Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 64

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 64. — L’esprit du vulgaire même comporte une notion de la justice universelle : de l’idée du châtiment ; de la vengeance juste et pour laquelle on sacrifie sa vie. 
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§ 64.


Quant à nous, ce n’est pas une explication mythique que nous avons donnée de la justice éternelle : c’en est une philosophique ; reste à considérer diverses questions qui se rattachent à celle-là : à savoir la signification morale qui s’attache à l’action, et la conscience qui est la connaissance, à l’état de pur sentiment, de cette signification. — Mais auparavant je veux encore mettre ici en évidence deux propriétés de notre nature, qui sont propres à jeter de la lumière sur cette notion, ce sens obscur, qui avertit chacun de l’existence d’une justice éternelle, et aussi de ce qui en fait la base, à savoir l’unité, l’identité profonde de la volonté à travers tous ses phénomènes.

Quand l’État punit, il poursuit un but, que nous avons montré, et c’est là le principe du droit de punir : mais en même temps, et en dehors de toute question de ce genre, quand une méchante action vient d’être commise, c’est une joie non seulement pour la victime, qui d’ordinaire est enflammée du désir de la vengeance, mais même pour le simple spectateur désintéressé, de voir celui qui a fait souffrir autrui endurer à son tour une égale souffrance. Ce qui se manifeste là, à mon avis, c’est la notion de l’éternelle justice ; seulement cette notion, en un esprit mal éclairé, se trouve mal entendue et altérée : en effet cet esprit, prisonnier du principe d’individuation, prend le change entre deux concepts, et demande à la région du phénomène ce qui n’appartient qu’à celle de la chose en soi ; il ne voit pas comment, en soi, l’oppresseur et la victime ne font qu’un, comment c’est un même être qui, ne se reconnaissant pas sous son propre déguisement, porte à la fois le poids de la souffrance et le poids de la responsabilité. Ce qu’il réclame, lui, c’est qu’un certain individu, en qui il voit la responsabilité, porte aussi la souffrance. — À ce compte, qu’un homme s’élève à un degré supérieur de méchanceté, qu’il joigne à cette méchanceté, dont plus d’un autre est aussi capable, des qualités exceptionnelles, qu’il soit, par exemple, doué d’un génie puissant ; qu’il arrive par là à faire peser sur des millions d’hommes d’indicibles douleurs, comme peut faire un grand conquérant, — alors le vulgaire exigera qu’il expie toutes ces douleurs, n’importe comment, n’importe où, au prix d’une égale quantité de tourments. Et en effet le vulgaire ne voit pas que le tourmenteur et ses victimes sont une seule et même Volonté ; que la Volonté, par laquelle elles sont et elles vivent, est à la fois celle qui se manifeste en lui, qui même y atteint à la plus claire révélation de son essence ; qu’ainsi elle souffre, aussi bien que chez l’opprimé, chez l’oppresseur, et même, chez ce dernier, d’autant plus qu’en lui la conscience atteint un plus haut degré de clarté et de netteté, et le vouloir un plus haut degré de vigueur. — Au contraire, l’esprit délivré du principe d’individuation, parvenu à cette notion plus profonde des choses, qui est le principe de toute vertu et de toute noblesse d’âme, cesse de proclamer la nécessité du châtiment : et la preuve en est déjà dans la morale chrétienne, qui interdit absolument de rendre le mal pour le mal, et qui assigne à la justice éternelle un domaine distinct de celui des phénomènes, le monde de la chose en soi. « La vengeance est mienne, c’est moi qui veux punir, dit le Seigneur. » (Aux Romains, XII, 19.)

Il y a encore un autre trait de la nature humaine, bien plus frappant, mais aussi bien plus rare, par où se révèle ce besoin de faire descendre l’éternelle justice dans le domaine de l’expérience, c’est-à-dire de l’individuation ; ce qui prouve en même temps chez l’homme une idée, un sentiment de cette vérité que j’exprimais plus haut, que la Volonté de vivre joue à ses dépens la grande tragi-comédie universelle, et qu’au fond de toutes les apparences vit une seule et même Volonté. Voici ce trait. Il arrive parfois qu’un homme, en présence d’une iniquité grave, qu’il a soufferte, ou même dont il a été simple témoin, est saisi d’une indignation assez profonde pour faire abandon de sa vie, de sang-froid, sans se réserver de moyen de salut, afin de tirer vengeance de l’injustice sur la personne de l’offenseur. On en voit qui, des années durant, guettent un puissant oppresseur, l’assassinent enfin, puis montent sur l’échafaud : notez que ce dernier point, ils l’avaient, prévu comme le reste ; bien souvent, ils ne cherchent pas à l’écarter : leur vie n’a plus de prix à leurs yeux que comme un moyen de se venger. — C’est surtout chez les Espagnols qu’on peut rencontrer des exemples semblables[1].— À l’examiner de près et dans son esprit, ce besoin de châtier le mal est singulièrement différent de la rancune vulgaire : celle-ci ne cherche qu’à apaiser sa propre souffrance par le spectacle d’une souffrance infligée à autrui ; son but, à lui, ne devrait pas s’appeler vengeance, mais plutôt punition ; au fond, en effet, on y découvre l’intention de produire un effet dans l’avenir en faisant un exemple ; et là-dessous, pas l’ombre d’intérêt personnel, ni celui de l’individu qui exerce la vengeance, puisqu’il y perd sa vie, ni celui d’une société cherchant à garantir sa sécurité par des lois : ce n’est pas l’État, en effet, c’est l’individu qui frappe, ici ; et s’il frappe, ce n’est pas pour exécuter une loi : il n’a jamais en vue qu’une action telle, que l’État ne pourrait ou ne voudrait pas la châtier, et que même il désapprouve le châtiment. À mon sens, le principe de l’indignation qui emporte cet homme si loin au-dessus de l’amour de soi, c’est une conscience très profonde qu’il a d’être la Volonté de vivre, en elle-même et dans sa totalité, cette Volonté qui se montre chez tous les êtres, à travers tous les temps : il sent alors que l’avenir le plus reculé le touche non moins que le présent, et qu’il n’y peut être indifférent. Il affirme cette Volonté, mais toutefois, dans ce spectacle où se manifeste son essence, il ne veut pas que désormais une aussi monstrueuse iniquité reparaisse ; il veut épouvanter les injustes des temps futurs par un châtiment contre lequel il n’y a pas de défense possible, puisque la peur même de la mort n’effraie pas le punisseur. Ainsi la Volonté de vivre, tout en s’affirmant encore ici, ne s’attache plus au phénomène particulier, à l’individu déterminé ; elle embrasse l’Idée même de l’homme en soi, et veut que la manifestation de cette Idée demeure pure, à l’abri d’une iniquité aussi monstrueuse, aussi abominable. C’est là un trait de caractère rare, remarquable, sublime enfin : là l’individu se sacrifie ; en effet, il s’efforce de devenir le bras de la justice éternelle, dont il méconnaît encore l’essence propre.

  1. Ainsi cet évêque espagnol qui, dans la dernière guerre, la guerre de l’Indépendance, reçut à sa table des généraux français, et s’empoisonna avec eux. Il y a bien d’autres traits analogues dans cette même guerre. — Voyez aussi Montaigne, liv. II, chap. xii.