Le Monde perdu/V

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Traduction par Louis Labat.
Pierre Lafitte - Je sais tout (Revue) (p. 31-40).
CHAPITRE V


« La question ! »


Par le double effet de la secousse physique qui avait marqué mon premier entretien avec le professeur Challenger et de la secousse mentale qui suivit le second, je me retrouvai assez déprimé dans Enmore Park. Sous mon crâne douloureux, s’agitait cette seule pensée que je venais d’entendre des choses vraies, d’une importance capitale et qui me fourniraient, quand Challenger le voudrait bien, d’inappréciable copie pour la Gazette. Un taxi-cab stationnait au bout de la chaussée. Je m’y précipitai et me fis conduire tout droit au bureau. Mc Ardle était, comme toujours, à son poste.

— Eh bien, fit-il avec curiosité, quoi de neuf ? M’est avis qu’on revient de la bataille, jeune homme. Ne me dites pas qu’il a pris l’offensive.

— Nous avons eu d’abord une petite difficulté.

— Naturellement ! Et ensuite ?

— Ensuite, il est devenu plus raisonnable. Nous avons causé. Mais je n’ai rien tiré de lui… rien à publier.

— Eh ! Eh ! Je vois d’ici un œil poché qui porte sa signature. Et cela mérite publication. Nous ne pouvons subir plus longtemps ce régime de terreur, Monsieur Malone. Coup pour coup. Je promets pour demain à cet homme un article qui lui chatouillera l’épiderme. Aidez-moi. Il s’agit de le marquer à tout jamais. « Le professeur Munchhausen »… que vous semble d’une pareille manchette ? Ou : « La résurrection de sir John Mandeville » Ou : « Le nouveau Cagliostro » ?… Nous n’avons que le choix parmi les imposteurs célèbres. Car je montrerai ce qu’il est : un imposteur.

— N’attendez pas que je m’y prête.

— Pourquoi ?

— Parce que Challenger n’est nullement un imposteur.

— Quoi ! rugit Mc Ardle, vous n’allez pas dire que vous croyez à ses histoires de mammouth, de mastodonte et de serpent de mer ?

— J’ignore tout cela. Je doute qu’il raconte de ces balivernes. Mais je crois qu’il a trouvé du nouveau.

— En ce cas, au nom du ciel ! prenez une plume.

— J’en meurs d’envie. Mais tout ce que je sais, il me l’a dit sous le sceau du secret. J’ai promis de n’en rien écrire.

Je résumai en quelques phrases le récit du professeur.

— Et voilà ! dis-je en manière de conclusion.

Mc Ardle m’observait d’un air incrédule.

— Du moins, répondit-il, la réunion scientifique de ce soir n’a aucun caractère secret. Je ne suppose pas que les journaux en rendent compte, car la presse s’est déjà occupée de Waldron une douzaine de fois, et personne ne sait que Challenger doit prendre la parole. Avec de la chance, nous pouvons faire un coup. Soyez là. Donnez-nous un compte-rendu très détaillé de la séance. Je vous garderai la place jusqu’à minuit.

Après une journée des plus occupées, je dînai de bonne heure au Savage Club avec Tarp Henry, à qui je fis part de mon aventure. Je le voyais, en m’écoutant, sourire de tout son maigre visage ; et il pouffa quand je lui déclarai que le professeur m’avait convaincu.

— Mon cher confrère, ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans la vie réelle. Les gens ne font pas d’immenses découvertes dont ils perdent ensuite les preuves. Laissons cela aux romanciers. Challenger en remontrerait comme malice à toute la cage des singes du Zoo ; mais ses fables sont trop absurdes.

— Pourtant, l’artiste américain ?…

— N’a jamais existé.

— J’ai vu son album de croquis…

— L’album de Challenger.

— C’est donc Challenger, d’après vous, qui dessina l’animal ?

— Bien entendu. Qui d’autre ?

— Et les photographies ?

— Il n’y a rien dans les photographies ; de votre aveu même, vous n’avez vu qu’un oiseau.

— Un ptérodactyle.

— À ce qu’il prétend. Il vous a mis en tête le ptérodactyle.

— Eh bien, et les deux os ?

— L’un provient d’un haricot de mouton ; et quant à l’autre, on l’a simplement truqué pour les besoins de la cause. Avec un peu d’adresse et d’expérience, vous truquez un os tout aussi bien qu’une photographie.

Je commençais de me sentir mal à l’aise. Après tout, j’avais acquiescé un peu vite aux affirmations de Challenger. Brusquement, il me vint une idée.

— M’accompagnez-vous à la réunion ? demandai-je.

Tarp Henry sembla réfléchir.

— L’aimable Challenger ne jouit précisément pas de la sympathie générale. Autant dire qu’il est un des hommes les plus haïs de Londres. Des tas de gens ont un compte à régler avec lui. Cela peut chauffer, si les étudiants en médecine s’en mêlent. Je ne tiens pas à entrer dans la fosse aux ours.

— En bonne justice, vous lui devriez au moins d’aller l’entendre.

— C’est vrai. Il y a là une question de loyauté. Comptez sur moi pour ce soir.

Nous trouvâmes, en arrivant, une affluence que nous ne prévoyions guère. Tandis que se succédaient les coupés électriques déversant un petit flot régulier de professeurs à barbes blanches, sous la voûte de l’entrée s’engouffrait une humble et noire marée de piétons. Cette réunion scientifique sentait par avance la réunion publique. À peine installés dans la salle, nous constatâmes que l’amphithéâtre et le fond grouillaient de jeunesse. Des rangées entières de figures, derrière moi, multipliaient le type familier de l’étudiant en médecine. Pas un grand hôpital qui n’eût évidemment fourni son contingent. Et tout ce public était pour l’instant en humeur de gaîté, mais sans bienveillance. Il entonnait à cœur joie des refrains populaires, singulier prélude à une douce causerie ; et, avec un entrain qui nous promettait une joyeuse soirée, il lançait déjà vers l’estrade des apostrophes dont ceux-là qu’elles désignaient ne laissaient pas de montrer quelque gêne.

Ainsi, lorsque apparut le vieux docteur Meldrum, coiffé du légendaire claque d’où sa chevelure déborde en mèches, il y eut une clameur si unanime pour savoir d’où sortait le « galurin » qu’il s’empressa de l’ôter et de le dissimuler sous sa chaise. Quand le professeur Watley, tout perclus de goutte, se traîna jusqu’à son siège, tel fut l’empressement à s’informer de son orteil malade, que le digne homme en resta confondu. Cependant, la démonstration la plus éclatante se produisit quand mon nouvel ami le professeur Challenger descendit prendre sa place sur le devant de l’estrade. Un hurlement de bienvenue salua au tournant du coin sa barbe noire. Et je pensai que Tarp Henry avait eu raison dans ses conjectures, que cette foule ne venait pas seulement à cause de la conférence, mais parce que le bruit avait dû se répandre au dehors que le fameux professeur y assisterait.

Quelques rires du public élégant aux premiers rangs des sièges parurent indiquer que la démonstration des étudiants ne lui était pas antipathique. Elle avait eu la soudaineté d’une explosion, et rien n’en donnerait l’idée que le rugissement d’une cage de fauves, quand se fait entendre le pas du gardien apportant la nourriture. Néanmoins, si provocante fût-elle, j’y crus sentir au fond plus d’amusement, plus d’intérêt, que d’hostilité réelle et de dérision. Challenger sourit avec une lassitude placide, comme aux abois d’une portée de roquets. Il s’assit posément, souffla, passa ses doigts dans sa barbe, et promena, sur la salle bondée, le dédain de ses paupières basses. Le vacarme déchaîné par son arrivée n’avait pas encore pris fin, quand le professeur Ronald Murray, qui présidait la réunion, et Mr. Waldron le conférencier, s’avancèrent. La séance commença.

Que le professeur Murray veuille bien m’excuser si je lui reproche, comme d’ailleurs à presque tous ses compatriotes, de ne savoir pas articuler distinctement une syllabe. Pourquoi des gens ayant à dire des choses qui valent la peine d’être dites ne font-ils pas le léger effort d’apprendre à les dire ? Cela me paraît tout aussi déraisonnable que de vouloir transvaser une essence précieuse au moyen d’un tube bouché, quand rien ne serait plus facile que de déboucher le tube. Le professeur Murray exprima quelques pensées profondes à sa cravate blanche et à la carafe posée devant lui, cligna finement de l’œil à l’intention du flambeau d’argent qui brûlait sur sa droite, puis enfin s’assit, et Mr. Waldron se leva au milieu des applaudissements. C’était un homme d’aspect sévère, maigre, avec une voix rauque et des manières agressives ; mais il avait le don de l’assimilation, le talent de repasser au public, d’une façon intelligible et même intéressante, les idées des autres ; et il y joignait l’art d’être drôle sur les sujets les plus invraisemblables, si bien que, traitée par lui, la précession des équinoxes ou la formation d’un vertébré devenait une affaire très spirituelle.

Dans son langage toujours clair, quelquefois pittoresque, il développa devant nous, à grands traits, l’hypothèse scientifique de la création. Il nous dit le globe roulant d’abord à travers l’espace sa masse énorme de gaz enflammés ; puis, la solidification, le refroidissement, le plissement de la croûte terrestre, la formation des montagnes, la vapeur condensée en eau, la lente préparation du théâtre où allait se jouer l’inexplicable drame de la vie. Sur l’origine même de la vie, il garda une prudente réserve. On pouvait admettre que les germes n’en auraient pas facilement survécus à la combustion primitive ; donc, elle avait dû venir plus tard. Avait-elle pris naissance d’elle-même dans les éléments inorganiques en train de se refroidir ? C’était très vraisemblable. Que les germes en fussent au contraire venus de l’extérieur sur un météore, cela se concevait mal. Tout compte fait, l’homme le plus sage était le moins dogmatique sur ce point. Il n’existait pas encore de laboratoire qui fabriquât de la vie organique avec de la matière inorganique. Sur l’abîme qui sépare la vie de la mort, notre chimie n’avait pas encore jeté le pont. Mais il y avait une chimie de la Nature, plus haute et plus subtile, qui, travaillant avec de grandes forces sur de longues périodes, obtenait peut-être des résultats auxquels nous aspirions en vain. C’était, là-dessus, le plus que l’on pouvait dire.

Et l’orateur aborda la grande échelle de la vie animale. Elle commençait dans le bas aux mollusques et aux infimes organismes de la mer, pour s’élever, d’échelon en échelon, par les reptiles et les poissons, jusqu’au kangourou-rat ou potorou, qui portait ses petits vivants, et qui était l’ancêtre direct de tous les mammifères, y compris, sans doute, par voie de conséquence, toutes les personnes présentes. (Voix d’un étudiant sceptique, aux derniers rangs : « Allons donc ! ») Si le jeune homme en cravate rouge qui avait crié : « Allons donc ! » et qui devait croire qu’il fût sorti d’un œuf, voulait bien attendre à la porte après la séance, l’orateur serait curieux de voir ce phénomène. (Rires.)

On ne pouvait croire sans étonnement que l’effort de la Nature à travers les siècles eût pour suprême aboutissement ce jeune homme en cravate rouge. Mais l’effort ne continuait-il pas ? Ce gentleman représentait-il un achèvement, une somme, un terme ? Quelles que fussent les vertus domestiques du jeune homme en cravate rouge, l’orateur espérait ne pas le froisser en maintenant que sa création ne suffisait pas à justifier l’immense travail de l’univers. L’évolution était une force non pas épuisée, mais toujours active, et qui promettait encore des résultats plus considérables.

Ayant ainsi joué avec son interrupteur à la grande joie de son auditoire, le conférencier s’en revint vers le passé. Les mers, en se desséchant, laissent émerger les bancs de sable ; une vie paresseuse et visqueuse se manifeste : les lagunes se multiplient ; les animaux maritimes tendent à se réfugier sur les plateaux de limon, et, comme ils trouvent une nourriture abondante, ils y foisonnent. « De là, mesdames et messieurs, cette effroyable pullulement de sauriens qui nous terrifient encore dans les schistes de Wealden ou de Solenhofen, mais qui, par bonheur, avaient disparu bien avant l’apparition de l’homme sur cette planète. »

Une voix sur l’estrade mugit :

— La question !

M. Waldron ne badinait pas avec la discipline ; et la causticité de son esprit, dont il venait de fournir un exemple dans le cas du jeune homme à la cravate rouge, faisait qu’il y avait quelque danger à l’interrompre. Mais cette fois, l’interruption était si baroque qu’elle le prit au dépourvu. Comme le shakespearien, quand on lui jette Bacon à la tête, ou l’astronome à qui l’on dit que la terre est plate, il hésita une seconde ; puis, élevant la voix, il répéta les mots :

— … Qui avaient disparu bien avant l’apparition de l’homme.

— La question ! mugit de nouveau la voix.

Waldron promena, d’un professeur à l’autre, sur l’estrade, un regard ahuri, qui alla rencontrer enfin Challenger renversé dans sa chaise, les yeux clos, le visage épanoui, comme souriant à un rêve.

— Ah ! je vois ! dit-il avec un haussement d’épaules, c’est mon ami le professeur Challenger !

Et comme si cette constatation, soulignée par les rires de l’assemblée, l’eût dispensé de tout commentaire, Waldron reprit sa conférence.

Mais l’incident n’était pas vidé. Quelque chemin que prît l’orateur à travers les déserts sauvages de la préhistoire, tous le ramenaient invariablement à affirmer la disparition de certaines formes vivantes ; et le professeur de mugir aussitôt ! L’auditoire en vint à prévoir chaque fois la minute où le mugissement allait se produire, et à s’exclamer de joie quand il se produisait. Les étudiants s’y joignaient en masse compacte. Sitôt que remuait la barbe de Challenger, avant même qu’il en émit un son, cent voix hurlaient : « La question ! » À quoi, un plus grand nombre répondait en criant : « Conspuez ! À l’ordre ! » Waldron avait beau être un conférencier endurci et un homme énergique ; déconcerté, à la longue, par le tapage, il se troubla, bafouilla, se répéta, s’empêtra dans une longue phrase ; et, tournant des yeux enflammés vers l’endroit de l’estrade où siégeait l’auteur du désordre :

— C’est vraiment intolérable ! s’écria-t-il. Professeur Challenger, trêve, je vous en prie, à ces interruptions déraisonnables et discourtoises !

Il y eut un silence dans la salle. Les étudiants se tendaient, ravis de cette dispute sur l’Olympe. Lentement, lourdement, Challenger se souleva.

— Je vous en prie à mon tour, Monsieur Waldron, dit-il, trêve à ces assertions que contredisent les données de la science !

Ces mots déchaînèrent une tempête.

« Conspuez ! Conspuez ! — Qu’il parle ! — À la porte ! — la tribune ! — La question ! — Laissez faire ! » Les brocards se mêlaient aux imprécations. Le président, debout, très excité, frappait dans ses mains, bêlait : « Le professeur Challenger… Plus tard… Vues personnelles… » Cela seul émergea, comme des pics émergent d’un nuage. L’interrupteur s’inclina, sourit, peigna sa barbe et se renfonça dans sa chaise. Waldron, très rouge, très belliqueux, poursuivit son discours. De temps à autre, il jetait un regard empoisonné à son adversaire. Challenger semblait profondément assoupi. Le même sourire béat lui élargissait la figure.

Enfin, la conférence s’acheva. Un peu écourtée, je suppose, car la péroraison m’en parut hâtive et sans lien réel avec le reste. Le fil du discours était rompu. On sentait dans l’auditoire une fièvre d’attente. Waldron s’assit. Des lèvres présidentielles sortit un gazouillis informe. Puis Challenger, se levant, gagna le bord de l’estrade. Et je notai pour mon journal le texte même de son discours :

— Mesdames et Messieurs… (Bruit au fond de la salle.) Mesdames, Messieurs, Chers Enfants — car je vous demande pardon d’avoir oublié une partie considérable de mon auditoire… (Tumulte. Le professeur, debout, une main levée, balançant la tête, semble donner au public la bénédiction pontificale.) Je suis chargé de vous proposer un ordre du jour remerciant Mr. Waldron pour la conférence très pittoresque et très fantaisiste que nous venons d’entendre. Certaines des idées émises par l’orateur ne s’accordent pas avec les miennes, et j’ai cru devoir les signaler quand elles venaient à se produire ; mais Mr. Waldron n’a pas moins rempli son programme en vous contant, d’une façon simple et intéressante, l’histoire, telle qu’il la conçoit, de notre planète. Les conférences populaires n’exigent de ceux qui les suivent aucun effort ; mais Mr. Waldron ne m’en voudra pas (Le professeur cligne de l’œil vers le conférencier) si j’ajoute que, pour se mettre à la portée d’un public ignorant (Applaudissements ironiques), elles se condamnent à rester superficielles et à créer des idées fausses. Les conférenciers populaires sont, par nature, des parasites. (Furieux gestes de protestation de Mr. Waldron.) Ils exploitent, dans un sentiment de réclame et de lucre, l’œuvre de leurs confrères pauvres et ignorés. Le plus petit fait nouveau obtenu dans un laboratoire, la plus modeste pierre apportée à l’édifice de la science pèsent bien autrement qu’un de ces exposés accessoires qui aident à passer une heure d’oisiveté, mais ne laissent derrière eux aucune trace utile. Et j’avance cela, que je tiens pour l’évidence même, non par désir de dénigrer spécialement Mr. Waldron, mais afin que vous n’alliez pas perdre le sens des proportions et prendre l’acolyte pour le grand-prêtre (Mr. Waldron glisse quelque chose à l’oreille du président, qui, se levant à demi, glisse sévèrement quelque chose à sa carafe.) Je n’insiste pas (Hilarité bruyante et prolongée).

J’ai hâte d’en venir, avec votre permission, à un sujet d’un intérêt plus vaste. Sur quel point ai-je, tout à l’heure, au nom de mes recherches personnelles, révoqué en doute les assertions du conférencier ? Sur la permanence de certaines formes de la vie animale. Je ne parle pas en amateur, ni même en conférencier populaire, je parle en homme de science et de conscience, étroitement attaché aux faits, en soutenant que Mr. Waldron se trompe quand, pour n’avoir jamais vu de ces animaux que l’on qualifie de préhistoriques, il affirme que ces animaux n’existent plus. Ces animaux sont bien, comme il l’a dit, nos ancêtres ; mais ils sont, passez-moi l’expression, nos ancêtres contemporains ; et l’on peut, de nos jours, même, les revoir, les identifier dans leur formidable hideur, si l’on a seulement l’intrépidité de les chercher où ils se trouvent. Oui, des animaux supposés jurassiques, des monstres qui pourchasseraient et dévoreraient les plus grands, les plus féroces de nos mammifères, existent encore (Cris : Des blagues ! — La preuve ! — La question ! — Comment le savez-vous ?) Comment je le sais ? Je le sais pour les avoir relancés dans leur retraite. Je le sais pour les avoir vus (Applaudissements. Bruits. Une voix : « Menteur ! ») On me traite de menteur ? (Assentiment bruyant.) Ai-je entendu quelqu’un me traiter de menteur ? Que la personne qui m’a traité de menteur ait la bonté de se lever et de se faire connaître (Cri : « Voilà, Monsieur ! » Et des mains, au-dessus d’un groupe d’étudiants, élèvent un inoffensif petit homme à besicles, qui se débat de toutes ses forces.) Vous avez osé me traiter de menteur ? (« Non, Monsieur ! non ! proteste l’accusé » ; et il disparaît comme un diable dans sa boîte.) Si quelqu’un dans l’assistance contestait ma véracité, je m’en expliquerais volontiers avec lui après la séance (« Menteur ! »). Qui a dit cela ? (L’inoffensif petit homme, en dépit d’une résistance héroïque, est de nouveau élevé dans les airs.) Si je descends parmi vous… (Chœur général : « Descends, Amour, descends ! » qui interrompt un moment la séance ; le président, debout, agitant à la fois les deux bras, semble battre la mesure. Challenger, congestionné, les narines dilatées, la barbe hérissée, est maintenant dans l’état de frénésie de Berserk, le héros Scandinave, quand il voit les champs de bataille.) Toute grande découverte a rencontré la même incrédulité, marque ignominieuse d’une génération de fous. En présence des grands faits, vous n’avez ni l’intuition, ni l’imagination qui vous aideraient à les comprendre. Vous ne pouvez que couvrir de boue les hommes qui risquent leur vie pour ouvrir de nouveaux champs à la science. Vous persécutez les prophètes, Galilée, Darwin et moi !… (Hilarité prolongée. Complète interruption.)

Des notes cursives prises sur place ne sauraient rendre que d’une façon bien imparfaite le chaos qui régnait à ce moment dans l’assemblée. Épouvantées par le charivari, plusieurs dames avaient déjà battu précipitamment en retraite. De graves vieillards se haussaient au diapason des étudiants ; j’en vis, et des plus vénérables, qui, debout, le poing tendu, menaçaient l’impénitent professeur. La salle écumait et ronflait comme une bouilloire. Challenger avança d’un pas et leva la main. Il y avait quelque chose de si hautain, de si saisissant, de si viril dans son attitude, que, peu à peu, les bruits tombèrent au commandement de son regard et de son geste. Il réclamait le silence : on l’écouta.

— Je ne vous retiendrai pas, dit-il. Cela n’en vaut pas la peine. La vérité est la vérité. Les manifestations hostiles de quelques jeunes écervelés — et, malheureusement aussi, de quelques écervelés moins jeunes, — n’y changeront rien. Je prétends avoir ouvert un nouveau champ à la science. Vous le contestez ? (Rires.) Je vous mets donc au pied du mur. Voulez-vous charger un ou plusieurs d’entre vous d’aller, en votre nom, vérifier ce que j’affirme ?

Mr. Summerlee, le vieux professeur d’anatomie comparée, se leva dans la salle. Il avait un grand corps efflanqué, un air d’amertume, et les traits émaciés d’un théologien. Il désirait, dit-il, demander au professeur Challenger si les résultats auxquels il avait fait allusion dans ses remarques étaient ceux d’un voyage accompli par lui, deux ans avant, sur le haut Amazone.

Le professeur Challenger répondit que oui.

Mr. Summerlee désirait savoir comment le professeur Challenger prétendait avoir fait des découvertes dans des régions visitées avant lui par Wallace, Bates, et d’autres explorateurs d’une réputation scientifique établie.

Le professeur Challenger répondit que Mr. Summerlee semblait confondre l’Amazone avec la Tamise ; en réalité, c’était un fleuve plus considérable ; peut-être Mr. Summerlee apprendrait-il avec intérêt qu’entre l’Amazone et l’Orénoque, fleuves communiquants, s’étendait un espace de cinquante milles, et que dans un aussi vaste espace une personne pouvait avoir découvert ce qui avait échappé à une autre.

Mr. Summerlee rétorqua, avec un sourire acide, qu’il savait la différence entre la Tamise et l’Amazone, laquelle différence tenait à ce que, si l’on avait les moyens de contrôler toute assertion relative au premier de ces deux fleuves, il n’en était pas de même quant au second. Le professeur Challenger l’obligerait en voulant bien lui faire connaître la latitude et la longitude du pays où l’on retrouverait des animaux préhistoriques.

Le professeur Challenger répliqua que certaines raisons l’inclinaient à garder pour lui ces renseignements, mais que, nonobstant, il les fournirait, sous garanties spéciales, à un comité choisi dans l’auditoire. Mr. Summerlee acceptait-il d’entrer dans ce comité et de vérifier en personne les déclarations soumises à l’enquête ?

Mr. Summerlee. — J’accepte. (Exclamations.)

Le professeur Challenger. — Je m’engage donc à remettre en vos mains tous les documents de nature à guider vos recherches. Néanmoins, puisque Mr. Summerlee doit aller vérifier mes déclarations, on trouvera juste que je lui adjoigne quelques personnes pour vérifier les siennes. Je ne vous dissimulerai pas que l’entreprise offre des difficultés et des dangers. Mr Summerlee aura besoin d’un collègue plus jeune. Y a-t-il des volontaires ?

C’est ainsi que surviennent les grandes crises de l’existence. Certes, je ne pouvais pas prévoir qu’en entrant dans la salle j’allais au-devant d’une aventure que mes rêves n’avaient jamais égalée en extravagance. Mais ce qui se présentait là, n’était-ce pas l’occasion même dont parlait Gladys ? Gladys m’eût conseillé de partir. Je me dressai. Je parlai, sans avoir préparé mes paroles. Tarp Henry, assis à mon côté, me tirait par la manche, et je l’entendais murmurer : « Asseyez-vous donc, Malone ! Ne faites pas l’imbécile devant tout le monde ! » En même temps, je me rendais compte qu’un homme grand, mince, aux cheveux carotte, était debout, lui aussi, à quelques rangs devant moi, et me regardait avec colère. Mais je ne cédais pas. Tous mes discours, obstinément, revenaient à la même conclusion :

— Je partirai, monsieur le président !

— Le nom ? Le nom ? cria l’auditoire.

— Je me nomme Édouard-Dunn Malone. Je suis reporter à la Daily Gazette. Voulez-vous d’un témoin sans parti pris ? Me voilà !

— Et vous, monsieur ? demanda le président à mon rival, comment vous appelez-vous ?

— Lord John Roxton. J’ai déjà remonté l’Amazone. La connaissance que j’ai de tout le bassin du fleuve me qualifie spécialement pour cette enquête.

— Il est vrai, dit le président, que lord John Roxton possède, comme chasseur et comme voyageur, une réputation mondiale ; mais, d’autre part, il conviendrait d’associer à une pareille expédition un membre de la presse.

— En ce cas, dit le professeur Challenger, je propose que l’assemblée désigne l’un et l’autre de ces messieurs pour accompagner le professeur Summerlee dans son voyage, à l’effet de contrôler la véracité de mes déclarations.

Ainsi se fixa notre destinée, au milieu des cris et des rires ; et, quelque peu étourdi par l’immensité de la tâche que je venais d’assumer, je me laissai rouler par le flot humain qui tourbillonnait vers la porte. Comme j’atteignais la sortie, les étudiants se ruaient joyeusement sur la chaussée ; un bras, au-dessus de la foule, se mit à brandir un lourd parapluie, à se lever, à s’abattre ; enfin, le coupé électrique du professeur Challenger démarra, salué par des manifestations diverses ; et sous les lumières argentées de Régent street je me trouvai en marche, seul, mais rêvant de Gladys, et fort en peine de ce que me réservait l’avenir.

Soudain, on me toucha au coude. Je me retournai, pour voir braqués sur moi les yeux durs et spirituels du grand homme mince qui s’était offert pour participer avec moi à cette étrange enquête.

— Monsieur Malone, je crois ? dit-il. Je vous accompagne. J’habite précisément de ce côté, dans l’Albany. Peut-être aurez-vous l’obligeance de me consacrer une demi-heure. Il y a une ou deux choses que j’aimerais vous dire.