d’une bonne vieille dame qui apparut si soudainement, qu’elle était sans doute auparavant derrière la manne, assez large du reste pour la cacher, et qui, allant à droite, à gauche, partout en même temps sur la pointe du pied et sans bruit, se mit à remplir de gelée les tasses à thé, à faire du bouillon de poulet dans de petites casseroles, à peler des oranges pour le malade et à les distribuer par tranches, à offrir à la petite servante un verre de vin et à lui choisir quelques morceaux jusqu’à ce que des mets plus substantiels fussent préparés pour remettre ses forces. Il y avait tant d’imprévu et presque de magie dans ce coup de théâtre, que M. Swiveller, après avoir pris deux oranges avec un peu de gelée, et vu le gros porteur s’en aller avec sa manne vide, en laissant à sa disposition cette abondance de trésors, ne trouva rien de mieux à faire que de se rejeter sur l’oreiller et de se rendormir, tant son esprit était hors d’état de comprendre de tels miracles.

Pendant ce temps, le gentleman, le notaire et M. Garland s’étaient rendus à un café. Là, ils rédigèrent une lettre qu’ils envoyèrent à miss Sally Brass, la priant en termes mystérieux et concis de vouloir bien accorder le plus tôt possible l’honneur de sa compagnie à un ami inconnu qui désirait la consulter et qui l’attendait en ce lieu. Cette communication eut le plus prompt résultat : dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis le retour du messager, lorsqu’on annonça miss Brass en personne.

« Madame, dit le gentleman seul alors dans la salle, veuillez prendre une chaise. »

Miss Brass s’assit d’un air très-roide et très-froid. Elle parut n’être pas peu surprise, et elle l’était beaucoup en effet, de trouver que le locataire et le mystérieux correspondant ne faisaient qu’un.

« Vous ne vous attendiez pas à me voir ? dit le gentleman.

— En effet, je ne m’y attendais guère, répondit l’aimable beauté. Je supposais qu’il s’agissait d’une affaire de l’étude. S’il s’agit de votre appartement, vous donnerez naturellement à mon frère un congé en forme, vous comprenez, ou bien de l’argent. C’est très-simple. Vous êtes un homme solvable ; ainsi, dans le cas dont il s’agit, argent légal ou congé légal, cela revient à peu près au même.

— Je vous remercie infiniment de votre bonne opinion, répliqua le gentleman. Je partage votre sentiment. Mais ce n’est pas là le sujet dont je désire vous entretenir.

— Oh ! … alors expliquez-vous. Je suppose que c’est une affaire qui concerne notre profession.

— Oui, oui, c’est une affaire qui se rattache au droit.

— Très-bien. Mon frère et moi nous ne faisons qu’un. Je puis prendre vos instructions et vous donner mes avis.

— Comme il y a, avec moi, d’autres parties intéressées, dit le gentleman en se levant et en ouvrant la porte d’une chambre intérieure, nous ferons mieux de conférer tous ensemble. Miss Brass est ici, messieurs ! »

M. Garland et le notaire entrèrent d’un air très-grave. Ils placèrent leurs chaises de chaque côté de celle du gentleman, et formèrent ainsi une sorte de barrière autour de la gentille Sarah qu’ils bloquèrent dans un coin. En pareille circonstance, son frère Sampson n’eût pas manqué de laisser paraître quelque confusion, quelque trouble ; mais elle, toute calme, tira de sa poche sa boîte d’étain et y puisa tranquillement une pincée de tabac.

« Miss Brass, dit le notaire prenant la parole en ce moment décisif, dans notre profession nous nous entendons mutuellement, et, quand nous le voulons bien, nous pouvons exprimer en très-peu de mots ce que nous avons à dire. Vous avez dernièrement publié un avis dans les journaux pour une servante qui a disparu de chez vous ?

— Eh bien ! répondit miss Sally, dont les joues se couvrirent d’une subite rougeur, qu’y a-t-il ?

— Elle est retrouvée, madame, dit le notaire en déployant victorieusement son mouchoir de poche. Elle est retrouvée.

— Qui l’a retrouvée ? demanda vivement Sarah.

— Nous, madame, nous trois. C’est seulement depuis hier au soir ; sinon, vous eussiez eu plus tôt de nos nouvelles.

— Et maintenant que j’ai eu de vos nouvelles, dit miss Brass, croisant ses bras d’un air résolu, comme si elle était décidée à se faire tuer plutôt que de rien avouer, qu’avez-vous à me dire ? Est-ce qu’il vous est venu là-dessus quelque chose dans la tête ? Des preuves, s’il vous plaît ! Des preuves ! voilà tout. Vous l’avez retrouvée, dites-vous ? Je puis vous dire, moi, si vous l’ignorez, que vous avez retrouvé la plus artificieuse, la plus menteuse, la plus voleuse, la plus infernale petite gaupe qui ait jamais existé. L’avez-vous amenée ici ? ajouta miss Brass en jetant autour d’elle un regard farouche.

— Non, elle n’est pas ici à présent, répondit le notaire, mais en lieu de sûreté.

— Ah ! … s’écria Sally puisant dans sa boîte une prise de tabac avec autant de dédain que si elle eût pincé du même coup le nez de la petite servante, je vous l’y mettrai désormais en sûreté ; je vous le garantis.

— Je l’espère bien, répondit le notaire. Ne vous étiez-vous jamais aperçue, avant sa fuite, que la porte de votre cuisine avait deux clefs ? »

Miss Sally aspira une nouvelle prise de tabac, et penchant la tête, elle regarda M. Witherden en contractant ses lèvres avec une incroyable expression de ruse et de défi.

« Deux clefs, répéta le notaire, deux clefs dont l’une fournissait à votre servante le moyen d’errer la nuit dans la maison, quand vous pensiez l’avoir bien enfermée, et de saisir certaines consultations confidentielles, entre autres cette conversation intime qui aujourd’hui même sera déférée au juge et que vous entendrez répéter par cette enfant ; cette conversation que vous eûtes avec M. Brass dans la nuit même qui précéda le jour où ce malheureux et innocent jeune homme fut accusé de vol, par suite d’une machination horrible, dont je me bornerai à dire qu’on pourrait la flétrir de toutes les épithètes que tout à l’heure vous lanciez à cette pauvre petite créature, et même de plus fortes encore. »

Sally huma une nouvelle prise de tabac. Bien qu’elle sût étonnamment composer son visage, il était évident qu’elle était prise sans vert, et que les reproches auxquels elle s’attendait, au sujet de sa petite servante, n’étaient certainement pas ceux qu’elle venait d’essuyer.

« Allez, allez, miss Brass, dit le notaire ; vous avez au plus haut degré l’art de contenir votre physionomie ; mais vous voyez que par un hasard, auquel vous n’eussiez jamais songé, ce lâche complot est dévoilé, et que deux des complices peuvent être traînés devant la justice. Maintenant, vous connaissez le châtiment qui vous est réservé, je n’ai donc pas besoin de m’étendre sur ce chapitre. Mais j’ai une proposition à vous faire. Vous avez l’honneur d’être la sœur d’un des plus grands fripons qui existent ; et, si je puis parler ainsi à une femme, vous êtes à tous égards digne de votre frère. Mais avec vous deux il y a un tiers, un méchant homme nommé Quilp, le premier instigateur de toute cette machination diabolique, et je le crois pire que ses deux associés. Pour votre salut, pour celui de votre frère, miss Brass, veuillez nous révéler toute la trame de cette affaire. Rappelez-vous que, si vous cédez à nos prières, vous vous mettrez par là en pleine sûreté (tandis que votre position actuelle n’est pas des meilleures), et que vous ne ferez, du reste, aucun tort à votre frère ; car nous avons déjà contre lui comme contre vous des preuves bien suffisantes. Vous comprenez ? Je ne veux pas dire que nous vous suggérions ce moyen par pitié ; car, à vous parler franchement, nous ne saurions avoir de pitié pour vous ; mais c’est une nécessité que nous subissons, et je vous recommande la franchise comme la meilleure politique. »

M. Witherden ajouta en tirant sa montre :

« Dans une affaire comme celle-ci, le temps est extrêmement précieux. Faites-nous connaître le plus tôt possible votre décision, madame. »

Miss Brass grimaça un sourire, regarda successivement les personnes présentes, prit encore deux ou trois pincées de tabac ; et comme sa provision s’était épuisée, elle se mit à fouiller tous les coins de sa tabatière avec le pouce et l’index, puis enfin à gratter pour trouver encore à glaner quelques atomes tabachiques. Après cette opération, elle remit soigneusement la boîte dans sa poche et dit :

« Comme cela, il faut que sur-le-champ j’accepte ou repousse votre proposition ?

« Oui, » dit M. Witherden.

La charmante créature ouvrait les lèvres pour répondre quand la porte fut poussée vivement…

La tête de Sampson Brass apparut dans la chambre.

« Pardon, dit à la hâte le procureur. Attendez un peu. »

En parlant ainsi, et sans se préoccuper de l’étonnement causé par sa présence, il s’avança, ferma la porte, baisa son gant graisseux par forme de politesse très-humble, et fit le salut le plus rampant.

« Sarah, dit-il, retenez votre langue, s’il vous plaît, et laissez-moi parler. Messieurs, vous auriez peine à me croire si je vous exprimais le plaisir que j’éprouve à voir trois gentlemen tels que vous dans une heureuse unité de sentiments, dans un concert parfait de pensées. Mais quoique je sois malheureux, bien plus, messieurs, criminel, s’il était permis d’employer des expressions si violentes en une compagnie comme la vôtre, cependant, je suis sensible comme un autre. J’ai lu dans un poëte que la sensibilité était le lot commun de l’humanité. Pensée si belle, messieurs, que quand ce serait un pourceau qui l’eût trouvée, elle eût suffi pour le rendre immortel.

— Si vous n’êtes pas un idiot, dit rudement miss Brass, taisez-vous.

— Ma chère Sarah, je vous remercie, répondit le frère. Mais je sais ce que je suis, mon amour, et je prendrai la liberté de m’exprimer en conséquence… Monsieur Witherden, votre mouchoir va tomber de votre poche. Voulez-vous bien me permettre… »

Comme M. Brass s’avançait pour remédier à l’accident, le notaire s’écarta de lui avec un air de grande dignité. Brass qui, outre ses agréments physiques habituels, avait la face égratignée, une visière verte sur un œil, et son chapeau gravement bossue, s’arrêta court et se retourna avec un piteux sourire.

« Il me fuit, dit Sampson, comme si je voulais amasser sur sa tête des charbons enflammés. Bien ! … Ah ! j’y suis : la maison croule, et les rats, si je puis me servir de cette expression à l’endroit du gentleman que je respecte et que j’aime au plus haut degré, se dépêchent de déménager. Messieurs, quant à votre conversation de tout à l’heure, je vous dirai que, voyant ma sœur venir ici et me demandant où elle pouvait aller ainsi, étant d’ailleurs, dois-je l’avouer ? assez soupçonneux de ma nature, je l’ai suivie. Arrivé à la porte, je me suis mis à écouter.

— Si vous n’êtes pas fou, dit miss Sally, arrêtez-vous, pas un mot de plus.

— Sarah, ma chère, répondit Brass avec une politesse marquée, je vous remercie infiniment, mais je tiens à continuer. Monsieur Witherden, comme nous avons l’honneur d’appartenir à la même profession, pour ne rien dire de cet autre gentleman qui a été mon locataire et qui a partagé, selon l’adage, mon toit hospitalier, je pense qu’à la première occasion vous ne m’opposerez pas le refus que vous avez fait de mon offre. Maintenant, mon cher monsieur, ajouta-t-il en voyant que le notaire était prêt à l’interrompre, permettez-moi de parler, je vous en prie. »

M. Witherden garda le silence, et Brass poursuivit en ces termes, après avoir levé sa visière verte et découvert un œil horriblement poché :

« Si vous voulez bien me faire la faveur de regarder ceci, vous vous demanderez naturellement au fond du cœur comment cela a pu m’arriver. Si de mon œil vous portez votre examen au reste de ma figure, vous chercherez avec étonnement quelle a pu être la cause de ces meurtrissures. De mon visage, dirigez vos yeux sur mon chapeau, et voyez dans quel état il est ! Messieurs, cria-t-il en frappant avec rage sur son chapeau avec son poing fermé, à toutes ces questions je répondrai : Quilp ! »

Les trois gentlemen échangèrent mutuellement un regard sans rien dire.

« Je dis, poursuivit Brass tournant de côté les yeux vers sa sœur, comme s’il parlait pour elle, et s’exprimant d’un ton d’amertume bourrue qui contrastait singulièrement avec ses habitudes de langage mielleux, je dis qu’à toutes ces questions je répondrai : Quilp, Quilp, qui m’a attiré dans son infernale tanière, et a trouvé son plaisir à me contempler dans l’embarras et à rire aux éclats tandis que je m’écorchais, que je me brûlais que je me meurtrissais, que je m’estropiais ; Quilp ! qui jamais, non jamais, dans toutes nos relations, ne m’a traité autrement que comme un chien ; Quilp ! que j’ai toujours détesté de tout mon cœur, mais jamais autant qu’à présent. Pour cette dernière affaire, il me bat froid, comme s’il n’avait rien à y voir et comme s’il n’avait pas été le premier à me la proposer. Comment voulez-vous qu’on se fie à lui ? Dans un de ses accès d’humeur hurlante, frénétique, flamboyante, on croit qu’il va aller jusqu’au bout, fût-ce jusqu’au meurtre, et qu’il ne s’imaginera jamais en avoir fait assez pour vous épouvanter. Eh bien ! à présent, ajouta M. Brass reprenant son chapeau, rabaissant sa visière sur son œil et se prosternant dans l’attitude la plus servile, où tout cela peut-il me conduire ? Messieurs, y a-t-il quelqu’un de vous qui puisse me faire le plaisir, de me le dire ? Je vous défie de le deviner. »

Tout le monde se tut. Brass resta quelque temps à sourire avec une sorte de malice, comme s’il allait lâcher encore quelque coq-à-l’âne de premier choix, et finit par dire :

« Eh bien ! pour abréger, voilà où cela me conduit : si la vérité s’est fait jour, comme cela est arrivé, de manière qu’on ne puisse en douter (et quelle sublime et grande chose c’est que la vérité, quoique, comme tant d’autres choses sublimes et grandes, l’orage et le tonnerre, par exemple, nous ne soyons pas toujours parfaitement satisfaits de la voir en face) ; j’aime mieux perdre cet homme que de laisser cet homme me perdre. C’est pourquoi, s’il y en a un qui doive déchirer l’autre, je préfère jouer ce rôle et prendre cet avantage. Ma chère Sarah, comparativement parlant, vous n’avez rien à craindre. Je relate ces faits pour ma propre sûreté. »

Après cela, M. Brass se mit à raconter toute l’histoire avec une extrême volubilité ; pesant lourdement sur son aimable client, et se représentant comme un petit saint, bien que sujet, il le reconnut, aux faiblesses humaines. Voici comment il conclut :

« À présent, messieurs, je ne suis pas homme à faire les choses à demi. Moi, j’y vais bon jeu, bon argent. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Si vous voulez mettre ma déposition par écrit, rédigez-en immédiatement la teneur. Vous aurez des ménagements pour moi, j’en suis sûr. Vous êtes des hommes de cœur, et vous avez des sentiments. J’ai cédé à Quilp par nécessité ; car si la nécessité n’a pas de loi, cela ne l’empêche pas d’avoir les hommes de loi. Je me livre donc à vous par nécessité, mais aussi par politique, et pour obéir aux mouvements de sensibilité qui depuis longtemps me tourmentaient. Punissez Quilp, messieurs. Pesez sur lui de tout votre poids. Broyez-le, foulez-le sous vos pieds. Voilà longtemps qu’il m’en fait autant. »

Arrivé au terme de cette péroraison, Sampson arrêta tout court le torrent de son indignation, baisa de nouveau son gant, et sourit comme savent sourire seuls les flatteurs et les lâches.

Miss Brass leva son visage qu’elle avait jusque-là tenu appuyé sur ses mains, et, mesurant Sampson de la tête aux pieds, elle dit avec un ricanement amer :

« Quand je pense que cet être-là est mon frère ! … Mon frère, pour qui j’ai travaillé, pour qui je me suis usée à la peine ; mon frère, chez qui je croyais qu’il y avait quelque chose d’un homme !

— Ma chère Sarah, répondit Sampson en se frottant légèrement les mains, vous troublez nos amis. D’ailleurs, vous… vous êtes contrariée, Sarah, et comme vous ne savez plus ce que vous dites, vous vous exposez.

— Oui, pitoyable poltron, je vous comprends. Vous avez eu peur que je ne prisse les devants sur vous. Moi ! moi ! me croire capable de me laisser prendre à dire un mot ! Non, non, j’eusse résisté dédaigneusement à vingt ans d’attaques comme celles-là.

— Hé ! hé ! dit avec un sourire niais Sampson Brass, qui, dans son profond affaissement, semblait réellement avoir changé de sexe avec sa sœur, et avoir fait passer dans Sarah les quelques étincelles de virilité qui avaient pu briller en lui, vous croyez cela : il est possible que vous le croyiez ; mais vous auriez changé d’avis, mon garçon. Vous vous seriez rappelé la maxime favorite du vieux Renard, notre vénérable père, messieurs : « Méfiez-vous de tout le monde. » C’est une maxime qu’on doit avoir présente à l’esprit durant la vie entière ! Si vous n’étiez pas encore décidée à acheter votre salut, au moment où je suis venu vous surprendre, je soupçonne que vous eussiez fini par le faire. Aussi l’ai-je fait, moi ; et je vous en ai épargné l’ennui et la honte. La honte, messieurs, ajouta Brass se donnant l’air légèrement ému, s’il y en a, qu’elle soit pour moi. Il vaut mieux qu’une femme ne la subisse pas ! … »

Quelque respect que nous ayons pour le jugement de M. Brass, et particulièrement pour l’autorité du grand ancêtre, il nous est permis de douter, en toute humilité, que la maxime professée par le vieux Renard et mise en pratique par son descendant, soit toujours prudente et produise toujours les résultats qu’on peut en attendre. Je sais bien que ce doute, en dehors même de la question, est hardi et téméraire, d’autant plus qu’une foule de gens éminents, qu’on appelle des hommes du monde, à la mine longue, au regard futé, aux calculs subtils, aux mains crochues, des aigrefins, des tricheurs, des filous, ont fait et font chaque jour, de la maxime du vieux Renard, leur étoile polaire et leur boussole. Pourtant qu’on me permette d’insinuer ce doute tout doucement. Par exemple, nous prendrons la liberté de faire observer que si M. Brass, au lieu d’être soupçonneux à l’excès, avait, sans se mettre à l’affût et aux écoutes, laissé à sa sœur le soin de conduire en leur nom commun la conférence ; ou que si, tout en se mettant à l’affût et aux écoutes, il ne s’était pas tant hâté de la prévenir, ce qu’il n’eût point fait sans sa méfiance jalouse, il ne s’en serait pas trouvé plus mal au dénoûment. De même, il arrive souvent que ces habiles du monde qui vont toujours armés de pied en cap, également en garde contre le bien et contre le mal, n’ont pas beaucoup à s’en louer, sans parler de l’inconvénient et du ridicule qu’il y a à monter constamment la garde avec un microscope, et à porter une cotte de mailles en permanence dans les circonstances les plus innocentes.

Les trois gentlemen s’entretinrent quelques instants en aparté. Après cette conférence, qui du reste fut très-courte, le notaire dit à M. Brass :

Il y a sur cette table tout ce qu’il faut pour écrire. Si vous voulez rédiger votre déclaration, rien ne vous manque. Je dois aussi vous prévenir que votre présence à la justice de paix sera nécessaire ; c’est à vous à peser tout ce que vous avez à dire ou à faire.

— Messieurs, dit Brass, retirant ses gants et s’aplatissant moralement devant les trois gentlemen, je saurai justifier les ménagements avec lesquels je ne doute pas qu’on me traite ; et, comme d’après la découverte qui a été faite je serais, si l’on ne me ménageait pas, celui de nous trois qui aurait la plus fâcheuse position, vous pouvez compter que je ne vais rien dissimuler. Monsieur Witherden, j’éprouve une faiblesse… voudriez-vous me faire la faveur de sonner pour demander quelque chose de chaud et d’épicé ? D’ailleurs, nonobstant ce qui s’est passé, ce sera pour moi une consolation dans mon malheur, de boire à votre santé. J’avais espéré, ajouta Brass en regardant autour de lui avec un sourire dolent, vous voir tous trois, messieurs, un de ces jours, réunis à dîner, les pieds sous ma table d’acajou, dans mon humble parloir de Bevis-Marks. Mais l’espoir est quelque chose de si volage ! O mon Dieu ! »

En ce moment, M. Brass se trouva si accablé, qu’il ne put rien dire ni rien faire jusqu’à ce que le rafraîchissement fût arrivé. Il l’absorba assez lestement pour un homme si agité, puis il s’assit et se mit à écrire.

Pendant ce temps, la belle Sarah, tantôt les bras croisés, tantôt les mains jointes par derrière, arpentait la salle à grandes enjambées ; elle ne s’arrêtait que pour tirer de sa poche sa tabatière, dont elle ratissait les parois. Elle continua ce manège jusqu’à satiété, et finit, de guerre lasse, par se laisser tomber dans un fauteuil près de la porte où elle s’endormit.

On eut lieu de supposer depuis, et non sans raison, que ce sommeil était une pure frime ; car miss Sally trouva moyen de s’échapper sans être aperçue, à la faveur de l’obscurité. Que ce fut la fugue intentionnelle d’une personne bien éveillée, ou le départ somnambulique d’une personne qui marche en dormant les yeux ouverts, c’est un sujet de controverse médicale que je ne veux point aborder ; mais tout le monde fut d’accord sur le point principal. C’est que, dans quelque état qu’elle fût sortie, il est certain qu’elle ne revint pas.

Puisque nous avons parlé de l’obscurité, il est à propos d’ajouter qu’en effet la tâche de M. Brass demanda un assez long temps pour ne pouvoir être terminée que le soir ; mais, lorsque enfin tout fut achevé, le digne procureur et les trois amis se rendirent en fiacre au bureau du magistrat, lequel fit à M. Brass un accueil très-empressé et le retint en lieu sûr pour avoir plus sûrement le plaisir de le revoir le lendemain. Le juge, en renvoyant les autres personnes, leur promit formellement qu’un mandat d’amener serait lancé aussi le lendemain contre M. Quilp, et que le secrétaire d’État, qui par bonheur était à Londres, ne manquerait pas de recevoir sur tous ces faits un rapport circonstancié pour assurer la grâce de Kit et sa mise immédiate en liberté.

Et maintenant tout semblait annoncer que la funeste influence de Quilp tirait à sa fin ; car le châtiment, qui souvent s’apprête lentement, surtout quand il doit être terrible, avait dépisté avec certitude les traces de ce misérable et le gagnait de vitesse. La victime, qui n’entend pas derrière elle le pas léger de la vengeance, poursuit sa marche triomphale. Mais déjà l’autre est sur ses talons, et une fois attachée à sa poursuite, elle ne lâchera pas sa proie.

Voyant leur tâche accomplie, les trois gentlemen retournèrent en toute hâte chez M. Swiveller. Ils le trouvèrent assez bien rétabli pour pouvoir se tenir assis une demi-heure et causer avec entrain. Depuis quelque temps mistress Garland était partie, mais M. Abel avait voulu rester assis auprès de Richard. Après lui avoir raconté tout ce qu’ils avaient fait, les deux MM. Garland et le vieux gentleman, comme par un accord tacite, prirent congé pour la nuit, laissant le convalescent seul avec M. Witherden et la petite servante.

« Puisque vous voilà mieux, dit le notaire en s’asseyant au chevet du lit, je puis me hasarder à vous communiquer une pièce que la nature de mes fonctions a mise entre mes mains. »

L’idée d’une communication officielle faite par un gentleman appartenant au ressort de la loi sembla causer à Richard un médiocre plaisir. Peut-être se liait-elle, dans son esprit, avec certaines dettes criardes et des créanciers obstinés. Ce fut avec un certain trouble qu’il répondit :

« Volontiers, monsieur. J’espère cependant que ce n’est pas quelque chose d’une nature trop désagréable.

— S’il en était ainsi, répliqua M. Witherden, j’eusse choisi un moment plus opportun pour vous faire cette communication. Permettez-moi de vous dire d’abord que mes amis, qui sont venus ici aujourd’hui, ne connaissent nullement cette affaire, et que leur empressement à votre égard a été tout spontané et complètement sans arrière-pensée. Cela doit vous rassurer et vous disposer parfaitement à recevoir cette nouvelle. »

Dick le remercia.

« Je m’étais livré à quelques recherches pour vous découvrir, dit M. Witherden, et j’étais bien loin de m’attendre à vous trouver dans des circonstances semblables à celles qui nous ont réunis. Vous êtes le neveu de Rébecca Swiveller, vieille demoiselle qui habitait Cheselbourne, dans le Dorsetshire, et qui y est décédée.

— Décédée ! s’écria Richard.

— Décédée. Si vous vous étiez conduit autrement avec votre tante, vous fussiez entré en pleine possession, le testament le dit, et je n’ai aucune raison d’en douter, de vingt-cinq mille livres[1]. Quoi qu’il en soit, elle vous a légué une rente annuelle de cent cinquante livres[2] ; c’est beaucoup moins sans doute, cependant je crois devoir vous en faire mon compliment.

— Monsieur, dit Richard sanglotant et riant à la fois, comment donc ? mais avec plaisir. Dieu merci, nous allons faire une savante de la pauvre marquise ! Elle va porter des robes de soie, elle va avoir plus d’argent qu’il ne lui en faut, aussi vrai que j’espère bien quitter ce lit maudit. »




  1. 625 000 francs.
  2. 3 750 francs.