Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Acte II

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Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910 (1666)
Le Misanthrope, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 188-203).
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ACTE II


Scène 1

Alceste, Célimène.


Alceste
Madame, voulez-vous que je vous parle net ?

De vos façons d’agir je suis mal satisfait :
Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble,
450Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble :
Oui, je vous tromperais de parler autrement ;
Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
Et je vous promettrais mille fois le contraire,
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.

Célimène
455C’est pour me quereller donc, à ce que je voi,

Que vous avez voulu me ramener chez moi ?

Alceste
Je ne querelle point. Mais votre humeur, madame,

Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme[1].

Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
460Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.

Célimène
Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?

Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?

Alceste
465Non, ce n’est pas, madame, un bâton qu’il faut prendre,

Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux,
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
470Achève sur les cœurs l’ouvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs assiduités ;
Et votre complaisance un peu moins étendue,
De tant de soupirants chasserait la cohue.
475Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt[2],
480Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
485Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave[3],
Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret[4] ?


Célimène
Qu’injustement de lui vous prenez de l’ombrage !

490Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage ;
Et que dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis,
Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis ?

Alceste
Perdez votre procès, madame, avec constance,

Et ne ménagez point un rival qui m’offense.

Célimène
495Mais de tout l’univers vous devenez jaloux.


Alceste
C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.


Célimène
C’est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,

Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
500Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.

Alceste
Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie,

Qu’ai-je de plus qu’eux tous, madame, je vous prie ?

Célimène
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.


Alceste
Et quel lieu de le croire a mon cœur enflammé ?


Célimène
505Je pense qu’ayant pris le soin de vous le dire,

Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.

Alceste
Mais qui m’assurera que, dans le même instant,

Vous n’en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?

Célimène
Certes pour un amant la fleurette est mignonne ;

510Et vous me traitez là de gentille personne.
Hé bien ! pour vous ôter d’un semblable souci,
De tout ce que j’ai dit je me dédis ici ;
Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même :
Soyez content.

Alceste
Soyez content. Morbleu ! faut-il que je vous aime !

515Ah ! que si de vos mains je rattrape mon cœur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
520Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi[5].

Célimène
Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde.


Alceste
Oui, je puis là-dessus défier tout le monde.

Mon amour ne se peut concevoir ; et jamais
Personne n’a, madame, aimé comme je fais.

Célimène
525En effet, la méthode en est toute nouvelle,

Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur ;
Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur[6]


Alceste
Mais il ne tient qu’à vous que son chagrin ne passe.

530À tous nos démêlés coupons chemin, de grâce ;
Parlons à cœur ouvert, et voyons d’arrêter…



Scène 2

Célimène, Alceste, Basque.


Célimène
Qu’est-ce ?


Basque
Qu’est-ce ? Acaste est là-bas.


Célimène
Qu’est-ce ? Acaste est là-bas. Hé bien ! faites monter.


Alceste
Quoi ! l’on ne peut jamais vous parler tête à tête ?

À recevoir le monde on vous voit toujours prête ;
535Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?

Célimène
Voulez-vous qu’avec lui je me fasse une affaire ?


Alceste
Vous avez des égards qui ne sauraient me plaire.


Célimène
C’est un homme à jamais ne me le pardonner,

540S’il savait que sa vue eût pu m’importuner.

Alceste
Et que vous fait cela, pour vous gêner de sorte…


Célimène
Mon Dieu ! de ses pareils la bienveillance importe ;

Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
545Dans tous les entretiens on les voit s’introduire ;
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;

Et jamais, quelque appui qu’on puisse avoir d’ailleurs
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.

Alceste
Enfin, quoi qu’il en soit, et sur quoi qu’on se fonde,

550Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde ;
Et les précautions de votre jugement…



Scène 3

Alceste, Célimène, Basque.


Basque
Voici Clitandre encor, madame.


Alceste
Voici Clitandre encor, Madame. Justement.

(Il témoigne s’en vouloir aller.)

Célimène
Où courez-vous ?


Alceste
Où courez-vous ? Je sors.


Célimène
Où courez-vous ? Je sors. Demeurez.


Alceste
Où courez-vous ? Je sors. Demeurez. Pour quoi faire ?


Célimène
Demeurez.


Alceste
Demeurez. Je ne puis.


Célimène
Demeurez. Je ne puis. Je le veux.


Alceste
Demeurez. Je ne puis. Je le veux. Point d’affaire.

555Ces conversations ne font que m’ennuyer,
Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.

Célimène
Je le veux, je le veux.


Alceste
Je le veux, je le veux. Non, il m’est impossible.


Célimène
Hé bien ! allez, sortez, il vous est tout loisible.



Scène 4

Éliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque.


Éliante, à Célimène.
Voici les deux marquis qui montent avec nous.

560Vous l’est-on venu dire ?

Célimène, à Basque.
Vous l’est-on venu dire ? Oui. Des sièges pour tous.

(Basque donne des sièges, et sort.)
(À Alceste.)
Vous n’êtes pas sorti ?

Alceste
Vous n’êtes pas sorti ? Non ; mais je veux, madame,

Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.

Célimène
Taisez-vous.


Alceste
Taisez-vous Aujourd’hui vous vous expliquerez.


Célimène
Vous perdez le sens.


Alceste
Vous perdez le sens. Point. Vous vous déclarerez.


Célimène
565Ah !


Alceste
Ah ! Vous prendrez parti.


Célimène
Ah ! Vous prendrez parti. Vous vous moquez, je pense.


Alceste
Non. Mais vous choisirez : c’est trop de patience.


Clitandre
Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,

Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
570D’un charitable avis lui prêter les lumières ?

Célimène
Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort ;

Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.


Acaste
575Parbleu ! s’il faut parler des gens extravagants,

Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

Célimène
C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours

580L’art de ne vous rien dire avec de grands discours :
Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.

Éliante, à Philinte.
Ce début n’est pas mal ; et, contre le prochain,

La conversation prend un assez bon train.

Clitandre
585Timante encor, madame, est un bon caractère.


Célimène
C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère[7],

Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
590À force de façons, il assomme le monde :
Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.

Acaste
595Et Géralde, madame ?


Célimène
Et Géralde, Madame ? Ô l’ennuyeux conteur !

Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
600Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.

Clitandre
On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.


Célimène
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !

605Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre ;
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
610De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore, épouvantable ;
615Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille[8] aussi peu qu’une pièce de bois.

Acaste
Que vous semble d’Adraste ?


Célimène
Que vous semble d’Adraste ? Ah ! quel orgueil extrême !

C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
Son mérite jamais n’est content de la cour,
620Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.

Clitandre
Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui,

Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?

Célimène
625Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,

Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.

Éliante
Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.


Célimène
Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas ;

C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
630Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.

Philinte
On fait assez de cas de son oncle Damis ;

Qu’en dites-vous, madame ?


Célimène
Qu’en dites-vous, Madame ? Il est de mes amis.


Philinte
Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.


Célimène
Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.

635Il est guindé sans cesse ; et, dans tous ses propos,
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots[9].
Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
640Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
645Aux conversations même il trouve à reprendre ;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

Acaste
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.


Clitandre, à Célimène
650Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.


Alceste
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour ;

Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
655Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.

Clitandre
Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse,

Il faut que le reproche à madame s’adresse.

Alceste
Non, morbleu ! c’est à vous ; et vos ris complaisants

660Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;

Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
665C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre[10].

Philinte
Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,

Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?

Célimène
Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?

670À la commune voix veut-on qu’il se réduise,
Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
Il prend toujours en main l’opinion contraire,
675Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
680Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

Alceste
Les rieurs sont pour vous, madame, c’est tout dire ;

Et vous pouvez pousser contre moi la satire.

Philinte
Mais il est véritable aussi que votre esprit

Se gendarme toujours contre tout ce qu’on dit ;
685Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
Il ne saurait souffrir qu’on blâme ni qu’on loue.

Alceste
C’est que jamais, morbleu ! les hommes n’ont raison,

Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
690Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.

Célimène
Mais…


Alceste
Mais… Non, madame, non, quand j’en devrais mourir,

Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir :

Et l’on a tort ici de nourrir dans votre âme
Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme.

Clitandre
695Pour moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai tout haut

Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.

Acaste
De grâces et d’attraits je vois qu’elle est pourvue ;

Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.

Alceste
Ils frappent tous la mienne ; et, loin de m’en cacher,

700Elle sait que j’ai soin de les lui reprocher.
Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
705Et dont, à tous propos, les molles complaisances
Donneraient de l’encens à mes extravagances.

Célimène
Enfin, s’il faut qu’à vous s’en rapportent les cœurs,

On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
710À bien injurier les personnes qu’on aime.

Éliante
L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,

Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
715Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
720La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
725L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
Et la muette garde une honnête pudeur.

C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
730Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime[11].

Alceste
Et moi, je soutiens, moi…


Célimène
Et moi, je soutiens, moi… Brisons là ce discours,

Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?

Clitandre et Acaste
Quoi ! vous vous en allez, Messieurs ? Non pas, madame.


Alceste
La peur de leur départ occupe fort votre âme.

735Sortez quand vous voudrez, messieurs ; mais j’avertis
Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.

Acaste
À moins de voir madame en être importunée,

Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée.

Clitandre
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,

740Je n’ai point d’autre affaire, où je sois attaché.

Célimène, à Alceste.
C’est pour rire, je crois.


Alceste
C’est pour rire, je crois. Non, en aucune sorte.

Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.



Scène 5

Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, Basque.


Basque, à Alceste.
Monsieur, un homme est là qui voudrait vous parler

Pour affaire, dit-il, qu’on ne peut reculer.

Alceste
745Dis-lui que je n’ai point d’affaires si pressées.


Basque
Il porte une jaquette à grand’basques plissées,

Avec du dor dessus[12].

Célimène, à Alceste.
Avec du d’or dessus. Allez voir ce que c’est,

Ou bien faites-le entrer.



Scène 6

Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, un Garde de la maréchaussée.


Alceste, allant au-devant du garde.
Ou bien, faites-le entrer. Qu’est-ce donc, qu’il vous plaît ?

Venez, Monsieur.

Garde
Venez, Monsieur. Monsieur, j’ai deux mots à vous dire.


Alceste
750Vous pouvez parler haut, monsieur, pour m’en instruire.


Garde
Messieurs les maréchaux, dont j’ai commandement,

Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.

Alceste
Monsieur. Qui ? moi, monsieur ?


Garde
Monsieur. Qui ? moi, Monsieur ? Vous-même.


Alceste
Monsieur. Qui ? moi, Monsieur ? Vous-même. Et pour quoi faire ?


Philinte, à Alceste
C’est d’Oronte et de vous la ridicule affaire.


Célimène
Comment ?


Philinte
755Comment ? Oronte et lui se sont tantôt bravés

Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance.

Alceste
Moi, je n’aurai jamais de lâche complaisance.


Philinte
Mais il faut suivre l’ordre : allons, disposez-vous.


Alceste
760Quel accommodement veut-on faire entre nous ?

La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
Je les trouve méchants.

Philinte
Je les trouve méchants. Mais d’un plus doux esprit…


Alceste
765Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables.


Philinte
Vous devez faire voir des sentiments traitables.

Allons, venez.

Alceste
Allons, venez. J’irai, mais rien n’aura pouvoir

De me faire dédire.

Philinte
De me faire dédire. Allons vous faire voir.


Alceste
Hors qu’un commandement exprès du roi me vienne

770De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.
(À Clitandre et Acaste qui rient.)
Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être

Si plaisant que je suis.

Célimène
Si plaisant que je suis. Allez vite paraître

Où vous devez.

Alceste
775Où vous devez. J’y vais, madame, et sur mes pas

Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.

Fin du second acte


  1. Dans la première scène de l’acte premier, Alceste dit à Philinte :
    Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
    Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
    Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
    Dés qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers.
    Ainsi Alceste a montré à son ami les mêmes délicatesses qu’il laisse voir tel à sa maîtresse.
    (Aimé Martin.)
  2. Scarron, dans sa nouvelle tragi-comique, Plus d’effets que de paroles, dit, en parlant du prince de Tarente : « Il s’était laissé croître l’ongle du petit doigt de la gauche jusqu’à une grandeur étonnante, ce qu’il trouvait le plus galant du monde. »
    (Bret.)
  3. Hauts-de-chausses taillés d’après une mode allemande.
    (Ménage.)
  4. Ce passage, qui peint si bien l’influence des futilités sur le cœur des femmes, a trouvé de nos jours un gracieux écho dans ces vers d’un de nos poètes les plus aimables et les plus aimés :
    Et si d’aventure on s’enquête
    Qui m’a valu telle conquête,
    C’est l’allure de mon cheval,
    Un compliment sur sa mantille,
    Et des bonbons à la vanille
    Par un beau soir de carnaval.
    (Alfred de Musset.)
  5. M. Aimé Martin a remarqué, à propos de ce passage, que Molière ne fait que traduire en vers cette confidence qu’il adressait à Chapelle, en parlant de sa femme : « Si vous saviez ce qu’elle me fait souffrir, vous auriez pitié de moi. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur. Mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien en son absence qui m’en puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on ne saurait dire m’ôtent l’usage de la réflexion. Je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas là le dernier point de la folie ? et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse sans pouvoir en triompher, etc. » (La Fameuse Comédienne, ou Intrigues de Molière et de sa femme, p. 39 ; Mémoires de Grimarest, p. 31 et 54.)
  6. Avant Molière, on n’avait présenté l’amour sur la scène qu’à l’espagnole, c’est-à-dire, comme une vertu héroïque qui grandit les personnages. C’est ainsi que Corneille l’a employé dans le Cid, dans Cinna, partout. Molière le premier, d’après sa triste expérience, a peint l’amour comme une faiblesse d’un grand cœur. De là des luttes qui peuvent s’élever jusqu’au tragique ; et Molière y touche dans la scène du billet : Ah ! ne plaisantes pas ; il n’est pas temps de rire, etc.
    Racine tira de cette admirable scène une importante leçon. Il n’avait encore donné que la Thébaïde et Alexandre, et, dans ces deux pièces, il avait traité l’amour suivant le procédé de Corneille ; mais, après avoir vu le Misanthrope, il rompis sans retour avec l’amour romanesque, et abandonna la convention pour la nature, que Molière lui avait fait sentir. Un an juste après le Misanthrope parut Andromaque, qui commence l’êre véritable du génie de Racine. Il y a plus : la position de Pyrrhus et d’Hermione n’est pas sans analogie avec celle d’Alceste et de Célimène. Quand Voltaire dit : « C’est peut-être à Molière que nous devons Racine, » il ne songeait qu’aux encouragements pécuniaires* et aux conseils dont le premier aida le second ; mais ce mot peut encore être vrai dans un sens plus étendu.
    (F. Géniu.)
    %1Texte *. Racine arrivant d’Uzès, vint soumettre à Molière son premier essai de tragédie, Théagène et Chariclée ; Molière lui donna cent louis, et le sujet de la Thébaïde.
  7. Le Comte de Saint-Gilles, suivant les commentateurs.
  8. C’est-à-dire, qu’elle remue. Dans l’édition de 1682, on lit cette variante :
    Qu’elle s’émeut autant qu’une pièce de bois.
    (Voir F. Génin, Lexique, au mot Grouiller.)
  9. Variante : On voit qu’il se fatigue à dire de bons mots.
  10. Ce passage fut appliqué, lors des premières représentations de la pièce, au duc de Montausier, l’un des auteurs de la Guirlande de Julie, et des visiteurs assidus de l’hôtel de Rambouillet.
  11. Cette tirade est imitée, ou plutôt traduite librement du quatrième livre de Lucrèce ; on sait que Molière, élève de Gassendi, avait essayé de traduire le poète philosophe. Il ne conserva guère de son travail que les vers récités par Éliante dans le deuxième acte du Misanthrope. Le poète romain ne consacre que quelques traits à chacun de ses tableaux ; il entremêle sa poésie de phrases grecques, dont le laconisme était expressif pour les Romains, accoutumés à leur emploi. Lucrèce indique sa pensée sans la développer. Molière, libre dans son imitation, n’a pris que les traits convenables à son sujet. L’interprète de Lucrèce, M. de Ponderville, soumis à une plus rigoureuse exactitude, a reproduit ainsi ce passage justement célèbre :
    Chacun de son idole ennoblit les défauts.
    On compare à Minerve un regard louche et faux.
    La malpropre, sans art aime à paraître belle ;
    La bavarde est un feu qui toujours étincelle ;
    La muette devient la timide pudeur ;
    Un teint brun, de l’amour nous révèle l’ardeur.
    La naine, en abrégé, des grâces est rivale ;
    La maigre est, dans son port, la biche du Ménale.
    Une haute stature a de la dignité ;
    Et le nez court promet l’ardente volupté.
    Dans l’étique langueur le plaisir se devine ;
    La bègue a dans sa voix une grâce enfantine.
    L’embonpoint monstrueux ne rappelle-t-il pas
    De l’auguste Cérès les robustes appas ?
    Une lèvre épaissie est le trône de rose
    Où vole le baiser, où l’amour se repose.
    J’ajouterais encore à ces malins tableaux,
    Si le temps qui s’enfuit ne brisait mes pinceaux.
  12. Cette jaquette à grandes basques était l’uniforme des exempts des maréchaux. On sait que le tribunal des maréchaux connaissait des querelles d’honneur qui éclataient entre gentilshommes.