Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre II/§ 19

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 434).
§ 19. — Passage de mon corps aux autres objets ; absurdité de l’égoïsme théorique ; la volonté seule essence possible de tous les corps. 
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§ 19.


Si, dans notre premier livre, nous avons déclaré, non sans répugnance, que notre corps, comme tous les autres objets du monde de l’intuition, n’est pour nous qu’une pure représentation du sujet connaissant, désormais nous voyons clairement ce qui, dans la conscience de chacun, distingue la représentation de son corps de celle, — en tout semblable pour le reste, — des autres objets ; cette différence consiste en ce que le corps peut encore être connu d’une autre manière absolument différente, et que l’on désigne par le mot volonté ; cette double connaissance de notre corps nous donne sur celui-ci, sur ses actes et ses mouvements, comme sur sa sensibilité aux influences extérieures, en un mot sur ce qu’il est en dehors de la représentation, sur ce qu’il est en soi, des éclaircissements que nous ne pouvons obtenir directement sur l’essence, sur l’activité, sur la passivité des autres objets réels.

Par son rapport particulier avec un seul corps qui, considéré en dehors de ce rapport, n’est pour lui qu’une représentation comme toutes les autres, le sujet connaissant est un individu. Mais ce rapport, en vertu duquel il est devenu individu, n’existe par là même qu’entre lui et une seule de ses représentations ; c’est pourquoi elle est aussi la seule dont il ait conscience à la fois comme d’une représentation et comme d’une volition. Puis, lorsqu’on fait abstraction de ce rapport spécial, de cette connaissance double et hétérogène d’une seule et même chose, le corps, celui-ci n’est plus qu’une représentation comme toutes les autres ; alors l’individu connaissant, pour s’orienter, doit admettre l’une des deux hypothèses suivantes : ou bien ce qui distingue cette unique représentation consiste seulement en ce qu’elle est seule à lui être ainsi connue sous un double rapport, en ce que cet objet d’intuition est seul à être saisi de lui sous ce double aspect, en ce qu’enfin cette distinction s’explique, non par une différence entre cet objet et tous les autres, mais par celle qui existe entre le rapport de sa connaissance à cet unique objet et le rapport de sa connaissance à tous les autres objets ; — ou bien il doit admettre que cet objet est essentiellement différent des autres ; que seul entre tous il est à la fois volonté et représentation ; que les autres ne sont que représentations, c’est-à-dire purs fantômes, et que par conséquent son corps est le seul individu réel au monde, c’est-à-dire le seul phénomène de volonté, le seul objet immédiat du sujet. On peut, à la vérité, prouver, d’une manière certaine, que les autres objets, considérés comme simples représentations, sont semblables à notre corps, c’est-à-dire que, comme celui-ci, ils remplissent l’espace (cet espace qui lui-même ne peut exister que comme représentation) et que, comme lui, ils agissent dans l’espace ; on peut le prouver, dis-je, par cette loi de causalité, infailliblement applicable aux représentations a priori, et qui n’admet aucun effet sans cause ; mais, sans compter que d’un effet il n’est permis de conclure qu’à une cause en général, et non à une cause identique, il est évident que nous nous trouvons ici sur le terrain de la représentation pure, pour laquelle seule vaut la loi de causalité, et au delà de laquelle elle ne peut jamais nous conduire. Or, comme nous l’avons montré dans le premier livre, toute la question de la réalité du monde extérieur se réduit à ceci : Les objets connus seulement comme représentation, par l’individu, sont-ils, ainsi que son propre corps, des phénomènes de volonté ? Le nier, voilà la réponse de l’égoïsme théorique, qui considère tous les phénomènes, sauf son propre individu, comme des fantômes, tout de même que l’égoïsme pratique, qui, dans l’application, ne voit et ne traite comme une réalité que sa personne, et toutes les autres comme des fantômes. On ne pourra jamais réfuter l’égoïsme théorique par des preuves ; toutefois, il n’a jamais été employé en philosophie que comme sophisme sceptique, par jeu, non exposé comme conviction. On ne le rencontrerait, à ce titre, que, dans une maison d’aliénés ; et alors ce n’est pas par un raisonnement, c’est par une douche qu’il faut le réfuter ; c’est pourquoi nous n’en tiendrons aucun compte, à cet égard, et nous le considérerons comme le dernier retranchement du scepticisme, qui, par nature, aime la chicane. Cependant notre connaissance, toujours liée à l’individu, et par cela même limitée, demande que l’individu, tout en étant un, puisse cependant connaître tout, et c’est même cette limitation qui fait naître le besoin d’une science philosophique : aussi nous, qui cherchons justement dans la philosophie un moyen de reculer les limites de notre connaissance, nous ne regarderons cet argument de l’égoïsme théorique, que le scepticisme nous oppose ici, que comme un petit fort de frontière, qui sans doute est toujours imprenable, mais aussi dont la garnison ne peut jamais sortir ; c’est pourquoi on passe sans l’attaquer : il n’y a aucun danger à l’avoir sur ses derrières.

Nous avons donc maintenant, de l’essence et de l’activité de notre propre corps, une double connaissance bien significative, et qui nous est donnée de deux façons très différentes ; nous allons nous en servir comme d’une clef, pour pénétrer jusqu’à l’essence de tous les phénomènes et de tous les objets de la nature qui ne nous sont pas donnés, dans la conscience, comme étant notre propre corps, et que par conséquent nous ne connaissons pas de deux façons, mais qui ne sont que nos représentations ; nous les jugerons par analogie avec notre corps et nous supposerons que si, d’une part, ils sont semblables à lui, en tant que représentations, et, d’autre part, si on leur ajoute l’existence en tant que représentation du sujet ; le reste, par son essence, doit être le même que ce que nous appelons en nous volonté. Quelle autre espèce d’existence ou de réalité pourrions-nous attribuer, en effet, au monde des corps ? Où prendre les éléments dont nous la composerions ? En dehors ? En dehors de la volonté et de la représentation, nous ne pouvons rien penser. Si nous voulons attribuer la plus grande réalité au monde des corps, que nous percevons immédiatement, dans notre représentation, nous lui donnerons celle qu’a, aux yeux de chacun, notre propre corps : car c’est pour tout le monde ce qu’il y a de plus réel. Mais si nous analysons la réalité de ce corps et de ces actions, nous ne trouvons en lui, — outre qu’il est notre représentation, — que ceci, c’est à savoir qu’il est notre volonté : de là découle toute sa réalité. Nous ne pouvons, par conséquent, trouver d’autre réalité à mettre dans le monde des corps. S’il doit être quelque chose de plus que notre représentation, nous devons dire qu’en dehors de la représentation, c’est-à-dire en lui-même et par son essence, il doit être ce que nous trouvons immédiatement en nous sous ce nom de volonté. Je dis : par son essence. Cette essence de la volonté, nous devons d’abord apprendre à la mieux connaître, afin de savoir la distinguer de tout ce qui n’est pas elle, de tout ce qui appartient déjà à son phénomène, sous ses nombreuses formes : par exemple, il faut savoir quand elle est accompagnée de connaissance, et par conséquent quand elle est nécessairement déterminée par des motifs ; cette détermination, comme nous le verrons plus loin, n’appartient déjà plus à l’essence de la volonté, mais à son phénomène, l’homme ou l’animal. Aussi, quand je dirai : La force qui fait tomber la pierre est, dans son essence, en soi et en dehors de toute représentation, la volonté, il ne faudra pas mettre dans ma proposition cette idée ridicule que la pierre, dans sa chute, obéit à un motif conscient, parce que c’est ainsi que notre volonté nous apparaît à nous[1]. — Maintenant nous allons expliquer au long et plus clairement démontrer et développer dans son ensemble ce que nous avons dit jusqu’ici en courant et à un point de vue très général[2].

  1. Ainsi, nous ne sommes pas de l’avis de Bacon de Vérulam qui croit. (De augment. scient., liv. IV in fine) que tous les mouvements mécaniques et physiques des corps n’ont lieu qu’après fine perception préalable. Il y a cependant quelque vérité dans cette proposition erronée. Il en est de même pour Képler, quand, dans sa dissertation sur la planète Mars, il suppose que les planètes doivent être douées de connaissance pour rencontrer si justement leur chemin elliptique, et pour régler si bien leur vitesse, que les aires de leur surface de révolution soient toujours proportionnelles au temps employé à les parcourir.
  2. Cf. chapitre XIX des Suppléments.