Le Magasin d’antiquités/Tome 2/67

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Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 248-257).



CHAPITRE XXX.


Ignorant les faits que nous avons exposés fidèlement dans le chapitre qui précède, et ne se doutant pas le moins du monde de la mine qui s’était creusée sous ses pieds, car pour éviter tout soupçon de sa part on avait, dans toutes les démarches, gardé le plus profond secret, M. Quilp demeurait enfermé dans son ermitage, et jouissait doucement et en toute sécurité du résultat de ses machinations. Absorbé par des chiffres et des comptes, occupation que favorisaient le silence et la solitude de sa retraite, il y avait deux jours entiers qu’il n’était pas sorti de sa tanière. Le troisième jour le trouva plus appliqué que jamais au travail et peu disposé à mettre le pied dehors.

C’était le lendemain même des aveux de M. Brass, et par conséquent le jour où M. Quilp devait se voir menacé dans sa liberté, et brusquement informé de certains faits assez désagréables auxquels il ne s’attendait guère. Mais, comme il n’avait aucun pressentiment du nuage suspendu au-dessus de sa maison, il était dans son état habituel de gaieté ; et quand il trouvait qu’il avait fait assez de besogne, au point de vue de sa santé et de sa belle humeur qu’il fallait ménager, il variait ses occupations monotones par un petit cri, ou par un hurlement, ou par tout autre délassement innocent de même nature.

Il était servi, selon l’ordinaire, par Tom Scott, accroupi auprès du feu comme un crapaud, et saisissant le moment où son maître avait le dos tourné pour imiter ses grimaces avec une affreuse exactitude. La grosse tête de bois n’avait pas encore disparu ; elle figurait toujours à son ancienne place. Horriblement brûlée à force d’avoir reçu des coups de tisonnier tout rouge, ornée en outre d’un énorme clou que le nain lui avait enfoncé dans le nez, elle souriait cependant encore avec ceux de ses traits qui étaient le moins lacérés, et semblait, comme un hardi martyr, défier son bourreau et provoquer ses nouveaux outrages.

Dans les quartiers les plus élevés et les plus beaux de la ville, le jour était humide, sombre, froid et triste : mais dans cet endroit bas et marécageux, le brouillard étendait sur tous les coins et recoins un voile épais d’obscurité. On n’y voyait point à deux pas de distance. Les lumières et les feux de signaux allumés sur le fleuve étaient impuissants à vaincre ces ténèbres ; et s’était le froid vif et pénétrant qui régnait dans l’air, n’était le cri d’alarme de quelque batelier effaré qui se reposait sur ses rames en essayant de s’orienter, on eût pu croire que le fleuve lui-même était à quelques milles de là.

Quoique le brouillard tombât lentement, il était très-incommode. Il perçait les fourrures et les vêtements les plus épais. Il semblait pénétrer les passants grelottants jusque dans la moelle des os, pour les torturer de froid et de souffrance. Tout était humide et gluant. La flamme ardente pouvait seule le braver de ses joyeuses étincelles. C’était un jour à rester chez soi, accroupis autour du foyer, en se racontant mutuellement l’histoire des voyageurs qui, par un temps semblable, se sont égarés dans les bruyères et les marécages, et à savourer plus que jamais les délices d’un âtre brûlant.

On sait que le goût favori du nain était d’avoir son coin du feu à lui tout seul, et, s’il se sentait d’humeur à se régaler, de s’empiffrer aussi tout seul. Plus sensible que jamais, ce jour-là, au plaisir de s’établir confortablement dans son intérieur, il ordonna à Tom Scott de bourrer de charbon le petit poêle, et renvoyant le travail à un autre jour, il se détermina à se donner du bon temps.

À cette fin, il alluma des chandelles neuves et amoncela le combustible sur son feu. Puis, ayant dîné avec un bifteck qu’il fit rôtir lui-même, sans plus d’apprêt que les sauvages et les cannibales, il se prépara un grand bol de punch brûlant, alluma sa pipe et s’assit pour passer agréablement sa soirée.

En ce moment, un coup frappé timidement à la porte de la cabine attira son attention. Il attendit que le coup eût été répété deux ou trois fois ; alors il ouvrit doucement sa petite fenêtre, et y passant la tête, demanda :

« Qui est là ?

— Ce n’est que moi, Quilp, répondit une voix de femme.

— Ce n’est que vous ! … cria le nain allongeant le cou afin de mieux apercevoir son visiteur. Qui vous amène ici, coquine ? Osez-vous bien approcher du manoir de l’ogre ?

— Je suis venue vous apporter des nouvelles, répondit mistress Quilp. Ne vous fâchez pas contre moi.

— Sont-ce de bonnes nouvelles, d’agréables nouvelles, des nouvelles à bondir de joie et à faire claquer ses doigts ? La chère vieille dame serait-elle morte ?

— J’ignore quelles sont ces nouvelles, et si elles sont bonnes ou mauvaises.

— Alors la vieille dame est encore vivante, et il ne s’agit pas d’elle. Retournez au logis, petit hibou, retournez au logis.

— Je vous apporte une lettre, dit la douce petite femme.

— Jetez-la par la croisée et passez votre chemin, cria Quilp ; sinon, je sors, et si je vous attrape…

— Je vous en prie, Quilp, écoutez-moi, dit la jeune femme d’un ton humble et les larmes aux yeux. Je vous en prie !

— Parlez donc ! grogna le nain avec une grimace malicieuse Faites vite surtout. Allons, parlerez-vous ?

— Cette lettre, dit mistress Quilp tremblante, a été apportée dans l’après-midi à la maison, par un commissionnaire qui a dit ne pas savoir de quelle part elle venait, mais qu’on lui avait enjoint de nous la laisser avec force recommandations de vous la porter tout de suite, vu qu’elle était de la plus haute importance. Mais, ajouta-t-elle comme son mari étendait la main pour saisir la lettre, veuillez me laisser entrer chez vous. Vous ne savez pas comme je suis mouillée et gelée, car je me suis égarée bien des fois avant d’arriver jusqu’ici à travers cet épais brouillard. Laissez-moi me sécher cinq minutes à votre feu. Je partirai aussitôt que vous me l’ordonnerez, Quilp, je vous le promets. »

L’aimable époux eut un moment d’hésitation ; mais pensant en lui-même que mistress Quilp pourrait emporter la réponse, s’il en avait une à faire, il ferma la croisée, ouvrit la porte et invita rudement sa femme à entrer. Celle-ci obéit avec empressement et s’agenouilla devant le feu pour se réchauffer les mains, après avoir remis au nain un petit paquet.

« Que je suis donc content de vous voir mouillée comme ça, dit Quilp en lui arrachant la lettre des mains et dirigeant sur sa femme des yeux louches ; quel plaisir de vous voir gelée ! Quel bonheur que vous vous soyez perdue en route ! C’est une vraie jouissance de voir comme vos yeux sont rouges à force de pleurer, et je me sens dilater le cœur de voir votre petit nez violet de froid comme une pomme de terre.

— Quilp ! … s’écria la jeune femme en sanglotant, que vous êtes cruel ! …

— Eh bien ! elle croyait donc que j’étais mort ! dit le nain plissant son visage en une foule de grimaces plus extraordinaires les unes que les autres. Elle croyait donc qu’elle allait avoir tout mon argent pour se remarier à quelque galant de son goût ? Ah ! ah ! ah ! elle croyait ça ! »

Ces reproches ne furent suivis d’aucune réponse de la pauvre petite femme. Elle restait agenouillée, chauffant ses mains en pleurant, ce qui charmait M. Quilp. Mais, tandis qu’il la contemplait, tout épanoui de joie, il vint à remarquer que Tom Scott paraissait aussi s’amuser beaucoup de son côté. Comme il ne se souciait pas d’associer à son plaisir ce présomptueux compagnon, le nain se lança sur lui, le saisit au collet, le traîna jusqu’à la porte et, après une courte lutte, l’envoya d’un coup de pied dans la cour. En retour de cette marque d’attention, Tom se planta immédiatement sur ses mains et courut ainsi jusqu’à la croisée ; là, si l’on peut admettre cette expression, il regarda avec ses souliers par la fenêtre : tambourinant avec ses pieds comme une benshée[1], du haut en bas des vitres. Naturellement, M. Quilp ne perdit pas de temps pour recourir à l’inévitable tisonnier. Il s’avança doucement en faisant des détours et se mettant en embuscade ; puis soudain, avec sa barre de fer, il envoya à son jeune ami un ou deux compliments si peu équivoques, que Tom Scott se sauva précipitamment, laissant son maître tranquille possesseur du champ de bataille.

« C’est bien ! dit froidement le nain. À présent que cette petite affaire est heureusement terminée, je vais lire ma lettre. Hum ! murmura-t-il en y jetant les yeux, je connais cette écriture. C’est de la belle Sarah ! … »

Il ouvrit la lettre et lut les lignes suivantes, écrites en une ronde légale magnifique :

« Sammy s’est laissé retourner et a révélé le secret. Tout est connu. Vous n’avez rien de mieux à faire que de vous sauver, car on vous cherche déjà pour vous arrêter. Ils sont restés tranquilles jusqu’à cette heure, parce qu’ils espèrent vous surprendre. Ne perdez pas de temps. J’en ai fait autant de mon côté. Je les défie bien de me trouver. Si j’étais à votre place, je ne me laisserais pas prendre non plus. S. B., ci-devant à B. M. »

Il ne faudrait rien moins qu’une langue nouvelle pour décrire les divers changements que subit la physionomie de Quilp, en relisant cette lettre une demi-douzaine de fois : jamais on n’a rien écrit, rien lu, rien dit qui fût d’un effet plus énergique. Pendant longtemps, le nain resta sans prononcer une seule parole ; mais après un intervalle considérable qui tint mistress Quilp paralysée de terreur sous les regards que lui lançait son mari, celui-ci murmura avec un effort inouï :

« Si je le tenais ici ! Ah ! si je le tenais seulement ici !…

— Quilp, dit-elle, qu’y a-t-il donc ? Contre qui êtes-vous en colère ?

— Je le noierais ! dit le nain sans s’occuper d’elle. C’est une mort trop facile, trop prompte, trop douce, mais la rivière coule à deux pas d’ici. Oh ! si je le tenais ! Tout juste pour le mener jusqu’au bord en l’amadouant et causant avec amitié, en le prenant par la boutonnière, en plaisantant avec lui ; puis le pousser tout à coup et l’envoyer patauger dans l’eau ! On dit que les gens qui se noient reviennent trois fois à la surface. Ah ! le voir ces trois fois et me moquer de lui, quand sa figure reviendrait comme un bouchon de ligne à pêcher, oh ! quel magnifique régal !…

— Quilp, balbutia la jeune femme, qui se hasarda en même temps à lui toucher l’épaule, qu’est-il donc arrivé de fâcheux ? »

Elle éprouvait une telle épouvante du plaisir avec lequel Quilp peignait les tortures qu’il eût voulu infliger au procureur, qu’à peine pouvait-elle parler d’une manière intelligible.

« Ce misérable chien qui n’a pas de sang dans les veines ! dit Quilp en se frottant lentement les mains et les serrant étroitement, je comptais sur sa couardise et sa servilité pour nous garantir son silence. Oh ! Brass, Brass, mon cher ami, mon bon ami, mon ami dévoué, fidèle et complimenteur, si je vous tenais seulement ici !… »

Mistress Quilp, qui s’était un peu retirée à l’écart pour n’avoir pas l’air d’écouter ces apartés, essaya de nouveau de reprendre courage et de s’approcher de lui. Elle ouvrait la bouche quand le nain s’élança vers la porte et appela Tom Scott qui, n’ayant pas oublié sa dernière petite leçon, jugea prudent de paraître sans retard.

« Ici ! dit Quilp l’attirant dans la chambre. Reconduisez-la à la maison. Ne revenez pas ici demain, car mon comptoir sera fermé, ne revenez plus jusqu’à ce que vous ayez eu de mes nouvelles ou que vous m’ayez vu. Vous comprenez ? »

Tom inclina la tête d’un air boudeur et invita mistress Quilp à partir.

« Quant à vous, dit le nain s’adressant directement à sa femme, ne faites aucune question sur moi ; pas de recherche pour me retrouver ; rien enfin qui me concerne. Je ne serai pas mort, madame, si cela peut vous consoler. Tom aura soin de vous.

— Mais, Quilp, qu’y a-t-il donc ? … Qu’est-ce que vous projetez de faire ? … Dites-moi quelque chose de plus ! …

— Si vous ne partez pas immédiatement, s’écria le nain en la saisissant par le bras, je dirai et ferai des choses qu’il vaut mieux pour vous que je ne dise ni ne fasse.

— Qu’est-il arrivé ? … demanda instamment sa femme. Oh ! dites-le-moi.

— Oui-da ! … cria le nain. Non pas. Vous êtes bien curieuse. Je vous ai dit ce que vous avez à faire. Malheur à vous si vous y manquez, ou si vous me désobéissez, de l’épaisseur d’un cheveu seulement ! Voulez-vous partir ? …

— Je pars, je pars tout de suite… Mais, ajouta la jeune femme en tremblant, répondez d’abord à une question, une seule. Cette lettre a-t-elle quelque rapport avec ma chère petite Nell ? Il faut que je vous fasse cette question, je le dois absolument, Quilp. Vous ne pouvez vous imaginer combien il m’en a coûté de jours et de nuits de chagrin pour avoir trompé cette enfant. J’ignore au juste de quel mal j’ai pu être la cause : mais qu’il soit grand ou petit, je ne l’ai fait que pour vous, Quilp. Ma conscience me le reproche. Répondez-moi là-dessus seulement, je vous en prie. »

Le nain exaspéré ne répondit rien ; mais il se retourna et chercha avec tant de violence son arme habituelle, que Tom Scott, mesurant le danger, crut devoir entraîner mistress Quilp de vive force et le plus vite possible. Il était temps : Quilp en effet, presque fou de rage, les poursuivit jusqu’à la ruelle voisine, et il eût prolongé cette chasse, n’était le sombre brouillard qui les déroba bientôt à sa vue, car de moment en moment il semblait devenir plus épais.

« Voilà une bonne nuit pour voyager incognito, dit Quilp comme il s’en revenait lentement, tout essoufflé de sa course. Halte-là. Prenons garde. Nous ne sommes pas en sûreté ici. »

Grâce à sa force incroyable, il ferma les deux vieux battants de porte qui étaient profondément enfoncés dans la boue et les étaya avec de lourdes poutres. Cela fait, il secoua ses cheveux collés sur ses yeux qu’il écarquilla pour mieux voir.

« La balustrade qui sépare mon débarcadère de la propriété voisine peut être aisément franchie, dit le nain après avoir pris ces précautions. Il y a ensuite une ruelle reculée. Ce sera par là que je passerai. Il faut un homme qui connaisse joliment son chemin pour le trouver la nuit dans ce charmant endroit. Je ne crois pas que j’aie à craindre de visiteurs par ce temps-là. »

Réduit à la nécessité de se diriger à tâtons, tant l’obscurité et le brouillard s’étaient accrus, il revint à son repaire. Là, il resta quelque temps à rêver auprès du feu, puis il disposa tout pour un prompt départ.

Tandis qu’il réunissait quelques objets de première nécessité et les fourrait dans ses poches, il ne cessait de se redire à voix basse, entre ses dents, ce qu’il avait dit en achevant la lecture de la lettre de miss Brass :

« Ô Sampson, bonne et digne créature ! Si je pouvais seulement vous étreindre ! Si je pouvais seulement vous serrer dans mes bras et vous presser les côtes ! Oh ! comme je les presserais si je vous tenais là bien contre moi ! quelle étroite union entre nous ! Sampson, si jamais nous nous rencontrons, vous n’oublierez de votre vie l’accueil que je vous destine, je vous en réponds. Choisir exprès le moment où tout allait si bien pour me trahir par pure bonté d’âme, par un remords de charité. Oh ! si nous nous trouvions jamais face à face dans cette chambre, maître cafard, avec ton visage jaune comme un coing, il y en a un de nous deux qui passerait un mauvais quart d’heure ! »

Ici il s’arrêta ; et portant à ses lèvres le bol de punch, il en absorba longuement une bonne lippée, comme si ce n’était pour son gosier brûlant que de l’eau fraîche, un simple rafraîchissement. Ensuite il le posa brusquement, reprit ses préparatifs et recommença son soliloque.

« Sally ! … dit-il les yeux flamboyants, à la bonne heure ! Voilà une crâne femme qui a du cœur, de l’énergie, des idées ! … Elle était donc endormie ou pétrifiée, qu’elle ne l’a pas poignardé ou empoisonné pour plus de sûreté ; elle aurait dû prévoir ce qui allait arriver. Pourquoi m’avertit-elle quand il est trop tard ? Lorsqu’il était assis dans cette chambre, là, là, avec sa face blême, ses cheveux rouges, son sourire dégoûtant, pourquoi n’ai-je pas su deviner ce qui se passait dans son âme ? Si j’avais connu son secret, je le lui aurais noyé dans le cœur… Ou bien, il aurait donc fallu qu’il n’y eût plus au monde de drogues pour endormir un homme, ou de feu pour le brûler ! »

Il but encore un coup, et, se penchant vers le feu avec un air féroce, il marmotta entre ses dents :

« Et tout cela, comme tant d’autres ennuis que j’ai éprouvés dans ces derniers temps, c’est ce vieux radoteur avec sa chère enfant qui en sont cause, deux misérables vagabonds sans feu ni lieu ! Patience ! je serai encore leur mauvais génie. Et vous, doucereux Kit, honnête Kit, vertueux, innocent Kit, prenez garde à vous. Quand je hais, je mords. Je vous hais et pour bonne raison, mon digne garçon ; et vous triomphez ce soir, mais j’aurai mon tour, n’ayez pas peur. Qu’est-ce que c’est que ça ? … »

On frappait à la porte que le nain venait de fermer. On frappait très-fort. Puis il y eut un temps d’arrêt, comme si ceux qui frappaient s’étaient interrompus pour écouter. Ensuite le bruit recommença, plus violent et plus obstiné que jamais.

« Si tôt ! … dit le nain ; ils sont donc bien pressés ! … Je crains fort que vous n’ayez compté sans votre hôte, messieurs. Il est heureux que tous mes préparatifs soient achevés. Sally, je vous rends grâces ! »

Tout en parlant il éteignit sa chandelle. Dans ses efforts impétueux pour dissimuler la vive clarté du foyer, il renversa son poêle qui roula en avant et tomba avec fracas sur les charbons ardents qu’il avait vomis dans sa chute. Une épaisse obscurité régnait dans la chambre. Cependant le bruit qu’on faisait dehors continuait toujours. Quilp alors se dirigea vers la porte et se trouva en plein air.

En ce moment le bruit cessa. Il était environ huit heures, mais les ténèbres de la nuit la plus sombre eussent été la clarté de midi en comparaison du voile de brouillard qui couvrait la terre et empêchait de rien distinguer. Quilp fit quelques pas en avant, comme s’il pénétrait dans l’orifice d’une caverne noire et béante ; mais, craignant de s’être trompé, il changea de direction ; alors il s’arrêta, ne sachant plus de quel côté tourner.

« S’ils pouvaient frapper encore ! dit-il s’efforçant de percer du regard l’obscurité qui l’entourait. Le bruit me guiderait. Allons donc ! frappez donc encore à la porte ! »

Il resta à écouter attentivement, mais le bruit ne se renouvela pas. On n’entendait rien dans cet endroit désert, que les chiens qui par intervalles hurlaient au loin. Ces hurlements partaient tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et ils ne pouvaient indiquer à Quilp sa direction ; car il savait bien qu’ils venaient pour la plupart des bâtiments amarrés sur le fleuve.

« Si je trouvais un mur ou une palissade, dit le nain étendant ses bras et avançant lentement, je reconnaîtrais par là mon chemin. Quelle bonne et sombre nuit du diable pour tenir ici mon cher ami ! Si je pouvais seulement réaliser ce vœu, ça me serait bien égal de ne plus jamais revoir le jour !… »

Comme ce dernier mot passait sur ses lèvres, Quilp chancela et tomba… Un moment après, il se débattait contre l’eau noire et glacée.

Au milieu du bourdonnement qui se faisait dans ses oreilles, il put entendre les coups retentir encore à la porte du débarcadère, il put entendre un cri qui s’éleva ensuite, il put reconnaître la voix. Dans la lutte qu’il soutenait contre les vagues, il put comprendre que sa femme et Tom Scott, s’étant égarés, étaient revenus au point même de leur départ, qu’ils étaient tout près de l’endroit où il se noyait, mais sans pouvoir faire le moindre effort pour le sauver, puisqu’il avait lui-même fermé toute communication. Il répondit au cri d’appel par un hurlement qui sembla faire trembler et vaciller les centaines de feux qui voltigeaient devant ses yeux, comme si un coup de vent les eût agités. Vaines clameurs ! La marée montait ; l’eau pénétra dans la gorge du nain et emporta le corps dans son rapide courant.

Il lutta en désespéré et remonta à la surface, frappant la vague avec ses mains, et suivant d’un regard sauvage et ardent des formes noires qui passaient près de lui. C’était la coque d’un vaisseau ! Il put en toucher la surface lisse et glissante. Il jeta encore un cri retentissant, mais l’eau plus forte que lui l’entraîna sous la quille avant qu’il pût se faire entendre ; cette fois elle n’emportait plus qu’un cadavre.

Dans ses caprices elle se fit un jouet de cette horrible épave, tantôt la meurtrissant contre des pieux gluants, tantôt la cachant dans la vase ou les hautes herbes du rivage, tantôt la heurtant pesamment sur de grosses pierres, ou la couchant sur le sable, tantôt paraissant vouloir la reprendre, et par une aspiration puissante l’attirant en avant jusqu’à ce que, lasse de cet épouvantable jeu, elle rejeta le cadavre dans un endroit marécageux, juste à la place infâme où des pirates avaient été autrefois pendus avec des chaînes par une nuit d’hiver et laissés à la potence pour y laisser blanchir leurs os.

Le voilà donc là, tout seul. L’horizon était embrasé, et l’eau qui avait porté le corps en ce lieu s’était colorée de cette subite lumière, tandis que le nain flottait à sa surface. La maison de bois qu’un homme vivant, à présent cadavre abandonné, venait de quitter tout à l’heure, n’était plus qu’une ruine flamboyante. Un reflet de l’incendie éclairait le visage de Quilp. Ses cheveux, qu’agitait la brise humide, se mouvaient sur sa tête comme par une ironie de la mort, une ironie qui eût réjoui le cœur de Quilp lui-même s’il eût encore été de ce monde, et le vent de la nuit soulevait ses habits en se jouant.




  1. Fée d’Écosse.