Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre II/§ 20

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 434).
§ 20. — Chaque mouvement du corps répond à un acte de la volonté ; le corps dans son ensemble manifeste la volonté dans son essence caractéristique. L’échelle des formes animales et les degrés de la volonté. 
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§ 20.


En tant qu’essence en soi de notre propre corps, c’est-à-dire en tant qu’elle est cette chose même qui est notre corps, lorsqu’il n’est pas objet de l’intuition, et par conséquent représentation, la volonté, comme nous l’avons montré, se manifeste dans les mouvements volontaires du corps, en tant qu’ils ne sont pas autre chose que les actes de la volonté visibles, qu’ils coïncident immédiatement et absolument, qu’ils ne font qu’un avec elle, et qu’ils n’en diffèrent que par la forme de la connaissance, sous laquelle ils se sont manifestés comme représentation.

Ces actes de volonté ont toujours un fondement, en dehors d’eux-mêmes, dans leurs motifs. Cependant ils ne déterminent jamais que ce que je veux, à tel moment, à tel endroit, dans telle circonstance ; et non pas mon vouloir en général, ou le contenu de mon vouloir en général, c’est-à-dire la règle qui caractérise tout mon vouloir. Par conséquent, il est impossible de tirer des motifs une explication de mon vouloir, dans son essence ; ils ne font que déterminer ses manifestations à un moment donné ; ils ne sont que l’occasion dans laquelle ma volonté se montre. La volonté, au contraire, est en dehors du domaine de la loi de motivation ; ses phénomènes seuls, à de certains points de la durée, sont nécessairement déterminés par elle. Au point de vue de mon caractère empirique, le motif est une explication suffisante de mes actions ; mais si je m’abstrais de ce point de vue, et si je me demande pourquoi, en général, je veux ceci plutôt que cela, aucune réponse n’est possible, parce que le phénomène seul de la volonté est soumis au principe de raison ; elle-même ne l’est pas, et pour ce motif on peut la considérer comme étant sans raison (grundlos). Je regarde comme connue la doctrine de Kant sur le caractère empirique et le caractère intelligible, aussi bien que ce que j’en ai dit moi-même dans les Problèmes fondamentaux de l’éthique (pp. 48-38 et pp. 178 et suiv. de la 1re édition, p. 174 et suiv. de la 2e édition) et tout ce qui s’y rapporte[1] ; d’ailleurs, nous nous étendrons plus longuement là-dessus dans le quatrième livre. J’ai simplement à faire remarquer ici que la raison d’être d’un phénomène par un autre, c’est-à-dire ici la raison d’être de l’acte par le motif, ne s’oppose en rien à ce que son essence soit la volonté, qu’elle-même n’a aucun fondement, puis que le principe de raison, dans toutes ses manifestations, n’est que la forme de la connaissance, et que sa valeur ne s’étend qu’à la représentation, au phénomène, à la visibilité de la volonté, et non à la volonté elle-même qui devient visible.

Dès lors, tout acte de mon corps est le phénomène d’un acte de ma volonté, dans lequel s’exprime, en vertu de motifs donnés, ma volonté même, en général et dans son ensemble, c’est-à-dire mon caractère ; mais la condition nécessaire et préalable de toute action de mon corps doit être aussi un phénomène de la volonté, car sa manifestation ne saurait dépendre de quelque chose qui ne serait pas immédiatement et uniquement par elle, qui ne lui appartiendrait que par hasard (auquel cas sa manifestation elle-même serait un effet du hasard) : cette condition, c’est le corps dans son ensemble. Il doit donc être déjà un phénomène de la volonté et se trouver avec ma volonté dans son ensemble, c’est-à-dire mon caractère intelligible, dont le phénomène, dans le temps, est mon caractère empirique, dans le même rapport qu’un acte isolé du corps avec un acte isolé de la volonté. Ainsi mon corps n’est pas autre chose que ma volonté devenue visible ; il est ma volonté même, en tant qu’elle est objet de l’intuition, représentation de la première catégorie. — À l’appui de cette proposition, nous avons déjà montré que toute impression exercée sur le corps affecte immédiatement la volonté et qu’à ce point de vue, elle s’appelle plaisir ou douleur, et, à un degré moindre, sensation agréable ou désagréable ; inversement, nous avons fait voir que tout mouvement de la volonté, affection ou passion, ébranle le corps et suspend le cours de ses fonctions. — Cependant il y a une explication étiologique, quoique bien imparfaite, de la naissance de mon corps, de son développement, de sa conservation : c’est l’explication physiologique. Mais elle explique le corps, comme les motifs expliquent l’acte. Si, par conséquent, la détermination d’un acte isolé, par un motif, et ses suites nécessaires n’empêchent pas que cet acte, en général et dans son essence, ne soit le phénomène d’une volonté, qui elle-même ne s’explique pas, de même l’explication physiologique des fonctions du corps ne contrarie en rien l’explication philosophique, à savoir que la réalité du corps et l’ensemble de ses fonctions n’est que l’objectivation de cette volonté qui apparaît dans les actes de ce même corps, sous l’influence des motifs. Cependant la physiologie cherche à ramener ces manifestations, ces mouvements immédiatement soumis à la volonté, à une cause inhérente à l’organisme, comme, par exemple, lorsqu’elle explique le mouvement des muscles par un afflux de sucs, « de même qu’une corde mouillée se tend, » dit Reil dans ses Archives physiologiques (VI, p. 153) ; mais en admettant qu’on arrive, par cette voie, à une explication complète, cela ne détruirait en rien la vérité, immédiatement certaine, que tout mouvement volontaire (fonctions animales) est le phénomène d’un acte de la volonté. L’explication physiologique de la vie végétative est également insuffisante, et réussirait aussi peu à détruire cette vérité : que la vie animale, dans son ensemble et dans son développement, n’est qu’un phénomène de la volonté. En général, comme nous l’avons montré plus haut, toute explication étiologique doit se borner à déterminer, dans l’espace et dans le temps, la place nécessaire d’un phénomène et la nécessité de sa production à cet endroit même, en vertu de lois fixes. De cette façon, l’essence interne de tout phénomène est inconnue ; elle est supposée par toute explication étiologique, et désignée simplement par le nom de force, de loi de la nature, ou, — quand il s’agit de nos actions, — par celui de caractère ou de volonté.

Ainsi, quoique tout acte isolé suppose un caractère déterminé, et soit la conséquence nécessaire de motifs donnés ; quoique la croissance, la nutrition et toutes les modifications opérées dans île corps résultent nécessairement de l’action d’une cause, — cependant l’ensemble des actes, et par conséquent tout acte isolé et ses conditions, le corps lui-même qui les contient, et par conséquent aussi le processus dont il est terme et qui le constitue, tout cela n’est autre que le phénomène de la volonté, la visibilité, l’objectité de la volonté. De là vient cette convenance parfaite qui existe entre le corps de l’homme ou de l’animal et la volonté de l’homme ou de l’animal, — convenance semblable, quoique à un degré supérieur, à celle qu’il y a entre l’outil et la volonté de l’ouvrier, et se manifestant comme finalité, c’est-à-dire comme possibilité d’une explication téléologique du corps. Les parties du corps doivent correspondre parfaitement aux principaux appétits par lesquels se manifeste la volonté ; elles doivent en être l’expression visible ; les dents, l’œsophage et le canal intestinal sont la faim objectivée ; de même, les parties génitales sont l’instinct sexuel objectivé ; les mains qui saisissent, les pieds rapides correspondent à l’exercice déjà moins immédiat de la volonté qu’ils représentent. De même que la forme humaine en général correspond à la volonté humaine en général, la forme individuelle du corps, très caractéristique et très expressive par conséquent, dans son ensemble et dans toutes ses parties, correspond à une modification individuelle de la volonté, à un caractère particulier. Il est très remarquable que Parménide ait déjà exprimé cette vérité dans les vers suivants, que rapporte Aristote (Metaph., III, 5) :

Ως γαρ εκαστος εχει κρασιν μελεων πολυκαμπτων,
Τως νοος ανθρωποισι παρεστηκεν το γαρ αυτο
Εστιν, οπερ φρονεει, μελεων φυσις ανθρωποισι,
Και πασιν και παντι το γαρ πλεον εστι νοημα
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[Ut enim cuique complexio membrorum flexibilium se habet, ita mens hominibus adest : idem namque est, quod sapit, membrorum natura hominibus, et omnibus et omni : quod enim plus est, intelligentia est[2].]

  1. Voir le Fondement de la morale, traduction de A. Burdeau, p. 80 et suiv.
  2. Cf. chapitre XX des Suppléments, de même que, dans mon traité de la Volonté dans la nature, les chapitres « Physiologie » et « Anatomie comparée », où j’ai développé ce que je ne fais qu’indiquer ici.