Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre II/§ 28

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 28. — Finalité intime et finalité extérieure dans les phénomènes : elle s’explique par l’unité de l’idée dans l’individu, et par l’unité de la volonté dans le monde. Elle ne tend qu’à la conservation des espèces. 
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§ 28.


Nous avons étudié la grande quantité et la variété des phénomènes dans lesquels la volonté s’objective ; nous avons vu aussi leur lutte éternelle et implacable. Toutefois, dans la suite des considérations que nous avons présentées jusqu’ici, nous avons constaté que la volonté elle-même, comme chose en soi, n’est nullement impliquée dans leur multiplicité et leur diversité. La variété des idées (platoniciennes), c’est-à-dire les degrés d’objectivation, la foule des individus dans lesquels chacune d’elles se manifeste, la lutte des formes et de la matière, tout cela ne concerne pas la volonté, mais n’est qu’une manière, une façon dont elle s’objective, et n’a, par suite, qu’une relation médiate avec elle. Par cette relation, tout cela aussi, pour la représentation, appartient à l’expression de son essence. Comme une lanterne magique montre de nombreuses et multiples images, bien qu’il n’y ait qu’une seule et même flamme pour les éclairer, de même, dans la multiplicité des phénomènes qui remplissent le monde où ils se juxtaposent ou se chassent réciproquement comme successions d’événements, c’est la volonté seule qui se manifeste ; c’est elle dont tous ces phénomènes constituent la visibilité, l’objectité, c’est elle qui demeure immuable au milieu de toutes les variations : elle seule est la chose en soi ; et tout objet est manifestation, — phénomène, pour parler le langage de Kant.

Bien que la volonté trouve son objectivation la plus nette et la plus parfaite dans l’homme, en tant qu’idée (platonicienne), cependant à elle seule elle ne suffisait pas à manifester son essence. L’idée de l’homme avait besoin, pour se manifester dans toute sa valeur, de ne pas s’exprimer seule et détachée ; mais elle devait être accompagnée de la série descendante des degrés à travers toutes les formes animales, en passant par le règne végétal pour aller jusqu’à la matière inorganique : ils forment un tout et se réunissent pour l’objectivation complète de la volonté ; ils sont présupposés par l’idée de l’homme, comme les fleurs présupposent les feuilles de l’arbre, les branches, le tronc et la racine : ils forment une pyramide dont l’homme est le sommet. Aussi, pour peu que l’on se complaise aux comparaisons, peut-on dire que leur phénomène accompagne celui de l’homme d’une façon aussi nécessaire que la pleine lumière s’accompagne des gradations de toutes sortes de la pénombre à travers lesquelles elle pass3 pour se perdre dans l’obscurité. On peut encore les appeler l’écho de l’homme et dire : l’animal et la plante sont la quinte et la tierce mineures de l’homme ; le règne inorganique est son octave inférieure. Toute la vérité de cette dernière comparaison ne sera bien claire pour nous qu’après que, dans le livre suivant, nous aurons cherché à approfondir la signification de la musique. Nous verrons alors comment la mélodie, qui marche enchaînée par les tons élevés et agiles, doit, en un certain sens, être considérée comme représentant l’enchaînement que la réflexion met dans la vie et les passions de l’homme, et comment, par contre, les accompagnements non enchaînés, accompagnements qui complètent nécessairement l’harmonie musicale, représentent le reste de la nature animale et inconsciente. Nous parlerons de cela en son lieu, quand nous ne serons plus exposés à être soupçonnés de paradoxe. — Mais cette nécessité interne de l’objectité adéquate de la volonté, inséparable de la suite des degrés de ses manifestations, nous la trouvons encore dans l’ensemble de ces manifestations, exprimé par une nécessité externe : c’est elle qui fait que l’homme, pour subsister, a besoin des animaux, et ceux-ci, par séries graduelles, ont besoin les uns des autres, puis aussi des plantes, lesquelles à leur tour ont besoin du sol, de l’eau, des éléments chimiques et de leurs combinaisons, de la planète, du soleil, de la rotation et de la course delà terre autour de celui-ci, de l’obliquité de l’écliptique, etc., etc. — Au fond, la raison en est que la volonté doit se nourrir d’elle-même, puisque, hors d’elle, il n’y a rien, et qu’elle est une volonté affamée. D’où lutte, anxiété et souffrance.

Ainsi, la connaissance de l’unité de la volonté comme chose en soi, dans la variété et la multiplicité infinie des phénomènes, nous donne seule la vraie explication de cette analogie merveilleuse, et qu’on ne peut méconnaître, entre toutes les productions de la nature, de cette ressemblance de famille qui les fait considérer comme des variations d’un même thème, qui n’est pas donné. De même, par la connaissance claire et profonde de cette harmonie, de cet enchaînement essentiel de toutes les parties qui constituent le monde, de cette nécessité de leur gradation que nous avons examinée plus haut, nous est ouverte une vue véritable et assez claire sur la nature intime et la signification de l’indéniable finalité de tous les produits naturels organiques, finalité qu’aussi bien nous admettons a priori dans cette étude et cette analyse.

Cette adaptation finale offre un double caractère : d’une part, elle est intime, c’est-à-dire qu’elle est une disposition de toutes les parties d’un organisme particulier, faite de sorte que la convenance de cet organisme et de son genre en résulte et apparaisse, par suite, comme le but de cette disposition. D’autre part, cette adaptation est extérieure, c’est-à-dire qu’elle est une relation de la nature inorganique avec la nature organique en général, ou aussi de quelques parties de la nature entre elles, qui rend possible la conservation de l’ensemble de la nature organique, ou de quelques espèces particulières. Aussi en concluons-nous que cette relation est un moyen pour atteindre cette fin.

La finalité intérieure se rattache de la manière qu’on va voir à notre étude précédente. Puisque, d’après ce qui précède, toute la variété des formes dans la nature et la multiplicité des individus ne concerne en rien la volonté, mais seulement son objectité et la forme de celle-ci, il en résulte nécessairement qu’elle est indivisible et subsiste intégralement dans chaque phénomène, bien que les degrés de son objectivation, les idées (platoniciennes) soient très variés. Nous pouvons, pour faciliter l’intelligence, considérer ces différentes idées comme des actes isolés et simples en soi de la volonté, dans lesquels son essence se manifeste plus ou moins ; mais les individus sont à leur tour des manifestations des idées et, par suite, de ces actes, dans le temps, dans l’espace et dans la multiplicité. — Un tel acte (ou une telle idée) conserve donc, aux degrés les plus bas de son objectité, son unité, même dans le phénomène ; tandis qu’aux degrés les plus élevés, il a besoin, pour se manifester, de toute une série d’états et de développements dans le temps, qui, à eux tous, constituent l’expression de son essence. C’est ainsi, par exemple, que l’idée qui se manifeste dans une force naturelle quelconque n’a toujours qu’une manifestation simple, bien que cette manifestation puisse varier d’après la nature des relations extérieures ; sans cela on ne pourrait même pas prouver son identité, car on ne peut le faire que par élimination de la variété qui résulte uniquement de relations extérieures. Ainsi le cristal n’a qu’une manifestation d’existence, qui est sa cristallisation, et celle-ci trouve à son tour son expression complètement parfaite et achevée dans cette forme durcie, cadavre de cette vie momentanée. Déjà la plante n’exprime pas en une seule fois et par une manifestation simple l’idée dont elle est le phénomène, mais par une succession de développements organiques dans le temps. L’animal non seulement développe de même son organisme dans une succession souvent très variée d’états (métamorphoses), mais cette forme elle-même, bien qu’étant déjà objectité de la volonté à ce degré, ne suffit pas cependant à donner une expression complète de son idée ; celle-ci s’achève beaucoup mieux dans les actions de l’animal où son caractère empirique, qui est le même dans toute l’espèce, s’exprime et donne pour la première fois la manifestation complète de l’idée : en quoi il suppose, donné comme base, un organisme déterminé. Chez l’homme, chaque individu a déjà son caractère empirique particulier (comme nous le verrons au 4e livre) jusqu’à suppression complète du caractère spécifique, par l’annihilation de toute volonté.

Ce qui, par le développement nécessaire dans le temps, et aussi par le fractionnement en actions isolées, est reconnu comme caractère empirique, constitue, abstraction faite de cette forme temporelle du phénomène, le caractère intelligible, selon l’expression de Kant, qui, en faisant ressortir cette distinction et en établissant le rapport entre la liberté et la nécessité, c’est-à-dire proprement entre la volonté comme chose en soi et sa manifestation dans le temps, montre d’une façon remarquablement supérieure l’immortelle utilité de son rôle[1]. Le caractère intelligible coïncide donc avec l’idée, ou plus particulièrement avec l’acte de volonté primitif qui se manifeste dans l’idée : de cette façon, non seulement le caractère empirique de chaque homme, mais aussi celui de chaque espèce d’animaux et de plantes, celui même de toute force primitive du monde inorganique, peut être envisagé comme la manifestation d’un caractère intelligible, c’est-à-dire d’un acte de volonté indivisible existant en dehors du temps. — Il faut signaler en passant la naïveté avec laquelle, par sa simple forme, chaque plante exprime et met en lumière tout son caractère, manifeste tout son être et tout son vouloir ; c’est par là que les physionomies des plantes sont si intéressantes. L’animal, au contraire, demande déjà, si on veut le connaître conformément à son essence, à être étudié dans ses actes et dans ses mœurs ; quant à l’homme, il faut le sonder et lui arracher son secret, car la raison le rend éminemment capable de dissimulation. L’animal est aussi supérieur en naïveté à l’homme que la plante l’est à l’animal. Chez l’animal nous voyons la volonté de vivre en quelque sorte plus à découvert que chez l’homme ; chez l’homme, en effet, la connaissance qui la déguise est si développée, la faculté de feindre la dissimule si bien, que sa véritable essence ne peut guère se montrer au grand jour que par hasard et par moments. Dans les plantes elle se montre tout à fait à nu, mais aussi d’une manière bien moins intense, comme une simple et aveugle impulsion vers l’être, dépourvue de but et de fin. La plante, en effet, manifeste tout son être à première vue : sa pudeur ne souffre point de ce que chez elle les parties génitales, qui chez tous les animaux occupent la place la plus cachée, se laissent voir librement à son sommet. Cette innocence des plantes vient de ce qu’elles sont privées de connaissance : ce n’est point dans le vouloir, c’est dans le vouloir accompagné de connaissance que consiste la faute. Chaque plante révèle au premier abord son pays, son climat et la nature du sol où elle est née. Aussi suffit-il de peu d’exercice pour reconnaître aisément si une plante exotique appartient à la zone tropicale ou à la zone tempérée, si elle pousse dans l’eau, dans les massifs, sur les montagnes ou dans la lande. En outre, chaque plante indique encore la volonté particulière de son espèce et elle fait des confidences qui ne se peuvent exprimer en aucune autre langue.

Revenons maintenant à la question et appliquons ce que nous avons dit à l’étude téléologique des organismes, dans la mesure où cette étude intéresse leur finalité interne. Si, dans la nature inorganique, l’idée, que l’on doit considérer partout comme un acte de volonté unique, ne se manifeste que dans un phénomène également unique et toujours identique, et si, par suite, l’on peut dire qu’ici le caractère empirique participe immédiatement de l’unité du caractère intelligible, que tous deux en quelque sorte se confondent ensemble, ce qui fait qu’aucune finalité intérieure ne peut se montrer dans la nature inorganique ; si, au contraire, grâce à la suite de développements successifs, conditionnés dans les organismes par la multiplicité des parties différentes juxtaposées entre elles, chaque organisme exprime son idée ; si, en résumé, la somme des phénomènes du caractère empirique est avant tout, dans les organismes, une manifestation totale du caractère intelligible, malgré tout, la juxtaposition nécessaire des parties et la succession des développements n’empêchent point l’unité de l’idée qui se manifeste, ni de l’acte de volonté qui se révèle ; cette unité trouve, au contraire, son expression dans la relation et dans l’enchaînement nécessaire des parties et dans leurs développements respectifs, conformément à la loi de causalité. Puisque c’est la volonté unique et indivisible, c’est-à-dire une volonté parfaitement d’accord avec elle-même, qui se manifeste dans l’ensemble de l’idée comme dans un seul acte, il s’ensuit que son phénomène, bien qu’il se partage en parties et en modalités différentes, n’en dénote pas moins son unité par l’accord constant de ces modalités et de ces parties : cela arrive grâce à une relation et à une dépendance nécessaires de toutes les parties entre elles ; grâce à cette relation, l’unité de l’idée se trouve rétablie jusque dans le phénomène. Nous voyons donc que les différentes parties et fonctions de l’organisme se servent réciproquement de moyens et de fins les unes aux autres, mais que cependant l’organisme lui-même est leur fin commune et dernière. Par suite, si, d’une part, l’idée, qui de soi est simple, se disperse en une multitude de parties et d’états organiques ; si, d’autre part, l’unité de l’idée se rétablit au moyen de la liaison nécessaire de toutes les parties et de toutes les fonctions, liaison qui résulte des rapports réciproques de cause à effet, c’est-à-dire de moyen à fin, existant entre elles, cela n’appartient point en propre à l’essence de la volonté qui se manifeste, considérée comme volonté ; cela n’appartient point à la chose en soi, mais seulement à son phénomène soumis à l’espace, au temps et à la causalité, c’est-à-dire à de simples expressions du principe de raison, à la forme du phénomène. Le morcellement et la reconstruction de l’idée essentiellement une appartiennent au monde considéré comme représentation ; non au monde considéré comme volonté. Cette double opération ressortit à la modalité dans laquelle la volonté, à ce degré de son objectité, devient objet, c’est-à-dire représentation. À condition de se pénétrer du sens de cette exposition peut-être un peu ardue, l’on acquerra une intelligence vraiment exacte de cette doctrine de Kant, savoir, que la finalité du monde organique comme aussi la régularité du monde inorganique sont introduites dans la nature par notre entendement, par suite n’appartiennent l’une comme l’autre qu’au phénomène, nullement à la chose en soi. L’admiration que nous constations naguère, admiration excitée en nous par la régularité infaillible et constante de la nature inorganique, est en réalité identique à celle que nous inspire la finalité de la nature organique ; car, dans l’un et dans l’autre cas, ce qui nous étonne, c’est de voir l’unité primordiale de l’idée qui, pour les besoins de la représentation, avait revêtu la forme de la pluralité et de la diversité[2].

Suivant la division que nous avons établie plus haut, passons à ce qui concerne la seconde espèce de finalité, ou finalité externe, qui se manifeste, non dans l’économie interne des organismes, mais dans le secours, dans l’appui extérieur qu’ils empruntent à la nature, inorganique ou qu’ils se prêtent entre eux ; cette finalité trouve également son application générale dans l’exposition que nous avons faite plus haut, car le monde tout entier, avec tous ses phénomènes, est l’objectivité de la volonté une et indivisible ; il est l’idée qui se comporte en regard des autres idées comme l’harmonie par rapport aux voix isolées : par suite, cette unité de la volonté doit se manifester également dans l’accord de tous ses phénomènes entre eux. Mais, nous pouvons rendre cet aperçu bien plus clair encore, si nous observons de plus près les manifestations de cette finalité extérieure, de cet accord des différentes parties de la nature ; cette exposition servira à rendre la précédente encore plus lumineuse. La meilleure méthode pour faire cette étude, c’est de considérer l’analogie suivante.

Le caractère de chaque homme, dans la mesure où il est individuel et ne se ramène pas tout entier à celui de l’espèce, peut être envisagé comme une idée particulière, correspondant à un acte particulier d’objectivation de la volonté. Cet acte lui-même serait alors son caractère intelligible, et le phénomène de celui-ci serait le caractère empirique. Le caractère empirique est complètement déterminé par le caractère intelligible, lequel est volonté, volonté sans raison, c’est-à-dire volonté soustraite comme chose en soi au principe de raison, qui est la forme du phénomène. Le caractère empirique doit, dans le cours de l’existence, présenter le reflet du caractère intelligible, et il ne peut se comporter autrement que ne l’exige la nature de celui-ci. Toutefois cette détermination ne s’étend qu’à ce qu’il y a d’essentiel, non à ce qu’il y a d’accidentel dans l’existence ainsi réglée. Cette part accidentelle dépend de la détermination extérieure des événements et des actions ; ceux-ci sont la matière que revêt le caractère empirique pour se manifester ; ils sont déterminés par des circonstances extérieures que fournissent les motifs, sur lesquels le caractère réagit conformément à sa nature ; or, comme ils peuvent être très divers, il s’ensuit que c’est d’après leur influence que se règle la forme extérieure de la manifestation du caractère empirique, c’est-à-dire la tournure précise que prend une existence dans la suite des faits ou dans l’histoire. Cette tournure est susceptible de nombreuses variétés, bien que la partie essentielle du phénomène, c’est-à-dire son contenu, reste la même. Ainsi, par exemple, c’est une question qui n’intéresse nullement l’essence que celle de savoir si l’on joue des noix ou une couronne ; celle, au contraire, de savoir si l’on triche ou si l’on joue honnêtement concerne l’essence : celle-ci dépend du caractère intelligible, celle-là de l’influence extérieure. De même qu’un thème unique peut se présenter sous mille variations différentes, de même un caractère unique se manifeste en mille existences très diverses. Mais, quelque variée que puisse être l’influence extérieure, le caractère empirique qui se manifeste dans une existence n’en doit pas moins, de quelque façon qu’il se comporte, objectiver exactement le caractère intelligible, en conformant son objectivation à la matière donnée, c’est-à-dire aux circonstances effectives.

Nous devons admettre quelque chose d’analogue à cette influence des objets extérieurs sur le cours de la vie (déterminé quant à son essence par le caractère), si nous voulons nous expliquer de quelle manière la volonté, dans son acte primitif d’objectivation, détermine les différentes idées dans lesquelles elle s’objective, c’est-à-dire les différentes figures des créatures de toute sorte entre lesquelles elle répartit son objectivation et qui par le fait doivent avoir nécessairement, dans leur phénomène, des rapports réciproques. Nous devons admettre qu’entre tous ces phénomènes d’une volonté unique il s’est produit une adaptation, un accord général et réciproque ; malgré tout, il ne faut introduire ici, comme nous allons bientôt le voir plus clairement, aucune détermination de temps, puisque l’idée réside en dehors du temps. Par suite, chaque phénomène a cru s’adapter aux circonstances dans lesquelles il se manifeste, et réciproquement les circonstances aux phénomènes, bien que les phénomènes occupent dans le temps une place beaucoup plus récente ; partout nous constatons ce consensus naturel. Voilà pourquoi chaque plante est appropriée à son sol et à son climat, chaque animal à son élément et à la proie dont il doit faire sa nourriture ; l’animal est aussi, dans une certaine mesure, protégé d’une façon ou d’une autre contre ses ennemis naturels : l’œil est accommodé à la lumière et à sa réfrangibilité, le poumon et le sang à l’atmosphère, la vessie natatoire à l’eau, l’œil du phoque à l’eau et à l’air, les cellules à eau de l’estomac du chameau à la sécheresse des déserts africains, la voile du nautilus au vent qui doit pousser sa petite barque, et ainsi de suite, jusqu’aux exemples les plus spéciaux et les plus étonnants de la finalité extérieure[3]. Mais, dans tout cela, il faut faire abstraction de toutes les relations de temps ; les relations de temps, en effet, ne concernent que le phénomène de l’idée, nullement l’idée elle-même. Par suite, nous pouvons donner à cette méthode d’explication une valeur rétroactive et admettre non seulement que chaque espèce s’est accommodée aux circonstances préexistantes, mais encore que les circonstances préexistantes elles-mêmes ont eu pour ainsi dire égard aux êtres qui viendraient un jour. Car c’est bien une seule et unique volonté qui s’objective dans le monde tout entier : elle ne connaît point le temps ; car le temps, cette expression du principe de raison, n’a de valeur ni pour elle, ni pour son objectité primitive, les idées, mais seulement pour la modalité dans laquelle les idées sont connues des individus périssables eux-mêmes, je veux dire pour le phénomène des idées. Aussi, dans les présentes considérations sur la manière dont l’objectivation de la volonté se fragmente en différentes idées, l’ordre de consécution dans le temps est tout à fait sans importance ; supposons une idée dont le phénomène, conformément au principe de causalité qui le régit en tant que phénomène, se présente plus tôt dans la série des temps, cette idée n’a, par le fait, aucun avantage sur celle dont le phénomène se présente plus tard ; cette dernière, au contraire, est justement l’objectivation la plus parfaite de la volonté, objectivation à laquelle les objectivations précédentes ont dû s’adapter, comme elle s’adapte elle-même aux précédentes. Ainsi la course des planètes, l’inclinaison de l’écliptique, la rotation de la terre, le partage du continent et de la mer, l’atmosphère, la lumière, la chaleur et tous les phénomènes analogues, qui sont dans la nature ce qu’est dans l’harmonie la base fondamentale, se sont conformés avec précision aux races futures d’êtres vivants dont ils devaient être les rapports et les soutiens. Le sol s’adapte à la nourriture des plantes, les plantes à la nourriture des animaux, les animaux à la nourriture de l’homme, et réciproquement. Toutes les parties de la nature se rencontrent, parce que c’est une seule volonté qui se manifeste en elles toutes et que la suite des temps est complètement étrangère à son objectité primitive, à la seule qui soit adéquate[4], je veux dire aux Idées. Aujourd’hui que les espèces n’ont plus à naître, mais seulement à subsister, nous constatons encore çà et là cette prévoyance de la nature qui s’étend jusque dans l’avenir et qui fait pour ainsi dire abstraction de la suite des temps ; c’est une accommodation de ce qui existe présentement à ce qui est encore à venir. C’est ainsi que l’oiseau bâtit un nid pour des petits qu’il ne connaît pas encore ; de même le castor élève une construction dont le but lui est inconnu ; la fourmi, le hamster, l’abeille amassent des provisions pour l’hiver qu’ils ignorent ; l’araignée, le fourmi-lion dressent, avec une ruse calculée, des pièges pour une proie à venir qui leur est encore inconnue ; les insectes déposent leurs œufs dans les endroits où la future larve trouvera sa nourriture à venir. Lorsque, au temps de la floraison, la fleur femelle de la valisneria déroule les spires de sa tige qui la retenaient jusque-là au fond de l’eau et émerge ainsi à la surface, juste au même moment la fleur mâle s’arrache à la courte tige sur laquelle elle poussait au fond de l’eau et, au prix de sa vie, elle gagne ainsi la surface ; une fois qu’elle y est parvenue, elle flotte autour de la fleur femelle et elle la cherche ; celle-ci, après la fécondation, grâce à une nouvelle contraction de ses spires, regagne les profondeurs où le fruit va se former[5]. Il faut encore citer la larve du cerf-volant mâle, qui, lorsqu’elle fore son trou dans le bois en vue de la métamorphose, le fait une fois plus gros que la larve femelle, afin d’avoir de la place pour ses cornes à venir. L’instinct des animaux est, en somme, le meilleur exemple pour éclaircir la téléologie du reste de la nature. En effet, il en est de l’instinct comme de toute production au sein de la nature ; c’est une action qui semble dirigée vers un but et qui est complètement dénuée d’intention. Car, dans la téléologie de la nature, tant extérieure qu’intérieure, ce que nous concevons comme moyen et fin n’est partout qu’une manifestation, située dans le temps et l’espace et appropriée à notre manière de connaître, manifestation de l’unité de la volonté d’accord avec elle-même dans ces limites.

Mais parfois cette adaptation réciproque, cette conformation des phénomènes les uns aux autres, conformation qui procède de l’unité de la volonté, ne réussissent pas à faire disparaître le conflit dont nous parlions tout à l’heure, qui se traduit par une lutte générale dans la nature et qui tient à l’essence de la volonté. L’harmonie ne s’étend que dans les limites où elle est nécessaire à l’existence et à la subsistance du monde et des créatures, qui, sans l’harmonie, auraient déjà péri depuis longtemps. Voilà pourquoi cette harmonie se borne à garantir la conservation et les conditions générales d’existence à l’espèce, non à l’individu. Si donc, grâce à l’harmonie et à l’adaptation, les espèces dans le monde organique, les forces générales de la nature dans le monde inorganique coexistent les unes avec les autres et même se prêtent mutuellement appui, en revanche la lutte intime de la volonté qui s’objective dans toutes ces idées se traduit dans la guerre à mort, — guerre sans trêve, — que se font les individus de ces espèces et dans le conflit éternel et réciproque odes phénomènes des forces naturelles ; nous avons d’ailleurs déjà indiqué ce point. Le théâtre et l’enjeu de cette lutte, c’est la matière dont ils se disputent la possession ; c’est le temps et l’espace, qui, réunis dans la forme et la causalité, constituent à proprement parler cette matière, ainsi que nous l’avons vu dans le premier livre[6].

  1. Voir Critique de la raison pure : « Solution des idées cosmologiques sur la totalité de la dérivation des événements cosmiques, » p. 560-586 de la 5e et p. 532 et suiv. de la 1re édit., et Critique de la raison pratique, 4e édit., p. 169-179. — Edit. Rosenkranz, p. 224 et suiv. — Comparez ma dissertation sur le principe de raison, § 43. (Note de Schopenhauer.)
  2. Comparez la Volonté dans la nature, à la fin du paragraphe « Anatomie comparée »
  3. Voyez la Volonté dans la nature, paragraphe intitulé « Anatomie comparée ».
  4. Cette expression sera définie dans le livre suivant.
  5. Chatin, Sur la Valisneria spiralis, dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences, n° 13, 1885.
  6. À ce paragraphe se rapportent les chapitres XXVI et XXVII des Suppléments.