Le Rêve de l’oncle/Texte entier

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 1---).

LE

RÊVE DE L’ONCLE


I

Maria Alexandrovna Moskalev est certes la plus importante dame de Mordassov, il n’y a pas de doute. Vous croiriez, à la voir, qu’elle n’a besoin de personne et que tout le monde, au contraire, lui a des obligations. Elle est peu aimée, c’est vrai, assez cordialement détestée même : mais elle est universellement crainte, et c’est tout ce qu’il lui faut. Ce trait n’est-il pas d’une fine politicienne ? Pourquoi, par exemple, quoi qu’elle ait la passion des commérages et qu’elle ne puisse s’endormir tranquille si elle n’a rien appris de nouveau dans la journée, pourquoi, cependant, à l’aspect de Maria Alexandrovna, tant elle est majestueuse, ne vient-il à l’esprit de personne qu’elle soit la première commère du monde ou au moins de Mordassov ? Il semble bien plutôt qu’à sa vue tous les commérages doivent cesser, les commères trembler comme des gamins devant leur pion, et les conversations se guinder aussitôt aux sujets les plus relevés. Elle sait pourtant sur certains Mordassoviens de si scandaleuses chroniques que, si elle les disait à propos et en en prouvant — comme elle sait faire — l’authenticité, tout Mordassov tremblerait comme jadis Lisbonne. Mais c’est le tombeau des secrets : il faut un concours de circonstances extraordinaire pour qu’elle consente à parler de certaines choses, — et encore à ses amis les plus intimes. Elle pourra risquer une allusion, laisser entendre qu’elle est « au courant » ; mais elle aime à tenir l’individu, homme ou femme, dans la suggestion d’une crainte perpétuelle, au lieu de l’écraser d’un coup. Voilà de l’intelligence, de la tactique ! Maria Alexandrovna se distingua toujours par son irréprochable « comme il faut ». On la cite comme modèle. Pour le comme il faut, elle n’a pas de rivale dans tout Mordassov. Elle pourra d’un mot tuer, déchirer, anéantir une personne qui lui a déplu, — mais sans y loucher, sans soupçonner, croirait-on, l’importance de ce mot. Un tel trait de caractère sent assez la haute société.

Elle a d’excellentes relations. Personne n’est venu à Mordassov sans se louer des réceptions de Maria Alexandrovna. La plu part même de ces visiteurs accidentels sont restés en correspondance avec elle. Il s’est trouvé un poète pour lui faire des vers : Maria Alexandrovna les montre avec orgueil. Un homme de lettres de passage lui dédia une nouvelle dont il avait donné lecture chez la noble dame durant une soirée : cela fit très bon effet. Un savant allemand, venu exprès de Carlsruhe pour étudier une espèce singulière de petits vers cornus qu’on trouve dans notre gouvernement (ce savant a écrit sur ce petit ver quatre volumes in-quarto), fut si charmé par l’amabilité de Maria Alexandrovna, que maintenant encore, de Carlsruhe, il lui écrit des lettres respectueuses et morales. On est allé jusqu’à comparer Maria Alexandrovna à Napoléon ! C’est une plaisanterie, une charge de ses jaloux ; pourtant, en assumant toute l’étrangeté de cette comparaison, j’oserai faire une question naïve : pour quoi Napoléon, au faite de sa gloire, fut-il pris de vertige ? Les légitimistes attribuent cette faiblesse à la vile extraction de Napoléon, qui n’était ni de race royale ni même de bonne noblesse. Toute spirituelle que soit cette opinion, — car elle sent la plus brillante époque de l’ancienne cour française, — j’oserai encore demander : mais pour quoi Maria Alexandrovna, elle, ne fut-elle jamais prise de vertige ? Car c’est un fait : elle devint et depuis demeura toujours la plus importante dame de Mordassov. Sans doute, elle eut des heures difficiles, et, dans certaines circonstances, il arriva qu’on se demanda : « Comment va faire Maria Alexan­drovna ? » Et l’obstacle était franchi « comme par enchantement ».

Tout le monde se rappelle comment son mari, Aphanassi Matveïtch, perdit sa posi­tion. Ce fut à la suite de l’inspection de reviseurs qu’il trouva trop bêtes. On pen­sait que Maria Alexandrovna allait perdre la tête, s’humilier, supplier, en un mot, « rabaisser son caquet ». Loin de là ! Comprenant que les supplications n’y feraient rien, elle s’arrangea de telle sorte que son influence ne fût aucunement diminuée et que sa maison continuât d’être la première maison de Mordassov. Anna Nikolaïevna Antipova, ennemie acharnée de Maria Alexandrovna, malgré des dehors d’amitié mondaine, criait déjà victoire. Mais on s’aperçut bientôt qu’il était difficile d’embarrasser Maria Alexandrovna, qu’elle était plus forte qu’on ne l’avait pensé.

Ici, quelques mots sur Aphanassi Matveïtch, le mari de Maria Alexandrovna. C’est un homme qui paye de mine, la correction même. Mais, dans les cas critiques, il s’effarait comme un mouton qui s’aperçoit qu’on a changé quelque chose à la porte du bercail. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir à l’ordinaire un air très important, surtout aux dîners d’apparat, quand il mettait sa cravate blanche. La majesté de ces gens-là dure jusqu’au moment où ils ouvrent la bouche : mais alors il faut se boucher les oreilles. Certes, un tel homme est indigne d’appartenir à Maria Alexandrovna. C’est l’opinion générale.

D’ailleurs, c’est seulement grâce au génie de sa femme qu’il se maintenait dans son poste. À mon avis, il y avait déjà longtemps qu’on aurait dû le mettre dans le potager en guise d’épouvantail à moineaux.

Là, et là seulement, il aurait pu être de quelque utilité. Maria Alexandrovna fit donc très bien en exilant Aphanassi Matveïtch dans le village de cent vingt âmes qu’elle possédait à trois verstes de Mordassov. Disons en passant que cette propriété représentait toute la fortune qui permettait à Maria Alexandrovna de mener si bien, d’un si beau train, sa maison. On comprit sans peine qu’elle avait supporté Aphanassi Matveïtch uniquement à cause de sa place, de ses appointements et… et de certains autres petits revenus. Maintenant que, vieilli, il ne représentait plus ni appointements ni rêve nus, n’était-il pas juste qu’on l’éloignât comme une encombrante inutilité ?

Aphanassi Matveïtch mène à la campagne une vie très agréable. Je lui ai fait visite et j’ai passé avec lui une heure charmante. Il essaye ses cravates blanches, il cire lui-même ses bottes, non par nécessité, mais pour l’amour de l’art, parce qu’il aime que ses bottes soient resplendissantes. Il boit du thé trois fois par jour, va souvent au bain et se tient en joie…

Vous rappelez-vous cette dégoûtante histoire, il y a dix-huit mois, à propos de Zinaïda Aphanassievna, l’unique fille de Maria Alexandrovna et d’Aphanassi Matveïtch ? Zinaïda est une beauté, de plus elle est très bien élevée ; mais elle a vingt-trois ans et n’est pas encore mariée. L’une des principales causes qu’on assigne au célibat de Zina, c’est ce bruit vague de l’étrange liaison qu’elle aurait eue, il y a précisément dix-huit mois, avec un petit outchitel[1], — bruit qui n’est pas encore apaisé. — On parle d’un billet doux écrit par Zina et qui aurait fait le tour de Mordassov. Mais dites-moi, je vous prie, avez-vous vu ce billet ? Il a fait le tour de Mordassov. Eh bien ! où est-il donc à présent ? Tous en ont entendu parler, mais qui l’a vu ? Pour ma part, je n’ai rencontré personne qui l’ait vu de ses propres yeux. Si vous faites une allusion à ce billet devant Maria Alexandrovna, je parie qu’elle ne vous comprendra pas. Mais supposons qu’il y ait eu quelque chose de vrai dans cet on dit, que Zina ait écrit ce billet (je crois en effet qu’elle l’a écrit) : admirez donc alors l’habileté de Maria Alexandrovna. Comment étouffer cette affaire scandaleuse ? — Eh bien, cherchez, pas de trace ! pas de preuve ! Maria Alexandrovna ne daigne même pas connaître cette basse calomnie, et, pourtant, Dieu sait la peine qu’elle a dû prendre pour conserver intact l’honneur de sa fille unique ! Que Zina ne soit pas encore mariée, c’est trop compréhensible : quel fiancé aurait-elle pu trouver ici ? Zina ne peut épouser qu’un prince régnant ! Avez-vous jamais vu si parfaite beauté ? Elle est orgueilleuse, c’est vrai… On dit que Mozgliakov l’a demandée en mariage, mais le mariage ne se fera pas. Qu’est-ce donc que ce Mozgliakov ? Il est jeune, assez bien de visage, élégant, Pétersbourgeois, propriétaire de cent cinquante âmes non hypothéquées. Mais il n’est pas fort ! Léger, bavard, épris des idées nouvelles… Qu’est-ce que cent cinquante âmes avec des idées nouvelles ? Le mariage ne se fera pas.


Tout ce que vient de lire l’aimable lecteur a été écrit, il y a cinq mois, uniquement par admiration. Je dois convenir que j’ai quelque sympathie pour Maria Alexandrovna. Je voulais écrire l’éloge de cette magnifique dame sous la forme d’une lettre adressée à un ami, à l’exemple de celles que publiaient jadis les revues dans ce bon vieux temps qui, Dieu merci ! ne reviendra plus. Mais je n’ai aucun ami, et, grâce à l’incurable timidité qui me prend dès qu’il s’agit de littérature, mon œuvre est restée dans un tiroir comme un essai abandonné.


Cinq mois donc s’étaient passés, quand survint à Mordassov un événement extraordinaire.

Un jour, de grand matin, arriva le prince K… qui descendit chez Maria Alexandrovna. Les conséquences de cet événement sont incalculables. Le prince n’a passé à Mordassov que trois jours. Mais ces trois jours ont laissé des souvenirs fatals et ineffaçables. Je dirai plus encore : le prince a causé toute une révolution dans notre ville. Le récit de cette révolution sera certes la plus importante page de l’histoire de Mordassov. C’est cette page que, après bien des hésitations, je me suis décidé à offrir sous une forme littéraire au jugement de l’honorable public. Mon récit pourrait s’intituler : « Grandeur et Décadence de Maria Alexandrovna ». Grand et séduisant sujet pour un poète.

II

Je dirai d’abord que le prince K… n’était pas un vieillard centenaire. À le voir, cependant, on ne pouvait s’empêcher de penser qu’il allait retourner aux éléments, tant il était usé ! On disait à Mordassov les plus étranges choses au sujet de ce prince. On le prétendait légèrement détraqué. Il semblait en effet étrange qu’un pomiestchik[2] d’une des plus notables familles, propriétaire de quatre mille âmes, en position d’obtenir une influence considérable dans la province, demeurât enfermé comme un ermite dans sa magnifique propriété. Bien des gens qui l’avaient vu, six ou sept ans auparavant, lors du premier passage du prince à Mordassov, assuraient qu’alors il ne pouvait souffrir la solitude et n’avait pas ces mœurs d’ermite.

Voici les renseignements que j’ai pu recueillir sur son compte en puisant aux sources les plus sûres :

Jadis, — il y a bien longtemps ! — le prince avait fait dans le monde une entrée d’aurore. Durant toute sa jeunesse, il avait mené joyeuse vie, courtisant les dames, gaspillant à différentes reprises son argent en des voyages à l’étranger, chantant des romances, faisant des calembours ; mais il ne se distinguait point par une intelligence hors ligne. À cette vie, il se ruina vite, et, quand vinrent les vieux jours, il resta sans un kopek. Quelqu’un lui conseilla d’aller dans son village, qu’on commençait déjà à vendre aux enchères. Il suivit ce conseil, et c’est à cette occasion qu’il passa six mois à Mordassov. La vie de province lui plut fort, et pendant ces six mois il acheva de se « nettoyer » en intrigues auprès des mondaines provinciales. C’était d’ailleurs un excellent homme, d’un faste princier (à Mordassov, le faste est la marque caractéristique de la plus haute aristocratie). Les dames surtout ne cessaient de se réjouir d’un hôte si charmant. Il laissa chez nous de très curieux souvenirs ; on racontait, entre autres bizarreries, que le prince passait la plus grande partie de la journée à sa toilette. Il semblait fait tout entier de petites pièces rapportées. On se demandait où et comment il avait pu se décomposer ainsi. Il portait une perruque, des moustaches, des favoris et même une espagnole, le tout faux jusqu’au dernier poil et d’un noir splendide. Il mettait du blanc et du rouge tout le long du jour. On assurait qu’il avait un talent tout particulier pour dissimuler les rides du visage au moyen de petits ressorts cachés sous la perruque. On assurait encore qu’il portait un corset, ayant perdu une côte en sautant maladroitement d’une fenêtre pendant une aventure galante, en Italie. Il boitait de la jambe gauche, une jambe fausse en liège, affirmait-on, la vraie ayant été cassée à Paris, dans une autre aventure. Il se peut qu’on exagérât, mais ce qui est sûr, c’est que son œil droit était en verre : c’était d’ailleurs à s’y méprendre ; on l’eût cru naturel. Les dents aussi étaient en composition. Il passait des journées entières à se laver avec des eaux garanties, à se parfumer, à se pommader. Dès lors, pourtant, il commençait à vieillir et radotait. Sa carrière semblait toucher à sa fin, tous le savaient ruiné, — et voilà que tout à coup une de ses parentes les plus proches, une très vieille dame, qui vivait à Paris et dont il n’espérait pas l’héritage, était morte, après avoir enterré juste un mois avant sa mort son unique héritier. C’étaient quatre mille âmes et une superbe propriété à soixante verstes de Mordassov qui revenaient au prince sans aucun partage. Il partit aussitôt pour Pétersbourg afin de mettre ordre à ses affaires. À l’occasion de son départ, les dames lui offrirent un magnifique banquet par souscription. On se souvient encore com bien le prince fut, ce jour-là, séduisant et spirituel ! C’était un feu roulant de calembours, d’anecdotes extraordinaires. Il promit de revenir le plus tôt possible dans sa nouvelle propriété et jura qu’à son retour il tiendrait table ouverte et donnerait une fête — bals et illuminations — qui n’aurait pas de fin. Après son départ, les dames parlèrent tout un an de cette fête promise et attendirent impatiemment le charmant petit vieillard. On organisait même des excursions à Doukhanovo, le village du prince, où l’on admirait un ancien château, un parc orné d’acacias imitant des lions, de collines artificielles, de lacs où flottaient de petits bateaux montés par des Turcs en bois qui jouaient de la flûte, de pavillons de Mon-Plaisir, d’autres agréments encore.

Enfin le prince revint, et, à l’étonnement à la déception de tous, il ne passa même pas à Mordassov et s’enferma dans un isolement absolu à Doukhanovo. D’étranges bruits circulèrent. À partir de ce moment, l’histoire du prince devient obscure et fantastique. D’abord on contait qu’à Pétersbourg il n’avait pas réussi dans ses affaires ; que ses héritiers, vu son état sénile, voulaient le pourvoir d’un conseil judiciaire dans la crainte qu’il ne gaspillât de nouveau ses biens. Plus encore : on ajoutait que ces avides coureurs d’héritage avaient voulu l’enfermer dans une maison de santé ! Heureusement pour le prince, un de ses parents, un personnage très important, le défendit en prouvant très clairement que le pauvre homme, à moitié mort et tout artificiel, n’en avait sans doute plus pour longtemps. Ainsi la fortune reviendrait aux héritiers sans qu’ils eussent eu besoin de recourir à la maison de santé. Voilà ce qu’on dit. On a la langue longue à Mordassov. Tout cela avait effrayé le prince, si bien qu’il avait changé de caractère et s’était transformé en ermite. Par curiosité, quelques Mordassoviens vinrent le féliciter : ou ils ne furent pas reçus, ou ils le furent très singulièrement. Le prince ne reconnut même pas, ou plutôt ne voulut pas reconnaître ses anciens amis.

Le gouverneur aussi lui fit une visite, mais il revint en disant que le prince était toqué. Par la suite, on remarqua que le gouverneur faisait une assez maigre mine quand on lui parlait de son voyage à Doukhanovo… Les dames s’indignaient. On apprit enfin une chose capitale : le prince était sous la tutelle d’une inconnue nommée Stepanida Matveïevna, — Dieu sait quel le sorte de femme ! — arrivée avec lui de Pétersbourg, vieille, obèse, éternellement vêtue d’indienne, un trousseau de clefs toujours à la main. Le prince lui obéit en tout comme un enfant et n’ose faire un pas sans la consulter. Elle le lave de ses propres mains, le choie, le promène et l’amuse comme un bébé ; enfin, c’est elle qui défend sa porte aux parents qui commencent à connaître le chemin de Doukhanovo… On discuta beau coup, surtout parmi les dames, cette liaison incompréhensible. On ajouta que Stepanida Matveïevna régissait de sa propre autorité, sans contrôle, toute la fortune du prince. Elle change d’intendant, de domestiques, louche les revenus ; d’ailleurs son administration est bonne, et les paysans la bénissent. Pour le prince, il ne quitte plus sa toilette, essayant des espagnoles, des perruques, des habits. Quelquefois il joue aux cartes avec Stepanida Matveïevna ; quelquefois il fait une promenade sur une jumment anglaise très douce : Stepanida Matveïevna l’accompagne toujours en voiture couverte, prête à tout, car le prince ne monte guère à cheval que par coquetterie et se tient à peine en selle. Il lui arrive aussi de sortir à pied, vêtu d’un paletot, la tête couverte d’un chapeau de paille, un foulard de femme au cou, un monocle dans l’œil, à la main gauche une corbeille pour y mettre des champignons et des fleurs des champs ; Stepanida Matveïevna marche derrière lui, suivie de deux grands laquais ; à quelque distance, une voiture. Rencontre-t-on un moujik qui s’arrête et ôte sa casquette pour saluer très bas en disant : « Bonjour, petit père prince, Notre Excellence, notre petit soleil ! » le prince dirige vers lui son monocle, le salue gracieusement de la tête et lui dit en français : « Bonjour, mon ami, bonjour ! »

Mais quel fut l’étonnement général quand, un beau matin, le bruit se répandit que le prince, cet ermite, cet original, était venu lui-même à Mordassov et descendu chez Maria Alexandrovna ! Tout fut sens dessus dessous. On attendait une explication, on se demandait : « Qu’est-ce que cela signifie ? » Certains se préparaient à aller chez Maria Alexandrovna. Les dames s’écrivaient, se visitaient, envoyaient leurs bonnes et leurs maris aux renseignements. Le plus étonnant, c’était cette circonstance que le prince fût descendu chez Maria Alexandrovna et non pas ailleurs. Anna Nikolaïevna Antipova en était froissée plus que personne, car le prince lui était parent, parent très éloigné, il est vrai.

III

Il est dix heures du matin. Nous sommes chez Maria Alexandrovna, sur la Grande-Rue, dans la pièce que la maîtresse de maison, aux jours solennels, décore du nom de salon (Maria Alexandrovna possède aussi un boudoir). Le parquet est assez bien peint. Le papier des murs est très correct. Les meubles, mal commodes, arborent avec une véritable prédilection la couleur rouge. Il y a une cheminée, et sur la cheminée une glace ; devant la glace, une pendule ayant pour sujet un Cupidon du goût le plus odieux. Sur les murs, dans l’entre-deux des fenêtres, deux glaces dont on a déjà ôté les housses. Devant les glaces, deux, petites tables et encore deux pendules. Un piano à queue occupe la moitié d’un panneau. (On a fait venir ce piano pour Zina ; Zina est musicienne.) Auprès de la cheminée, où brûle un bon feu, sont disposés des fauteuils dans un désordre aussi pittoresque que possible. Au milieu, une petite table. À l’autre extrémité de la pièce, une table encore, couverte d’une nappe immaculée et sur laquelle bout un samovar en argent, au milieu d’un très joli service à thé. Une dame qui habite chez Maria Alexandrovna en qualité de parente éloignée, Nastassia Petrovna Ziablova, est spécialement préposée au thé.

Deux mots sur cette dame. Elle est veuve, brune, plus de trente ans, le teint frais, des yeux châtain sombre très vifs, assez jolie ; elle a de la gaieté, de la ruse aussi ; une commère, cela va sans dire, et qui sait faire ses affaires ; elle a deux enfants en pension je ne sais où. Elle voudrait bien se remarier ; elle vit d’une façon très indépendante ; son mari était officier.

Maria Alexandrovna elle-même est assise auprès de la cheminée : elle est de bonne humeur. Elle porte une robe vert clair qui lui sied à ravir. Elle est toute réjouie de l’arrivée du prince. En ce moment, le prince est en haut, occupé à sa toilette. Maria Alexandrovna ne pense même pas à cacher sa joie. Devant elle, un jeune homme fait des mines tout en racontant avec animation je ne sais quoi. On voit qu’il cherche à plaire à ses écouteuses. Il a vingt-cinq ans. N’était son exubérance, n’étaient aussi ses prétentions à l’esprit, il serait tolérable. Il est bien mis, blond, assez agréable à voir. Nous avons déjà parlé de lui, c’est M. Mozgliakov, jeune homme sur lequel on a fondé des espérances matrimoniales. Maria Alexandrovna lui trouve la tête un peu creuse, mais ne laisse pas de le recevoir très bien. Il se prétend amoureux fou de Zina. Il s’adresse sans cesse à elle, afin d’obtenir un sourire de la jeune fille à force de bons mots et d’entrain. Mais elle le tient à distance, très froidement. Elle est debout auprès du piano, elle feuillette un almanach. C’est une de ces femmes qui produisent un effet général en entrant dans un salon. Elle est merveilleusement belle : grande, brune, d’immenses yeux presque noirs, élancée, une gorge magnifique, des épaules et des mains antiques, des pieds ravissants, une démarche royale. Elle est un peu pâle aujourd’hui, mais cette pâleur fait ressortir l’éclat rouge des lèvres entre lesquelles brillent, comme des perles enfilées, les dents, petites et régulières. Vous en rêveriez trois jours de suite pour l’avoir vue une fois. Son expression est sérieuse. M. Mozgliakov semble craindre le regard fixe de Zina, du moins il ne lève pas sans embarras ses yeux vers elle. Sa robe est très simple, en gaze blanche : le blanc lui va bien, le blanc lui va très bien… Du reste, tout lui va. À l’un de ses doigts, elle porte une bague de cheveux tressés. À en juger par la couleur, ces cheveux ne sont pas ceux de sa maman. Mozgliakov n’a jamais osé demander de qui sont ces cheveux. Ce matin, elle est silencieuse, triste même, ou tout au moins préoccupée. En revanche, Maria Alexandrovna est en veine de bavardage. Elle jette de temps en temps un très furtif coup d’œil soupçonneux vers Zina, un extrêmement furtif coup d’œil, comme si elle aussi craignait la jeune fille.

— Je suis si contente, Pavel Alexandrovitch (on dirait qu’elle piaule) que je suis prête à crier à travers la fenêtre ma joie aux passants. Je ne parle pas de la surprise charmante que vous nous avez faite, à Zina et moi, en venant quinze jours plus tôt que nous ne vous attendions. Cela est à part. Mais je suis surtout charmée par l’attention que vous avez eue de nous amener le prince. Si vous saviez comme j’adore ce séduisant petit vieillard ! Vous ne pouvez me comprendre ! Vous autres jeunes gens, vous seriez incapables d’une telle affection. Savez-vous ce qu’il a été pour moi, il y a six ans ? T’en souviens-tu, Zina ? Mais j’oublie qu’alors tu habitais chez ta tante. Vous ne me croiriez pas, Pavel Alexandrovitch, j’ai été le guide du prince, sa sœur, sa mère ! Il m’obéissait comme un petit enfant ! Il y avait de la naïveté, de la tendresse, de la noblesse dans notre liaison. C’était… pastoral ! Je ne sais comment définir cela… C’est pourquoi il s’est souvenu de ma maison avec tant de reconnaissance, ce pauvre prince ! Savez-vous, Pavel Alexandrovitch, que vous l’avez peut-être sauvé en le conduisant chez moi ? Je ne pouvais me défendre d’un serrement de cœur, pendant ces six années, quand je pensais à lui ! Je… le croiriez-vous ?… je rêvais de lui ! On dit que cette créature, sa geôlière, l’a ensorcelé, perdu… mais enfin vous l’avez arraché des griffes de cette harpie ! Il faut profiter de l’occasion pour le sauver complètement… Mais racontez-moi, une fois encore, comment vous y êtes parvenu. Décrivez-moi en détail votre rencontre. Tout à l’heure, j’étais si agitée ! je n’ai vu que les grandes lignes, mais tous les détails me sont également précieux. Je suis ainsi. J’aime les détails ; dans les plus grands événements, c’est tout d’abord sur les détails que je porte mon attention… et… pendant qu’il achève sa toilette…

— Mais je vous ai déjà tout dit, s’empresse de répondre Mozgliakov, tout prêt à recommencer son récit pour la dixième fois. J’avais voyagé pendant toute la nuit… je n’avais pas dormi : j’avais si grande hâte d’arriver ! (Cette dernière phrase s’adressait à Zina.) J’avais dû subir des disputes, des criailleries aux relais. J’avais même, je l’avoue, fait beaucoup de tapage. C’est tout un poème moderne. Mais passons. Juste à six heures du matin j’arrive au dernier relais, à Iguichevo. Je suis transi, mais bah ! je ne prends même pas le temps de me réchauffer. Je crie : « Des chevaux ! » J’ai fait peur, je crois bien, à la femme du chef de relais : elle avait un bébé au sein, je crains que son lait n’ait tourné. — Le lever du soleil était admirable ! Vous savez, cette poudre de gel, écarlate et argentée ? Je ne faisais attention à rien, je vais à la vapeur ! Je prends des chevaux chez un certain conseiller de collège, — avec qui j’ai failli avoir un duel. On me dit qu’un quart d’heure auparavant est parti de ce relais un certain prince qui voyage avec ses chevaux. Il a passé la nuit au relais. J’écoute à peine, je saute en voiture, je vole comme un prison nier qui s’évade. — Il y a la même situation dans une élégie de Fet[3]— Or, juste à neuf verstes de la ville, en vue de la retraite de Svietozerskaïa, j’aperçois une chose étrange : une grande voiture de voyage renversée sur le flanc. Le cocher et deux grands laquais sont debout auprès, très embarrassés. Du fond de la voiture parlent des cris qui déchirent l’âme… Je pouvais passer outre, cela ne me regardait pas, mais l’humanité prit le dessus, car, comme dit Heine, elle fourre son nez partout. Je m’arrête donc. Moi, mon yamstchik Semen et une autre âme russe, nous accourons à l’aide et à nous six nous relevons la voiture. Nous la remettons sur pied, — c’est-à — dire sur patins. — Des moujiks qui portaient du bois à la ville nous ont aidés aussi (je leur ai donné un bon pourboire). Et je me dis : C’est le prince qui a passé la nuit au relais. Je regarde : Dieu ! c’est le prince Gavrila ! Quelle rencontre ! « Prince ! lui criai-je ; petit oncle ! » Du premier regard, il ne me reconnut pas ; je ne sais trop s’il me reconnut au second regard : maintenant encore, je ne sais trop s’il est parvenu à me reconnaître. Je crois qu’il ne se souvient guère de notre parenté. Je le vis pour la première fois, il y a sept ans, à Pétersbourg. J’étais alors un gamin. Je me le rappelle très bien, mais lui, comment pourrait-il se souvenir de moi ? Je me présente : il est enchanté ! Il m’embrasse, puis il se met à trembler de peur et enfin il éclate en sanglots. Par Dieu ! je l’ai vu de mes propres yeux : il a pleuré !

D’un mot à l’autre, je finis par lui proposer de venir prendre à Mordassov au moins un jour de repos. Il y consentit sans hésiter. Il me déclara qu’il se rendait dans la retraite de Svietozerskaïa, chez l’archiprêtre Missaïl qu’il a en grande estime ; que Stepanida Matveïevna — qui de nous autres, parents du prince, n’a pas entendu parler de Stepanida Matveïevna ? L’année dernière, elle m’a chassé de Doukhanovo avec un balai… — que Stepanida Matveïevna donc a reçu une lettre qui la réclame à Moscou pour la mort de quelqu’un, son père ou sa fille, je ne sais ni ne tiens à le savoir, peut-être son père et sa fille à la fois, et encore par-dessus le marché quelque petit neveu employé à l’octroi des vins. En un mot, elle avait dû se résigner à quitter son prince pour une dizaine de jours et prendre en toute hâte son vol vers la capitale. Le prince était resté un jour, deux jours, sans bouger, essayant ses perruques, se pommadant, se peignant, jouant tout seul aux cartes : bref, la solitude finit par lui peser. C’est alors qu’il ordonna d’atteler et prit le chemin de la retraite de Svietozerskaïa. Quelqu’un de son entourage, craignant le fantôme de Stepanida Matveïevna, avait osé le contrecarrer. Mais le prince est entêté et il était parti la veille, après le diner, avait passé la nuit à Iguichevo, quitté le relais de bon matin, et, juste au détour du chemin qui mène chez l’archiprêtre, il avait failli tomber avec sa voiture dans un trou. Je le sauve et le persuade de venir chez noire amie commune, l’honorable Maria Alexandrovna. Il dit que vous êtes la plus charmante dame qu’il ait jamais vue et nous voilà. Le prince met en ordre sa toilette avec son valet de chambre dont il a tenu à ne pas se séparer. Il mourrait plutôt que d’entrer chez une dame sans ses munitions de toilette… Et voilà toute l’histoire… une charmante histoire !

— Quel humoriste, hein ! Zina ? s’écrie Maria Alexandrovna. Quel charmant conteur ! Écoutez, Pavel, une question : expliquez-moi bien votre parenté avec le prince. Vous le traitez d’oncle.

— Pardieu ! je ne sais moi-même, Maria Alexandrovna, comment je lui suis parent. Il s’en faut peut-être bien d’un cent de fagots que nous soyons de la même branche. Mais je l’appelle mon petit oncle, et il me répond. Voilà jusqu’à ce jour toute notre parenté…

— C’est Dieu lui-même qui vous a inspiré de me l’amener. Je ne puis songer sans trembler qu’il aurait pu descendre ailleurs que chez moi. Ou l’aurait dévoré ! On se serait jeté sur lui comme sur un trésor, comme sur une mine !… On l’aurait dévalisé peut-être ! Vous ne pouvez vous imaginer quelles âmes avides, viles et rusées habitent Mordassov.

— Ah ! mon Dieu ! mais où l’aurait-on mené ailleurs que chez vous ? Que dites-vous là, Maria Alexandrovna ? intervint Nastassia Petrovna, la préposée au thé. Ce n’est pas chez Anna Nikolaïevna, toujours !

— Cependant, pourquoi reste-t-il si long temps ? C’est étrange ! dit Maria Alexandrovna en se levant avec impatience.

— L’oncle ? Mais il en a encore pour cinq heures ! D’ailleurs, vous savez qu’il n’a plus de mémoire ; il peut très bien avoir oublié qu’il est votre hôte. C’est un homme extraordinaire, Maria Alexandrovna ! Si vous saviez !…

— Allons donc ! Que dites-vous ?

— La vérité, Maria Alexandrovna. C’est un homme mécanique. Vous ne l’avez pas vu depuis six ans, mais je sais ce qu’il en est. C’est un souvenir d’homme, on a oublié de l’enterrer. Il a des yeux en verre, des jambes en liège ; il est tout en ressorts, sa voix même est artificielle.

— Mon Dieu ! quel étourdi vous faites ! s’écria Maria Alexandrovna d’un air pincé. N’avez-vous pas honte, vous, son parent, de parler ainsi de ce respectable vieillard ? Au moins n’oubliez pas son extrême bonté. (La voix de Maria Alexandrovna prend ici une intonation touchante.) Songez aussi que c’est un débris de notre aristocratie ! Mon ami, ces légèretés vous viennent de ces idées nouvelles dont vous ne cessez de parler. Mon Dieu ! je les partage, vos idées ; je comprends que le principe de vos opinions est noble, honnête. Je pressens dans ces idées nouvelles quelque chose d’élevé, de sublime. Mais tout cela ne m’empêche pas de voir les côtés pour ainsi dire pratiques de la question. J’ai vécu dans le monde, je connais mieux que vous les hommes et les choses, car vous n’êtes qu’un jeune homme. Ce petit vieillard vous semble ridicule à cause de son âge. Vous disiez, l’autre jour, que vous vouliez libérer vos serfs, qu’il faut être de son siècle. Tout cela, sans doute, pour l’avoir lu quelque part dans votre Shakespeare ! Croyez-moi, Pavel Alexandrovitch, votre Shakespeare est mort il y a longtemps. S’il ressuscitait, il ne comprendrait rien, malgré son génie, à la vie moderne. S’il y a quelque chose de chevaleresque, de majestueux dans notre société contemporaine, c’est précisément l’aristocratie. Un prince restera toujours un prince ; même d’une chaumière il saura faire un palais. Tandis que le mari de Natalia Dmitrievna, qui s’est construit un château, reste le mari de Natalia Dmitrievna, rien de plus, — et Natalia Dmitrievna peut mettre sur elle cinquante crinolines, elle sera Natalia Dmitrievna comme devant. Vous aussi, mon cher Pavel, vous êtes un représentant de l’aristocratie, vous en êtes issu. J’ose aussi me considérer moi-même comme non étrangère à cette aristocratie. Eh bien ! malheur à l’enfant qui raille ses propres ancêtres ! Du reste, vous conviendrez vous-même dans peu, mon ami, qu’il faut mettre votre Shakespeare de côté, je vous le prédis. Je suis certaine que maintenant même vous n’êtes pas sincère. C’est de la pose… Mais je bavarde ! Restez ici, mon cher Pavel ; je vais prendre des nouvelles du prince. Peut-être lui faut-il quelque chose, et avec mes domestiques !…

Et Maria Alexandrovna sortit précipitamment.

— Maria Alexandrovna semble très contente que le prince ne soit pas descendu chez l’élégante Anna Nikolaïevna ; pourtant Anna Nikolaïevna prétend être la parente du prince. Elle doit mourir de rage ! observa Nastassia Petrovna.

Mais, remarquant qu’on ne lui répond pas, Mme Ziablova, après avoir jeté un coup d’œil sur Zina et sur Pavel Alexandrovitch, comprend qu’elle est de trop et sort, elle aussi, comme pour chercher quelque chose. Du reste, elle se dédommage de sa discrétion en restant derrière la porte pour écouter.

Pavel Alexandrovitch s’approche aussitôt de Zina ; il est très ému, sa voix tremble.

— Zinaïda Aphanassievna, vous n’êtes pas fâchée contre moi ? dit-il timidement et d’un air suppliant.

— Contre vous ! Et pourquoi donc ? de mande Zina un peu rougissante, en levant sur lui ses yeux splendides.

— Pour mon arrivée prématurée, Zinaïda Aphanassievna. Je ne pouvais supporter une plus longue séparation. Quinze jours encore ! Je vous voyais dans mes rêves ! Je suis venu pour connaître mon sort… Mais vous froncez le sourcil, vous vous fâchez ? Je ne saurai donc rien de décisif aujourd’hui ?

Zinaïda, en effet, s’assombrit.

— Je prévoyais bien que vous me parleriez de cela, commence-t-elle d’une voix sévère qui se nuance de dépit. (Elle baisse les yeux.) Comme cette appréhension m’a été très pénible, plus tôt toute incertitude sera tranchée, mieux cela vaudra… Vous exigez… c’est-à-dire vous demandez une réponse ? Soit. Ma réponse sera la même qu’auparavant : attendez. Je vous le répète, je ne suis pas encore décidée, je ne puis vous promettre d’être votre femme… On n’obtient pas cela en l’exigeant, Pavel Alexandrovitch ; mais, pour vous tranquilliser, j’ajoute que je ne vous refuse pas définitivement. Remarquez, toutefois, que si je vous laisse espérer une décision favorable, c’est par pitié pour votre inquiétude. Je vous répète que je veux prendre en toute liberté ma décision, et si je finis par vous dire que je refuse, il ne faudra pas m’accuser ensuite de vous avoir donné des espérances. Tenez-vous-le pour dit.

— Mais quoi ! quoi donc ! s’écrie Mozgliakov d’une voix toujours suppliante, est-ce là une espérance ? Puis-je fonder une espérance quelconque sur vos paroles, Zinaïda Aphanassievna ?

— Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit et fondez tout ce que Vous voudrez : vous êtes libre. Je n’ajouterai plus rien. Je ne vous refuse pas, je vous dis seulement : Attendez ! Je garde le droit de vous refuser si je le juge nécessaire. Je vous ferai remarquer encore ceci, Pavel Alexandrovitch : si vous êtes venu plus tôt que vous aviez dit dans le but d’agir par des voies détournées, dans l’espoir d’employer quelque influence, celle de maman, par exemple, vous vous êtes trompé dans vos calculs. S’il en était ainsi, je vous refuserais net, entendez-vous ? Et maintenant, assez, je vous en prie ! Jusqu’à ce que je vous en reparle moi-même, plus un seul mot là-dessus.

Tout ce discours a été prononcé d’un ton ferme, sec, sans hésitation, comme s’il avait été appris d’avance. Et Pavel sent son nez s’allonger. Là-dessus entre Maria Alexandrovna. Aussitôt après elle entre aussi Mme Ziablova.

— Il va descendre, Zina ! Je crois qu’il va descendre tout de suite ! Nastassia Petrovna, vite, du thé !

Maria Alexandrovna est bouleversée.

— Anna Nikolaïevna a déjà envoyé prendre des nouvelles ; sa bonne Anioutka est déjà venue demander des renseignements à l’office. Qu’elle doit être dépitée ! dit Nastassia Petrovna en se précipitant sur le samovar.

— Que m’importe ! répond Maria Alexandrovna qui jette ses paroles par-dessus l’épaule à Mme Ziablova. Comme si je m’intéressais à ce que peut penser Anna Nicolaïevna ! Soyez sûre que je n’enverrai jamais personne dans son office. Et puis, tenez, je suis très étonnée qu’on me fasse passer pour l’ennemie de cette pauvre Anna Nikolaïevna ! Car c’est l’opinion de tout Mordassov. Jugez-en, Pavel Alexandrovitch. Vous nous connaissez toutes deux : pour quoi serais-je son ennemie ? Pour lui disputer la suprématie ? Je suis indifférente à ces sortes de choses ! Qu’elle soit la première, j’irai l’en féliciter. Enfin, c’est injuste, je veux la défendre. C’est mon devoir. Pour quoi la calomnier, pourquoi tant dauber sur elle ? Elle est jeune, elle aime la toilette : est-ce pour cela ? Quant à moi, j’estime qu’il vaut mieux aimer la toilette que certaines autres choses qui sont si fort du goût de Natalia Dmitrievna, de ces choses qu’on ne peut même pas nommer. Est-ce encore parce qu’Anna Nikolaïevna aime les visites et ne peut rester chez elle ? Mais, mon Dieu ! elle n’a aucune instruction, et certes il lui serait difficile d’ouvrir un livre et de s’occuper dix minutes de suite à quoi que ce soit. Elle est coquette, elle fait de l’œil à travers sa fenêtre à tous les passants. Et puis ?… Mais pourquoi parle-t-on d’elle comme d’une beauté ? Elle est pâle à faire peur ! Elle danse d’une façon égayante, comique même, j’en conviens, mais pour quoi donc dit-on qu’elle polke à merveille ? Elle porte des chapeaux, impossibles. Mais est-ce sa faute si elle manque de goût ? Affirmez-lui qu’elle ferait bien d’épingler sur sa tête un papier à bonbon, elle le fera. Elle est cancanière, mais tout le monde ici cancane. M. Souchilov, avec ses immenses favoris, est chez elle du matin au soir, du soir au matin aussi, je crois bien. Eh ! mon Dieu ! pourquoi son mari joue-t-il aux cartes jusqu’à cinq heures du matin ?… Il y a tant de mauvais exemples ! Du reste, c’est encore peut-être une calomnie. En un mot, je prendrai toujours, toujours, toujours, sa défense… Mais, ah ! Seigneur, voilà le prince ! C’est lui ! c’est lui ! je reconnais son pas ! Je le reconnaîtrais entre mille. Enfin je vous vois, mon prince !…

IV

Au premier abord, vous ne prendriez pas le prince pour un vieillard, mais, à l’examiner de plus près, vous verriez bien que c’est un cadavre mû par des ressorts ; on a employé tous les artifices pour travestir cette momie en adolescent. Une perruque étonnante, des favoris, des moustaches postiches d’un noir d’ébène couvrent la moitié du visage. Les joues sont très habilement peintes ; pas de rides : où sont-elles ?… Mis à la dernière mode, on dirait qu’il sort d’une gravure de tailleur. Il porte une sorte de visite, c’est-à-dire quelque chose de très élégant fait tout exprès pour les visites du matin. Des gants, une cravate, un gilet, le tout d’une éclatante blancheur et d’un goût raffiné. Le prince boite un peu, mais si légèrement ! On dirait un ragoût de plus exigé par la mode.

Un monocle dans l’œil, — dans celui précisément qui est en verre, — il est saturé de parfums. En parlant, il traîne sur certains mots, peut-être par impuissance sénile, ou parce que ses dents sont fausses, ou encore par élégance. Il prononce certaines syllabes avec une douceur extraordinaire et accentue la lettre e. Il a je ne sais quelle nonchalance qui lui reste de sa vie d’homme à bonnes fortunes. S’il n’a pas tout à fait perdu la tête, du moins il n’a plus de mémoire. Il se trompe à chaque instant, radote et bafouille. Il faut un certain esprit d’à-propos pour soutenir une conversation avec lui. Mais Maria Alexandrovna a conscience de ses forces, et la vue du prince la comble d’enthousiasme.

— Mais vous n’avez pas changé du tout, du tout ! s’exclame-t-elle en saisissant son hôte par les deux mains et en l’installant dans un fauteuil confortable. Asseyez-vous ! asseyez-vous, prince ! Six ans ! six ans tout entiers sans nous voir, et pas une lettre, pas une ligne pendant tout ce temps ! Oh ! comme vous êtes coupable à mon égard, prince ! Comme j’étais montée contre vous, mon cher prince ! Mais du thé ! du thé ! Ah ! mon Dieu ! Nastassia Petrovna, du thé !

— Merci, Mê-er-ci ! suis cou-cou-pable… bégaye le prince.

(Nous avons oublié de dire qu’il bégayait un peu : d’ailleurs, c’est à la mode.)

— Cou-coupable. Imaginez-vous que l’an dernier je voulais abs-absolument venir ici, ajoute-t-il en lorgnant la chambre. Mais on m’avait fait peur : on disait qu’il y avait ici le cho-choléra…

— Non, prince, nous n’avons pas eu le choléra, dit Maria Alexandrovna.

— Nous avions la clavelée, mon petit oncle, interrompt Mozgliakov, qui veut se distinguer.

Maria Alexandrovna le toise d’un œil sévère.

— Mais oui, la cla-a-velée ou quelque chose dans ce genre. Alors je suis resté. Et votre mari, ma chè-è-re Maria Nikolaïevna, est-il toujours dans la ma-a-gistrature ?

— Non, prince, dit Maria Alexandrovna, mon mari n’est pas dans la ma-a-gistrature.

— Je parie que le petit oncle vous prend pour Anna Nicolaïevna Antipova ! s’écrie le perspicace Mozgliakov.

Mais aussitôt il se mord la lèvre, s’apercevant que Maria Alexandrovna est mal à l’aise :

— Mais oui, mais oui. Anna Nikolaïevna, et… et… j’oublie toujours… eh bien ! Antipovna, précisément, An-ti-pov-na, confirme le prince.

— Non, prince, vous vous trompez ! dit Maria Alexandrovna avec un sourire amer. Je ne suis pas Anna Nikolaïevna, et, je vous l’avoue, je n’aurais pas cru que vous m’eussiez oubliée. Vous m’étonnez, prince. Je suis votre vieille amie, Maria Alexandrovna Moskalieva. Vous souvenez-vous, prince, de Maria Alexandrovna ?

— Maria Alex-lexan-xandrovna ! Imaginez-vous ! Et moi qui vous prenais pour Anna Vassilievna… c’est délicieux ! Alors je ne suis pas descendu chez… Et moi qui pensais, mon ami, que tu me menais justement chez cette Anna Matveïevna ! C’est cha-armant ! Du reste, cela m’arrive souvent ! souvent je descends ailleurs qu’où je voudrais… En général, je suis toujours content, toujours content, quoi qu’il arrive. Vous n’êtes donc pas Nastassia Vassilievna ? C’est intéressant !…

— Maria Alexandrovna, prince ! Maria-A-lex-androvna ! Oh ! que c’est mal ! Oublier votre meilleure amie !

— Mais oui, meilleure amie ! Pardon, pâ-ardon ! siffle le prince en fixant son attention sur Zina.

— Ma fille Zina ! Vous ne la connaissez pas encore, prince ! Elle n’était pas chez moi lors de votre dernier passage ; vous vous rappelez ?

— Votre fille ! charmante ! cha-armante ! murmure le prince en lorgnant avidement Zina. Mais quelle beauté ! dit-il visiblement ému.

— Du thé, prince ! dit Maria Alexandrovna en attirant l’attention du vieillard sur un groom qui tient devant lui un plateau. Le prince prend une tasse et contemple le groom aux joues potelées et roses.

— Ah ! ah ! ah ! votre fils ? Joli, très jô-li ! et… et… et… probablement il se conduit bien ?

— Mais, prince, se hâte d’intervenir Maria Alexandrovna, on m’a raconté le terrible événement. J’en tremble encore… Vous êtes tombé ! Ne vous êtes-vous pas fait mal ? Il ne faut pas se risquer en de telles aventures !…

— Versé ! versé ! Le cocher m’a versé ! s’exclame le prince avec une animation extraordinaire. Moi, je croyais que c’était la fin du monde ou quelque chose dans ce genre. Que les saints me le pardonnent ; j’ai eu peur… ai vu trente-six chandelles ; je ne m’attendais… je ne m’at-ten-dais pas !… Et tout cela, c’est la faute de mon cocher Phéophile : je m’en remets de tout sur toi, mon ami, tu feras l’enquête. Je suis cer-ertain qu’il a attenté à ma vie !

— Très bien ! très bien ! petit oncle, répond Pavel Alexandrovitch, je réponds de tout. Seulement, écoutez : si vous lui pardonniez pour cette fois, hein ! qu’en pensez-vous ?

— Jamais de la vie ! Je suis cer-ertain qu’il a attenté à ma vie, lui et aussi Lavrenty, que j’ai laissé chez moi. Imaginez-vous, il s’est imbu de certaines idées nouvelles, je ne sais quelle néga-â-tion… et c’était un communiste dans toute l’acception du terme. Je ne me rencontre pas sans frayeur nez à nez avec lui.

— Ah ! quelle vérité, prince ! Vous ne sauriez croire combien je souffre, moi aussi, de ces vilaines gens ! J’ai dû changer deux de mes domestiques. Ces gens-là sont si bêtes ! il faut les gronder du matin au soir !

— Mais oui ! mais oui ! j’aime qu’un laquais soit un peu bête, remarque le prince, satisfait, comme tous les vieillards, qu’on écoute son bavardage avec respect ; c’est même la principale qualité d’un laquais qu’une bê-ê-tise sincère… dans certaines occasions. Cela lui donne de la pré-es-tance, de la solen-lennité. En un mot, c’est plus comme il faut, et moi, je demande tout d’abord à l’homme de ser-er-vice le comme il faut. Ainsi, j’ai chez moi Tarenty ; tu te rappelles, mon ami, Tarenty ? dès que je l’ai vu, j’ai compris sa vocation : Tu seras portier. Il est bête phé-é-nomé-énalement. Il a des yeux de mouton qui se noie. Mais quelle prestance ! quelle solennité ! Avec la cravate blanche, c’est d’un bon effet. Je l’aime sincèrement. Parfois, je le regâ-arde, je ne me lasse pas de le voir : décidément il prépare un livre… C’est un véritable philosophe â-allemand, Kant lui-même, ou plus exactement un dindon gras et bien nourri, un être incomplet, comme il sied à un homme en se-ervice.

Maria Alexandrovna rit à gorge déployée et bat des mains ; Pavel Alexandrovitch fait chorus : l’oncle l’amuse beaucoup. Nastassia Petrovna rit aussi ; Zina elle-même sourit.

— Mais que d’esprit ! que de gaieté, prince ! s’écrie Maria Alexandrovna. Quelle précieuse faculté d’observer les ridicules… Et disparaître de la société ! priver d’un tel talent le monde pendant cinq années entières ! Mais vous pourriez écrire des comédies, prince ! Vous pourriez nous rendre Visine, Griboïedov, Gogol !

— Mais oui ! mais oui !… dit le prince ravi, je pourrais rendre… Savez-vous ? j’avais beaucoup d’esprit jadis, j’ai même écrit pour la scène un vau-ô-de-ville. Il y avait des couplets délicieux. Du reste, on ne l’a jamais joué.

— Ah ! comme ce serait amusant ! Sais-tu, Zina, que cela tomberait très à propos ?… Justement, prince, nous faisons un théâtre de société dans un but de bienfaisance patriotique, pour les blessés… Votre vaudeville serait le bienvenu.

— Mais oui ! je suis prêt à l’écrire. Du reste, je l’ai tout à fait oublié, mais je me rappelle deux ou trois calembours qui… (Le prince baise le bout de ses doigts.) Et en général, quand j’étais à l’étranger, je provoquais une vé-éritable furor. Je me rappelle mylord Byron… nous étions sur un pied de relations amicales. Il dansait merveilleusement le krakoviak au congrès de Vienne…

— Mylord Byron, mon oncle ? Voyons, que dites-vous ?

— Mais oui, Byron. Du reste, c’était peut-être un autre. Justement, c’était un Polonais, je me rappê-elle maintenant très bien ; un grand ori-riginal, ce Polonais ! Il se faisait passer pour comte, et on finit par apprendre qu’il était cuisinier. Mais il dansait merveilleusement le krakoviak. Il se cassa la jambe. C’est à cette occasion que je fis ces vers :

Notre Polonais
Dansait le krakoviak.

Et puis… je ne me rap-pèlle plus… ah !

Il s’est cassé la jambe,
Et il a cessé de danser.

— Ah ! ce doit être cela, mon petit oncle ! s’écrie Mozgliakov, délirant de gaieté.

— Mais oui ! il me semble que c’est ça ou quelque chose dans ce genre. Du reste, il se peut que ce ne soit pas ça. Je sais seule­ment que les vers étaient très réussis… Il y a des choses qui m’échappent, je suis si oc-cu-pé !

— Mais précisément, prince, demande Maria Alexandrovna avec intérêt, de quoi vous occupez-vous dans cette solitude ? J’ai tant pensé à vous ! Je brûle d’impatience d’avoir quelques détails…

— De quoi je m’occupais ? Eh bien, voilà… en général… beaucoup d’occu-cu-pations. Tantôt je me repose, tantôt je me promène en imaginant des choses…

— Vous devez avoir beaucoup d’imagination, petit oncle.

— Beaucoup, mon cher. Parfois il m’arrive d’imaginer des choses dont ensuite je m’étonne moi-même. Quand j’étais à Kadouievo… À propos, n’étais-tu pas le vice-gouverneur à Kadouievo ?

— Moi, petit oncle ? Que dites-vous, de grâce ! s’exclame Pavel Alexandrovitch.

— Et moi qui te prenais pour lui… Je me disais : Pourquoi donc est-il si changé ?… car l’autre avait une figure imposante, spirituelle… un homme extra-a-ordinai-ai-rement intelligent. Il composait sans cesse des vers de circonstance. De profil, on aurait dit d’un roi de cœur.

— Non, prince, interrompt Maria Alexandrovna, cette vie vous perdra, je vous jure ! S’enfermer pour cinq ans dans une solitude ! Ne voir, n’entendre personne !… Mais vous êtes un homme perdu, prince ! Demandez à quelqu’un des amis qui vous sont restés fidèles, tous vous le diront comme moi : vous êtes un homme perdu.

— Vrai-ai-ai-ment ? traîne le prince.

— Je vous assure… Je vous dis cela comme si j’étais votre sœur, parce que je vous aime, — car le souvenir du passé m’est sacré. Quel intérêt pourrais-je avoir à vous tromper ? Non, il faut absolument changer de vie, autrement vous mourrez…

— Ah ! mon Dieu ! vais-je mourir si vite que ça ? s’écrie le prince épouvanté. Mais vous avez deviné : les hémorroïdes me torturent, surtout depuis quelque temps… et quand les crises me prennent, j’ai des symp-tô-ô-mes é-tonnants. Je vais vous les décrire d’abord… en détail.

— Petit oncle, vous raconterez cela une autre fois. Pour l’instant ne serait-il pas temps d’aller nous promener ?

— Mais oui, soit, une autre fois ; c’est peut-être sans intérêt… Pourtant la maladie est extrê-ê-mement curieuse. Des épisodes si variés ! Fais-moi penser, mon ami, à raconter ce soir, dans tous les détails, une certaine particularité des hémorroïdes.

— Écoutez, prince, interrompt encore Maria Alexandrovna, vous devriez faire une cure à l’étranger.

— Mais oui ! mais oui ! à l’étranger, absolument. Je me rappelle que vers les 1820 on s’amusait extrê-ê-mement à l’étranger. J’ai failli épouser une vicomtesse, une Française. J’étais très amoureux d’elle, je voulais lui consacrer toute ma vie. Du reste, elle en a épousé un autre… Chose étrange ! je l’avais quittée seulement deux heures, et c’est pendant ces deux heures qu’un baron allemand a fait sa conquête. Il a fini dans une maison de fous.

— Mais, cher prince, je vous parlais de votre santé, je vous disais qu’il y fallait penser sérieusement. Il y a de grands médecins à l’étranger. D’ailleurs le changement de vie est déjà très important par lui-même. Il vous faut renoncer à Doukhanovo, au moins pour quelque temps.

— Abso-o-lument. J’y suis décidé, je veux me soigner à l’hydrothé-é-rapie.

— À l’hydrothérapie ?

— Mais oui, c’est ce que je disais, à l’hydrothé-é-rapie. Je me suis déjà soigné à l’hydrothérapie. J’étais aux eaux. Il y avait une dame de Moscou, j’ai oublié son nom, une femme très poétique, soixante-dix ans environ ; elle avait une fille d’une cinquantaine d’années avec une taie sur l’œil. Toutes deux parlaient presque toujours en vers. Il lui était arrivé un malheur. Dans un accès de colère, elle avait tué son domestique. Elle a eu des démê-mêlés avec la justice. Alors on me mit au régime de l’eau ; du reste, je n’étais pas malade : mais on me répétait : « Soignez-vous ! soignez-vous ! » Et moi, par délicatesse, je me mis à boire de l’eau et, en effet, je me sentis soulagé. Je bus et je bus ! je bus et je bus ! J’en ai bu tout un lac… Une belle chose que l’hydrothérapie ! Cela me fait beaucoup de bien. Si je n’étais pas ensuite tombé malade, je me serais très bien porté.

— Ça, c’est vrai, petit oncle. Dites-moi, petit oncle, avez-vous appris la logique ?

— Mon Dieu ! quelle question ! observe Maria Alexandrovna scandalisée.

— Mais oui, mon ami… il y a longtemps, par exemple. J’ai étudié la philosophie, en Allemagne. J’ai suivi tous les cours et j’ai tout oublié tout de suite. Mais… je vous avoue, vous m’avez tant effrayé avec ces ma-a-ladies que je suis bouleversé… Je vais revenir. Permettez !

— Où allez-vous donc, prince ? s’écrie Maria Alexandrovna étonnée.

— Je reviens. Je reviens tout à l’heure. Je vais seulement… noter une pensée… Au revoir…

— Comment le trouvez-vous ? s’écrie Pavel Alexandrovitch en éclatant de rire.

Maria Alexandrovna perd toute patience.

— Je ne comprends pas, vraiment, je ne puis comprendre de quoi vous riez ! commence-t-elle avec animation. Rire d’un honorable vieillard, d’un parent ! Pouffer à chacune de ses paroles ! Abuser de son évangélique bonté ! J’ai honte pour vous, Pavel Alexandrovitch ! Mais dites-moi donc ce que vous lui trouvez de ridicule ? Je ne vois rien de tel en lui.

— Mais il ne reconnaît personne, il bafouille !

— C’est la conséquence de cette séquestration de cinq ans sous la garde de cette mégère ! Il faut avoir pitié de lui, bien loin de rire. Il ne m’a pas même reconnue, moi ! Vous en avez été témoin. N’est-ce pas terrible ? Il faut le sauver. Je ne lui propose d’aller à l’étranger que dans l’espoir qu’il abandonne cette… marchande de pommes.

— Savez-vous, il faut le marier, Maria Alexandrovna.

— Encore ! Vous êtes incorrigible, monsieur Mozgliakov !

— Non, Maria Alexandrovna, non, cette fois-ci, je parle très sérieusement. Pourquoi ne pas le marier ? C’est une idée comme une autre. En quoi cela lui serait-il nuisible ? Dans l’état où il est, une semblable mesure ne peut que le sauver. La loi lui permet encore de se marier. Par là, il sera débarrassé de cette coquine, passez-moi l’expression. Il choisira quelque jeune fille ou quelque veuve charmante, intelligente, tendre et surtout pauvre, qui le soignera comme une fille et qui comprendra la reconnaissance qu’elle lui devra. Quoi de mieux pour lui ? un cœur tendre et fidèle au lieu de cette… baba. Certes, il la faudrait jolie, car l’oncle a encore le culte de la beauté. Avez-vous vu comme il regardait Zinaïda Aphanassievna ?

— Et où trouverez-vous cet idéal ? demande Nastassia Petrovna qui écoute attentivement.

— Ah ! quelle question ! Mais vous, par exemple, si vous voulez… souffrez que je vous demande pourquoi vous n’épouseriez pas le prince. Vous êtes jolie et puis veuve, troisièmement noble, quatrièmement pauvre, cinquièmement très honnête. Vous l’aimerez, vous le soignerez, vous chasserez sa geôlière, vous emmènerez le prince à l’étranger, vous lui ferez manger de la bouillie et des bonbons… Tout cela jusqu’au jour où il quittera ce monde de douleurs, ce qui arrivera dans un an, dans deux mois peut-être ; alors vous resterez princesse, veuve, riche et, pour la peine, vous épouserez un marquis ou quelque général. C’est joli, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon Dieu ! comme je l’aimerais, ne fût-ce que par reconnaissance, s’il demandait ma main ! s’exclame Mme Ziablova.

Ses yeux jettent des éclairs.

— Mais… des rêves !…

— Des rêves ? Voulez-vous qu’ils se réalisent ? Demandez-moi seulement de m’employer à vous obtenir ce bonheur. Et je vous donne un doigt à couper que vous serez aujourd’hui même la fiancée du prince. Rien n’est si facile que de persuader mon oncle. Il dit toujours « mais oui ! » Vous l’avez entendu vous-même. Nous le marierons sans qu’il s’en doute. Nous le tromperons, c’est vrai, mais ce sera pour son bien, n’est-ce pas ? Vous devriez en tout cas faire de la toilette pour la circonstance, Nastassia Petrovna.

L’animation de Mozgliakov se transforme en enthousiasme. Mme Ziablova, toute raisonnable qu’elle soit, en a déjà l’eau à la bouche.

— Je sais, sans que vous ayez besoin de me le rappeler, que je suis très négligée, répond-elle… N’ai-je pas l’air d’une cuisinière ?

Maria Alexandrovna fait une étrange grimace. J’ose dire qu’elle a écouté avec une sorte d’épouvante la proposition de Pavel Alexandrovitch. Enfin elle revient à elle.

— Tout cela est très joli, mais c’est un tissu d’absurdes futilités assez hors de propos ! dit-elle sèchement à Mozgliakov.

— Pourquoi donc, ma chère Maria Alexandrovna ? Quelles futilités hors de propos ?

— Vous êtes chez moi, monsieur, et le prince est mon hôte. Je ne permets à personne d’oublier le respect qui est dû à ma maison ! Je prends vos paroles pour une plaisanterie, Pavel Alexandrovitch ; mais, grâce à Dieu, voici le prince.

— Me voi-a-là, crie le prince en entrant. Étonnant, chère amie, combien j’ai l’esprit fécond aujourd’hui ! Parfois, il m’arrive — tu ne me croirais pas, — de rester toute une journée sans une pensée dans la tê-ête…

— Ce doit être la chute d’aujourd’hui qui a ébranlé vos nerfs…

— Je le pense aussi, mon ami, je trouve même cet accident u-utile, aussi suis-je décidé à pardonner à mon Phéophile. Sais-tu ? il me semble qu’il n’a plus attenté à ma vie. Il est d’ailleurs assez puni, puisqu’on lui a coupé la ba-ar-be.

— On lui a coupé la barbe ! Que dites-vous ? Mais il a la barbe aussi longue qu’une principauté allemande !

— Mais oui, une principauté. En général, mon ami, tes conclusions sont très justes. Mais c’est une fausse barbe. Imaginez-vous ! On m’envoie un catalogue : il vient d’arriver de l’étranger un échantillon d’excellentes barbes pour cochers et gentlemen : favoris, espagnoles, impériales, etc. ; le tout de la meilleure qua-a-lité, à des prix très modé-é-rés. Alors je demande qu’on m’envoie une barbe, pour voir comment c’est fait une barbe de cocher. On me l’envoie : ma-a-gnifique ! Mais celle de Théophile était deux fois plus longue. Je me trouvais bien embarrassé : fallait-il renvoyer la barbe postiche ou raser Phéophile ? Je réfléchis longuement et me déterminai pour la barbe artificielle.

— Vous préférez l’art à la nature, mon petit oncle ?

— Mais oui !… Comme il souffrit quand on le rasa ! On aurait dit que chaque poil qui tombait fût un jour perdu dans sa vie. Mais n’est-il pas temps de sortir, mon cher ?

— Je suis à vos ordres, mon oncle.

— Prince, j’espère bien que vous allez seulement chez le gouverneur ! s’écria Maria Alexandrovna très émue. Vous m’appartenez, prince, vous êtes de ma famille, pour toute la journée. Je n’ai certes rien à vous dire de Mordassov. Peut-être voudrez-vous faine une visite à Anna Nicolaïevna, et je n’ai pas le droit de vous dissuader de cette démarche. Je suis d’ailleurs convaincue que l’expérience vous éclairera vous-même. Souvenez-vous que je suis votre sœur, votre mère et votre bonne pour toute cette journée. Ah ! je tremble pour vous, prince !… Vous ne connaissez pas, non, vous ne connaissez pas ces gens… Ah ! il faut du temps pour les connaître !…

— Remettez-vous-en à moi, Maria Alexandrovna, dit Mozgliakov ; tout se pas sera comme je vous ai promis.

— M’en remettre à vous, un tel étourdi ? Je vous attends pour dîner, prince. Nous dînons de bonne heure. Comme je regrette, en cette occasion, que mon mari soit à la campagne ! Il aurait été si ravi de vous voir ! Il vous estime tant ! Il vous aime si sincèrement !

— Votre mari ? Vous avez donc un mâ-â-ri ?

— Ah ! mon Dieu ! que vous avez mauvaise mémoire, prince ! Avez-vous donc complètement oublié le passé ? Mon mari, Aphanassi Matveïtch, l’avez-vous vraiment oublié ? Il est à la campagne, mais vous l’avez vu souvent, autrefois. Rappelez-vous donc, prince : Aphanassi Matveïtch ?

— Aphanassi Matveïtch ? À la campagne ? Voyez-vous cela ? Mais c’est délicieux ! Alors vous avez aussi un mari ! Que cela est étrange ! Il y a un vaudeville sur le même sujet : Le mari à la porte et la femme dans… Permettez ! j’ai un peu oublié… Je crois que la femme part pour Toula… ou pour Yaroslav… En un mot… c’est très drôle !

Le mari à la porte et la femme à Tver, petit oncle, souffle Mozgliakov.

— Mais oui, mais oui ! Je te remercie, mon ami, précisément, à Tver. Charmant !… cha-âr-mant ! Oui, oui !… la femme à Kostroma… c’est-à-dire, enfin, elle est partie… Charmant, cha-armant ! Mais je ne sais plus ce que je disais ! Ah ! oui, nous partons, hein ? Au revoir, madame ! Adieu, ma charmante demoiselle !

Le prince baise le bout des doigts de Zinaïda.

— Le dîner ! le dîner, prince ! Revenez le plus tôt possible ! crie Maria Alexandrovna en le poursuivant.

V

— Vous ferez bien, Nastassia Petrovna, d’aller jeter un coup d’œil à la cuisine, dit-elle après avoir reconduit le prince. J’ai le pressentiment que ce brigand de Nikitka se sera enivré et brûlera le dîner.

Nastassia Pétrovna obéit. En sortant, elle regarde Maria Alexandrovna et s’aperçoit que la digne femme est très animée. Au lieu d’aller surveiller ce brigand de Nikitka, Nastassia Pétrovna passe dans une pièce voisine, de là, par le corridor, dans sa chambre, et de là dans un cabinet de débarras plein de malles, de vieux habits et du linge sale de toute la maison. Sur la pointe des pieds, elle s’approche d’une porte fermée, retient son souffle et regarde à travers le trou de la serrure. Cette porte est une des trois qui ouvrent sur le salon (elle est condamnée).

Maria Alexandrovna sait que Nastassia Pétrovna est rusée, indélicate, capable d’écouter aux portes sans aucun scrupule. Mais, en ce moment, Mme Moskalieva est si préoccupée qu’elle néglige toute précaution.

Elle s’assied dans un fauteuil et jette un regard significatif à Zina. Zina sent peser ce regard sur elle. Son cœur se serre.

— Zina !

Zina tourne lentement vers sa mère son visage pâle et lève ses yeux rêveurs.

— Zina, il faut que je te parle d’une affaire d’importance.

Zina est debout ; elle croise les bras et attend. Une expression fugitive de dépit et d’ironie passe sur son visage.

— Je veux te demander ce que tu penses de ce Mozgliakov.

— Vous savez depuis longtemps ce que je pense de lui, répond Zina d’un air contraint.

— Oui, mon enfant, mais il me semble devenir impertinent, entreprenant, et enfin son insistance…

— Il dit qu’il m’aime ; si cela est vrai, son insistance est pardonnable.

— Une chose m’étonne : autrefois, tu ne l’excusais pas aussi volontiers ; tu étais même, au contraire, très dure pour lui quand j’en parlais.

— Et moi, c’est une autre chose qui m’étonne. Autrefois vous le défendiez, et maintenant, c’est vous qui le condamnez.

— Je l’avoue, j’ai désiré ce mariage ! Il m’était pénible de le voir toujours triste. Je comprenais si bien ta tristesse, — car je suis capable de la comprendre, quoi que tu puisses penser de moi. — Je n’en dormais plus ! Enfin je suis convaincue que seul un grand changement dans ta vie pourrait te sauver, et ce changement, il faut que ce soit le mariage. Nous ne sommes pas riches, nous ne pouvons aller faire un tour à l’étranger. Les ânes qui peuplent cette ville s’étonnent de te voir encore fille à vingt-trois ans et inventent des fables à ce propos. Mais puis-je donc te donner pour mari un conseiller de cette sotte ville ou Ivan Ivanitch, notre avoué ? Y a-t-il ici des maris possibles pour toi ? Certes, Mozgliakov n’est qu’un fat, et pourtant c’est encore, de tous, le plus sortable. Il est de bonne famille, possède cent cinquante âmes : cela vaut toujours mieux qu’un procureur qui vit de pots-de-vin et de Dieu sait quelles machinations. C’est pourquoi j’ai pensé à lui. Autant il ne m’a jamais inspiré une sympathie véritable, je suis sûre aujourd’hui que le Maître suprême m’envoyait cette méfiance comme un avertissement. Songe donc ! Si un meilleur parti s’offrait maintenant, ne me louerais-tu pas de n’avoir donné encore ta parole à personne ? car, n’est-ce pas, Zina, tu ne lui as rien dit de sûr aujourd’hui ?

— Pourquoi tant de phrases, maman, quand vous pourriez tout dire en deux mois, réplique Zina d’un ton résolu.

— Des phrases, Zina ! Tu as pu parler ainsi à ta mère ? Ah ! tu n’as aucune con fiance en moi ! Tu me considères comme une ennemie plutôt qu’une mère !

— Finissez, maman. Allons-nous nous quereller pour des mots ? Ne nous connaissons-nous pas ?

— Mais tu m’insultes, mon enfant ! Ne vois-tu donc pas que je suis résolue à tout, à tout, pour faire ton bonheur ?

Zina regarde sa mère de son singulier air dépité et ironique.

— Ne désirez-vous pas que j’épouse le prince pour faire mon bonheur ? demande-t-elle avec un sourire étrange.

— Je ne t’ai pas soufflé un mot de cela, mais puisque nous en parlons, je te dirai que, si cela se pouvait, ce serait en effet ton bonheur.

— Et moi je trouve cela puéril, s’écrie Zina avec emportement, puéril, puéril, puéril ! et je trouve encore, maman, que vous avez beaucoup trop d’imagination : vous êtes une femme poète ; d’ailleurs on vous appelle ainsi à Mordassov. Vous êtes toute en projets. Les impossibilités ne vous arrêtent pas. J’ai pressenti, dès que j’ai vu le prince, que cette idée vous viendrait. Quand Mozgliakov le tournait en dérision et prétendait qu’il faudrait le marier, j’ai lu toute votre pensée sur votre visage. C’est d’ailleurs pour en revenir au vieux que vous avez commencé par me parler de Mozgliakov. Mais vos rêveries m’ennuient à mourir, entendez-vous ? Je vous prie d’en rester là ! Plus un mot, entendez-vous, maman ? plus un mot ! Je vous prie de prendre au sérieux ce que je vous dis là.

— Tu es une enfant, Zina, une enfant malade et colère ! répond Maria Alexandrovna d’une voix doucereuse ; tu me manques de respect. Tu me blesses. Pas une mère ne supporterait ce que je supporte de toi chaque jour. Mais tu souffres, je suis ta mère et avant tout une chrétienne. Je supporte, je pardonne. Un mot seulement, Zina. Si, en effet, j’avais rêvé cette alliance, qu’y verrais-tu de puéril ? À mon sens, Mozgliakov n’a jamais mieux parlé que tout à l’heure, quand il démontrait que le mariage est nécessaire pour le prince. Seulement il avait tort de penser à Nastassia, cette pécore.

— Maman, dites-moi franchement si vous me parlez de cela par simple curiosité ou dans un but arrêté.

— Je te prie de me répondre : que vois-tu là de si puéril ?

— Ah ! quel ennui ! Quelle destinée que la mienne ! s’écrie Zina en frappant du pied. Je vais vous le dire, si vous ne l’avez pas encore compris : profiter de ce que ce vieillard est tombé en enfance pour le tromper, l’épouser, lui, infirme et caduc, pour lui extorquer son argent et chaque jour, chaque jour souhaiter sa mort, voilà, selon moi, non seulement une puérilité, mais une vilenie, et je ne vous félicite pas d’une telle pensée, maman !

Un silence.

— Zina, tu te rappelles ce qui s’est passé il y a deux ans ? demande tout à coup Maria Alexandrovna.

Zina tressaille.

— Maman, dit-elle d’une voix grave, vous m’avez promis de ne jamais me reparler de cela.

— Eh bien, mon enfant, je te prie — et je ne l’ai jamais fait jusqu’à cette heure — de me dégager pour une fois seulement de ma promesse. Zina, l’heure d’une explication franche a sonné. Ces deux années de silence ont été mortelles ! cela ne peut continuer ainsi !… Je suis prête à te supplier à genoux pour que tu me permettes de parler. Entends-tu, Zina, ta propre mère va s’agenouiller devant toi ! D’ailleurs, — je te donne ma parole solennelle, la parole d’une mère malheureuse qui adore sa fille, — jamais plus sous aucun prétexte, dans aucune circonstance, y allât-il de ma vie, non, jamais je ne te reparlerai de cela. C’est la première et la dernière fois, mais il le faut !

— Parlez ! dit Zina très pâle. Maria Alexandrovna a bien calculé son affaire.

— Merci, Zina. Il y a donc deux, ans, pour ton petit frère, feu Mitia, venait à la maison un outchilel.

— Mais pourquoi, maman, ce ton solennel, toute cette éloquence, tous ces détails inutiles et pénibles que nous connaissons trop l’une et l’autre ? interrompt avec dégoût Zina.

— Parce que je dois, Zina, moi, ta mère, me justifier à tes yeux. De plus, je veux te présenter toute cette affaire sous un jour nouveau pour toi et qui est le seul vrai. Enfin, sans ces prémisses, tu ne pourrais comprendre la conclusion que j’ai l’intention d’en déduire. Ne crois pas, mon enfant, que je veuille jouer avec tes sentiments. Non, Zina, tu trouveras en moi une véritable mère, et peut-être sera-ce, en pleurant et tombant à mes pieds, toi-même enfin qui me supplieras de conclure cette réconciliation à laquelle ton orgueil s’est si long temps refusé. Il faut donc que je prenne les choses à leur origine ou que je me taise.

— Parlez, répéta Zina en maudissant de tout son cœur la grandiloquence maternelle.

— Je continue, Zina. Cet oulchitel de l’école communale, presque un gamin encore, produisit sur toi une inconcevable impression. Je comptais sur ta sagesse, sur l’élévation de tes sentiments et aussi sur son indignité (car il faut tout dire) pour que rien ne fût possible entre vous. Et tout à coup tu viens à moi et tu me déclares avec fermeté que tu as l’intention de l’épouser. Zina ! ce fut un coup de poignard dans mon cœur ! je jetai un cri et je tombai sans connaissance, mais… tu te rappelles de cela. Certes, je crus nécessaire d’employer en cette occurrence toute mon autorité : tu ne manquas pas de la traiter de tyrannie. Pense donc : un gamin, fils d’un dialchok[4], aux appointements de douze roubles par mois, un faiseur de mauvais vers qu’on imprime par pitié dans la Bibliothèque de lecture, qui ne sait parler que de ce maudit Shakespeare, — ce gamin, ton mari ! le mari de Zinaïda Moskalieva ! Mais cela est digne des bergerades de Florian. Pardon, Zina, mais ce souvenir me met hors de moi ! Je refusai mon consentement. Aucune influence ne put t’arrêter. Naturellement ton père resta neutre, ayant été incapable de me comprendre quand je lui expliquai de quoi il s’agissait et ne sachant que cligner de l’œil. Tu continues tes relations avec ce gamin, tu lui fixes même des rendez-vous et, ce qui est plus terrible que tout, tu as l’audace de lui écrire ! Aussitôt les cancans commencent à circuler. On fait devant moi des allusions blessantes. On se réjouit déjà, on embouche les mille trompettes de la calomnie. Là-dessus mes prévisions se réalisent de point en point. Vous avez une querelle où il se montre indigne de toi. Il te menace de montrer tes lettres, et toi, prise d’une juste indignation, tu lui donnes un soufflet… Oui, Zina, je connais aussi cette circonstance, je sais tout, — je sais tout ! Le malheureux, le jour même, communique une de tes lettres au misérable Zaouchine et, une heure après, cette lettre est chez Natalia Dmitrievna, mon ennemie mortelle. Le soir, ce fou, regrettant déjà son horrible action, essaye par sottise de s’empoisonner ! En un mot, un scandale terrible. Cette pécore de Nastassia vient, tout effrayée, annoncer que depuis une heure Natalia Dmitrievna est en possession de la lettre : avant deux heures, toute la ville clabaudera ta honte. Je me raidis pour ne pas tomber inanimée. Quel coup, Zina ! Cette effrontée, cette misérable !

Nastassia demande deux cents roubles pour ressaisir la lettre. Je cours moi-même, chaussée de souliers légers, à travers la neige pour engager chez le juif Bumschtein mon fermoir, souvenir de ma vertueuse mère : deux heures après, j’ai la lettre. Nastassia l’a volée : elle a brisé un coffret et ton honneur est sauf.

Pas de traces ! Mais quelle journée d’angoisses ! Le lendemain même, j’aperçus parmi mes cheveux des fils blancs, — les premiers, Zina ! Tu compris alors toi-même combien ce gamin était indigne de toi, car tu conviens maintenant, non sans amertume peut-être, qu’il eût été insensé de lui confier ta destinée. Depuis, cependant, tu te tourmentes, tu souffres, tu ne peux l’oublier… non pas lui-même, — il fut toujours trop bas pour que ton regard pût l’apercevoir, — mais ton premier rêve d’amour. Aujourd’hui, ce malheureux est sur son lit de mort. On dit qu’il meurt de phtisie, et toi, — ange de bonté, — tu ne veux pas te marier, tant qu’il vivra, pour lui épargner une souffrance, car il est jaloux… et pourtant il ne t’a jamais aimée, j’en suis sûre, d’un amour sincère, élevé ! ce qui ne l’empêche pas d’épier les démarches de Mozgliakov, d’espionner autour de la maison, de se procurer des renseignements… Tu le plains, mon enfant, mon cœur t’a devinée, et Dieu sait quelles larmes amères ont inondé mon oreiller !

— Mais laissez donc tout cela, maman ! interrompit Zina avec dégoût. Votre oreiller vient ici très mal à propos ! Ne pourriez-vous parler simplement ?

— Tu ne me crois pas, Zina ! Ne me traite pas si mal, mon enfant ! Voilà deux, ans que je ne cesse de pleurer, mais j’ai caché mes larmes. Hélas ! j’ai bien changé, je t’assure, Zina, durant ces deux mortelles années !… Je connais depuis longtemps tes sentiments. J’ai mesuré toute l’étendue de ton chagrin. Peut-on m’accuser, mon amie, d’avoir considéré cette liaison comme une fantaisie romanesque, née sous l’influence de ce maudit Shakespeare ? Quelle mère blâmerait les mesures que j’ai prises et trouverait trop rigoureux mon jugement ? Et pourtant, pourtant, je me représente tes longues souffrances, je comprends et j’apprécie ta sensibilité. Crois-le : je te comprends mieux peut-être que tu ne fais toi-même. Je suis certaine que tu ne l’aimes pas, ce gamin ridicule : c’est ton rêve que tu aimes, ton bonheur perdu, tes illusions envolées. J’ai aimé, moi aussi, et plus passionnément que toi. J’ai souffert, moi aussi ; j’avais aussi des illusions !… Je ne parle donc point sans expérience, et si je dis qu’une alliance avec le prince serait pour moi le salut, j e mérite peut-être d’être écoutée !

Zina a entendu avec étonnement cette longue déclamation, sachant très bien que sa maman ne prend jamais un ton si pathétique sans dessein caché. Et pourtant la conclusion laisse la jeune fille confondue.

— C’est donc sérieusement que vous parlez de me marier avec le prince ! s’écrie-t-elle avec stupeur en considérant sa mère qui a pris une attitude majestueuse ; ce n’est pas un propos en l’air ? c’est donc une intention arrêtée ? Mais… comment ce mariage pourrait-il me sauver ? Et… et… quel rapport a tout cela avec tout ce que vous venez de dire, avec toute cette histoire ?… Décidément je ne vous comprends pas, maman.

— Et moi, je m’étonne, mon ange, que tu ne me comprennes pas ! s’exclame Maria Alexandrovna, s’animant tout à coup. D’abord ce seul fait que tu passerais dans une autre société, dans un autre monde, que tu abandonnerais pour toujours cette dégoûtante petite ville, semée de souvenirs si terribles pour toi, où tu n’as aucune affection, où tu as été calomniée, où toutes ces pies te détestent à cause de ta beauté, ce seul fait, dis-je, est déjà capital. Et puis, tu peux aller dès ce printemps à l’étranger, en Italie, en Suisse, en Espagne, Zina, en Espagne, où est l’Alhambra, le Guadalquivir ! N’as-tu pas assez de cette immonde petite rivière de Mordassov, avec son nom inconvenant ?

— Mais permettez, maman ! vous parlez comme si j’étais déjà mariée, ou du moins comme si le prince m’avait déjà demandée en mariage…

— Ne t’inquiète pas de cela, mon ange, je sais ce que je dis. Laisse-moi continuer. J’ai dit le premier point, voici le second. Je comprends, mon enfant, combien il te serait pénible d’épouser ce Mozgliakov…

— Je sais, sans qu’on ait besoin de me le dire, que je ne serai jamais sa femme ! interrompit Zina avec emportement.

— Si tu savais, ma chère petite, comme je comprends ce dégoût ! Il est terrible de jurer devant l’autel de Dieu amour et fidélité à celui qu’on ne peut aimer ! Il est terrible d’appartenir à un homme qu’on ne peut respecter. Il te demanderait pourtant ton amour ; c’est pour t’avoir qu’il t’épouserait : cela se devine assez aux regards qu’il te jette quand tu te détournes. Mais comment simuler perpétuellement l’amour ? Ah ! ma fille, voilà vingt-cinq ans que moi-même je souffre de cette comédie nécessaire. Ton père m’a perdue. Il a, on peut le dire, empoisonné toute ma jeunesse, et que de fois tu as vu couler mes larmes !…

— Papa est à la campagne ; ne l’attaquez pas, je vous prie !

— Oui, tu le défends toujours, je le sais… Ah ! Zina, mon cœur se serrait quand la prudence m’obligeait de souhaiter ton mariage avec Mozgliakov ! Quant au prince, tu n’aurais avec lui aucune comédie à jouer. Il va sans dire que tu ne pourrais l’aimer d’amour. D’ailleurs, il est lui-même incapable d’exiger un tel amour…

— Mon Dieu ! quelle sottise ! Je vous assure que vous vous trompez du tout au tout ; je n’entends pas me sacrifier, — j’ignore d’ailleurs dans quel but. Sachez que je ne veux pas me marier. Je n’épouserai personne ; je resterai fille. Vous m’avez torturée pendant ces deux ans parce que j’ai refusé tous les épouseurs, mais il faudra bien en prendre votre parti : je ne veux pas, et voilà tout !

— Zinotchka, ne t’emporte pas, pour l’amour de Dieu, sans m’écouter, ma petite amie ! Quelle tête ardente ! Laisse-moi te montrer la chose à mon point de vue, tu tomberas d’accord avec moi. Le prince peut vivre encore un an, deux peut-être, mais c’est tout le bout du monde. Or, mieux vaut jeune veuve que vieille fille, sans dire qu’après sa mort tu es princesse, riche et libre. Ma chère, peut-être méprises-tu ces calculs fondés sur la mort d’un homme. Mais je suis mère, et qui condamnerait ma prévoyance ? Enfin, si toi, ange de bonté, tu regrettes encore ce gamin, si tu ne veux épouser, comme je le soupçonne, personne tant qu’il vivra, pense donc qu’en épousant le prince tu ressusciteras celui que tu aimes ! S’il a encore une goutte de bon sens, il comprendra évidemment que de la jalousie à propos du prince serait déplacée, ridicule. Il comprendra que tu n’épouses ce vieillard que par intérêt, par nécessité. Enfin il comprendra… c’est-à-dire… après la mort du prince seulement… que tu peux te remarier, épouser qui tu veux…

— Épouser le prince, le dépouiller et attendre sa mort pour épouser ensuite mon amant, n’est-ce pas ? Vous êtes très adroite ; vous voulez me séduire en me proposant… Je vous comprends, maman, je vous comprends très bien. Et dire que vous ne pouvez vous empêcher de faire montre de nobles sentiments même en une si vilaine affaire ! Il serait plus estimable de me dire simplement : « Zina, c’est une ignominie, mais elle est lucrative ; donc accepte. » Ce serait au moins plus franc.

— Mais pourquoi t’obstiner à envisager la chose au point de vue de la supercherie, de la ruse, de la cupidité ? Tu considères mes calculs comme une basse hypocrisie ; mais, par tout ce qui t’est sacré, où est la bassesse, où est l’hypocrisie ? Regarde-toi dans la glace : tu es assez belle pour conquérir avec tes yeux seulement un royaume ! Et toi, si belle, tu sacrifies à un vieillard tes meilleures années ; toi, magnifique étoile, tu embellis le coucher de sa vie ; comme un lierre verdoyant, tu fleuris sa vieillesse ! Il est habitué à la société d’une sorcière qui le séquestre loin du monde, et à cette sorcière, c’est toi, toi, Zina, qui succèdes ! Son argent et son titre te valent-ils ? Quelle hypocrisie, quelle bassesse vois-tu là ? Tu ne sais ce que tu dis, Zina !

— Son argent et son titre me valent, puisque, pour les avoir, je me résignerais à épouser un infirme. Appelons les choses par leur nom : c’est une ignoble hypocrisie, maman.

— Au contraire, mon amie, au contraire ! On peut même envisager la chose d’un point de vue supérieur, chrétien. Tu me disais un jour, dans un moment d’enthousiasme, que tu voudrais être sœur de charité : ton cœur s’exaltait d’amour à la pensée des souffrances humaines ; tout autre amour te semblait fade et petit. Eh bien ! si tu ne veux plus croire à l’amour, crois au dévouement, sincèrement, comme un enfant, avec pureté. Dévoue-toi, Dieu te bénira ! Ce vieillard a souffert ; il est malheureux, on le poursuit. Je le connais depuis quelques années et j’ai toujours eu pour lui une sympathie incompréhensible, une sorte d’amour : je pressentais l’avenir. Sois son amie, sa fille, son jouet même, s’il faut tout dire, mais réchauffe son cœur et fais cela pour l’amour de Dieu. Il est ridicule ? Il n’y songe même pas. Ce n’est qu’une moitié d’homme ? Plains-le, tu es une chrétienne. Force-toi : on parvient à se donner l’âme qu’il faut pour de tels exploits. Il est pénible de panser les blessures dans les hôpitaux, il est répugnant de respirer l’air vicié des lazarets : mais il y a des anges qui accomplissent sans dégoût ces tâches rebutantes, et qui remercient Dieu pour leur triste destinée. Voilà le remède qu’il fallait à ton cœur meurtri : une héroïque besogne ! Quel égoïsme vois-tu là ? quelle bassesse ? Tu ne me crois pas, tu penses que je joue la comédie, tu ne peux comprendre qu’une femme mondaine, dans ce milieu de vie légère, puisse avoir de si hauts sentiments ? Ne me crois pas, ma fille ! suspecte le cœur de ta mère ! mais conviens que mes paroles sont sages et salutaires. Oublie que c’est moi qui te parle, ferme les yeux, tourne-moi le dos et imagine-toi que c’est une voix mystérieuse qui te tient ce discours… Ce qui t’embarrasse surtout, c’est la question d’argent, cette apparence d’achat et de vente. Eh bien, refuse l’argent si tu le hais à ce point, n’accepte que le nécessaire et donne le reste aux pauvres. Viens, par exemple, en aide à ce malheureux qui est couché sur son lit de mort…

— Il n’accepterait rien, dit Zina doucement, comme si elle se parlait à elle-même.

— S’il refuse, sa mère acceptera pour lui, répond Maria Alexandrovna qui sent qu’elle vient de toucher une corde sensible. Elle acceptera sans qu’il en sache rien. Tu as vendu tes boucles d’oreilles (un cadeau de ta tante) pour le secourir, il y a six mois, je le sais, et je sais aussi que sa vieille mère lave du linge pour nourrir son pauvre fils…

— Bientôt il n’aura plus besoin de rien.

— Je te comprends ! saisit au vol Maria Alexandrovna. (Une inspiration lui vient, une inspiration véritable.) On dit qu’il meurt de phtisie : mais qui dit cela ? J’ai interrogé à son sujet, il y a quelques jours, Kalist Stanislavitch… Car je m’intéresse moi-même à ce pauvre garçon, j’ai aussi un cœur, Zina. Kalist Slanislavitch m’a répondu que la maladie est certainement grave, mais que, jusqu’à ce jour, ce n’est qu’une forte affection des bronches. — Tu peux l’interroger toi-même. Il a ajouté qu’un changement de climat, d’impressions, pourrait guérir le malade. Il m’a dit qu’en Espagne — j’ai déjà d’ailleurs entendu dire cela… je l’ai même lu — il y a quelque île extra ordinaire, Malaga, je crois… enfin, quelque nom qui rappelle celui d’un vin… où non seulement les poitrinaires, mais même des phtisiques guérissent complètement, grâce au climat. Des seigneurs, des marchands riches vont s’y soigner. Et, en effet, l’Alhambra, — cette magie ! — les myrtes et les citrons, les Espagnols sur leurs mules, n’est-ce pas assez pour produire une impression extraordinaire sur une nature poétique ?

Tu penses qu’il refuserait ton argent ?… Trompe-le si tu as pitié de lui ! Le men ; songe est pardonnable quand il y va de la vie. Donne-lui l’espérance, promets-lui ton amour, dis-lui que tu l’épouseras quand tu sera veuve, — il y a façon de tout dire avec noblesse : ta mère ne te donnerait pas de mauvais conseils, Zina ! — Tu feras tout cela pour le sauver, cela te justifie. Il reprendra courage dès qu’il t’espérera. Il se soignera, il suivra fidèlement les prescriptions du médecin, il voudra ressusciter pour le bonheur. S’il guérit, dusses-tu ne pas l’épouser, il sera toujours sauvé ! et si le malheur l’a changé, l’a rendu digne de toi, tu l’épouseras. Tu pourras, après l’avoir guéri, lui obtenir une situation dans le monde, lui ouvrir une carrière. Ton mariage, dans ces conditions, serait possible. Aujourd’hui… qu’auriez-vous à attendre tous deux, si vous vous décidiez à faire la folie de vous épouser ? Le mépris de tous et la misère. Penses-tu que la lecture de Shakespeare en commun vous consolerait de tout cela ? Vous végéteriez à Mordassov jusqu’à ce qu’il mourût, ce qui ne tarderait pas. Mais il ne tient qu’à toi de lui donner le goût du travail et de la vertu. Pardonne-lui et il t’adorera. Le remords de sa honteuse action l’épouvante. Ton pardon effacera tout et le réconciliera avec lui-même.

Il prendra du service, obtiendra des grades, et s’il meurt, au moins mourra-t-il heureux, dans tes bras (car tu pourras être auprès de lui), certain de ton amour, de ton pardon, sous l’ombrage des myrtes et des citronniers, sous l’azur d’un ciel exotique. O Zina ! tout cela est dans tes mains : tu n’as qu’à consentir à épouser le prince.

Maria Alexandrovna se tait. Un long silence s’ensuit. Zina est très émue.

Nous ne prendrons pas sur nous de décrire ses sentiments : nous ne les connais sons pas. Mais il semble que Maria Alexandrovna a trouvé la véritable voie de ce cœur de jeune fille. Certes, l’excellente mère a un peu tâtonné, mais enfin elle a touché juste, elle a d’abord meurtri sans précaution les points les plus sensibles de blessures encore vives, malgré un grand déploiement de sentiments nobles éloquemment exprimés. Mais, maintenant, elle a réussi à introduire dans l’esprit de Zina la pensée qu’il fallait : l’effet est produit, le but atteint. Zina écoute avec avidité, ses joues sont en feu, son sein se soulève.

— Écoutez, maman…, dit-elle enfin avec résolution, quoiqu’une pâleur soudaine montre clairement ce que cette résolution lui coûte. Écoutez, maman…

Mais à ce moment un bruit retentit dans le vestibule : une voix, aiguë demande Maria Alexandrovna.

Maria Alexandrovna se lève avec vivacité.

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie-t-elle, que le diable emporte cette pie ! C’est la colonelle. Mais je l’ai presque mise à la porte, il y a quinze jours ! ajoute-t-elle avec désespoir… Mais il est impossible de la recevoir maintenant ! impossible ! Pourtant… elle vient sans doute apporter des nouvelles, autrement elle n’oserait. C’est grave, Zina, il faut que je sache, il ne faut rien négliger…

— Que je vous suis reconnaissante pour cette bonne visite ! s’écrie-t-elle en se précipitant à la rencontre de la colonelle. Par quel heureux hasard vous êtes-vous souvenue de moi, ma précieuse Sophia Petrovna ? Quelle charmante surprise !

Zina s’enfuit.

VI

La colonelle Sophia Pétrovna Farpoukhina ne rappelle que moralement le type de la pie. Au physique, elle tient plutôt du moineau. C’est une petite femme de cinquante ans avec des taches rousses et jaunes sur le visage et des yeux toujours en mouvement. Son corps étique, planté sur de solides jambes de moineau, se dérobe sous les plis amples d’une robe en soie sombre qui craque toujours, car la colonelle ne peut tenir en place. C’est une méchante et vindicative commère. Elle est folle de cette pensée : « Je suis colonelle ! » Avec son mari, un colonel en retraite, elle se battait souvent : il portait sur son visage les marques des griffes de sa femme. Elle boit quatre petits verres de vodka le matin et autant le soir. Elle déteste follement Anna Nikolaïevna Antipova et Natalia Dmitrievna Paskoudina, qui l’ont chassée, il y a huit jours, de leurs salons.

— Je ne viens que pour un instant, mon ange, piaule-t-elle ; je ne veux même pas m’asseoir. Je suis venue seulement pour vous parler des étranges événements qui se passent. Ce prince a mis tout Mordassov sens dessus dessous. Nos aigrefins — vous comprenez — le poursuivent, le cherchent, le tirent de tous côtés, lui font boire du champagne. C’est à ne pas y croire. Comment l’avez-vous laissé sortir ? Savez-vous qu’il est maintenant chez Natalia Dmitrievna ?

— Chez Natalia Dmitrievna ! s’écrie Maria Alexandrovna en sursautant sur sa chaise. Mais il n’allait que chez le gouverneur et chez Anna Nikolaïevna, et encore pas pour longtemps.

— Eh oui ! pas pour longtemps ! mais maintenant cherchez-le ! Il n’a pas trouvé le gouverneur, est allé chez Anna Nikolaïevna, lui a promis de dîner chez elle, et Natachka[5]qui, vous le savez, ne sort jamais de chez elle, était là ; elle la emmené déjeuner. Voilà votre prince !

— Comment ! et Mozgliakov qui m’a promis…

— Ah ! oui ! votre Mozgliakov que vous louez tant !… Il est avec eux ! Prenez garde qu’on ne le fasse jouer aux cartes et qu’il ne recommence à perdre comme l’année dernière. Et le prince aussi se fera nettoyer comme une assiette. Et quelles calomnies elle débite, cette Natachka ! Elle crie à tue-tête que vous faites la cour au prince pour… enfin… dans un certain but, vous comprenez ! Elle le lui dit à lui-même : il n’y comprend rien, il se tient là comme un chat mouillé et répond à chaque mot : « Mais oui ! mais oui ! » Avec ça qu’elle-même… Elle a fait sortir sa Sognka[6]… Imaginez-vous ! À quinze ans elle porte encore des robes courtes jusqu’aux genoux ; elle a envoyé chercher aussi cette orpheline, Machka[7]en robe plus courte encore. On leur a mis sur la tête de petites calottes rouges à plumes, je ne sais pourquoi, et au son du piano elles dansent, ces deux oiselles, devant le prince le kozatchok[8]. Or, vous connaissez le faible du prince ! L’eau lui coule des lèvres : « Quelle fô-or-me ! dit-il. Quelle fô-orme ! » Il les regarde à travers son monocle, et elles, gracieusent, les deux pies ! elles deviennent rouges à force de lever la jambe ! Et on rit, je vous laisse à penser comme ! Pouah ! ils appellent cela une danse ! J’ai dansé moi-même avec un châle à ma sortie de l’aristocratique pension de Mme Jarnie : j’ai produit un effet… noble ! Des sénateurs m’ont applaudie. — On élevait dans cette pension des filles de princes et de comtes. — Mais ce kozatchok, c’est tout simplement le cancan ! Je brûlais de honte, parole ! je brûlais, je vous dis que je brûlais. Je n’ai pu y tenir…

— Mais… étiez-vous donc vous-même chez Natalia Dmitrievna ? Je croyais que vous…

— Eh oui ! elle m’a offensée, la semaine dernière, je ne me suis pas gênée pour le dire à tout le monde. Mais, ma chère, je voulais voir le prince, fût-ce à travers une fente, et c’est pourquoi je suis allée, malgré tout, chez Natalia Dmitrievna ; sans le prince, elle m’aurait attendue longtemps ! Imaginez-vous : on sert à tout le monde du chocolat, et à moi rien, pas même un mot d’excuse. Elle a fait exprès, cette… barrique ! Elle aura de mes nouvelles ! Mais adieu, mon ange, je me dépêche, je suis très pressée… il me faut absolument trouver chez elle Akoulina Panfilovna pour lui raconter l’affaire. Ah ! vous pouvez faire votre veuvage de ce beau prince ; il ne viendra plus chez vous. Il a perdu la mémoire, vous le savez, et Anna Nikolaïevna saura bien l’empêcher de sortir. Elles craignent toutes que vous… vous comprenez ? à propos de Zina…

— Quelle horreur !

— C’est comme je vous le dis ; toute la ville en glose. Anna Nikolaïevna le garde à dîner et l’empêchera de partir ensuite. C’est contre vous qu’elle dirige tous ses plans, mon ange. J’ai regardé dans sa cour : quel branle-bas ! On prépare un dîner à trente services, on a envoyé chercher du champagne. Mais un conseil : hâtez-vous donc pour le surprendre en chemin quand il se rendra chez elle. C’est à vous qu’il appartient, il est votre hôte ! Ne vous laissez pas jouer par cette aigrefine, cette morveuse ! Elle ne vaut pas une semelle, toute femme de procureur qu’elle soit. Et moi, je suis colonelle, j’ai été élevée dans l’aristocratique pension de Mme Jarnie… Pouah ! Adieu, mon ange, j’ai mon traîneau ; sans cela, je vous aurais accompagnée.

La gazette vivante disparaît.

Maria Alexandrovna tremble d’émotion. Certes le conseil de la colonelle est sûr et pratique : il n’y a pas de temps à perdre, mais reste encore une grande difficulté. Maria Alexandrovna se précipite dans la chambre de Zina. Zina allait et venait dans sa chambre, les mains croisées sur sa poitrine, très pâle, la tête basse, en proie à un extrême trouble. Des larmes roulaient dans ses yeux. Mais une expression de décision brille sur son visage aussitôt qu’elle aperçoit sa mère. Elle dissimule ses larmes et un sourire sarcastique plisse ses lèvres.

— Maman, dit-elle, devançant. Maria Alexandrovna, vous avez dépensé beaucoup d’éloquence en mon honneur, beaucoup trop, car vous ne m’avez pas aveuglée, je ne suis pas une enfant. Vouloir me persuader qu’en épousant le prince je ferais œuvre de sœur de charité, — profession pour laquelle je n’ai aucune vocation, — justifier par un but noble d’égoïstes bassesses, tout cela est du jésuitisme par trop grossier, entendez-vous ?

— Mais, mon ange…

— Taisez-vous, maman, ayez la patience de m’écouter jusqu’à la fin. J’ai donc pleinement conscience de votre hypocrisie. Je suis donc pleinement convaincue que le but réel de tout cela est vil ; pourtant j’accepte votre proposition complètement, entendez-vous ? complètement. Je suis prête à épouser le prince, prête à seconder vos efforts pour le convaincre de m’épouser. Pourquoi je m’y suis résolue, cela ne vous regarde pas, qu’il vous suffise de savoir que je suis prête à tout : je l’aiderai à enfiler ses bottes, je serai sa servante, je danserai pour qu’il rie, je ferai tout au monde pour qu’il ne se repente pas de m’avoir épousée. Mais, en retour, je vous prie de me dire de quelle façon vous prétendez obtenir ce résultat. Je ne doute pas, puisque vous songez à cette affaire, que vous n’ayez déjà tout un plan. Communiquez-le-moi, soyez franche une fois dans votre vie, c’est ma condition.

Maria Alexandrovna est si surprise qu’elle reste immobile et muette, les yeux écarquillés. S’étant préparée à lutter contre les idées romanesques de sa fille, elle reste étonnée de la voir décidée à agir contre ses propres convictions L’affaire prend une consistance réelle. Maria Alexandrovna est intérieurement transportée de joie.

— Zinotchka, s’écrie-t-elle avec enthousiasme, tu es la chair de ma chair et l’os de mes os !

Elle ne peut ajouter un mot et se jette dans les bras de sa fille.

— Ah ! mon Dieu ! dispensez-moi de vos embrassades, maman ! dit Zina dégoûtée. Cet enthousiasme est tout à fait déplacé. J’exige une réponse à ma question, et voilà tout.

— Mais, Zina, je t’aime, je t’adore ! et tu me repousses ! C’est pour ton bonheur que je travaille.

Et des larmes sincères ruissellent des yeux de Maria Alexandrovna. Elle aime en effet Zina à sa manière, et d’ailleurs l’émotion du triomphe rend sentimental comme une baba[9]ce général en jupon. Zina sent bien, malgré tout, que sa mère l’aime ; mais cet amour lui pèse, elle préférerait la haine.

— Eh bien ! ne vous fâchez pas, maman ; je ne sais pas bien ce que je fais, je suis si troublée !… dit-elle pour la tranquilliser

— Je ne me fâche pas, je ne me fâche pas, mon petit ange, glousse Maria Alexandrovna qui reprend courage. Je comprends moi-même ton agitation. Vois-tu, mon amie, tu me demandes de la franchise… Soit, je serai franche, mais crois-moi. Pour un plan tout à fait définitif, je n’en ai pas encore et je ne puis en avoir : tout dépendra des circonstances. Je prévois même quelques difficultés… Tout à l’heure, cette pie m’a croassé un tas de mauvaises nouvelles. (Ah ! mon Dieu, je n’ai pas de temps à perdre !) Je serai donc franche : je te jure que j’arriverai à mon but. Ne vas pas croire à un mirage, à une illusion ; tout mon plan est fondé sur la sottise du prince ; c’est là un canevas où on peut broder tout ce qu’on veut. L’important est qu’on nous laisse agir. D’ailleurs, ces pécores ne peuvent rien contre moi ! s’écrie Maria Alexandrovna en frappant du poing sur la table. Aie confiance, mais agissons vite ! Faisons aujourd’hui même le principal, si c’est possible.

— C’est bien, maman ; écoutez encore une… franchise. Savez-vous pourquoi je m’intéresse tant à votre plan ? C’est que je ne suis pas sûre de moi. J’ai dit que je suis décidée à faire cette bassesse. Mais si les détails de votre plan sont par trop répugnants, je vous déclare que je serai obligée d’y renoncer. Je sais que c’est une bassesse de plus, se résigner à entrer dans la boue et n’avoir pas le courage d’y rester. Mais qu’y faire ? Cela sera certainement ainsi !…

— Mais, Zina, mon ange, quelle bassesse vois-tu là ? réplique timidement Maria Alexandrovna. Il s’agit d’un bon mariage, d’une chose normale ; envisage les choses à ce point de vue, et tout te paraîtra très raisonnable.

— Ah ! maman, pour l’amour de Dieu, ne dissimulez pas avec moi ! Vous voyez que je suis prête à tout ; que voulez-vous de plus ? Ne vous froissez pas, je vous prie, si j’appelle les choses par leur nom : peut-être est-ce maintenant mon unique consolation.

Elle sourit tristement.

— Allons ! allons ! c’est bien, mon petit ange ; on peut s’estimer sans avoir les mêmes convictions. Quant à mon plan, sois sûre qu’il ne t’éclaboussera d’aucune boue, je te le jure ! Est-ce moi qui voudrais te compromettre ? Tout ira très bien, très honorablement, très noblement même. Il n’y aura aucun scandale. Que si pourtant il s’en produisait un, alors, d’une manière ou d’une autre… alors nous serions loin d’ici… nous quitterons Mordassov. Que ces oies crient à tue-tête, cela ne nous regardera plus. Méritent-elles que nous nous souciions d’elles ? Comment toi, Zina, si orgueilleuse, peux-tu les craindre ?

— Ah ! maman, je ne les crains pas du tout ! Vous ne me comprenez pas ! répond Zina avec irritation.

— C’est bien, c’est bien, ma petite âme, ne te fâche pas ! Je voulais seulement dire que ces gens-là font tous les jours des vilenies, et que toi… pour une fois… Mais que dis-je… sotte que je suis ! Il s’agit même d’une action noble ! Tout dépend du point de vue.

— Assez, maman, assez ! s’écria Zina. Elle frappe du pied.

— Va ! mon petit ange, je ne le ferai plus !

Un silence. Maria Alexandrovna suit d’un œil timide, d’un regard de chien battu, Zina qui marche à travers la chambre.

— Je ne comprends même pas comment vous pourrez vous y prendre, continue avec dégoût Zina. Je suis certaine que vous n’y gagnerez qu’un affront. En ce qui me concerne, je m’en moque, mais vous en souffrirez.

— Oh ! si c’est tout ce qui t’inquiète, mon ange, sois tranquille ! Pourvu que nous soyons d’accord, le reste m’est égal. Si tu savais de quelles passes je suis sortie saine et sauve ! Enfin, permets-moi d’essayer. Il faut avoir au plus tôt un tête-à-tête avec le prince, tout en dépend. Je pressens ce qui suivra. Je n’ai peur que de Mozgliakov.

— Mozgliakov ? demande Zina avec mépris.

— Mais oui, Mozgliakov. N’aie pas peur cependant, Zina, je l’amènerai même à nous aider. Tu ne m’as pas encore vue à la tâche, Zina ! Ah ! sur ma petite âme, dès que j’ai entendu parler du prince, cette pensée m’est venue ! ce fut une révélation. Qui aurait pu croire qu’il vînt jamais chez nous ? Nous aurions pu attendre mille ans une occasion pareille. Ah ! que tu es belle, ma Zina ! Quelle beauté ! Mais, si j’étais homme, je voudrais jeter un royaume à les pieds ! Tous des ânes ! Comment ne pas baiser cette petite main ? (Maria Alexandrovna baise avec effusion la main de sa fille.) C’est la chair de ma chair !… Il faut le marier de force, cet imbécile ! Et comme nous vivrons bien ensuite, Zina ! car nous ne nous quitterons pas, n’est-ce pas ? Tu ne chasseras pas ta mère, quand tu seras heureuse ? Nous avons eu des querelles, mais où trouveras-tu une amie telle que moi ? Je suis quand même…

— Maman, si vous êtes décidée, il est temps de faire quelque chose. Vous perdez des miaules précieuses ! dit avec impatience Zina.

— Il est temps ! Il est temps en effet ! Et moi qui bavarde ici ! Elles veulent accaparer le prince ! Je pars tout de suite. J’y vais ; j’appellerai Mozgliakov et je ramènerai le prince de vive force, s’il le faut. Adieu Zinotchka ! adieu ma chérie, ma colombe ! Ne te désole pas, ne doute de rien, ne sois pas triste, là ! Tout se passera honorablement, noblement. Tout dépend du point de vue… Enfin, adieu ! adieu !

Maria Alexandrovna fait le signe de la croix sur Zina et sort. Elle se précipite dans sa chambre, s’arrête un instant devant sa glace et, dix minutes après, elle roule à travers les rues de Mordassov, dans sa voiture à patins (nous avons dit que Maria Alexandrovna vivait largement).

« Non, ce n’est pas à vous de jouer au plus fin avec moi ! Zina consent, c’est la moitié du tout. Ne pas réussir ! quelle bêtise ! Ah ! Zina, il y a donc des calculs qui ont de l’influence sur toi ? Je l’ai touchée en faisant briller à ses yeux un doux avenir… Qu’elle est belle aujourd’hui ! mais, avec sa beauté, j’aurais mis sens dessus dessous la moitié de l’Europe. Enfin, attendons un peu. Shakespeare lui passera quand elle sera princesse. Elle ne connaît que Mordassov et son outchitel !… Quelle princesse elle sera ! J’aime en elle cet orgueil, cette fierté… elle a des regards de reine. Comment aurait-elle pu méconnaître son intérêt ? Elle a fini par le comprendre ! Je resterai auprès d’elle, et elle consentira à tout ce que je voudrai. Sans moi, elle ne pourrait se conduire, mais je ne la quitterai pas. Je serai princesse, moi aussi. On parlera de moi jusque dans Pétersbourg… Adieu, sotte petite ville ! Le prince et le gamin mourront, et je la marierai avec un roi régnant ! Je ne crains qu’une chose : n’ai-je pas été trop franche avec elle, trop sensible ? Elle me fait peur ! Ah ! qu’elle me fait peur ! »

Et Maria Alexandrovna s’abîme dans ses songeries.

Restée seule, Zina marcha longtemps dans sa chambre, les mains croisées, rêveuse. Elle avait assez sujet de réfléchir. Elle répétait souvent presque inconsciemment : « Il est temps, il est grand temps ; ce devrait être fait depuis longtemps ! » Que signifiait cette exclamation ? Plus d’une fois les larmes étincelèrent sur ses cils longs et soyeux. Elle ne pensait pas à les essuyer. La mère avait tort de s’inquiéter ! Zina était prête à tout…

« Attends donc un peu ! pensa Nastassia Pétrovna en sortant de son cabinet noir après le départ de la colonelle. Et moi qui pensais à mettre une cravate rose pour ce prince ! Sotte ! Je rêvais de l’épouser ! Voilà une cravate bientôt mise ! Ah ! Maria Alexandrovna, je suis une pécore, une misérable ? Je prends deux cents roubles pour briser une cassette ! Eh oui ! ne pas profiter de l’occasion ! D’ailleurs… j’ai fait cela par générosité, car il y avait des frais… Attends un peu ! je vous montrerai à toutes deux si je suis une pécore ! Vous apprendrez à connaître Nastassia Pétrovna ! »

VII

Mais Maria Alexandrovna était entraînée par son génie. Elle conçut un grand et hardi projet. Marier sa fille à un riche, à un prince et à un moribond ; la marier à l’insu de tous en profitant de la sénilité de son hôte, était non seulement hardi mais même impudent. Certes, ce projet était séduisant, mais en cas d’insuccès il pouvait couvrir son auteur d’une confusion sans précédent. Maria Alexandrovna le savait bien, mais elle ne reculait pas.

« J’en ai vu bien d’autres », avait-elle dit à Zina, et c’était vrai. Serait-elle autrement une héroïne ?

Certes, ce projet ressemblait quelque peu à un brigandage de grande route ; mais Maria Alexandrovna n’y regardait pas de si près. Elle avait à ce sujet un mot très juste : mariée, on l’est pour toujours. Cette idée était très simple, mais elle présentait à l’imagination des avantages si grands, que Maria Alexandrovna en tremblait.

Comme une femme d’inspiration, douée d’une véritable faculté de création, elle a vite dressé son plan. Il est vrai qu’il ne se dessinait dans son esprit que dans ses grandes lignes, assez vagues. Les détails manquaient et il fallait compter avec des circonstances imprévues. Mais Maria Alexandrovna était sûre d’elle. Ce n’est pas l’insuccès qu’elle craignait, oh ! non ; ce qui l’agitait, c’était l’impatience de commencer la lutte. L’impatience, la noble impatience la dévorait à la pensée des obstacles possibles.

Les difficultés les plus sérieuses, Maria Alexandrovna les attendait de ses nobles concitoyens les Mordassoviens, et surtout de la noble société des dames Mordassoviennes. Elle connaissait par expérience toute leur haine. Elle ne doutait pas par exemple qu’en ce moment même tout le monde connaissait ses intentions, bien que personne n’en eût parlé à personne. Elle savait, par une triste expérience, que pas un événement, même le plus caché, de sa vie, arrivé le matin, n’était ignoré le soir de la dernière commère. Maria Alexandrovna ne faisait que pressentir le danger, mais ces sortes de pressentiments, qui ne l’avaient jamais trompée, ne la trompaient pas cette fois encore.

Voici en effet ce qui était arrivé et ce qu’elle ne savait pas encore. Vers midi, c’est-à-dire juste trois heures après l’arrivée du prince à Mordassov, des bruits étranges circulèrent dans la ville. Quel était leur point de départ ? Personne ne le savait, mais ils se répandirent presque instantanément. Tout le monde assurait que Maria Alexandrovna avait déjà fiancé sa fille, sa Zina de vingt-trois ans et sans un sou de dot, au prince ; que Mozgliakov avait été évincé et que tout était déjà décidé et signé.

Quelle était la cause de ces bruits ? Connaissait-on donc si bien Maria Alexandrovna qu’on eût pu pénétrer, avec un ensemble si parfait, au plus profond de ses pensées ? Ni l’invraisemblance d’un pareil bruit, car un projet de ce genre ne s’exécute pas en une heure, ni le manque évident de tout fondement, car personne ne savait d’où venait cette nouvelle, ne purent dissuader les Mordassoviens. Le plus étonnant, c’est que ce bruit avait commencé à se répandre juste au moment où Maria Alexandrovna entamait sa conversation avec Zina sur ce sujet. Tel est le flair des provinciaux ! L’instinct des nouvellistes de petite ville atteint parfois le merveilleux. Et cependant il a son explication. Il est basé sur l’étude la plus intime et la plus persévérante du prochain. Tout provincial vit comme sous une cloche de verre. Il lui est absolument impossible de cacher quoi que ce soit à ses honorables concitoyens. On sait de lui-même ce qu’il ignore lui-même. Le provincial, par sa nature, devrait être un psychologue très profond. C’est pourquoi je m’étonnais parfois très sincèrement de rencontrer en province si peu de psychologues et tant d’imbéciles. Mais laissons cela de côté.

La nouvelle éclata comme la foudre. Le mariage avec le prince semblait à tout le monde si avantageux, si brillant, que le côté étrange de cette affaire ne frappa personne. Il y avait encore une circonstance : Zina était haïe au moins autant que Maria Alexandrovna ; pourquoi ? on ne le savait. Peut-être la beauté de Zina y était-elle pour quelque chose ; peut-être aussi Maria Alexandrovna, quelle qu’elle fût, était-elle plus que sa fille de la même pâte que les autres Mordassoviennes. Si elle eût quitté la ville, qui sait ! on l’eût regrettée peut-être. Elle donnait de l’animation à la société par des incidents variés. Sans elle on se fût ennuyé. Par contre, Zina semblait, par son attitude, habiter les nuages et non pas Mordassov. Elle n’était pas de la même race et peut-être, sans s’en douter, avait-elle des manières trop hautaines. Et voilà que cette même Zina, sur laquelle circulaient tant d’histoires scandaleuses, cette orgueilleuse, devenait millionnaire, princesse, entrait dans l’aristocratie. Dans un an ou deux peut-être elle sera veuve et épousera quelque duc, un général, qui sait ? un gouverneur (et justement le gouverneur de Mordassov est veuf et amateur de la beauté). Elle sera alors la première dame de la province, et cette seule pensée était déjà insupportable, et jamais une autre nouvelle n’eût provoqué une telle indignation à Mordassov.

Des cris de rage s’élevaient de tous côtés. On disait que c’était indigne ; que le vieux n’avait pas sa tête ; qu’on l’avait trompé, circonvenu ; qu’il fallait le sauver de ces griffes rapaces ; que c’est enfin immoral, que c’est du brigandage ; qu’il y a d’autres jeunes filles qui valent bien Zina et qui pourraient aussi épouser le prince.

Toutes ces exclamations et tous ces cancans, Maria Alexandrovna ne faisait encore que les supposer, et c’était déjà trop. Elle savait parfaitement que tout le monde était prêt à faire le possible et même l’impossible pour s’opposer à ses projets. N’a : t-on pas déjà confisqué le prince et ne faut-il pas maintenant le reconquérir de haute lutte ? Et puis, même si elle réussit à le ressaisir et à le ramener chez elle, elle ne pourra pourtant pas le tenir tout le temps attaché. Enfin, qui pourrait garantir qu’aujourd’hui même, dans deux heures, tout le chœur solennel des dames de Mordassov ne sera pas réuni dans son salon, et sous un prétexte tel qu’il serait impossible de ne pas les recevoir ? Qu’elle ferme la porte, elles entreront par la fenêtre. En un mot, il n’y avait pas un instant à perdre, et cependant rien n’était encore fait.

Tout à coup une pensée géniale naquit et mûrit aussitôt dans l’esprit de Maria Alexandrovna. Nous parlerons de cette pensée en son lieu. Pour l’instant, notre héroïne roulait donc à toute vitesse à travers les rues de Mordassov, terrible et inspirée, décidée à livrer bataille pour reconquérir le prince. Elle ne savait encore comment elle agirait ni où elle le rencontrerait : mais elle savait sûrement que Mordassov devait périr plutôt qu’un seul de ses projets à elle échouât.

Son premier pas lui réussit on ne peut mieux. Elle rencontra le prince dans la rue et l’emmena dîner.

Si on me demande de quelle façon, mal gré tant de pièges tendus contre elle, elle parvint à si bien allonger le nez d’Anna Nikolaïevna, je déclare que je considère cette question comme offensante pour Maria Alexandrovna. Elle arrêta le prince au moment où il atteignait la maison de sa rivale, et malgré tout, malgré les objections de Mozgliakov lui-même, qui craignait un scandale, elle mit le petit vieillard dans sa voiture. C’est précisément en ceci que Maria Alexandrovna se distinguait de ses rivales. Dans les occasions décisives, elle ne s’arrêtait pas devant un scandale, ayant pour axiome que le succès justifie tout. Il va sans dire que le prince ne fit pas grande résistance, oublia tout comme à l’ordinaire et fut très satisfait.

À dîner, il ne cessa de bavarder, très joyeux, faisant des calembours, racontant des anecdotes qu’il n’achevait pas et passant de l’une à l’autre sans y prendre garde. Il avait bu trois verres de champagne chez Natalia Dmitrievna. Au dîner, il en but encore et finit par être plus que gai. Maria Alexandrovna lui versait elle-même à boire. Les mets étaient irréprochables, ce brigand de Nikitka ayant oublié de les brûler. La maîtresse de la maison tâchait d’électriser son monde par les charmes de son amabilité. Mais Zina gardait un silence glacial, et Mozgliakov n’était pas dans son assiette. Il mangeait peu, il était préoccupé ; il pensait ; comme cela lui arrivait très rarement, Maria Alexandrovna était inquiète. Nastassia Petrovna, morne, faisait à Mozgliakov des signes furtifs qu’il ne remarquait pas. Sans Maria Alexandrovna et le prince, c’eût été un diner d’enterrement.

Et, pourtant, Maria Alexandrovna cache une émotion profonde : Zina l’effraye, avec son air triste et ses yeux rouges. D’ailleurs, on n’a pas trop de temps, et Mozgliakov, cet obstacle matériel, se tient là comme une borne.

Maria Alexandrovna se lève de table, en proie à une profonde inquiétude. Mais quel est son étonnement, quelle est sa joyeuse terreur, si j’ose m’exprimer ainsi, quand Mozgliakov s’approche d’elle et lui déclare qu’il doit à son grand regret s’en aller tout de suite !

— Où allez-vous donc ? lui demande-t-elle avec sympathie.

— Voyez-vous, Maria Alexandrovna, commence Mozgliakov avec embarras, il m’est arrivé une étrange histoire… Je ne sais même comment vous la dire… Mais donnez-moi un conseil, pour l’amour de Dieu !

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Mon parrain, Borodonïev… vous savez, ce marchand… je l’ai rencontré aujourd’hui… il est très irrité, il m’a fait des reproches, il dit que je suis orgueilleux. Voilà trois fois que je viens à Mordassov sans aller chez lui. « Viens aujourd’hui, m’a-t-il dit, prendre une tasse de thé chez moi. » Il est juste quatre heures, et il prend le thé à l’ancienne mode, vers cinq heures, après sa sieste. Que faire ? Je comprends, Maria Alexandrovna… Mais pensez donc ! Il a, pour ainsi dire, empêché mon père de se pendre quand il perdit l’argent de l’État. C’est à cette occasion d’ailleurs qu’il a voulu être mon parrain. Si mon mariage avec Zina Aphanassievna se conclut, vous savez que j’ai cent cinquante âmes seulement, tandis qu’il est millionnaire, on dit même plus. Il n’a pas d’enfant. Si je suis bien avec lui, il peut me laisser cent mille roubles. Or il a soixante-dix ans, pensez donc !

— Ah ! mon Dieu ! Mais alors que faites-vous ici ? pourquoi lanternez-vous ? s’écrie Maria Alexandrovna dissimulant à peine sa joie. Partez ! partez ! il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là. C’est donc pour cela que vous étiez si absorbé pendant le dîner ? Partez donc, mon ami, partez ! Mais vous auriez dû le voir dès ce matin pour lui prouver que vous appréciez sa bienveillance ! Ah ! cette jeunesse !

— Mais vous-même, Maria Alexandrovna, s’écrie Mozgliakov étonné, vous-même me reprochiez cette relation ! Vous disiez que c’est un moujik, un parent de cabaretiers et d’agents d’affaires !

— Ah ! mon ami, on dit beaucoup de choses faute de réfléchir ! Je puis me tromper aussi. Je ne suis pas infaillible. Du reste, je ne me rappelle pas… mais je pouvais être… dans une certaine disposition d’esprit… enfin vous n’aviez pas encore fait votre demande. Certes, c’est, de ma part, de l’égoïsme maternel, mais je dois maintenant envisager les choses à un point de vue nouveau. Quelle mère pourrait m’en blâmer ? Partez sans perdre un instant. Passez la soirée chez lui et… écoutez donc ! Parlez-lui de moi, dites-lui que je l’estime, que je l’aime… Faites cela habilement. Ah ! mon Dieu ! cela m’était sorti de la tête. J’aurais dû vous y faire penser moi-même.

— Vous m’avez ressuscité, Maria Alexandrovna ! s’écrie Mozgliakov enchanté. Maintenant je vous obéirai en tout. Et moi qui n’osais vous parler de cela ! Eh bien ! adieu, je pars. Excusez-moi auprès de Zinaïda Aphanassivena. Du reste, je reviendrai.

— Je vous bénis, mon ami. N’oubliez pas de parler de moi. C’est en effet un charmant vieillard. Il y a longtemps que j’ai changé d’avis à son égard. D’ailleurs j’ai toujours aimé en lui l’ancien Russe, si nature. Au revoir, mon ami, au revoir !

« Quel bonheur que le diable l’emporte ! Non, c’est Dieu lui-même qui me vient en aide », pensa-t-elle étouffant de joie.

Pavel Alexandrovitch était déjà dans le vestibule et mettait sa chouba, quand tout à coup parut, sortant on ne sait d’où, Nastassia Pétrovna.

— Où allez-vous ? dit-elle en le retenant par la main.

— Chez Borodonïev, Nastassia Pétrovna, chez mon parrain. Il a eu l’honneur de me baptiser. Un riche vieillard, un parrain à héritage, un homme à soigner.

— Chez Borodonïev ? Eh bien, renoncez à votre fiancée, dit sèchement Nastassia Pétrovna.

— Comment cela ?

— Comme cela. Vous pensez qu’elle est déjà à vous ? Eh bien ! elle va épouser le prince !

— Le prince ! Que dites-vous là, Nastassia Pétrovna ?

— Quoi ! que dites-vous là ? Voulez-vous voir et entendre vous-même ? Laissez votre chouba et venez avec moi.

Pavel Alexandrovitch, ahuri, abandonne sa chouba et se laisse conduire dans le cabinet noir dont la porte donne sur le salon.

— Mais, voyons ! Nastassia Pétrovna, je n’y comprends plus rien !…

— Vous comprendrez quand vous aurez entendu. La comédie ne tardera pas à commencer.

— Quelle comédie ?

— Chut ! ne parlez pas si haut ! Quelle comédie ? C’est vous qui en faites les frais : on vous trompe ; ce matin, quand vous êtes parti avec le prince, Maria Alexandrovna a surmené Zina, pendant près d’une heure, pour la persuader de prendre pour mari cette vieille mécanique. Elle disait que rien n’est si facile que de l’entortiller. Elle proposait de tels moyens que j’en avais moi-même mal au cœur. Je les ai entendues d’ici. Zina a consenti. Elles vous ont arrangé toutes deux ! Elles vous considèrent comme un imbécile, et Zina a formellement déclaré qu’elle ne vous épouserait pour rien au monde. Et moi, sotte, qui pensais déjà à mettre une cravate rose ! Mais écoutez donc ! écoutez donc !

— S’il en est ainsi, c’est… c’est infâme ! murmure Pavel Alexandrovitch en regardant sottement Nastassia Pétrovna dans les yeux.

— Mais écoutez plutôt ! Vous en entendrez de belles !…

— Où écouter ?

— Penchez-vous vers cette fente.

— Mais, Nastassia Pétrovna, je ne suis pas homme à écouter aux portes !

— Vous prenez bien votre temps ! Ici, mon petit père, il faut mettre votre honneur dans votre poche. Puisque vous êtes venu, écoutez…

— Pourtant…

— Si vous ne voulez pas, soyez-en donc pour un nez d’une aune ! Que m’importe ? J’ai pitié de vous et vous posez ? Est-ce pour moi que je travaille ? Je quitterai la maison dès ce soir. Pavel Alexnndrovitch, à contre-cœur, se penche vers la fente. Son sang bout dans ses artères ; il ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui.

VIII

— Alors, vous vous êtes bien amusé, prince, chez Natalia Dmitrievna ? demande Maria Alexandrovna en jetant un regard rapace sur sa proie future.

(Elle commence à dessein les hostilités de la manière la plus innocente. Son cœur bat d’émotion.)

Après le dîner, on a fait passer le prince dans le salon où il est entré le matin. Le petit vieillard, lesté de six verres de champagne, n’a plus son équilibre. En revanche, il bavarde sans cesse. Maria Alexandrovna comprend que ce n’est qu’une excitation momentanée et que bientôt son hôte s’assoupira. Il faut donc saisir l’occasion. Elle remarque avec joie que le voluptueux petit vieillard jette sur Zina des regards gourmands. Ses sentiments maternels en sont réjouis.

— Extrê-ê-mement ! et, savez-vous ? c’est une femme incompa-pa-ra-a-ble, cette Natalia Dmitrievna, une incompa-pa-ra-a-ble femme.

Malgré tous ses soucis, cette louange à l’adresse de sa rivale fait saigner la jalousie de Maria Alexandrovna.

— Voyons, prince ! s’écrie-t-elle avec un éclair dans les yeux, si votre Natalia Dmitrievna est une femme incomparable, je n’ai plus rien à dire, mais il faut vraiment que vous connaissiez mal la société d’ici ! Ce n’est que parade effrontée de sentiments absents, comédie, vernis et dorure. Soulevez ces apparences, vous verrez tout un enfer caché sous ces fleurs, toute une nichée de vipères prêtes à vous dévorer.

— Vrai-ai-ment ? Vous m’é-étonnez.

— Je vous le jure ! Ah ! mon prince ! Écoute, Zina. Je dois — j’y suis forcée — raconter au prince une ridicule aventure de la semaine dernière avec cette Natalia, te rappelles-tu ? Oui, prince, cette Natalia Dmitrievna que vous admirez tant. Oh ! mon cher prince, je vous assure que je ne suis pas cancanière, mais je dois vous conter cela uniquement pour vous donner un échantillon risible et vivant de notre société. Il y a quinze jours vient chez moi cette Natalia Dmitrievna. On sert le café, je suis obligée de sortir. Je me rappelle très exactement combien il restait de morceaux de sucre dans mon sucrier en argent : il était plein. Je reviens, qu’est-ce que je vois ? Il n’y avait plus que trois morceaux. Or Natalia Dmitrievna était restée seule ! Comment la trouvez-vous ? Elle a une maison, de l’argent, tout ce qu’elle veut… C’est comique et petit, mais jugez là-dessus la société mordassovienne.

— Vrai-ai-m ent ! Quelle gourmandise surnaturelle ! Mais comment a-t-elle pu faire pour dévorer tout un sucrier.

— Voilà votre femme incomparable, prince ; n’est-ce pas honteux ? Il me semble que je serais morte plutôt que me décider à une action aussi dégoûtante !

— Mais oui, mais oui ! — Seulement, sa-avez-vous ? elle est belle femme tout de même !

— Natalia Dmitrievna ! Voyons, prince, c’est tout simplement un tonneau. Ah ! prince, prince, que dites-vous là ? Je vous aurais cru plus de goût !

— Mais oui ! un tonneau… Seulement, savez-vous ? elle est si bien fai-aite, et puis, cette fillette qui dansait, elle aussi, elle est fai-aite…

— Sonitchka ? Mais c’est encore un enfant, prince ! Elle n’a que quatorze ans !

— Mais oui !… seulement, savez-vous ? elle est si leste… elle aussi, elle a des formes, des fo-ormes si mignonnes !… Et l’autre qui dâ-ansait avec elle !… elle se forme aussi !

— Ah ! cette malheureuse orpheline, prince ?

— Mais oui, orpheline. Elle est sale, elle aurait dû au moins laver ses mains, mais elle est sé-é-duisante. Tout en parlant, le prince, avec une avidité croissante, lorgne Zina.

— Mais quelle châ-armante personne ! murmure-t-il à demi pâmé.

— Zina, joue-nous quelque chose, ou plutôt chante… Elle chante à ravir, prince ; elle est, on peut le dire, une virtuose, une véritable virtuose. Et si vous saviez, prince, continue Maria Alexandrovna à mi-voix pendant que Zina s’approche du piano de sa démarche lente et cadencée dont le vieillard est tout ému, si vous saviez quel trésor, comme elle sait aimer, comme elle est tendre avec moi ! quel cœur ! quels sentiments !

— Mais oui… les sentiments… Et, savez-vous ? je n’ai jamais connu qu’une femme qui aurait pu lui être comparée pour la beau-au-té, répond le prince en avalant sa salive : c’est la feue comtesse Naïnskaïa. Il y a trente ans qu’elle est morte. Une merveilleuse fâ-emme, d’une beauté ! Elle a épousé son cuisinier.

— Son cuisinier, prince !

— Mais oui, son cuisinier, un Français, à l’é-étranger. Elle lui a procuré, à l’é-étranger, un titre de comte. Un homme très instruit, avec de petites moustaches.

— Et comment vivaient-ils donc, prince !

— Mais oui, ils vivaient bien ! Du reste, ils ne tardèrent pas à se séparer. Il l’a volée et il est parti. Je crois que c’est à propos d’une sauce qu’ils se sont brouillés.

— Maman, que faut-il jouer ?

— Chante plutôt, Zina. Si vous saviez comme elle chante, prince ! Aimez-vous la musique ?

— Oh ! oui ! Châ-armant ! châ-armant ! J’aime beaucoup la mu-usique. J’ai beaucoup connu à l’étranger Beethoven.

— Beethoven ! Imagine-toi, Zina, le prince a connu Beethoven ! cria Maria Alexandrovna émerveillée. Ah ! prince, vraiment, vous avez connu Beethoven ?

— Mais oui… Nous étions une paire d’amis. Il avait toujours le nez plein de tabac. Quel ridicule bonhomme !

— Beethoven ?

— Mais oui… Beethoven. D’ailleurs, peut-être n’était-ce pas Beethoven, mais plutôt quelque autre Allemand. Il y a là-bas beaucoup d’Allemands… Du reste, je crois me tromper.

— Et que dois-je chanter, maman ?

— Ah ! Zina, chante-moi cette romance où, tu te rappelles, il y a un accent si chevaleresque : cette châtelaine et son troubadour. — Ah ! prince, que j’aime le chevaleresque ! les châteaux ! cette vie du moyen âge ! les troubadours, les hérauts d’armes ! les tournois !… Je t’accompagnerai, Zina. Asseyez-vous donc plus près, prince ! Ah ! ces châteaux ! ces châteaux !

— Mais oui… les châteaux… J’aime aussi les châ-âteaux, reprend le prince en braquant son œil unique sur Zina. Mais… mon Dieu ! cette romance ? Mais je la connais !… Il y a longtemps que je l’ai entendue, ça me rappelle… ah ! mon Dieu !

Je ne prends pas sur moi de dire ce qu’il advint du prince quand Zina se mit à chanter. Elle chantait une vieille romance française, très à la mode autrefois. Zina la chanta à merveille. Sa voix pure de contralto allait droit au cœur. Son beau visage, ses yeux magnifiques, ses doigts fuselés qui tournaient les pages, ses cheveux abondants et noirs, luisants, sa poitrine soulevée, toute sa personne fière et belle, tout cela fascinait le pauvre vieillard. Il ne détourna pas d’elle son œil tant qu’elle chanta. Il étouffait d’émotion. Son vieux cœur, échauffé par le champagne, la musique et ses souvenirs, battait de plus en plus fort, comme il n’avait pas battu depuis longtemps. Il était au moment de pleurer quand elle eut fini.

— Oh ! ma charmante enfant, s’écria-t-il en lui baisant les doigts, vous me ravissez ! Ce n’est que maintenant que je me rappelle, mais… mais…Oh ! ma charmante enfant !…

Le prince ne put achever.

Maria Alexandrovna sentit que le moment psychologique était venu.

— Pourquoi consommer votre perte, prince ? commença-t-elle solennellement. Combien de sentiments, combien de forces vitales, combien de richesses morales vous avez encore ! Et, avec tout cela, vous vous murez pour la vie dans une prison ! Fuir le monde, les amitiés ! C’est impardonnable ! Réfléchissez donc, prince ! Regardez la vie, si je puis dire, d’un œil clair ! Rappelez-vous le passé, le souvenir de votre jeunesse dorée, de vos jours sans soucis. Ressuscitez ce passé, ressuscitez-vous ! Recommencez à vivre dans la société des vivants : allez à l’étranger… en Italie, en Espagne, prince, en Espagne ! Il vous faut un guide, un cœur qui vous aimerait, qui vous estimerait et qui vous serait sympathique.

Eh bien ! vous avez des amis, appelez-les et ils viendront en foule. Moi la première, j’abandonnerais tout, et j’accourrais à votre appel ! Je me rappelle notre ancienne amitié, prince ! J’abandonnerais mon mari pour vous suivre… Et même, si j’étais plus jeune, si j’étais aussi belle que ma fille, je deviendrais votre compagne, votre amie, votre femme si vous le vouliez.

— Je suis certain que vous avez été une charmante personne dans votre temps, dit le prince en se mouchant.

Ses yeux sont pleins de larmes.

— Nous nous survivons dans nos enfants, prince, répond avec effusion Maria Alexandrovna. J’ai aussi mon ange gardien, et c’est elle, ma fille, l’amie de mes pensées, de mon cœur, prince ! Elle a déjà refusé sept demandes en mariage, parce qu’elle ne veut pas me quitter.

— Par conséquent, elle ira avec vous quand vous m’âccom-com-pagnerez à l’étrâ-anger. Dans ce cas, j’irai absolument à l’étrâ-anger, s’écrie le prince avec animation. J’irais abso-lument. Et si je pouvais me bercer de l’es-poî-oir… Mais c’est une enfant merveilleuse, merveilleuse ! Oh ! ma charmante enfant !

Et le prince recommence à baiser les doigts de Zina. Le pauvre homme essaye même de se mettre à genoux devant elle.

— Mais… mais, prince, vous disiez que si vous pouviez vous bercer de l’espoir ?… saisit au vol Maria Alexandrovna, sentant venir un nouvel accès d’éloquence. Que vous êtes étrange, prince ! Ne vous considérez-vous donc pas comme digne de l’attention des femmes ? Ce n’est pas la jeunesse qui fait la beauté ! Rappelez-vous donc que vous êtes un débris de l’aristocratie russe ! Vous êtes le représentant des sentiments les plus raffinés, les plus chevaleresques, et des meilleures manières ! Est-ce que Marie[10]n’a pas aimé Mazeppa ? J’ai lu que Lauzun, un séduisant marquis de la cour de Louis… Je ne sais plus quel Louis… déjà vieux, conquit une des premières beautés de son temps !… D’ailleurs, qui vous a dit que vous êtes un vieillard ? Qui prétend cela ? Est-ce que des hommes comme vous vieillissent ? Vous, doué si richement de sentiment, de gaieté, d’esprit, de force vitale, d’exquises manières ! Allez quelque part aux eaux avec une jeune femme, une beauté comme Zina, par exemple, — je parle d’elle comme terme de comparaison, — et vous verrez quel effet colossal vous produirez, vous, un débris de notre aristocratie ; elle, une beauté royale ! Elle marche solennellement à votre bras, elle chante dans une société aristocratique ; vous, de votre côté, vous prodiguez les mots d’esprit ! Mais toutes les eaux accourraient pour vous voir ! toute l’Europe en parlerait ! Car vous auriez pour vous tous les journaux, les feuilletons, ce ne serait qu’un cri… Prince ! prince ! et vous dites : « Si je pouvais me bercer de l’espoir ? »

— Les journaux… mais oui, mais oui !… Les feuilletons… murmure le prince qui n’a compris qu’à moitié le bavardage de Maria Alexandrovna et s’alanguit de plus en plus… Mais…, mon enfant, si vous n’êtes pas fâ-atiguée, répétez donc encore une fois cette romance que vous venez de chanter !

— Ah ! prince, mais elle sait des romances plus jolies encore ! Vous connaissez l’Hirondelle ? Vous l’avez entendue déjà ?

— Mais oui… je l’ai oubliée. Non… non !.. celle qu’elle vient de chanter : je ne veux, pas l’Hirondelle, je veux cette romance… dit le prince suppliant comme un enfant.

Zina recommence la romance en question. Le prince n’y peut tenir et s’agenouille devant elle en pleurant.

— Oh ! ma belle châ-âtelaine ! Sa voix tremble de sénilité et d’émotion. Oh ! ma châ-armante châ-âtelaine ! Oh ! ma chère enfant ! Que de choses vous m’avez ra-ap-pelées du temps passé ! J’espérais alors un autre avenir ! Je chantais alors avec la vicomtesse… des duos… cette même romance… et maintenant… ah ! je sais ce qui m’attend…

Le prince a prononcé tout ce discours d’une voix entrecoupée et haletante, sa langue se raidit, quelques mots sont inintelligibles. On voit seulement qu’il est au comble de l’émotion. Maria Alexandrovna se hâte de jeter de l’huile sur le feu.

— Prince ! mais vous allez devenir amoureux de Zina.

La réponse du prince dépasse toutes les espérances de Maria Alexandrovna.

— Je suis amoureux d’elle jusqu’à la folie ! s’écrie le petit vieillard très exalté et toujours à genoux. Je suis prêt à lui sacrifier ma vie… et si seulement je pouvais l’espérer… Mais levez-moi, je vous prie… je me sens un peu affaibli… Je… si seulement je pouvais espé-é-rer… je lui offrirais mon cœur… et alors… moi… elle me chanterait tous les jours des ro-ro-man-mances, et moi, je la regarderais sans cesse… toujours regarder… ah ! mon Dieu !

— Prince ! prince ! vous offrez votre main à ma fille, vous voulez me la prendre, à moi, ma Zina, ma chérie, mon ange, Zina ! Je ne le quitterai pas, Zina ! Qu’on l’arrache des bras de sa mère !

Maria Alexandrovna s’est jetée sur sa fille et l’étreint dans ses bras, quoiqu’elle se sente fortement repoussée. La maman exagère un peu son jeu, Zina en souffre de dégoût. Mais elle se tait, et c’est tout ce qu’il faut à Maria Alexandrovna.

— Elle a refusé neuf partis pour ne pas quitter sa mère ! crie-t-elle. Mais maintenant mon cœur pressent la séparation. Tout à l’heure encore, je remarquais qu’elle vous regardait particulièrement… Votre aristocratie, votre finesse l’ont séduite, prince !… Oh ! vous nous séparerez, je le pressens !

— Je l’a-ado-dore, murmure le prince frissonnant comme une feuille.

— Donc, tu abandonnes ta mère ! s’écrie Maria Alexandrovna en se précipitant de nouveau au cou de sa fille.

Zina, pour finir cette scène pénible, tend au prince sa belle main et s’efforce même de sourire. Le prince prend respectueusement cette main et la couvre de baisers.

— Ce n’est que maintenant que je commence à vivre !…

— Zina ! dit avec solennité Maria Alexandrovna, regarde cet homme : c’est le plus honnête, le plus noble des hommes ! C’est un chevalier du moyen âge ! Elle le sait, prince, elle ne le sait que trop, pour mon malheur !… Oh !… pourquoi êtes-vous venu ?… Je vous confie mon trésor, mon ange ! Conservez-la, prince. Écoutez la prière d’une mère ! Quelle mère pourrait blâmer mon chagrin ?

— Maman, assez ! murmure Zina.

— Vous la défendrez, prince, votre épée luira si les calomnies osent la toucher !

— Assez, maman, ou bien…

— Mais oui !… mon épée !… murmure le prince. Je veux que le ma-mariage se fasse tout de suite… je… je com-commence maintenant seulement à vivre !… Je veux envoyer tout de suite à Dou-kha-khanovo… J’ai là des brillants, je veux les mettre à ses pieds !…

— Quelle fougue, quels transports, quelle noblesse d’âme ! Et dire, prince, que vous vous seriez perdu dans ce désert ! Je ne cesserai de le répéter… Je ne puis penser sans horreur à cette infernale…

— Mais que pouvais-je faire ? j’avais si peu-peur !… pleurniche le prince. Ils voulaient me mettre dans une maison de santé… et j’ai eu peu-peur !

— Dans une maison de santé ! Oh ! les misérables ! quelle basse cruauté ! Prince, je l’avais entendu dire ! Mais ces gens sont fous ! Mais pourquoi donc ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas moi-même pourquoi, répond le petit vieillard tombant de fatigue sur son fauteuil. Vous savez, j’étais dans un ba-bal et je leur racontais une anecdote. Elle leur a déplu et voilà… toute une histoire s’ensuivit.

— Pour cela seulement, prince ?

— Non, j’avais aussi joué aux cartes avec le prince Petre Demintitch, et j’avais beaucoup perdu… j’avais eu deux rois et trois da-dames… ou plutôt trois da-dames et deux rrrois… Non, un rrroi et seulement des da-da… !

— Et c’est pour cela !… pour cela !… Quelle infernale scélératesse ! Vous pleurez, prince ! cela ne sera plus ; je serai désormais auprès de vous, mon prince ! Car je ne quitterai pas Zina, et nous verrons si on ose vous dire un mot.

— Savez-vous, prince ? votre mariage les consternera ; cela leur fera honte ! Ils verront que vous êtes encore capable… c’est-à-dire… ils comprendront qu’une telle beauté n’aurait pas épousé un fou. Maintenant vous pouvez lever la tête et les regarder en face !

— Mais oui… en face !… murmure le prince en fermant les yeux.

— Il est bien affaissé, pense Maria Alexandrovna ; je crois que je parle inutilement.

— Mon prince, vous êtes ému, il faut vous reposer, dit-elle en se penchant vers lui avec une sollicitude maternelle.

— Mais oui… me cou-coucher un peu.

— Oui, ces émotions… attendez, je vais vous accompagner. Je vous coucherai moi-même s’il le faut. Pourquoi regardez-vous ainsi ce portrait, prince ? C’est le portrait de ma mère, un ange plutôt qu’une femme. Oh ! pourquoi n’est-elle pas ici ? C’était une juste, une juste, je ne puis l’appeler autrement !

— Une ju-uste, c’est joli… J’ai eu aussi une mè-ère… la princesse… et imaginez-vous, une femme extrê-è-mement grosse… Du reste, ce n’est pas cela que je voulais di-dire… Je suis un peu fa-fatigué… Adieu, ma charmante enfant ; c’est avec dé-délices, aujourd’hui… demain… enfin… n’importe… Au revoir ! au revoir !…

Il veut faire un geste gracieux, mais il glisse sur le parquet et fait un faux pas.

— Prenez garde, prince ! Appuyez-vous sur mon bras ! crie Maria Alexandrovna.

— Châ-armant ! Châ-armant ! Ce n’est que maintenant que je com-commence à vivre !

Zina restait seule. Elle se sentait oppressée, elle se méprisait elle-même. Ses joues brûlaient, ses mains se crispaient, ses dents se serraient. Elle restait immobile, des larmes de honte ruisselaient de ses yeux…

À ce moment, la porte s’ouvre et Mozgliakov se précipite dans le salon, pâle de rage.

IX

Il a tout entendu, tout !

Zina le regarde avec étonnement.

— Ah ! c’est ainsi que vous êtes ! s’écrie-t-il d’une voix étranglée. J’apprends enfin à vous connaître !

— À me connaître ? répète Zina (ses yeux flambent de colère). Comment osez-vous me parler ainsi !

Elle fait un pas vers le jeune homme.

— J’ai tout entendu ! appuie Mozgliakov solennellement, mais en faisant malgré lui un pas en arrière.

— Entendu ? Dites espionné ! dit Zina en le regardant avec mépris.

— Oui, j’ai espionné ! oui je me suis décidé à faire cette vilenie ! Mais, grâce à elle, je sais enfin que vous êtes la plus… je ne sais comment qualifier votre… bredouille-t-il, s’embarrassant de plus en plus sous le regard de Zina.

— Et quand vous auriez tout entendu, de quoi pourriez-vous m’accuser ? Où prenez-vous le droit de m’accuser, de me parler sur ce ton ?

— Moi, quel droit ? vous pouvez me le demander ? Vous voulez épouser le prince et je n’aurais pas le droit !… Mais vous m’avez donné votre parole !

— Quand ?

— Comment, quand ?

— Ce matin encore, quand vous me pressiez, je vous ai formellement répondu que je ne pouvais rien vous dire de positif.

— Mais vous ne m’avez pas refusé ; par conséquent, vous me teniez en réserve, vous me ménagiez !

Une sensation pénible crispe le visage de Zina, mais elle se méprise.

— Si je ne vous ai pas chassé, répond-elle d’une voix grave et mesurée, mais un peu tremblante, c’est uniquement par pitié. Vous me suppliiez d’attendre, de ne pas vous dire non. « Connaissez-moi davantage, m’avez-vous dit un jour, et quand vous serez convaincue que je suis un homme de caractère noble, peut-être ne me refuserez-vous pas. » Ce furent vos propres paroles, au début de nos relations, vous ne pouvez les renier. Et maintenant vous osez dire que je vous tiens en réserve ! N’avez-vous donc pas compris, ce matin, avec quel ennui je vous voyais revenir quinze jours trop tôt ? Je ne vous ai pourtant pas caché cet ennui, et vous l’avez remarqué vous-même puisque vous m’avez demandé si ce retour prématuré ne me fâchait pas. Appelez-vous ménager un homme ne pas pouvoir lui cacher l’ennui qu’on a de le voir ? Ah ! je vous tenais en réserve ! Non, je m’étais dit à votre sujet : S’il n’est pas très intelligent, il est bon… mais je sais maintenant — à temps par bonheur — que vous êtes aussi méchant que sot, et il ne me reste qu’à vous souhaiter bon voyage. Adieu !

Zina se détourne et se dirige lentement vers la porte. Mozgliakov comprend que tout est perdu ; il bout de rage.

— Ah ! je suis un sot ! crie-t-il ; un sot ! C’est bien ! Adieu ! Mais, avant de partir, sachez que tout le monde connaîtra l’infâme comédie que vous jouez ici, vous et votre maman ! Je dirai à tout le monde que vous grisez le prince, que vous le subornez ! Vous aurez des nouvelles de Mozgliakov !

Zina tressaille, s’arrête pour répondre, mais, après un moment de réflexion, hausse dédaigneusement les épaules et ferme derrière elle la porte. À ce moment apparaît sur le seuil Maria Alexandrovna. Elle a entendu les dernières exclamations de Mozgliakov et a deviné le reste. « Mozgliakov pas encore parti ! Mozgliakov auprès du prince ! La chose répandue dans toute la ville par Mozgliakov ! Le secret est pourtant nécessaire… » Maria Alexandrovna, en un instant, a tout calculé, tout prévenu, et fait un plan pour calmer Mozgliakov.

— Qu’avez-vous, mon ami ? dit-elle en lui tendant cordialement la main.

— Comment, mon ami ! s’écrie l’autre furieux. Après tout cela mon ami ! Morgen Fruh[11], madame. Pensez-vous me tromper encore ?

— Je regrette, je regrette beaucoup de vous voir dans un état d’esprit aussi étrange, Pavel Alexandrovitch. Quel langage ! Mais vous ne mesurez même pas vos paroles devant une dame.

— Devant une dame ! Vous… vous êtes tout ce que vous voudrez… mais pas une dame.

(Je ne sais ce qu’il voulait dire, mais ce devait être quelque outrage écrasant.) Maria Alexandrovna le regarde et sourit de pitié.

— Asseyez-vous, dit-elle tristement en lui montrant le fauteuil où, un quart d’heure auparavant, le prince était assis.

— Mais écoutez, à la fin, Maria Alexandrovna ? s’écrie Mozgliakov interloqué. Vous me traitez comme si nous étions, vous innocente, moi coupable ! C’est impossible !… Cela passe toute limite, toute patience, toute… savez-vous ?

— Mon ami, répond Maria Alexandrovna, — permettez-moi de vous appeler encore ainsi, car vous n’avez pas de meilleure amie que moi… — vous souffrez, vous êtes excité, vous êtes blessé au cœur, je dois donc excuser vos excès de langage. Eh bien, je vais m’ouvrir à vous. D’autant plus que je me sens, dans une certaine mesure, coupable envers vous. Asseyez-vous donc et causons.

La voix de Maria Alexandrovna est d’une excessive douceur, sa physionomie est dolente.

Mozgliakov s’assied.

— Vous avez écouté à la porte, dit-elle avec un air à la fois de reproche et d’indulgence.

— Oui, j’ai écouté ! Et pourquoi pas ? Quelque sot !… Au moins je sais maintenant ce que vous machinez contre moi, répond Mozgliakov, qui cherche du courage dans sa colère.

— Et vous avez pu, avec votre éducation, vos manières, vous décider à jouer ce rôle ! Oh ! mon Dieu !

Mozgliakov sursaute sur son siège.

— Maria Alexandrovna, je ne peux vous écouter davantage ! Souvenez-vous plutôt de ce que vous faites vous-même, malgré votre éducation et vos manières, et voyez si vous avez le droit d’accuser les autres !

— Encore une question, poursuit-elle sans répondre. Qui vous a donné l’idée d’écouter à la porte ? Qui donc m’espionne ici ? Voilà ce que je voudrais savoir !

— Pour cela, excusez-moi, je ne vous le dirai pas.

— C’est bien, je le saurai… Je dis donc, Paul, que je suis coupable envers vous, mais, si vous pouviez me juger en connaissance de cause, vous verriez que je ne suis coupable que de vous avoir voulu trop de bien.

— Ainsi, du bien ? Vous vous moquez ! je vous certifie que vous ne me tromperez plus : je ne suis pas enfant à ce point !

Il s’agite, son fauteuil craque.

— Je vous en prie, mon ami, soyez plus calme si vous le pouvez, écoutez attentivement, et vous tomberez d’accord avec moi. Dans le principe, je voulais tout vous dire, vous mettre au courant de tout sans qu’il vous fût nécessaire de vous avilir jusqu’à écouter aux portes. Si je ne l’ai pas fait, c’est uniquement parce que l’affaire était encore à l’état de projet et pouvait ne pas aboutir. Vous voyez que je suis franche avec vous. Surtout n’accusez ma fille de rien. Elle vous aime jusqu’à la folie, et il m’a fallu faire des efforts inouïs pour vous l’arracher et la persuader d’agréer l’offre du prince.

— Je viens précisément d’entendre les preuves de ce fol amour, dit Mozgliakov avec ironie.

— C’est bien ! mais dans quels termes lui avez-vous parlé ? Est-ce ainsi qu’un amoureux doit s’exprimer ? Est-ce le langage d’un homme de bon ton ? Vous l’avez offensée, irritée.

— Il s’agit bien de bon ton, Maria Alexandrovna ! Ce matin, vous me faisiez bon visage toutes deux, mais quand je suis parti avec le prince vous m’avez bien arrangé. Je sais, je sais tout !

— Probablement de la même ignoble source, observa Maria Alexandrovna avec un sourire de mépris. Oui, Pavel Alexandrovitch, je vous ai bien arrangé et, je vous l’avoue, cela n’a pas été sans peine. Il m’a fallu lutter contre mes propres sentiments. Mais le fait seul que j’aie dû vous calomnier vous prouvera assez qu’il m’a été difficile d’obtenir d’elle qu’elle renonçât à vous ! Ne voyez-vous donc pas plus loin que votre nez ? Si elle ne vous aimait pas, m’aurait-il été nécessaire de recourir à la calomnie ? Et vous ne savez pas encore tout ! J’ai dû employer mon autorité maternelle pour vous arracher de son cœur ! Enfin, après des efforts inouïs, j’ai réussi à obtenir une apparence de consentement… Puisque vous avez écouté, vous avez dû remarquer qu’elle ne m’a soutenu auprès du prince par aucune parole, aucun geste. Elle a chanté comme un automate ; elle souffrait visiblement, et c’est par pitié pour elle que j’ai emmené le prince. Je suis certaine qu’elle a pleuré, quand elle est restée seule. Vous l’aurez remarqué en entrant…

Mozgliakov se souvient qu’en effet Zina pleurait quand il est entré.

— Mais vous, vous, pourquoi étiez-vous contre moi, Maria Alexandrovna ? pourquoi m’avez-vous calomnié comme vous l’avouez vous-même ?

— Ah ! c’est une autre affaire ; et si vous m’aviez interrogée raisonnablement dès le commencement, il y a longtemps que je vous aurais répondu. Oui, vous avez raison, c’est moi qui ai tout fait, moi seule ; n’accusez pas Zina. Pourquoi l’ai-je fait ? Je réponds : d’abord pour Zina. Le prince est riche, de noble maison, il a des relations, et en l’épousant Zina fera un bon mariage. Enfin, s’il meurt, ce qui ne tardera pas, car nous sommes tous plus ou moins mortels, — alors Zina, jeune veuve, de la haute société, sera très riche et épousera qui elle voudra. Or elle épousera certainement celui qu’elle aime, qu’elle aima le premier, dont elle aura meurtri le cœur en épousant le prince. Et le repentir seul… Elle n’aura rien tant à cœur que de réparer sa faute.

— Hum ! grogne Mozgliakov en contemplant, rêveur, le bout de ses bottes.

— En second lieu… mais je serai brève là-dessus, vous ne me comprendriez peut-être pas. Vous ne savez que lire votre Shakespeare, vous y puisez tous vos nobles sentiments et enfin vous êtes si jeune ! Mais moi, je suis une mère, Pavel Alexandrovitch. Je marie Zina avec le prince un peu pour le prince lui-même dont ce mariage sera le salut. Il y a si longtemps que j’aime ce vieillard honnête, bon, chevaleresque ! Je veux l’arracher des griffes de l’infernale créature qui le conduit au tombeau ! Dieu m’est témoin que c’est en montrant à Zina tout l’héroïsme de son dévouement que j’ai pu la convaincre. Elle a été entraînée par le prestige irrésistible de l’abnégation. Elle a elle-même quelque chose de chevaleresque. Je lui ai présenté mon projet comme une action chrétienne. Tu seras, lui ai-je dit, le soutien, la consolation, l’amie, la fille, la beauté, l’idole d’un homme qui n’a peut-être qu’une année à vivre. Mais au moins s’éteindra-t-il dans la douce chaleur de l’amour. Ces derniers jours lui sembleront un paradis. Quel égoïsme voyez-vous là, Pavel ? Non, c’est l’acte d’une sœur de charité.

— Alors vous, vous le faites seulement pour le prince… en sœur de charité ? dit l’ironique Mozgliakov.

— Je comprends votre question, Pavel Alexandrovitch, elle est très claire. Vous pensez que je fais une confusion jésuitique des intérêts du prince et des miens. Eh bien, peut-être ce calcul m’est-il venu à l’esprit, mais inconsciemment, sans aucun jésuitisme. Ma franchise vous étonne ? Je ne vous demande qu’une grâce, Pavel Alexandrovitch ; ne mêlez pas Zina à toute cette affaire ! Elle est pure comme une colombe. Elle ne calcule pas ; elle ne sait qu’aimer, la chère enfant ! Si quelqu’un a calculé, c’est moi, moi seule ! Mais interrogez sincèrement votre conscience et dites-moi qui n’aurait calculé à ma place. Nous calculons nos intérêts même dans nos actions les plus généreuses, sans nous en douter, instinctivement. Car ils se trompent, ceux qui assurent qu’ils agissent par pure noblesse d’âme. Moi, je ne veux pas me tromper. J’avoue que j’ai calculé. Mais, je vous en prie, est-ce dans un but d’intérêt personnel ? À moi, Pavel Alexandrovitch, il ne faut plus rien : j’ai vécu mon siècle[12], j’ai calculé pour elle, pour mon ange, pour mon enfant ; et quelle mère pourrait m’en blâmer ?

Les larmes inondent les joues de Maria Alexandrovna. Pavel Alexandrovitch a écouté avec étonnement cette confession : ses paupières battent, il cherche à comprendre.

— Mais oui ! quelle mère ?… finit-il par dire.

Mais il se reprend aussitôt :

— Vous chantez à merveille, Maria Alexandrovna, mais vous m’aviez donné votre parole, vous m’aviez permis d’espérer… Comment puis-je supporter cela ? J’en suis pour ma honte !

— Croyez-vous donc que je n’aie pas pensé à vous, mon cher Paul ? Au contraire, dans tous mes calculs, vous aviez votre part. J’ose dire que c’est pour vous surtout que j’ai entrepris cette affaire.

— Pour moi ! s’écrie Mozgliakov, complètement ahuri cette fois. Et comment cela ?

— Mon Dieu ! comment peut-on être simple à ce point, avoir la vue si bornée ! s’écrie Maria Alexandrovna en levant les yeux au ciel. Ô jeunesse ! ô Shakespeare ! Voilà ce qu’il vous vaut, ce rêveur, ce fantaisiste ! Vivre de l’intelligence et des pensées des autres ! Vous demandez, mon bon Pavel Alexandrovitch, quel est ici votre intérêt. Permettez-moi, pour plus de clarté, une petite digression. Zina vous aime, c’est incontestable. Mais j’ai remarqué que, malgré son amour évident, votre caractère, vos aspirations lui ont inspiré quelque méfiance. Parfois, comme exprès, elle se contient, elle est froide avec vous. C’est le résultat des réflexions qui l’ont conduite à la défiance. N’avez-vous pas remarqué cela vous-même, Pavel Alexandrovitch ?

— Oui, je l’ai remarqué aujourd’hui même. Mais que voulez-vous dire par là, Maria Alexandrovna ?

— Vous voyez, vous l’avez remarqué vous-même : donc je ne me trompe pas. C’est surtout sur la stabilité de votre caractère, sur votre constance, qu’elle a conçu des doutes. Je suis une mère, et je ne connaîtrais pas le cœur de mon enfant ! Imaginez-vous maintenant qu’au lieu d’entrer ici avec des reproches et même des injures, au lieu de l’irriter, de l’offenser, de la blesser, elle, la pure, la belle, l’orgueilleuse, et par là, malgré vous, l’affermir dans sa méfiance sur vos inconstances, imaginez-vous que vous ayez pris cette nouvelle doucement, avec des larmes de regret, même avec du désespoir, mais avec noblesse…

— Hum !

— Non, ne m’interrompez pas, Pavel Alexandrovitch. Je veux vous faire un tableau qui puisse frapper votre imagination. Imaginez-vous que vous vous approchez d’elle et que vous lui dites : « Zinaïda, je t’aime plus que ma vie, mais des raisons de famille nous séparent. Je comprends ces raisons : il s’agit de ton bonheur et je n’ose pas m’élever contre lui. Zinaïda, Je te pardonne : sois heureuse si tu peux ! » Là-dessus, vous lui jetez un regard, — un regard d’agneau mourant, si j’ose m’exprimer ainsi. Imaginez-vous tout cela et pensez à l’effet qu’aurait produit cette scène sur son cœur.

— Oui, Maria Alexandrovna, supposons tout cela… J’aurais pu en effet tenir ce langage… mais je n’en serais pas moins parti éconduit.

— Non, non, non, mon ami. Ne m’interrompez pas. Je veux achever de vous peindre ce tableau pour produire sur vous une impression noble et complète. Imaginez-vous donc que vous la rencontrez ensuite dans quelque temps, dans la haute société, dans un bal illuminé à giorno, au son d’une musique enivrante, parmi de nombreuses beautés, et, au milieu de toute cette fête, vous êtes seul, triste, rêveur, pâle, adossé quelque part contre une colonne (mais de manière à être vu) ; vous la suivez du regard dans le vertige des danses ; auprès de vous vibrent les accords divins de Strauss. Partout étincelle dans les conversations l’esprit de la haute société ; et vous demeurez seul, pâle, mélancolique, enseveli dans votre passion. Pensez donc : que deviendra Zinaïda en vous apercevant ! De quels yeux elle vous regardera ! « Et moi, pensera-t-elle, qui ai douté de cet homme ! Il m’a tout sacrifié ! il s’est déchiré le cœur pour moi ! » Certes, son ancien amour ressusciterait en elle avec une force irrésistible.

Maria Alexandrovna s’arrêta pour re prendre haleine. Mozgliakov s’agite dans son fauteuil, qui manque de se détraquer complètement. Maria Alexandrovna continue :

— Pour la santé du prince, Zina part à l’étranger, en Italie ou en Espagne, le pays des myrtes, des citronniers, du ciel d’azur du Guadalquivir, le pays de l’amour, le pays où l’on ne peut vivre sans aimer, où les roses et les baisers voltigent pour ainsi dire dans l’air. Vous la suivez, vous compromettez votre situation, vos relations, tout !… et là commence votre roman d’amour : amour, jeunesse, Espagne… Mon Dieu ! Certes, votre amour est platonique, pur, mais vous… enfin vous languissez en vous regardant l’un l’autre… Vous me comprenez, mon ami ? Il y aura des gens bas, vils, des misérables pour affirmer que ce n’est pas le souvenir de votre parenté avec le vieillard qui vous a entraîné à l’étranger. J’ai parlé exprès du platonisme de votre amour ; je n’ignore pas que des gens sauront lui donner une autre signification. Mais je suis une mère, Pavel Alexandrovitch : est-ce moi qui vous pousserais dans une mauvaise voie ?… Assurément le prince ne pourra vous surveiller tous les deux ; mais qu’est-ce que cela fait ? Peut-on fonder là-dessus une telle accusation ? Enfin il meurt en bénissant sa destinée. Dites-moi, qui alors épousera Zina, sinon vous ? Vous êtes un parent si éloigné du prince que cette parenté ne pourrait être un obstacle au mariage. Vous la prenez jeune, riche, princesse, et à quel moment ? Quand les plus grands seigneurs pourraient s’enorgueillir de son alliance ! Par elle, vous entrez dans la plus haute société ; vous obtenez un poste très important, des grades. Vous possédez cent cinquante âmes ? Alors vous serez riche. Le prince fera certainement un testament comme il le faudra, j’en réponds. Et enfin, le principal, c’est qu’elle sera sûre de vos sentiments et que vous deviendrez pour elle un héros de vertu et d’abnégation. Et vous me demandez quel intérêt vous avez là dedans ? Mais il faut être aveugle pour ne pas voir cet intérêt ! Il est devant vous, il vous regarde, il vous sourit, il vous dit : « Me voici ! » Voyons, Pavel Alexandrovitch !…

— Maria Alexandrovna ! s’écrie Pavel Alexandrovitch, j’ai tout compris maintenant ! J’ai agi en homme grossier, vil, bas !

Il se lève vivement et saisit ses cheveux par poignées.

— Et en homme inconsidéré, ajoute Maria Alexandrovna, surtout inconsidéré !

— Je suis un âne, Maria Alexandrovna ! s’écrie-t-il avec désespoir. Maintenant tout est perdu ! Je l’aimais jusqu’à la folie !

— Peut-être tout n’est-il pas perdu, dit Mme Moskalieva à voix basse, comme si elle réfléchissait.

— Oh ! si c’était possible ! Aidez-moi ! conseillez-moi ! sauvez-moi !

Mozgliakov se met à pleurer.

— Mon ami, dit d’une voix apitoyée Maria Alexandrovna en lui tendant la main, vous avez fait cela dans l’ardeur de votre amour, vous étiez désespéré, vous ne saviez vous-même ce que vous faisiez.. Elle doit le comprendre…

— Je l’aime à la folie et je suis prêt à tout lui sacrifier ! crie Mozgliakov.

— Écoutez, je vous justifierai auprès d’elle.

— Maria Alexandrovna !

— Oui, je prends tout sur moi : je vous mettrai en présence l’un de l’autre. Vous lui direz tout comme je viens de vous le dire.

— Ô Dieu ! comme vous êtes bonne, Maria Alexandrovna !… Mais… ne serait-il pas possible de le faire tout de suite ?

— Que Dieu vous en préserve ! Que vous êtes étourdi, mon ami ! Elle, si orgueilleuse ! Mais elle prendra cela pour une insolence nouvelle, pour un outrage ! Dès demain, j’arrangerai tout ; pour l’instant, allez-vous-en chez le marchand, où vous voudrez… Ou, si vous voulez, revenez ce soir, mais je ne vous le conseillerai pas.

— Je m’en vais ! je m’en vais !… Mon Dieu ! vous me ressuscitez ! Mais encore une question : et si le prince ne meurt pas de sitôt ?

— Ah ! mon Dieu ! comme vous êtes naïf, mon cher Paul ! Mais il faut prier Dieu pour la santé de ce bon, cher et chevaleresque petit vieillard. Il faut de tout notre cœur lui souhaiter de longs jours ! Moi la première, jour et nuit, avec des larmes, je prierai pour le bonheur de ma fille ! Mais, hélas ! il semble que la santé du pauvre prince est bien chancelante ! D’ailleurs, il lui faudra visiter la capitale, mener Zina au bal, et je crains, oh ! comme je crains que cela ne l’achève ! Mais prions, mon cher Paul, et pour le resto remettons-nous-en à Dieu. Je vous bénis, mon ami. Espérez, patientez, soyez viril, surtout viril ! Je n’ai jamais douté de la noblesse de vos sentiments…

Elle lui serre fortement les mains, et Mozgliakov sort de la chambre sur la pointe des pieds.

— Enfin ! Je suis débarrassée d’un imbécile ! dit-elle d’un air triomphant. Aux autres maintenant !…

La porte s’ouvre et Zina entre. Elle est plus pâle que d’ordinaire ; ses yeux luisent d’un éclat fébrile.

— Maman, finissez vite ou je n’en pourrai plus tenir ; tout cela est si dégoûtant que je suis tentée de me sauver d’ici. Ne me faites pas souffrir davantage, ne m’irritez pas ! Toute cette boue me fait mal au cœur, entendez-vous ?

— Zina ! qu’as-tu, mon ange ?… Tu as écouté à la porte ! s’écrie Maria Alexandrovna en regardant fixement sa fille.

— Oui, j’ai écouté. N’allez-vous pas m’en faire honte, comme à cet imbécile ? Je vous jure que si vous continuez à me faire jouer un tel rôle dans cette honteuse comédie, je renoncerai à tout et je terminerai tout d’un mot. Sans doute je me suis résolue à la vilenie principale, mais je ne méconnaissais pas ; j’étouffe dans cette honte !…

Elle sort en faisant claquer la porte.

Maria Alexandrovna la suit du regard et reste songeuse.

« Hâtons-nous ! hâtons-nous ! C’est d’elle que tout dépend, elle est le plus grand danger, et si tous ces misérables continuent à se mettre entre nous, s’il y a des cancans, tout est perdu. Elle ne pourra tenir contre tant d’ennuis et se délivrera elle-même par un refus. Coûte que coûte et tout de suite, il faut emmener le prince à la campagne. J’y volerai d’abord moi-même, je prendrai mon mannequin de mari et je l’amènerai ici. Il faut bien qu’il serve à quelque chose ! Et quand l’autre s’éveillera, nous partirons. »

— Elle sonne.

— Eh bien ! les chevaux ? demande-t-elle au domestique qui entre.

— Ils sont prêts depuis longtemps, répond le domestique.

(Maria Alexandrovna a demandé ses chevaux en conduisant le prince dans sa chambre à coucher.)

Elle s’habille à la hâte et court chez Zina pour lui communiquer son plan et lui donner des instructions. Mais Zina ne veut pas l’entendre : elle est courbée, le visage dans son oreiller inondé de larmes ; elle arrache de ses blanches mains ses cheveux longs et magnifiques ; ses bras sont nus jusqu’au coude. Parfois, un frisson la secoue. Sa mère lui parle, sans que Zina consente à lever la tête.

Maria Alexandrovna insiste un instant, puis sort, très inquiète. Elle monte en voiture et ordonne de fouetter les chevaux.

« Le plus grand mal, pense-t-elle, c’est que Zina ait entendu ma conversation avec Mozgliakov. J’ai employé avec elle et avec lui presque les mêmes arguments ; elle est orgueilleuse et s’en est peut-être offensée… Hum ! surtout, surtout, il faut agir avant que rien s’ébruite. Quel malheur ! Et si, pour comble, j’allais ne pas trouver mon imbécile à la maison !… »

À cette pensée, une rage la prend, une rage qui ne présage rien de bon pour Aphanassi Matveïtch. Maria Alexandrovna s’agite avec impatience. Les chevaux vont au galop.

X

La voiture vole.

Nous avons dit que, le matin déjà, pendant qu’elle cherchait le prince à travers la ville, une pensée géniale était venue à Maria Alexandrovna : c’était de confisquer à son tour le prince au plus tôt, de l’emmener à la campagne, — dans ce village où florissait paisiblement le béat Aphanassi Matveïtch. Elle allait donc réaliser cette inspiration. Mais ne cachons pas au lecteur qu’une inexplicable inquiétude commençait à monter en elle. Cela arrive même aux héros, et précisément au moment où ils atteignent leur but. Un instinct l’avertissait qu’il était dangereux de rester à Mordassov.

« Une fois à la campagne, qu’ici tout aille sens dessus dessous, je m’en moque ! »

Certes, à la campagne même, il n’y a pas de temps à perdre : tout peut arriver, tout… Aussi Maria Alexandrovna est-elle décidée à conclure le mariage immédiatement. Les moyens sont dans ses mains. Le curé du village fera la cérémonie à la maison même dès le surlendemain, dès le lendemain peut-être, en cas extrême. On a bien vu d’autres mariages bâclés en deux heures ! Pour le prince, on lui ferait accepter comme une nécessité de bon sens cette précipitation, cette absence de toute fête. « Ce sera plus décent et plus noble.. » On pourrait même le séduire par le romanesque de la chose et toucher ainsi la fibre sentimentale de son cœur. On l’enivrera, s’il le faut, on le maintiendra même en état d’ivresse, et Zina sera princesse ! S’il y a quelque scandale à Pétersbourg ou à Moscou parmi les parents du prince, on ne manquera pas de consolations. D’abord, c’est encore dans l’avenir ; secondement, Maria Alexandrovna est con vaincue que, dans la haute société, rien ne va sans scandale, surtout s’il s’agit de mariage ; que c’est le genre ; mais les scandales de la haute société, à son sens, ont une couleur particulière de grandiose, dans le genre de Monte-Cristo et des Mémoires du Diable. Enfin Zina n’aura qu’à se montrer, et sa mère qu’à l’aider de ses conseils, tous seront désarmés en un instant, personne de toutes ces comtesses et princesses ne pouvant résister à l’habileté mordassovienne de Maria Alexandrovna, seule contre toutes ensemble ou chacune en particulier.

C’est dans cette pensée que Maria Alexandrovna vient chercher Aphanassi Matveïtch qui, d’après ses plans, lui est nécessaire. En effet, mener le prince à la campagne, c’est le mener chez Aphanassi Matveïtch, avec qui le prince ne tient peut-être pas à faire connaissance : mais si Aphanassi Matveïtch lui-même l’invite, l’affaire change de face. De plus, l’apparition d’un père de famille d’un âge respectable, en cravate blanche, en frac, le chapeau à la main, arrivant tout exprès de ses terres à la nouvelle que le prince K… est à Mordassov, tout cela est de nature à produire un excellent effet sur l’amour-propre du petit vieillard.

Enfin, la voiture ayant dévoré trois verstes, le cocher Safron stoppe au pied du perron d’un long bâtiment d’un seul étage, bâtisse en bois, vieille, noircie par le temps, avec une longue ligne de fenêtres, et entourée de vieux tilleuls. C’est la résidence d’été de Maria Alexandrovna.

Les fenêtres sont déjà allumées.

— Où est le mannequin ? crie Maria Alexandrovna tombant comme un orage dans le vestibule. Que fait ici cette serviette ? Ah ! il s’ennuyait, il était encore au bain ! et toujours à siroter son thé ! Eh bien ! qu’as-tu à t’écarquiller les yeux, incurable idiot ? Pourquoi ces cheveux ne sont-ils pas coupés ! Grichka ! Grichka ! Grichka ! pourquoi n’as-tu pas coupé les cheveux du barine comme je te l’avais ordonné la semaine dernière ?

Maria Alexandrovna avait médité de faire chez Aphanassi Matveïtch une entrée moins violente. Mais en le voyant occupé à « siroter » son thé tranquillement, elle n’avait pu retenir son indignation. Tant de soucis pour elle et tant de quiétude pour lui, pour cet être inutile ! Ce contraste choque cruellement Maria Alexandrovna. Cependant le mannequin, ou, pour parler plus poliment, celui qu’on appelle ainsi, est assis devant le samovar ; il est immobile, la bouche et les yeux béants, presque pétrifié par l’apparition de son épouse. La silhouette endormie de Grichka paraît dans le vestibule. Grichka cligne des yeux pendant toute cette scène.

— Il ne se laisse pas… Voilà pourquoi je ne l’ai pas fait, dit-il d’une voix enrouée et goguenarde. Dix fois au moins j’ai pris mes ciseaux et je lui ai dit : « La barinia va venir et nous aurons tous les deux notre paquet ! — Non, qu’il me dit, attends : je veux me faire friser dimanche ; il faut que mes cheveux soient longs. »

— Comment ! il se frise ? Alors tu as inventé de te friser pendant mon absence ? Qu’est-ce que c’est que ces façons ? Crois-tu que cela puisse embellir ta caboche d’idiot ? Mon Dieu ! quel désordre règne ici ! Et qu’est-ce que ça sent ? Je te demande, misérable, qu’est-ce que ça sent ici ? crie l’épouse en s’approchant de plus en plus menaçante de l’innocent et tout à fait ahuri Aphanassi Matveïtch.

— Ma… m a… petite mère, murmure l’époux sans se lever et jetant sur son général en chef un regard effrayé et suppliant, ma… ma… petite mè…

— Combien de fois ai-je essayé de faire entrer dans ta tête d’âne que je ne suis pas ta petite mère ? Quelle petite mère puis-je être pour toi, pygmée ? Comment oses-tu appeler ainsi une dame noble dont la place est dans la haute société, et non pas auprès d’un porteur d’eau comme toi ?

— Mais, Maria Alexandrovna, tu es pourtant ma femme devant la loi ! et je te parle… en époux ! objecte Aphanassi Matveïtch, tout en portant vivement ses mains à ses cheveux pour les défendre.

— Ah ! museau ! Ah ! poutre ! a-t-on jamais vu ! sa femme devant la loi ! Qu’est-ce que c’est qu’une femme devant la loi ? Y aurait-il dans la haute société quelqu’un pour employer ce terme de séminariste : devant la loi ? Et comment oses-tu me rappeler que je suis ta femme, quand je fais tout ce que je peux pour l’oublier ? Et pourquoi couvres-tu ta tête de tes mains ?

Regardez un peu ces cheveux ! Tout mouillés ! Ils ne seront pas secs avant trois heures d’ici. Comment l’emmener ? Y a-t-il moyen de le sortir ? Que faire ?

Maria Alexandrovna se tord les mains en courant de long en large dans la chambre. Certes, le malheur est mince et réparable, mais elle ne peut maîtriser son esprit impérieux, son impatience de tout obstacle. Elle a besoin d’épancher sa colère sur Aphanassi Matveïtch, car la tyrannie habituelle devient une nécessité. Et puis, tout le monde sait de quelles imprévues grossièretés sont capables, loin de la galerie, certains êtres délicats et délicieux de la plus haute société. Aphanassi Matveïtch, stupide et tremblant, se fatigue les yeux à suivre du regard toutes les évolutions de son épouse.

— Grichka, s’écrie-t-elle enfin, donne tout de suite au barine ce qu’il lui faut pour s’habiller : frac, pantalon, cravate blanche et gilet, vite ! Et où est sa brosse à cheveux ?

— Ma petite mère, mais je sors du bain, je vais prendre froid.

— Non.

— Mais j’ai la tête mouillée !

— On va la sécher. Grichka, brosse les cheveux du barine jusqu’à ce qu’il ait la tête sèche. Plus fort… plus fort… plus fort !… C’est cela.

Le fidèle et empressé Grichka frotte à tour de bras son barine qu’il a, pour plus de commodité, saisi par l’épaule et renversé sur le divan. Peu s’en faut qu’Aphanassi Matveïtch ne pleure.

— Maintenant, debout !… Lève-le, Grichka, donne-moi la pommade… Mais baisse-toi, misérable ! baisse-toi donc, pique-assiette !

Maria Alexandrovna pommade de ses propres mains son époux en tirant sans pitié sur les cheveux épais et grisonnants que, pour son malheur, il n’a pas fait couper. Aphanassi Matveïtch gémit, soupire et tient bon jusqu’à la fin de l’épreuve.

— Misérable ! c’est toi qui as flétri les fleurs de ma jeunesse ! Mais baisse-toi donc davantage ! baisse-toi !

— Comment, ma petite mère, ai-je flétri tes fleurs ? murmure l’époux à plat ventre sur le divan.

— Mannequin ! tu ne comprends pas l’allégorie ? peigne-toi maintenant… Grichka, habille-le vite !

Notre héroïne s’assied dans un fauteuil et surveille d’un œil inquisitorial le cérémonial de la toilette. Aphanassi Matveïtch a repris haleine, et, quand on en arrive au nœud de sa cravaté il s’enhardit jusqu’à donner sa propre opinion sur la forme et la beauté du nœud. Enfin, quand il a endossé son frac, l’honorable personnage a reconquis toute son assurance et se contemple dans la glace avec une évidente estime.

— Et où me mènes-tu, Maria Alexandrovna ? dit-il en faisant des mines à son visage.

Maria Alexandrovna n’en croit pas tout de suite ses oreilles.

— Entendez-vous ? Ah ! le mannequin ! Mais comment oses-tu me demander où je te mène ?

— Ma petite mère, il faut bien que je le sache.

— Silence ! Appelle-moi encore une fois ma petite mère, surtout dans l’endroit où nous allons, et tu resteras tout un mois sans thé.

Le mari, épouvanté, se tient coi.

— A-t-on jamais vu ? Il n’a pas même pu arriver à obtenir une seule croix ! Cuiller à pot, va ! dit-elle en regardant avec mépris le frac de son mari, un frac vierge de tout insigne.

Aphanassi Matveïtch finit par se sentir blessé.

— Ma petite mère, je suis un conseiller, et non pas une cuiller à pot ! dit-il avec une noble indignation.

— Quoi ? quoi ? quoi ? Mais il raisonne, je crois ? Ah ! le moujik ! ah ! le morveux ! Je regrette de n’avoir pas le temps de me chamailler avec toi, autrement… C’est bon, je m’en souviendrai. Grichka, donne-lui son chapeau et sa chouba. Quand je serai partie, mets en ordre les trois pièces et la chambre ouverte. Allons ! au balai ! ôte les housses des glaces, des pendules, et que tout soit prêt dans une heure ! Mets toi-même ton frac, et donne des gants à mes gens ! Entends-tu, Grichka ? Entends-tu ?

On monte en voiture. Aphanassi Matveïtch a une mine ébahie. Maria Alexandrovna cherche un moyen pour lui faire comprendre et retenir les consignes essentielles, mais il l’interrompt dans ses pensées.

— Maria Alexandrovna, j’ai eu cette nuit un rêve très étrange, dit-il après un silence.

— Pouah ! maudit mannequin ! Et moi qui réfléchissais !… Comment oses-tu me parler de les rêves de moujik ! Écoute, je te le dis pour la dernière fois, si tu oses faire aujourd’hui la moindre allusion à tes rêves ou à n’importe quoi que ce soit, alors… je ne sais ce que je ferai de toi ! Écoute bien : le prince K… est chez nous. Tu te rappelles le prince K… ?

— Je me le rappelle, ma petite mère, je me le rappelle. Et pourquoi nous a-t-il fait cet honneur ?

— Tais-toi, ça ne te regarde pas ! Tu vas, avec une amabilité extrême, comme un maître de maison, l’inviter à venir à la campagne. C’est aujourd’hui même que nous partirons. Mais si tu vas dire un seul mot pendant toute la soirée, ou demain, ou même après-demain, ou… pendant toute l’année, je le fais garder les oies ! Pas un mot ! voilà toute ta fonction ! Comprends-tu ?

— Mais si on m’interroge ?

— N’importe ! garde le silence !

— Mais… on ne peut pourtant pas toujours se taire, Maria Alexandrovna ?

— Réponds par un monosyllabe, un hum !… ou quelque chose de pareil, pour faire croire que tu es un homme d’esprit et que tu réfléchis avant de répondre.

— Hum !…

— Comprends-moi bien. Je t’emmène : tu as entendu parler du prince, et aussi tôt, plein de joie, tu t’es hâté de venir lui témoigner ton respect et l’inviter à la campagne. Comprends-tu ?

— Hum !

— Mais ne dis pas encore hum ! imbécile ! Réponds-moi.

— C’est bien, ma petite mère, tout se passera comme tu veux. Seulement, pour quoi l’inviterais-je, ce prince ?

— Quoi ? quoi ? tu raisonnes encore ! Qu’est-ce que cela te fait ? Comment oses-tu me le demander !

— Mais je… je me demande comment je ferai pour l’inviter si je ne dois pas parler ?

— Je parlerai pour toi, et toi, salue seulement, comprends-tu ? en tenant ton chapeau à la main.

— Je comprends, ma pe… Maria Alexandrovna.

— Le prince a beaucoup d’esprit : quoi qu’il dise, même si ce n’est pas à toi qu’il parle, réponds à tout par un sourire bon homme et gai, entends-tu ?

— Hum !

— Encore hum ? Mais ne fais pas hum ! avec moi, réponds simplement. As-tu entendu ?

— J’entends, Maria Alexandrovna, j’entends bien ! Comment ne pas entendre ? Mais je fais hum ! pour m’exercer. Seulement, tu veux que je regarde le prince et lui sourire : mais s’il ne me voit pas ?

— Quelle bobèche ! quel idiot ! Tais-toi, tais-toi, tais-toi ! Regarde et souris.

— Mais il croira que je suis muet.

— Le beau malheur ! Au moins, il ne saura pas que tu es un imbécile.

— Hum ! et si quelque autre m’interroge ?…

— Personne ne t’interrogera, il n’y aura personne. Et si par malheur, que Dieu nous en préserve ! il vient quelqu’un et qu’on te demande quelque chose, réponds aussitôt par un sourire sarcastique. Sais-tu ce que c’est qu’un sourire sarcastique ?

— Une grimace très spirituelle, n’est-ce pas, ma petite mère ?

— Je t’en donnerai du spirituel, mannequin ! Est-ce à toi qu’on demanderait de l’esprit, sot ? Un sourire moqueur, com prends-tu ? moqueur et méprisant.

— Hum !

— Oh ! comme j’ai peur de ce mannequin ! murmure Maria Alexandrovna. Déci dément il a juré de flétrir toutes mes fleurs ! J’aurais mieux fait de me passer de lui.

Ainsi raisonnant, Maria Alexandrovna regarde sans cesse à travers la vitre et presse le cocher. Les chevaux volent, elle croit qu’ils vont au pas. Aphanassi Matveïtch, dans son coin, répète mentalement sa leçon. Enfin la voiture atteint la maison de Maria Alexandrovna. Mais à peine notre héroïne a-t-elle gravi le perron qu’elle voit s’arrêter auprès de sa voiture un traîneau couvert, à deux places, le traîneau d’Anna Nikolaïevna Antipova. Deux dames s’y trouvent. L’une d’elles est Anna Nikolaïevna elle-même, et l’autre Natalia Dmitrievna, deux amies sincères et récentes. Maria Alexandrovna les regarde, le cœur lui faut. Elle n’a pas eu le temps de s’écrier, un autre équipage apparaît, amenant une autre visiteuse. De joyeuses exclamations se font entendre.

— Maria Alexandrovna avec Aphanassi Matveïtch, ensemble ! Que ça se rencontre bien ! Nous venons chez vous pour passer toute la soirée ! Quelle surprise !

Les visiteuses gravissent le perron en piaulant comme des hirondelles. Maria Alexandrovna les contemple avec stupeur.

« Que la terre vous engloutisse ! pense-t-elle ; cela sent le complot ! Mais… vous n’êtes pas de force, mes bonnes amies !… Attendez un peu !… »

XI

Mozgliakov avait quitté très consolé Maria Alexandrovna. Il n’alla pas chez Borodonïev, ayant besoin d’être seul. Il avait la tête farcie de rêveries romanesques. Il imaginait l’explication solennelle avec Zina, le pardon généreux, scène mélancolique au bal de Pétersbourg, Espagne et Guadalquivir, le prince à son lit de mort joignant dans ses mains celles des deux amants et l’amour, enfin, d’une femme si belle, vaincu par tant d’héroïsme, çà et là, quelque faveur de baronne, comtesse de haut vol dans ce monde où ce mariage l’introduirait certainement, une place de vice-gouverneur, de l’argent, en un mot toute l’éloquente description de Maria Alexandrovna. Mais enfin, comment expliquer cela ? Parmi tous ces transports lui vient cette pensée désagréable qu’en tout cas, tout cela est au futur, et que pour l’instant il n’en reste pas moins avec un très long nez ! Tout à coup il s’aperçoit qu’il est allé très loin dans le faubourg le plus excentrique de Mordassov. Le soir tombe. Dans les rues bordées de masures aboient, comme dans toutes les villes de province, ces chiens innombrables qui entourent surtout ces quartiers où il n’y a rien à garder, rien à voler. La neige fond. Parfois on rencontre quelque mestchanine attardé ou quelque baba vêtue d’une touloupe et chaussée de bottes. Tout cela commence à irriter Pavel Alexandrovitch : mauvais signe, car, quand on est en joie, tout est beau. Pavel Alexandrovitch se rappelle avec dépit que, jusqu’à ce jour, c’était lui qui donnait le ton dans Mordassov. Partout on l’accueillait comme un fiancé, une situation si intéressante, et on le félicitait, et il s’en enorgueillissait. Et voilà que tout à coup on saurait qu’il était en retraite ; on se moquerait de lui partout. On ne peut pour tant pas mettre tout le monde dans la confidence du bal de Pétersbourg, de la colonne mélancolique et du Guadalquivir !

Songeur et triste, il en vient à formuler cette pensée qui lui fait secrètement saigner le cœur depuis quelques instants : « Mais est-ce bien vrai, tout cela ? Tout arrivera-t-il comme Maria Alexandrovna me l’a dépeint ? » Il se rappelle juste en cet instant que Maria Alexandrovna est une femme très rusée ; que, malgré l’estime générale dont elle jouit, c’est une terrible commère qui ment à journée pleine ; qu’elle a pu avoir pour l’éloigner des raisons particulières ; qu’enfin, faire un tableau séduisant n’en gage à rien. Il pense à Zina, il revoit son regard d’adieu si peu compatible avec un fol amour. Il se souvient qu’une heure auparavant il a tout de même été traité de sot par elle. À ce souvenir, Pavel Alexandrovitch s’arrête tout à coup, comme cloué en place, et rougit jusqu’aux larmes. Comme exprès, un moment après, lui arrive un accident désagréable : il glisse et tombe dans un tas de neige. Pendant qu’il patauge, une bande de chiens qui aboyaient depuis quelque temps après lui accourent de tous côtés ; l’un d’eux, le plus petit et le plus entreprenant, s’accroche au pan de sa chouba. Pavel Alexandrovitch se dépêtre en maudissant le chien et la destinée et se traîne avec un pan déchiré et une tristesse indéfinissable dans l’âme jusqu’au coin de la rue. Là, il aperçoit qu’il s’est égaré. On sait qu’un homme qui s’égare dans un quartier inconnu, surtout la nuit, ne se résout jamais à aller droit devant lui dans une grande rue. Une force mystérieuse le pousse malgré lui dans toutes les ruelles qu’il rencontre. Suivant ce système, Pavel Alexandrovitch achève de se perdre. « Que le diable emporte toutes ces chimères ! s’écrie-t-il en crachant avec dégoût. Que le diable emporte les sentiments élevés et le Guadalquivir ! »

Je ne prétends pas que Mozgliakov offrît en ce moment un aspect séduisant. Enfin, exténué, fatigué, après avoir erré pendant plus de deux heures, il atteint le perron de Maria Alexandrovna. Il s’étonne de voir tant de voitures : « Il y a donc du monde ? Une soirée ? Dans quel but ? »

Ayant appris par un domestique que Maria Alexandrovna a ramené de la campagne Aphanassi Matveïtch avec sa cravate blanche, que le prince est réveillé, mais n’est pas encore descendu, Pavel Alexandrovitch, sans dire un mot, monte chez l’oncle. Il est dans cette disposition d’esprit où un homme de caractère faible se décide à l’idée la plus méchante, par vengeance, sans songer qu’il s’en repentira peut-être toute sa vie durant.

Il monte. Il aperçoit le prince assis dans un fauteuil devant sa toilette de voyage, le crâne nu, mais les joues déjà couvertes de l’espagnole et des favoris. Sa perruque est dans les mains de son vieux valet de chambre Ivan Pakhomitch. Ivan Pakhomitch la peigne d’un air absorbé et respectueux. Le prince offre un spectacle pitoyable. Il n’est pas encore complètement revenu de son ivresse. Il est affaissé dans un fauteuil, bat des paupières, tout ridé, tout chiffonné, et regarde Mozgliakov comme s’il ne le reconnaissait pas.

— Comment va la santé, petit oncle ? demande Mozgliakov.

— Comment ? Ah ! c’est toi ? finit par dire l’oncle. Et moi, mon frère, j’ai fait un petit somme. Ah ! mon Dieu ! s’écrie-t-il tout à coup très animé. Mais je suis sans pé-pé-perruque !

— Ne vous inquiétez pas, petit oncle ! je vous aiderai si vous voulez.

— Ah ! voilà que tu sais mon secret ! Mais je disais bien qu’il fa-allait fe-ermer la po-porte ! Eh bien, mon ami, tu vas me donner immé-édiatement ta pa-parole d’ho-d’honneur que tu n’abuseras pas de mon secret, que tu ne diras à personne que ma chevelure est fau-fausse.

— Oh ! voyous, petit oncle, me croyez-vous capable d’une telle bassesse ? s’écrie Mozgliakov qui désire plaire au vieillard.

— Mais oui, mais oui, et comme je vois que tu es un gentleman, eh bien, soit, je t’é-tétonnerai, je te dévoilerai tous mes secrets. Comment trouves-tu, mon che-er, mes mou-moustaches ?

— Merveilleuses, mon oncle, étonnantes. Comment les avez-vous pu garder si long­temps ?

— Rassure-toi, mon ami, elles sont fau-fausses, dit le prince en regardant d’un air triomphant Pavel Alexandrovitch.

— Fausses ? Ce n’est pas croyable ! Eh bien ! et les favoris ? Avouez, petit oncle, que vous les noircissez !

— Non seulement je les noircis, mais ils sont tout à fait faux.

— Faux ! Non, petit oncle, vous vous moquez de moi, je ne vous crois pas !

— Parole d’honneur, mon ami ! s’écrie le prince avec orgueil. Et imagine-toi que tout le monde, abs-absolument tout le monde, y est trom-trompé comme toi. Stepanida Matvéievna elle-même n’y croit pas, quoi­que ce soit elle qui les applique. Mais je suis certain, mon ami, que tu garderas mon secret. Donne-moi ta pa-parole d’hon­neur…

— Vous l’avez, petit oncle ! Mais, encore une fois, me croyez-vous capable d’une telle bassesse ?

— Ah ! mon ami, comme je suis tombé ! Si tu savais ! Phéophile m’a renversé encore de la voiture.

— Il vous a renversé encore ! Mais quand ?

— Mais quand nous appro-prochions du mona-nastère…

— Je le sais déjà, mon petit oncle !

— Non, non, il y a deux heures seulement. Je suis allé au mo-monastère. Il m’a pris et m’a renversé. Qu’il m’a fait pe-peur ! Mon cœur n’a pas encore repris sa place !

— Mais, petit oncle, vous dormiez !

— Mais oui… je dormais… Et puis alors j’ai vo-voyagé… Du reste… j’ai… du reste… c’est peut-être… Ah ! comme c’est étrange !

— Je vous assure, petit oncle, que vous rêviez… Vous dormiez très tranquillement après le dîner.

— Vraiment !

Le prince resta rêveur.

— Mais oui… en effet, j’ai peut-être rêvé. Du reste, je me rappelle tout mon rêve. D’abord, j’ai rêvé un terrible taureau avec des cornes… puis un pro-o-cureur… aussi avec des co-ornes…

— C’est probablement Nikolaï Vassilievitch Antipov, mon petit oncle.

— Mais oui… c’est lui. Et puis j’ai vu aussi Napo-poléon Bo-bona-naparte. Sais-tu, mon ami, tout le monde me dit que je lui ressemble ?… De profil, il paraît que je rappelle un ancien pa-pape. Qu’en dis-tu ? Est-ce que j’ai l’air d’un pa-pape ?

— Vous ressemblez plutôt à Napoléon.

— Mais oui… ça, c’est de face. Du reste je le pense aussi, mon ché-er. Je l’ai vu dans mon rêve assis sur son île. Sais-tu ? il était bavard, joyeux, dégourdi ! Il m’a extrêmement amusé !

— C’est de Napoléon que vous parlez, mon petit oncle ? dit Pavel Alexandrovitch en le regardant très absorbé.

Une pensée très étrange commençait à poindre dans son esprit sans qu’il pût encore s’en rendre compte.

— Mais oui… Na-napo-poléon. Nous avons parlé phi-pho-lo-lisophique… Sais-tu ? je regrette que les A-anglais aient agi ainsi avec lui. Certes, si on ne l’avait pas enchaîné, il se jetterait encore sur les gens, un homme enra-ragé ! Mais c’est regrè-ettable quand même. Je n’aurais pas â-a-gi ainsi. Je l’aurais mis dans une île déserte…

— Pourquoi déserte ? demande Mozgliakov distraitement.

— Mais oui… pas déserte, mais habitée par des personnes sages. Et puis, je lui aurais procuré des amu-musements : théâtre, musique, ba-ballet et tout cela au co-compte de l’État. Je l’aurais laissé se promener en le surveillant, par exemple, car il fi-filerait. Il aime certains gâ-gâteaux… Eh bien ! on lui en aurait fait tous les jours. J’aurais eu pour lui une sollicitude pa-paternelle. Avec moi, il se serait repenti…

Mozgliakov écoute machinalement le bavardage du vieillard, en se rongeant les ongles d’impatience. Il voudrait amener la conversation sur le mariage ; il ne sait lui-même pourquoi, mais une méchanceté infâme bouillonne dans son cœur. Tout à coup le vieillard s’écrie d’étonnement :

— Ah ! mon ami, mais j’ai oublié de te le dire, ima-magine-toi que j’ai fait aujourd’hui ma deman-ande !

— Votre demande, petit oncle ?… s’écrie Mozgliakov s’animant aussitôt.

— Mais oui… ma demande… Pakhomitch, tu t’en vas déjà ? C’est bien. C’est une cha-armante personne… Mais je t’avoue, mon cher, que j’ai agi à la lé-légère, je le vois maintenant. Ah ! mon Dieu !

— Mais permettez, petit oncle, quand avez-vous fait cette demande ?

— Je t’avoue, mon ami, que je ne sais pas au ju-uste quand. Ne serait-ce pas aussi dans un rê-ê-ve ? Ah ! que c’est étrange !

Mozgliakov tressaille de joie. Une idée l’illumine.

— Mais à qui, quand avez-vous fait cette demande ? répète-t-il avec impatience.

— À la fi-fille de la maison, mon ami, cette belle perso-onne. Du reste, j’ai oublié son nom. Seulement vois-tu, mon ami, il m’est impo-possible de me marier ! Que faire ?

— Mais certainement, ce serait votre perte, ce mariage ! Mais une question : Êtes-vous sûr d’avoir fait cette demande ?

— Mais oui… je suis sûr…

— Et si c’est un rêve, comme votre nouvelle chute de voiture ?

— Ah ! mon Dieu ! Et en effet, peut-être bien, dans mon rêve… De sorte que je ne sais plus maintenant comment me montrer. Comment, mon ami, pourrait-on savoir sû-sûrement, d’une manière dé-détournée, si j’ai fait une de-demande ?

— Savez-vous, petit oncle ? Je crois qu’il est même inutile de se renseigner.

— Et pourquoi ?

— Parce que je suis certain que tout cela vous l’avez également rêvé.

— Je le crois moi-même, mon ché-cher, d’autant plus que je vois souvent de pa-pareils rêves.

— Vous voyez bien, petit oncle. Imaginez-vous donc que vous avez un peu bu à déjeuner, puis à dîner, et enfin……

— Mais oui, mon ami ; c’est ça, c’est peut-être ça.

— D’autant plus, petit oncle, si animé que vous soyez, vous n’auriez pas pu en aucun cas faire une si folle demande. Autant que je vous connais, petit oncle, vous êtes un homme extrêmement raison nable, et……

— Mais oui, mais oui.

— Réfléchissez seulemennt, si vos parents, qui sont déjà mal disposés envers vous, l’apprenaient, qu’arriverait-il donc ?

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie le prince effrayé, qu’a-qu’arriverait-il donc ?

— Voyez ! ils crieraient tout d’une voix que vous êtes fou, qu’il vous faut une tutelle, qu’on vous a trompé, et on vous enfermerait quelque part, sous une surveillance.

Mozgliakov savait bien que cet argument épouvanterait le vieillard.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria le vieillard tremblant, on m’enfermerait ?

— Réfléchissez, petit oncle, auriez-vous jamais fait une demande si insensée ? Vous comprenez pourtant vos intérêts ! Je vous affirme que c’est un rêve.

— Absolument rêvé ! Abs-bsolument rêvé ! Ah ! comme tu l’as bien deviné, mon cher ! Je te suis sincèrement reconnaissant de m’avoir fait entendre raison.

— Et moi, je suis très content, petit oncle, de m’être rencontré avec vous. Sans moi, vous auriez pu croire que vous êtes fiancé et vous comporter comme tel. Voyez quel danger !

— Mais oui… danger !

— Souvenez-vous donc que cette jeune fille a vingt-trois ans ! Personne ne veut l’épouser, et tout à coup vous, riche, noble, vous la demandez ! Mais ils prendront la balle au vol : ils assureront que vous êtes fiancé et vous la feront épouser. Alors ils se mettront à espérer votre mort prochaine.

— Vraiment !

— Et enfin, petit oncle, est-ce à un homme de votre qualité…

— Mais oui… qualité…

— De votre intelligence, de votre amabilité…

— Mais oui, intelligence, oui…

— Et enfin, vous êtes un prince : est-ce là un parti pour vous, si en effet, pour une raison quelconque, vous voulez vous marier ? Pensez à ce que diraient vos parents.

— Ah ! mon ami, ils me mangeraient tout cru ! Ils m’ont fait déjà tant de méchancetés, de cruautés ! Ima-magine-toi ! je les soupçonne de vouloir me mettre dans une maison de santé ! Voyons ! est-ce que cela est raisonnable ? Qu’y ferais-je dans cette maison de sâ-anté ?

— Certes, petit oncle, voilà pourquoi je ne vous quitterai pas quand vous descendrez. Il y a du monde.

— Du monde ? Ah ! mon Dieu !

— N’ayez pas peur, petit oncle, je serai avec vous.

— Mais comme je te suis reco-connaissant ! Mon cher, tu es mon sau-sauveur ! Mais sais-tu ? j’aime mieux partir.

— Demain, petit oncle, demain à sept heures du matin ! Aujourd’hui, prenez congé de tout le monde et dites que vous partez.

— Absolument, je partirai, abso-solument !… chez le père Missaïl… Mais, mon ami, si elle m’épouse malgré moi ?

— Ne vous inquiétez pas, petit oncle, je serai avec vous. Et, quoi qu’on vous dise, répondez toujours que vous l’avez rêvé… comme c’est vrai, d’ailleurs.

— Mais oui… rêvé. Seulement, sais-tu, mon ami, que c’est un rêve délicieux ?

Étonnamment belle ! Et sais-tu ?… des fô-ormes !

— Eh bien, au revoir, petit oncle, je descends ! Et vous…

— Comment ? tu me quittes ? s’écrie le prince effrayé.

— Non, petit oncle, seulement nous ne descendrons pas ensemble. Moi, d’abord, vous ensuite. Ce sera mieux.

— Mais oui… mieux. Il faut justement que j’aille noter une pensée capitale.

— C’est cela, petit oncle, notez votre pensée, et puis venez sans retard et dès demain matin…

— Demain matin, chez l’archiprêtre… absolument, chez l’archi-chi… Charmant ! Sais-tu, mon ami, qu’elle est étonnamment belle ? Quelles fô-ormes ! S’il me fallait absolument me marier, alors… je…

— Que Dieu vous en garde, petit oncle !

— Mais oui… garde… Eh bien, au revoir, mon cher ! J’y vais tout de suite. Je vais seulement noter… À propos, je voulais justement te demander si tu as lu les Mémoires de Casanova.

— Oui, petit oncle. Pourquoi ?

— Mais oui… pourquoi ?… Non j’ai oublié ce que je voulais te dire.

— Vous vous le rappellerez plus tard, petit oncle. Au revoir !

— Au revoir, mon ami, au revoir ! C’est tout de mê-ême un délicieux rê-êve !

XII

— Nous venons chez vous toutes, toutes ! Praskovïa Iiinichna viendra aussi. Luisa Karlovna voulait venir aussi, piaule Anna Nikolaïevna en entrant dans le salon et en inspectant tout autour d’elle d’un regard curieux.

C’est une jolie petite femme, richement vêtue, mais de couleurs criardes, et sachant qu’elle est jolie. Il lui semble que le prince doit être caché quelque part dans un coin avec Zina.

— Et Katerina Pétrovna viendra aussi, et Felissata Mikhaïlovna compte aussi venir, ajoute Natalia Dmitrievna, une femme d’une taille colossale dont les jeûnes ont réduit le poids et qui ressemble à un grenadier.

Elle est coiffée d’un minuscule chapeau rose, juché sur sa nuque. Depuis trois semaines, elle est la meilleure amie d’Anna Nikolaïevna qu’elle recherchait depuis déjà longtemps et qu’elle aurait pu avaler d’un trait tout entière.

— Je ne parle plus de cette joie que j’éprouve à vous voir toutes deux chez moi pour la soirée, chantonne Maria Alexandrovna un peu revenue de sa première surprise. Mais dites-moi quel hasard vous amène. Je désespérais d’un tel honneur.

— Ô mon Dieu ! Maria Alexandrovna, comme vous êtes ! dit doucement Natalia Dmitrievna d’une voix aiguë en minaudant, — ce qui constituait un curieux contraste avec son extérieur.

— Mais ma charmante, piaule Anna Nikolaïevna, il faut en finir avec les préparatifs de ce théâtre. Aujourd’hui encore Petre Mikhaïlovitch disait à Kalist Stanislavitch qu’il est désolé que cela n’aille pas bien, que nous nous querellions. Comme nous nous trouvions quatre réunies, nous nous sommes dit : « Si nous allions chez Maria Alexandrovna et si nous en finissions ? » Natalia Dmitrievna en informe les autres, et tout le monde de venir. Nous pourrons ainsi nous entendre et tout ira bien. Qu’on ne dise pas que nous ne savons que nous quereller, n’est-ce pas, mon ange ? ajouta-t-elle en baisant Maria Alexandrovna.

— Ah ! mon Dieu ! Zinaïda Aphanessievna, mais vous embellissez tous les jours !

Anna Nikolaïevna se précipite sur Zina pour l’embrasser.

— Mais mademoiselle n’a pas autre chose à faire que de devenir tous les jours plus belle, dit avec une amabilité affectée Natalia Dmitrievna en frottant l’une contre l’autre ses grandes mains.

— Que le diable les emporte ! je ne pensais plus à ce théâtre ! Mais elles sont devenues habiles, ces pies ! murmure Maria Alexandrovna hors d’elle de rage.

— D’autant plus, mon ange, ajoute Anna Nikolaïevna, que le cher prince est actuellement chez vous. Vous savez bien que tous les pomietstchiks de Doukhanovo ont toujours eu, de père en fils, un théâtre. Nous nous sommes informées, et nous avons appris qu’il y a un dépôt de vieux décors, un rideau et même des costumes. Le prince est venu aujourd’hui chez moi, mais j’ai été si étonnée de sa visite que j’ai complètement oublié de lui en parler. Mais maintenant nous en causerons avec lui ; vous nous aiderez, et le prince donnera des ordres pour qu’on envoie toutes ses défroques. Car à qui pourrions-nous ici commander quelque chose qui ressemblât à un décor ? Nous voulons d’ailleurs que le prince participe lui-même à notre entreprise. Il faut le faire souscrire : c’est pour les pauvres. Peut-être même prendra-t-il un rôle : il est si conciliant, si charmant ! et tout irait à merveille.

— Certainement, il prendra un rôle ! On peut d’ailleurs lui faire jouer n’importe quel rôle, ajoute significativement Natalia Dmitrievna.

Anna Nikolaïevna n’avait pas trompé Maria Alexandrovna. Des dames arrivent sans cesse. Maria Alexandrovna a à peine le temps d’aller à leur rencontre et de proférer les exclamations exigées en ce cas par les convenances.

Je ne prends pas sur moi de décrire toutes ces visiteuses. Je dirai seulement que chacune d’elles jetait un regard insidieux à la maîtresse de la maison. Toutes trahissaient sur leur physionomie une impatience avide. Certaines de ces dames étaient venues dans l’espoir presque assuré d’assister à quelque extraordinaire scandale : elles seraient désolées s’il ne se produisait pas. Extérieurement, toutes étaient très aimables, mais Maria Alexandrovna était prête à la lutte. Les questions sur le prince pleuvaient, toutes naturelles, semblait-il, mais chacune sous-entendait une allusion.

On sert le thé. Toutes prennent place. Un groupe s’empare du piano. Zina, à l’invitation de jouer ou de chanter, répond sèchement qu’elle est indisposée. La pâleur de son visage atteste d’ailleurs sa véracité. Aussitôt des questions sympathiques se croisent, et à ce sujet même on trouve l’occasion de faire une allusion. On demande des nouvelles de Mozgliakov, et c’est à Zina qu’on pose les questions. Maria Alexandrovna se décuple : elle est à la fois dans tous les coins du salon, elle entend tout ce que disent les visiteuses, quoiqu’elles soient plus de dix. Elle répond à toutes les questions sans avoir besoin de chercher ses paroles dans sa poche. Elle tremble pour Zina et s’étonne qu’elle ne sorte pas, comme elle fait toujours en de telles occasions. On remarque aussi Aphanassi Matveïtch. D’ordinaire on se moquait de lui pour blesser Maria Alexandrovna en la personne de son époux. Mais aujourd’hui on essaye de tirer les vers du nez du simple et franc Aphanassi Matveïtch. Maria Alexandrovna surveille avec inquiétude son mari mis en état de siège. Il répond à toutes les questions : Hum ! d’un air si malheureux et si peu naturel qu’il y a de quoi enrager.

— Maria Alexandrovna, Aphanassi Matveïtch ne veut point nous parler ! s’écrie une petite dame aux yeux vifs et d’un air intrépide qui ne craint personne et n’est jamais embarrassée. Ordonnez-lui donc d’être un peu plus galant avec les dames !

— Je ne sais vraiment pas ce qui lui est arrivé aujourd’hui, répond Maria Alexandrovna toute souriante et interrompant sa conversation avec Anna Nikolaïevna et Natalia Dmitrievna. Il est très peu expansif ; je n’ai pu moi-même tirer de lui un seul mot. Pourquoi ne réponds-tu pas à Felissata Mikhaïlovna, Athanase ? Que lui avez-vous demandé, Felissata Mikhaïlovna ?

— Mais… mais… ma petite mère… mais toi-même… commence Aphanassi Matveïtch étonné et désorienté.

À ce moment, il se tient auprès de la cheminée allumée, un pouce dans le gousset de son gilet, dans une attitude pittoresque qu’il a trouvée tout seul, et sirote son thé. Les questions des dames l’embarrassent, il rougit comme une jeune fille. Mais, comme il commence sa justification, il rencontre un regard si irrité de son épouse furieuse qu’il en reste pétrifié de terreur. Ne sachant que faire et dans le désir de réparer son tort et de reconquérir l’estime de Maria Alexandrovna, il avale une gorgée de thé ; mais le thé est trop chaud, Aphanassi Matveïtch se brûle, laisse tomber la tasse à terre, s’étrangle, a une quinte de toux et s’esquive de la chambre, laissant la salonée stupéfaite. On a tout compris et Maria Alexandrovna ne doute plus que ses visiteuses n’ignorent rien et se soient réunies dans une intention malveillante. La situation est dangereuse. On peut le faire parler, l’entortiller en présence même de sa femme. On peut même emmener le prince et le brouiller avec Maria Alexandrovna… Enfin il faut s’attendre à tout.

Le sort prépare à notre héroïne une autre épreuve encore. La porte s’ouvre, et Mozgliakov, qu’elle croit chez Borodonïev, fait son entrée. La prévoyante femme tressaille comme si quelque chose la frappait au cœur. Mozgliakov s’arrête sur le seuil, un peu intimidé, et examine l’assemblée. Il ne peut maîtriser l’émotion que trahit sa physionomie.

— Ah ! mon Dieu ! Pavel Alexandrovitch ! font plusieurs voix.

— Ah ! mon Dieu ! mais c’est Pavel Alexandrovitch !

— Que nous disiez-vous donc, Maria Alexandrovna, qu’il était chez Borodonïev ? On prétendait que vous étiez caché, Pavel Alexandrovitch, chez Borodonïev, glapit Natalia Dmitrievna.

— Caché ? répète Mozgliakov avec un sourire emprunté. Étrange expression ! Pardonnez-moi, Natalia Dmitrievna, je ne me cache et je n’ai à me cacher de personne, ajoute-t-il en regardant significativement Maria Alexandrovna.

Maria Alexandrovna frémit.

« Comment ! est-ce que ce mannequin se révolte aussi ? pense-t-elle en examinant Mozgliakov. Ce serait le bouquet ! »

— Est-il vrai, Pavel Alexandrovitch, que vous êtes en retraite… de vos fonctions ? risque l’insolente Felissata Mikhaïlovna en le regardant avec ironie.

— En retraite ? Quelle retraite ? Je change tout simplement de service ; j’ai une place à Pétersbourg, répond sèchement Mozgliakov.

— Eh bien ! alors je vous félicite, continue Felissata Mikhaïlovna. Nous avons eu un instant de crainte pour vous, quand on nous a dit que vous briguiez une place à Mordassov. Ici, les places ne sont pas bien stables, Pavel Alexandrovitch ; on est éconduit du jour au lendemain.

— À moins que ce ne soit une place d’outchitel dans les écoles communales… Il y a des vacances… observe Natalia Dmitrievna.

L’allusion est si claire, si grossière, qu’Anna Nikolaïevna elle-même en rougit et pousse du coude sa fielleuse amie.

— Mais pensez-vous vraiment que Pavel Alexandrovitch irait sur les brisées d’un petit outchitel ? renchérit Felissata Mikhaïlovna.

Pavel Alexandrovitch, ne sachant que dire, se détourne et se heurte contre Aphanassi Matveïtch qui lui tend la main. Mozgliakov, sottement, ne prend pas la main du conseiller et lui fait un grand salut qui veut être ironique. Il s’approche de Zina, et la regardant fixement il lui murmure :

— Vous êtes la cause de tout cela… mais attendez, vous saurez dès ce soir si je suis, oui ou non, un sot !

— Attendre ? Cela se voit assez dès maintenant ! dit Zina très haut, en toisant d’un regard de mépris le fiancé évincé.

Mozgliakov se retire avec précipitation, effrayé par l’éclat de voix de la jeune fille.

— Vous venez de chez Borodonïev ? se décide enfin à demander Maria Alexandrovna.

— Non, je viens de chez mon oncle.

— De chez votre oncle ? Vous étiez chez le prince ?

— Ah ! mon Dieu ! le prince est donc réveillé ! On nous disait qu’il dort encore, dit Natalia Dmitrievna en écrasant Maria Alexandrovna d’un regard de haine triomphante.

— Ne vous inquiétez pas du prince, Natalia Dmitrievna, répond Mozgliakov, il est réveillé, et, grâce à Dieu, il a repris ses esprits. Il avait un peu bu chez vous, et on l’a achevé ici ; de sorte qu’il avait complètement perdu la tête. Vous savez qu’il ne l’a pas bien forte. Mais, maintenant, nous venons de causer ensemble, il a l’esprit en bon état. Il sera ici tout à l’heure, Maria Alexandrovna, pour prendre congé de vous et vous remercier de votre hospitalité. Dès demain matin, nous irons au Désert et je l’accompagnerai jusqu’à Doukhanovo, pour lui éviter une chute pareille à celle d’aujourd’hui. Il rentrera sous l’égide de Stepanida Matveïevna, qui sera alors revenue de Moscou et ne lui permettra plus de s’exposer aux dangers d’un voyage, je vous en réponds !

Mozgliakov examine méchamment Maria Alexandrovna qui reste muette de stupéfaction.

(J’avoue avec chagrin que, pour la première fois de sa vie, mon héroïne a peur.)

— Il part demain ! Mais… comment cela ? demande, à Maria Alexandrovna, Natalia Dmitrievna.

— Comment cela ? répète Anna Nikolaïevna étonnée.

— En effet, comment cela ? font d’autres voix. Et nous qui croyions que… Voilà qui est étrange !

La maîtresse de la maison ne sait que dire. Tout à coup l’attention générale est divertie par un épisode de la plus extra ordinaire excentricité. Dans la chambre voisine, on entend un bruit de voix, des exclamations, et soudain se précipite dans le salon Sofia Pétrovna Karpoukhina.

Sofia Pétrovna est indiscutablement la femme la plus originale de Mordassov, originale au point qu’on a dû se résoudre à l’exclure de la société. Je dois faire remarquer que régulièrement, à sept heures, elle fait une collation après laquelle elle est toujours dans un état d’esprit… très émancipé, pour ne pas dire plus. C’est précisément dans cet état qu’elle fait chez Maria Alexandrovna une entrée si inopinée.

— Ah ! voilà comment vous êtes, Maria Alexandrovna ! crie-t-elle à tue-tête ; voilà comment vous agissez avec moi !… Ne vous inquiétez pas, je ne viens que pour un instant, je ne m’assieds même pas. Je suis venue exprès pour savoir si ce qu’on me disait est vrai. Vous donnez des bals, des banquets, et pendant ce temps Sofia Petrovna reste chez elle à tricoter son bas ! Vous réunissez chez vous toute la ville, sauf moi ! Tout à l’heure, j’étais : « mon amie, mon ange », quand je suis venue vous apprendre ce que Natalia Dmitrievna ourdissait contre vous à propos du prince, et voilà que Natalia Dmitrievna dont vous avez dit aujourd’hui même, — comme elle-même d’ailleurs dit de vous, — pis que pendre est chez vous en soirée ! Ne vous inquiétez pas, Natalia Dmitrievna, je n’ai pas besoin de votre chocolat de santé à dix kopeks le morceau. Je bois chez moi plus souvent que vous ! Pouah !

— Cela se voit ! observe Natalia Dmitrievna.

— Mais voyons, Sofia Pétrovna, s’écrie Maria Alexandrovna, rouge de dépit, qu’avez-vous ? Revenez à vous !

— Ne vous inquiétez pas de moi, Maria Alexandrovna, je sais tout, tout ! crie de sa voie aiguë Sofia Pétrovna entourée de toutes les visiteuses que ce scandale imprévu comble de joie. J’ai tout appris, et c’est votre Nastassia qui m’a tout dit, tout ! Vous avez soûlé le petit prince et vous l’avez forcé de demander en mariage votre fille dont personne ne veut plus ! Et vous vous preniez déjà pour un oiseau de haut parage, une duchesse à falbalas. Pouah ! N’ayez pas peur, je vaux toutes les duchesses, je suis une colonelle ! Ah ! vous ne m’avez pas invitée aux fiançailles ! je crache dessus ! J’ai vu des gens plus huppés que vous : j’ai dîné chez la comtesse Zalikhvatskaïa ; le commissaire principal Kouropchkine m’a demandée en mariage. Je me moque un peu de votre soirée ! Pouah !

— Écoutez, Sofia Pétrovna, répond Maria Alexandrovna hors d’elle, je vous apprends qu’on n’entre pas ainsi dans une maison honorable ; et encore… l’état où vous êtes !… Si vous ne m’épargnez pas tout de suite votre présence, je vais prendre des mesures…

— Oui, vous ordonnerez à vos gens de me faire sortir ? Ne vous inquiétez pas, je trouverai toute seule le chemin. Adieu ! Mariez votre fille avec qui vous voudrez. Et vous, Natalia Dmitrievna, cessez de rire de moi : je crache sur votre chocolat ! On ne m’a pas invitée ! C’est parce qu’on ne danse pas chez moi le kazatchok devant des princes ! Et vous aussi, qu’avez-vous à rire, Anna Nikolaïevna ? Votre Souchilov vient de se casser la jambe : on a dû le reporter chez lui ; vous voilà bien privée ! Pouah ! Et vous, Felissata Mikhaïlovna, si vous n’ordonnez pas à votre va-nu-pieds, Matrechka, d’empêcher votre vache de venir mugir toute la journée sous mes fenêtres, je casserai les jambes à votre Matrechka ! Adieu, Maria Alexandrovna ! À bon entendeur, salut ! Pouah !

Sofia Pétrovna disparaît. Tout le monde rit. Maria Alexandrovna est très embarrassée.

— Je crois qu’elle a bu, dit doucement Natalia Dmitrievna.

— Mais quelle insolence !

— Quelle abominable femme !

— Nous a-t-elle fait rire !

— Quelles inconvenances elle a débitées ! Fi !

— Mais de quelles fiançailles parlait-elle ? demande d’un air moqueur Felissata Mikhaïlovna.

— C’est terrible ! s’écrie enfin Maria Alexandrovna. Et ce sont ces monstres qui répandent à pleines mains tant de stupides cancans ! Et ce n’est pas étonnant, Felissata Mikhaïlovna, qu’il y ait de telles femmes dans notre société, quand il y a, chose bien plus étonnante, des gens pour recourir à elles, les écouter, les croire, les…

— Le prince ! le prince ! crie-t-on d’une seule voix.

— Ah ! mon Dieu ! ce cher prince !

— Grâce à Dieu, nous allons enfin savoir la vérité ! murmure Felissata Mikhaïlovna à sa voisine.

XIII

Le prince entre, les lèvres épanouies par son doux sourire. Toute l’inquiétude que Mozgliakov a jetée dans ce cœur insoucieux disparaît à la vue des dames ; il fond aussitôt comme un bonbon. — En général, il amuse beaucoup les dames. Felissata Mikhaïlovna affirmait même ce matin, par plaisanterie, bien entendu, qu’elle était prête à s’asseoir sur ses genoux s’il le voulait, car « c’est un charmant petit vieillard, charmant à l’infini ».

Maria Alexandrovna l’étudie du regard, cherchant à prévoir sur son visage le dénouement d’une situation si critique. Il est évident que Mozgliakov a beaucoup com­promis les affaires et que l’entreprise est très chancelante. Pourtant on ne peut rien lire sur le visage du prince ; il est, comme tou­jours, fade et charmant.

— Ah ! mon Dieu ! voilà enfin le prince ! Comme nous vous attendions ! s’écrient plusieurs dames.

— Avec impatience, prince, avec impa­tience ! piaulent les autres.

— Cela me fla-flatte extrê-êment, dit le prince en s’asseyant auprès de la table où bout le samovar.

Les dames se hâtent de l’entourer. Anna Nikolaïevna et Natalia Dmitrievna restent seules auprès de Maria Alexandrovna. Aphanassi Matveïtch sourit respectueuse­ ment. Mozgliakov sourit aussi et regarde d’un air provocant Zina qui, sans faire attention à lui, s’approche de son père et s’assied à côté de lui dans un fauteuil.

— Ah ! prince, est-il vrai que vous partiez ? dit Felissata Mikhaïlovna.

— Mais oui… mesdames, je pars ; je vais immé-é-diatement à l’étran-anger.

— À l’étranger, prince ! À l’étranger ! crie tout le monde en chœur. Quelle idée !

— À l’étrâ-anger, affirme le prince en prenant des attitudes, et, savez-vous ? j’y vais surtout à cause des nouvelles i-idées.

— Comment cela, des nouvelles idées ? De quoi s’agit-il ? demandent les dames en se regardant l’une l’autre.

— Mais oui !… pour les nouvelles idées, répète le prince d’un air profondément convaincu ; tout le monde y va maintenant à cause des nouvelles idées, et moi aussi j’y vais pour m’en imprê-égner.

— Ne serait-ce pas dans une loge maçonnique que vous voudriez entrer ? intervient Mozgliakov pour faire briller devant les dames son esprit.

— Mais oui… mon ami, tu ne t’es pas trompé. En effet, jadis j’ai appa-partenu à une loge ma-maçonnique. J’avais même beaucoup d’idées gé-énéreuses. Je me préparais à faire beaucoup pour l’in-instruction mo-oderne. Je voulais mettre en liberté mon Sido-dor, mais il s’est sauvé avant, à mon grand éto-tonnement. Quelle idée étrange ! Puis, un jour, je le rencontre tout à coup, à Paris, habillé comme un vrai gommeux, avec des favoris, se promenant sur le boulevard avec une « mamz’elle ». Il me salua légèrement de la tête. Et la demoiselle avec lui avait un air si dégourdi, était si appétissante……

— Cette fois, alors, si vous retournez à l’étranger, petit oncle, vous allez mettre tous vos serfs en liberté ?

— Tu as co-omplètement deviné mon intention, mon cher. Je veux précisément les mettre tou-tous en liber-erté.

— Mais voyons, prince, ils se sauveront de chez vous, et qui vous payera la dîme ? s’écrie Felissata Mikhaïlovna.

— Certainement, ils se sauveront, dit avec inquiétude Anna Nikolaïevna.

— Ah ! mon Dieu ! vrai-aiment ? se sauveront-ils ?

— Ils se sauveront, ils se sauveront, certainement, et vous resterez tout seul, confirme Natalia Dmitrievna.

— Ah ! mon Dieu ! Alors je ne les affran-franchirai pas. D’ailleurs je disais cela en l’ai-air.

— Cela vaut mieux, petit oncle.

Jusqu’à présent, Maria Alexandrovna écoute en silence et surveille. Il lui semble que le prince l’oublie complètement et que cela n’est pas naturel.

— Permettez-moi, prince, commence-t-elle à voix haute et avec dignité, de vous présenter mon mari, Aphanassi Matveïtch. Il est venu exprès de son village, aussitôt qu’il a appris que vous êtes descendu chez moi.

Aphanassi Matveïtch sourit et se rengorge. Il lui semble qu’on vient de lui faire un compliment.

— Ah ! je suis bien aise. Apha-anassi Ma-t-ve-ïtch. Permettez, je crois me souvenir de quelque chose. Aphana-assi Mat-vé-eïtch ? Mais oui, celui qui est à la campagne ? Charmant ! Cha-armant ! Je suis bien aise… Mon ami, s’écrie le prince à Mozgliakov, mais c’est lui qui… qui… comment cela ? Le mari dehors et la femme à… Mais oui, dans une certaine ville… et la femme…

— Ah ! prince, c’est probablement : le Mari dehors et la femme à Tvor, le vaudeville qu’une troupe de passage a joué chez nous l’an dernier.

— Mais oui, à Tvor, et moi qui oubli-ie tou-toujours. Charmant ! Cha-armant ! Alors, c’est vous ? Je suis bien aise de faire votre co-onnaissance ! dit le prince sans se lever de son fauteuil et en tendant la main à Aphanassi Matveïtch. Eh bien, comment allez-vous ?

— Hum !

— Il se porte bien, il se porte bien ! dit vivement Maria Alexandrovna.

— Mais oui, cela se voit… Et vous êtes toujours à la cam-campagne ? Eh bien ! j’en suis bien aise. Mais comme il a les po-pomettes rouges ! et comme il ri-rit tout le temps !

Aphanassi Matveïtch sourit et salue en frottant du pied le plancher. Mais, à la dernière observation du prince, il ne peut se tenir d’éclater du plus sot rire. Tout le monde l’imite. Les dames poussent des cris aigus de plaisir. Zina rougit de honte et jette un regard étincelant à Maria Alexandrovna qui se morfond de rage. Il est temps de changer de conversation.

— Comment avez-vous dormi, prince ? demande-t-elle d’une voix calme, tout en signifiant d’un regard menaçant à Aphanassi Matveïtch qu’il ait à retourner à sa place.

— J’ai très bien do-dormi… Et, savez-vous, j’ai eu un dé-délicieux rê-êve, un délicieux rêve !

— Un rêve ! J’aime beaucoup qu’on raconte des rêves ! s’écrie Felissata Mikhaïlovna.

— Moi aussi ! ajoute Natalia Dmitrievna.

— Un dé-délicieux rêve… répète le prince avec un doux sourire ; mais ce rêve est un grand secret.

— Comment, prince ! on ne peut même pas le raconter ? remarque Anna Nikolaïevna.

— Un grand secret ! répète le prince.

La curiosité redouble.

— Mais ce doit être très, très intéressant ! s’exclame-t-on de toutes parts.

— Je parie que le prince, dans son rêve, était à genoux devant quelque belle et lui faisait une déclaration d’amour ! s’écrie Felissata Mikhaïlovna. Allons ! avouez, prince ! Avouez donc, mon cher petit prince !

— Avouez, prince, avouez ! crie-t-on de tous côtés.

Le prince écoute avec délices tous ces cris. Cette supposition le flatte, il s’en lèche les lèvres.

— Quoique ce soit un grand secret, je suis forcé d’a-avouer que mada-dame, à ma grande surprise, l’a presque complètement deviné.

— J’ai deviné ! s’écrie avec transport Felissata Mikhaïlovna. Eh bien, prince, il faut nous dire quelle est cette belle.

— Vous le devez absolument !

— Est-elle ici ?

— Mon cher petit prince, dites-le !

— Prince, ma petite âme, dites-le ! Mourez après, mais dites-le !

— Mes-da-dames, Mes-da-dames, si vous voulez abso-solument le savoir, je ne puis vous dévoiler qu’une chose : c’est la plus séduisante, la plus vertueuse jeune fi-fille que j’ai co-connue !

— La plus séduisante… d’ici ? Qui serait-ce alors ? demandent les dames en se regardant et en se faisant des signes d’intelligence.

— Certainement, c’est celle qui passe pour la première beauté de la ville, dit Natalia Petrovna en battant ses grandes mains rouges et en dévisageant Zina.

Tous les regards désignent Zina.

— Alors, comment, prince, si vous avez de tels rêves, pourquoi ne vous mariez-vous pas réellement ? demande Felissata Mikhaïlovna.

— Comme nous vous aurions bien mariés ! dit une autre dame.

— Cher prince, mariez-vous donc ! piaule une troisième.

— Mariez-vous ! mariez-vous ! crie-t-on de tous côtés. Pourquoi ne pas vous marier ?

— Mais oui… pourquoi ne pas me marier ! fait le prince déconcerté.

— Petit oncle ! s’écrie Mozgliakov.

— Mais oui, mon ami, je te com-comprends. Je voulais précisément vous dire, mesdames, que je ne peux me marier. Après cette charmante soirée chez notre aimable maîtresse, je vais demain au Désert, et puis à l’é-étranger pour étudier l’instruc-truction europé-péenne.

Zina pâlit et jette à sa mère un regard de rancune. Mais Maria Alexandrovna a pris son parti. Jusqu’à présent elle attendait, tâtant le terrain, quoiqu’elle jugeât que l’affaire était bien compromise et que ses ennemis avaient pris les devants. Enfin elle comprend tout et veut d’un seul coup en finir avec cette hydre à cent têtes. Elle se lève majestueusement, s’approche de la table d’un pas ferme et regarde fièrement les pygmées autour d’elle. Le feu de l’inspiration luit dans ses yeux. Elle va anéantir toutes ces commères fiéleuses, écraser comme un cafard le misérable Mozgliakov et d’un coup décisif reconquérir son influence perdue sur le prince idiot. Certes, il faut pour cela une hardiesse extraordinaire, mais Maria Alexandrovna ne manque pas de hardiesse.

— Mesdames, commence-t-elle d’un air solennel (Maria Alexandrovna a la passion de la solennité), mesdames, j’ai longtemps écouté vos bons mots, et je trouve qu’il est temps que je vous en dise un à mon tour. Vous savez que nous sommes réunies ici tout à fait par hasard. J’en suis bien aise… Jamais je ne me serais décidée à publier un si important secret de famille avant que les sentiments de la plus stricte convenance ne l’eussent exigé. Je demande surtout pardon à mon cher hôte. Mais il me semble que lui-même, par des allusions lointaines à cette circonstance, me suggère la pensée que la déclaration formelle de ce secret lui sera agréable, mais qu’il l’appréhende. N’est-ce pas, prince, je ne me suis pas trompée ?

— Mais oui… vous ne vous êtes pas trompée… et je suis bien aise, bien aise… dit le prince qui ne comprend pas de quoi il s’agit.

Maria Alexandrovna, pour mieux préparer son effet, reprend haleine et examine tout l’auditoire. Tout le monde l’écoute avec une curiosité avide et inquiète. Mozgliakov tremble, Zina rougit et se lève. Aphanassi Matveïtch, à tout hasard, se mouche.

— Oui, mesdames, je suis bien aise de vous confier ce secret de famille. Aujourd’hui, après le diner, le prince, séduit par la beauté et… les qualités de ma fille, lui a fait l’honneur de demander sa main. Prince, conclut-elle d’une voix tremblante, cher prince, vous ne devez pas m’en vouloir pour cette indiscrétion. Une joie extrême a pu seule arracher de mon cœur, un peu prématurément, ce cher secret, et… quelle mère pourrait m’en blâmer ?…

Je ne trouve pas de paroles pour décrire l’effet produit par la sortie inattendue de Maria Alexandrovna. Tous sont raides de surprise. Les visiteuses qui pensent effrayer Maria Alexandrovna en lui laissant entendre qu’elles savent son secret, la tuer par la divulgation de ce secret, la déchirer par les seules allusions, restent stupéfaites de cette courageuse franchise. Cette vaillance était un signe de succès.

« Par conséquent, c’est de sa propre volonté que le prince épouse Zina ! On ne l’a donc point trompé, enivré ! Donc, ce n’est pas d’une manière cachée, en voleur, qu’on le force à se marier ! Maria Alexandrovna ne craint donc personne, et personne ne peut déranger ce mariage. » Un murmure s’élève qui se transforme aussitôt en cris joyeux. Natalia Dmitrievna se précipite pour embrasser Maria Alexandrovna. Anna Nikolaïevna l’imite, Felissata Mikhaïlovna vient ensuite. Toutes se lèvent, se mêlent. Plusieurs dames sont pâles de rage. On se met à féliciter Zina confuse, on s’en prend même à Aphanassi Matveïtch. Maria Alexandrovna étend les bras avec emphase et presque de force prend sa fille et l’étreint. Seul le prince, remuant toujours, considère cette scène avec étonnement. Du reste, cela lui plaît. En voyant la fille dans les bras de sa mère, il sort même son mouchoir et essuie son bon œil ou perle une larme. On se jette aussi sur lui pour le féliciter.

— Félicitations, prince, félicitations ! crie-t-on de tous côtés.

— Alors vous vous mariez ?

— Vous vous mariez réellement ?

— Cher petit prince ! vous vous mariez donc ?

— Mais oui… mais oui !… répond le prince, enchanté de cet enthousiasme. Je vous avoue que votre sympathie me va au cœur. Je ne l’oublierai ja-jamais. Charmant ! Cha-armant ! Vous m’avez mê-ême fait venir la la-arme à l’œil…

— Embrassez-moi, prince ! crie plus haut que toutes Felissata Mihkaïlovna.

— Et je vous avoue, continué le prince, que je m’étonne que Maria Ivanovna, notre honorable maîtresse, ait deviné, avec tant de perspicacité, un rêve extra-o-ordinaire, comme si c’était elle à ma place qui l’eût eu. Une perspi-picacité extraordinaire.

— Ah ! prince, vous parlez encore de votre rêve ?

— Allons, avouez donc, prince, avouez donc ! crient toutes les dames en l’entourant.

— Oui, prince, il n’y a plus rien à cacher, il est temps de dévoiler votre cœur, dit d’un ton catégorique Maria Alexandrovna. J’ai compris cette fine allégorie, cette délicatesse chevaleresque avec laquelle vous publiez si discrètement votre demande. Oui, mesdames, c’est vrai, aujourd’hui même, le prince était à genoux devant ma fille, et en réalité, non pas en rêve, il lui a fait une demande solennelle.

— Tout à fait comme en réalité, et mê-ême avec les mêmes circonstances, dit le prince. Mademoiselle, continua-t-il avec une extrême politesse à Zina toujours confuse, mademoiselle, je vous jure que jamais je n’aurais osé prononcer votre nom si d’autres ne l’avaient prononcé avant moi. C’était un délicieux rêve, un dé-élicieux rê-êve ! Et je suis deux fois heureux qu’il me soit permis de l’exprimer. Charmant ! Cha-armant !

— Mais voyons ! il parle toujours d’un rêve ! murmure Anna Nikolaïevna à Maria Alexandrovna, inquiète et légèrement pâle.

Hélas ! le cœur de Maria Alexandrovna est déchiré des plus tristes pressentiments.

— Quoi donc ! murmurent les dames s’entre-regardant.

— Voyons ! prince, reprend Maria Alexandrovna avec un sourire maladif, je vous avoue que vous m’étonnez. Quelle étrange turlutaine que ce rêve ! Jusqu’à présent, je pensais que vous plaisantiez, mais… si c’est une plaisanterie, convenez qu’elle a trop duré… Je veux, je désire l’attribuer à une distraction…

— En effet, ce doit être une distraction, siffle Natalia Dmitrievna.

— Mais oui !… distraction, répète le prince sans comprendre ce qu’on lui veut. Ima-maginez-vous, je vais raconter une anecdo-dote. On m’invite à Pétersbourg pour un enterrement, dans une maison bourgeoise, mais honnête, et moi je confonds, je crois que c’est pour fê-fêter un jour de naissance… (le jour de naissance était pà-âssé depuis une semaine…) et j’achète un beau bouquet de camélias pour la personne qu’on fêtait. J’entre, et qu’est-ce que je vois ? Un homme honorable, d’un âge sérieux, étendu sur la ta-table… Je reste très étonné, je ne sais où me mettre avec mon bou-ouquet.

— Mais, prince, il ne s’agit pas ici d’anecdote ! interrompt avec dépit Maria Alexandrovna. Certes, ma fille ne chasse pas au fiancé, mais tout à l’heure, vous-même, auprès de ce piano, vous l’avez demandée en mariage. Rien ne vous y forçait… j’en étais moi-même très étonnée… mais je suis une mère, elle est ma fille… Vous venez de parler d’un rêve : je pensais que c’était une allusion allégorique à vos fiançailles. Je sais très bien qu’on vous retourne — je soupçonne qui — comme un gant, mais… expliquez-vous, prince, expliquez-vous au plus vite ! On ne fait pas de telles plaisanteries dans une maison honorable !

— Mais oui ! on ne fait pas de telles plaisanteries dans une maison honorable, dit le prince inconsciemment, mais un peu inquiet.

— Mais vous ne me répondez pas, prince ! Je vous demande de vous expliquer positivement : confirmez, confirmez tout de suite, devant tous, que vous avez aujourd’hui demandé ma fille en mariage.

— Mais oui… je suis prêt à confirmer… Du reste, j’ai déjà raconté tout cela, et Felissa-sata Yako-kovlevna a très bien deviné mon rê-ève.

— Pas un rêve ! Pas un rêve ! s’écrie avec rage Maria Alexandrovna ; ce n’est pas un rêve ! C’était réel, prince, entendez-vous ? réel ! réel ! réel !

— Réel !… répète le prince en se levant de son fauteuil. Tout se pa-passe comme tu m’en as prévenu, ajoute-t-il en s’adressant à Mozgliakov. Je vous assure, chère Maria Stépanovna, que vous vous trom-trompez. Je suis tout à fait sûr que c’est un rêve !

— Mon Dieu ! gémit Maria Alexandrovna.

— Ne vous affligez pas, Maria Alexandrovna, intervient Natalia Dmitrievna ; le prince a oublié, mais il se rappellera.

— Vous m’étonnez, Natalia Dmitrievna ! répond avec fureur Maria Alexandrovna. Est-ce que de telles choses s’oublient ? Voyons, prince, vous moquez-vous ? Jouez-vous au Lovelace ? Mais, sans dire que ce n’est guère de votre âge, je vous jure que cela ne vous réussira pas. Ma fille n’est pas une vicomtesse française ! Tout à l’heure, ici, elle vous chantait une romance et vous étiez à genoux devant elle, vous lui faisiez une demande en mariage. Est-ce moi qui rêve ? Parlez, prince ! Est-ce que je dors ?

— Mais oui… du reste, peut-être non, répond le prince complètement déroulé… Je veux dire… je ne crois pas que je rêve main-aintenant. Mais, voyez-vous, tout à l’heure, je rêvais, puis j’ai vu… en rê-êve… que dans mon rê-êve…

— Fi ! mon Dieu ! mais quoi ? En rêve que dans mon rêve !… Le diable s’y perdrait ! Avez-vous le délire, prince ?

— Mais oui !… le diable s’y… Du reste, je n’y com-comprends plus rien, dit le prince en regardant autour de lui avec inquiétude.

— Mais comment pouvez-vous croire encore à un rêve quand je vous raconte les détails de ce prétendu rêve que vous n’avez confié à personne ?

— Mais peut-être l’a-t-il déjà raconté à quelqu’un, insinue alors Natalia Dmitrievna.

— Mais oui… à quelqu’un, confirme le prince.

— Quelle comédie ! murmure Felissata Mikhaïlovna à sa voisine.

— Ah ! mon Dieu ! cela passe toute patience ! crie Maria Alexandrovna désespérée en se tordant les mains. Elle vous chantait une romance ! une romance ! Avez-vous vu cela aussi dans votre rêve ?

— Mais oui… en effet, une ro-romance, murmure le prince absorbé.

Tout à coup un souvenir le ressuscite.

— Mon ami, s’écrie-t-il en s’adressant à Mozgliakov, j’ai oublié de te dire tout à l’heure qu’elle m’a chanté une ro-romance où il y avait des châ-châteaux, beaucoup, avec un trou-troubadour… Mais oui, je me rappelle… j’ai même pleuré… et maintenant je ne sais plus si c’était en réalité ou en rêve.

— Petit oncle, répond Mozgliakov aussi tranquillement qu’il peut (mais sa voix tremble), la difficulté ne me semble pas grave. Vous avez dû entendre en réalité une romance : Zinaïda Aphanassievna chante si bien ! Vous vous serez rappelé l’ancien temps, les bons moments, cette vicomtesse peut-être avec laquelle vous chantiez vous-même, autrefois, des romances et dont vous parliez ce matin. Et puis, en dormant, vous aurez rêvé que vous étiez amoureux et que vous la demandiez en mariage.

Maria Alexandrovna reste étourdie par une telle insolence.

— Ah ! mon ami, en effet ! cela doit être ainsi ! s’exclame le prince transporté. Oui, en do-dormant… des sensations agréables… Je me rappelle la ro-romance, et moi qui voulais me marier… Un rêve ! la vicomtesse y était aussi… Ah ! comme tu as bien débrouillé tout cela, mon che-er ! Eh bien, maintenant, je suis convaincu : c’était un rêve, Maria Vassilievna ! Je vous assure que vous vous trompez-pez : c’était un rêve… je ne jouerais pas avec votre hono-norabilité.

— Ah ! maintenant, je vois clairement l’auteur de tout cela ! dit en regardant Mozgliakov Maria Alexandrovna exaspérée. C’est vous, monsieur, vous, malhonnête homme ! c’est vous ! Vous avez trompé ce malheureux idiot pour vous venger d’avoir été éconduit ! Mais tu me le payeras, misérable ! tu me le payeras ! tu me le payeras !

— Maria Alexandrovna, crie à son tour Mozgliakov, rouge comme une écrevisse cuite, vos paroles sont si… je ne sais même jusqu’à quel point vos paroles… une femme du monde ne se permettrait pas… Je défends mon oncle… et avouez que séduire ainsi…

— Mais oui… séduire… sé-séduire ainsi… miaule le prince qui s’est levé et cherche à se dissimuler derrière Mozgliakov.

— Aphanassi Matveïtch ! s’époumone à crier Maria Alexandrovna, vous n’entendez donc pas qu’on nous déshonore ? Avez-vous donc perdu le sentiment de vos devoirs ? N’êtes-vous, décidément, qu’une poutre ? Qu’avez-vous à cligner de l’œil ? Un autre aurait déjà lavé dans le sang l’outrage qui nous est fait.

— Mon épouse ! commence avec solennité Aphanassi Matveïtch, flatté de voir qu’on pense à lui, mon épouse ! ne serait-ce pas en effet un rêve ? Et puis, quand tu te seras réveillée, tu auras cru que c’était réel…

Aphanassi Matveïtch, n’a pas le temps d’achever sa spirituelle interprétation. Jusqu’à présent, les visiteuses se sont contenues et ont gardé un air d’hypocrite politesse, mais cette fois éclate un rire général.

Maria Alexandrovna, oubliant toute convenance, se jette sur son mari, probablement pour lui arracher les yeux : on est obligé de la maintenir de force.

Natalia Dmitrievna profite de la circonstance pour verser un peu d’huile sur le feu.

— Ah ! Maria Alexandrovna, mais peut-être était-ce en effet un rêve ? dit-elle d’une voix contenue.

— Quoi ? un rêve ? quoi ? crie Maria Alexandrovna qui ne comprend pas.

— Ah ! Maria Alexandrovna, cela arrive…

— Mais quoi ?

— Peut-être en effet avez-vous vu tout cela en rêve !

— En rêve ! Moi ? En rêve ! Vous osez me dire cela en face ?

— Eh bien ! cela se peut, dit Felissata Mikhaïlovna.

— Mais oui… cela se peut-peut, murmure à son tour le prince.

— Et lui ! lui aussi, Seigneur mon Dieu !

Maria Alexandrovna joint les mains.

— Pourquoi vous chagriner, Maria Alexandrovna ? Rappelez-vous que les rêves sont envoyés par Dieu ! Il n’y a rien qui puisse prévaloir contre sa sainte volonté… il n’y a pas à se fâcher de cela.

— Mais oui… il n’y a pas-pas de quoi…

— Me prenez-vous pour une folle ? peut à peine siffler Maria Alexandrovna étranglée de rage.

Cette scène a comblé la mesure de ses forces. Elle se hâte de chercher une chaise et y tombe inanimée.

Un brouhaha s’ensuit.

— Une pâmoison opportune ! murmure Natalia Dmitrievna à Anna Nikolaïevna…

Mais à ce moment intervint dans la confusion générale un personnage jusqu’alors muet, et la scène prit aussitôt un tout autre aspect.

XIV

Zinaïda Aphanassievna était d’un caractère romanesque. Nous ignorons si elle avait trop lu « ce sot Shakespeare » avec son petit outchitel, mais jamais elle n’avait fait encore une aussi héroïque folie que celle-ci.

Pâle, les yeux brillants de résolution, toute frémissante, merveilleusement belle de colère, elle s’avance, parcourt d’un regard provocant les gens qui l’environnent et, dans le silence général, elle s’adresse à sa mère qui, au premier mouvement de Zina, a rouvert les yeux.

— Maman, pourquoi feindre encore ? Tout est déjà si sale autour de nous ! Assez de mensonges ! Ce n’est pas la peine de cacher de la boue avec de la boue.

— Zina ! Zina ! qu’as-tu ? Reviens à toi ! s’écria Maria Alexandrovna en se levant vivement.

— Je vous l’avais dit d’avance, maman, que je ne pourrais supporter tant de honte ! Ne nous salissons pas davantage… Je prends tout sur moi, je suis la plus coupable. C’est moi, puisque j’y ai consenti, qui ai fait toute cette vilaine… intrigue. Vous avez cru travailler pour mon bonheur, on peut encore vous excuser : moi, jamais !

— Zina, mais que vas-tu dire ? Je pressentais, ô mon Dieu ! que cette dernière douleur ne me serait pas épargnée !

— Oui, maman, je vais tout dire ! Je meurs de honte… nous sommes couvertes de honte, vous et moi…

— Tu exagères, Zina ! Tu ne sais ce que tu dis ! Mais pourquoi raconter ?… Il n’y a aucune nécessité… Ce n’est pas nous qui sommes couvertes de honte, ce n’est pas nous, je le prouverai !

— Laissez-moi parler ! Je ne veux plus me taire devant ces gens que je méprise et qui sont venus pour se moquer de nous ! Pas une de ces femmes n’a le droit de me condamner ! Toutes sont prêtes à faire cent fois pis que vous et moi. De quel droit pourraient-elles, oseraient-elles nous juger ?…

— Voilà du propre !

— Comme elle parle !

— Mais elle nous offense !

— Et elle-même, qu’est-elle donc ?

— Elle ne sait ce qu’elle dit ! conclut Natalia Dmitrievna.

Disons, par parenthèse, que Natalia Dmitrievna avait raison. Si Zina considérait ces dames comme indignes de juger sa mère et elle, pourquoi se confessait-elle devant elles ? En somme Zina avait agi avec trop de précipitation. Telle était dans la suite l’opinion des gens les plus raisonnables de Mordassov. Tout aurait pu être arrangé. Il est vrai que Maria Alexandrovna, elle aussi, s’était fait du tort par sa précipitation et sa hauteur. Il lui aurait suffi de tourner en ridicule le petit vieil idiot et de le mettre à la porte. Mais Zina, comme exprès et à l’encontre du bon sens et de la sagesse mordassovienne, s’adressa au prince.

— Prince, dit Zina au vieillard qui se lève aussitôt avec déférence, tant il est impressionné par la physionomie de Zina, prince, pardonnez-nous, nous vous avons trompé !

— Mais tais-toi donc, malheureuse ! crie Maria Alexandrovna.

— Mademoiselle, Ma-a-demoiselle, ma cha-armante… murmure le prince étonné.

Le caractère fier, fougueux et mystique de Zina lui fait outrepasser toutes bornes. Elle oublie combien sa mère doit souffrir de cette confession publique ; elle ne voit de salut, de rédemption que dans la franchise, et va jusqu’au bout.

— Oui, nous vous avons trompé toutes deux, prince ; maman, en me décidant à vous épouser, et moi en y consentant. Nous vous avons enivré, j’ai chanté et minaudé devant vous pour vous détrousser, comme s’exprime Pavel Alexandrovitch, pour vous voler votre fortune et votre titre. C’est ignoble : pardon ! Je vous jure pourtant, prince, que mon intention… Je voulais… mais c’est doubler l’injure qu’y chercher des excuses ! Je vous déclare pourtant, prince, que si je vous avais épousé, si je vous avais ainsi détroussé et volé, en revanche, j’aurais été votre jouet, votre domestique, votre esclave… Je me l’étais promis, j’aurais tenu mon serment…

Un spasme l’interrompt, toutes les visiteuses sont debout, les yeux écarquillés. La sortie imprévue et, pour elles, incompréhensible de Zina les désoriente. Seul le prince est ému jusqu’aux larmes, quoiqu’il ne comprenne pas la moitié de ce qu’a dit Zina.

— Mais oui… je vous épouserai, ma be-belle enfant, si vous le désirez tant. Et ce sera pour moi un grand honneur… Seulement, je vous assure que c’était un rê-êve. Je vois tant de choses dans mes rê-êves ! Pourquoi tant s’en inquiéter ? Je ne comprends rien, mon ami, continue-t-il en s’adressant à Mozgliakov ; explique, je t’en prie !…

— Et vous, Pavel Alexandrovitch, vous qui vous êtes si cruellement vengé de moi, comment avez-vous pu vous joindre à ces gens pour me déchirer et me déshonorer ? Vous prétendiez m’aimer… Mais ce n’est pas à moi à vous faire de la morale… Je suis plus coupable que vous, je vous ai offensé ; avec vous aussi, j’ai usé d’hypocrisie et de mensonge. Je ne vous ai jamais aimé, et si je m’étais décidée à vous épouser, c’eût été uniquement pour me sauver de cette maudite ville… Mais je vous déclare, maintenant, que j’aurais été votre bonne et fidèle femme…

— Zinaïda Aphanassievna !…

— Si vous me haïssez encore…

— Zinaïda Aphanassievna !  !…

— Si jamais, continue Zina en refoulant ses larmes, si jamais vous m’avez aimée…

— Zinaïda Aphanassievna !!!…

— Zina ! Zina ! ma fille !…

— Je suis un misérable, Zinaïda Aphanassievna, un misérable, pas autre chose !

Une grande agitation, des cris d’étonnement et d’indignation s’élèvent. Mozgliakov demeure comme pétrifié, sans pensée et sans voix.

Quand un caractère faible et vide, habitué à une soumission constante, se décide à protester, à se révolter, il s’arrête toujours devant une certaine limite. Sa révolte est d’abord très énergique, mais c’est l’énergie du désespoir : elle se précipite sur les obstacles les yeux bandés et assume toujours des fardeaux au-dessus de ses forces. Un moment vient où l’enragé s’effraye de lui-même et s’arrête, comme étourdi, en se demandant : « Qu’est-ce que je fais donc ? » Et l’arc se détend, le révolté demande pardon, prie et supplie que les choses « en reviennent où elles étaient », pourvu que cela se fasse tout de suite…

C’est ce qui arrive à notre Mozgliakov. Désolé du malheur qu’il a provoqué, il se déteste, le remords le déchire, le dernier mot de Zina le laisse anéanti. Passer d’un extrême à l’autre est pour lui l’affaire d’un instant.

— Je suis un âne, Zinaïda Aphanassievna ! Eh ! quoi, un âne ! Pis ! Mais je vous prouverai, Zinaïda Aphanassievna, que je puis redevenir un homme honorable !… Petit oncle, je vous ai trompé ! C’est moi, c’est moi qui vous ai trompé ! Vous ne rêviez pas, vous avez réellement demandé à Zinaïda Aphanassievna sa main ! Je vous ai trompé en vous disant que c’était un rêve…

— D’étonnantes choses se dévoilent devant nous, siffle Natalia Dmitrievna.

— Mais oui… un rêve… répond le prince. Tranqui-quillise-toi, je l’en prie ; tu m’as effrayé, pa-parole ! Quelle belle voix tu as ! Je suis prêt à me marier, s’il le fau-faut… Mais toi-même, tu m’assurais que c’est un rê-êve.

— Comment vous détromper maintenant ? Comment faire ? Petit oncle, c’est une grave affaire de famille, pensez-y !

— Mais oui, j’y pen-pen-penserai. Attends ! Laisse-moi me rappeler pa-par ordre… D’abord j’ai vu mon cocher Phéophile…

— Il ne s’agit pas de Phéophile, petit oncle !

— Mais oui… il ne s’agit pas… puis il y avait Napo-po-léon… Alors nous avons bu du thé. Une dame est venue et nous a mangé tout no-notre su-sucre.

— Mais, petit oncle, fait tout à coup Mozgliakov qui perd la tête, mais c’est Maria Alexandrovna qui vous racontait cela de Natalia Dmitrievna ! J’étais ici, caché derrière la porte ; j’ai tout entendu.

— Comment ! Maria Alexandrovna, saisit au vol Natalia Dmitrievna, vous avez raconté au prince que je vous ai volé votre sucre ? Alors je viens chez vous pour voler du sucre !

— Arrière ! peut à peine prononcer Maria Alexandrovna.

— Non pas, Maria Alexandrovna, vous n’avez pas le droit de refuser de me répondre. Je vous vole du sucre ? Il y a longtemps que vous dites du mal de moi, je le sais… Alors je vous vole du sucre ?…

— Mais, madame, c’est un rê-êve ! ce su-sucre, c’est un rê-êve !…

— Maudit tonneau ! murmure à demi-voix Maria Alexandrovna.

— Ah ! je suis un tonneau ! hurle Natalia Dmitrievna. Et vous, qu’êtes-vous donc ? Il y a longtemps que vous m’appelez ainsi ! Mais moi, au moins, j’ai un mari, tandis que vous n’avez qu’une bûche.

— Mais oui… je me rappelle aussi le to-tonneau…

— Comment ! Et vous aussi, vous vous mêlez d’injurier une femme noble ! Ah ! je suis un to-tonneau ; eh bien, vous, vous n’avez pas de jam-jambes !

— Mais oui ! pas de jam-jam… Comment ?

— Oui, pas de jam-jambes, pas de dents-dents ! Voilà !

— Et un seul œil ! ajoute Maria Alexandrovna.

— Un co-corset au lieu de cô-côte !

— Votre visage n’est qu’un ressort.

— Vous n’avez pas un cheveu !

— Vos moustaches sont fausses, imbécile que vous êtes ! achève Maria Alexandrovna.

— Au moins, respectez mon né-nez ! Il est vrai ! s’écrie le prince abasourdi. Mon ami, c’est toi qui m’as tra-trahi ! C’est toi qui as raconté que mes cheveux sont fau-faux !

— Petit oncle !…

— Non, mon ami, je ne peux plus rester… emmène-moi quelque part… Quel monde ! Où m’as-tu conduit, mon Dieu !

— Idiot ! misérable ! crie Maria Alexandrovna.

— Oh ! mon Dieu ! soupire le pauvre prince. Je ne sais plus pourquoi je suis venu ici… mais je vais me le rappeler. Emmène-moi, frère ! On me déchi-chirerait !… D’ailleurs, j’ai besoin d’inscrire de suite une nouvelle pensée ca-capi-pitale…

— Venez, petit oncle, il n’est pas tard, je vous conduirai dans un hôtel et j’y resterai avec vous…

— Mais oui, avec vous… Adieu, ma charmante enfant ! Vous seule… vous seule… êtes vertueuse ! Vous êtes une no-noble jeune fi-fille… Allons, mon che-er. Ah ! mon Dieu !

Je ne décrirai pas la fin de la désagréable scène qui suivit la sortie du prince. Les visiteurs s’en allèrent en jetant les hauts cris.

Maria Alexandrovna resta seule au milieu de son désastre. Hélas ! puissance, richesse, gloire, tout perdu en un jour ! Elle comprenait bien qu’elle ne s’en relèverait pas. La tyrannie qu’elle avait exercée pendant si longtemps sur Mordassov était anéantie. Que lui restait-il ? Maria Alexandrovna n’était pas philosophe. Elle passa une nuit affreuse. Zina déshonorée, des cancans à n’en plus finir ! Horror ! Horror ! Horror !

En historiographe sincère, je dois noter qu’Aphanassi Matveïtch grelotta toute la nuit durant dans le cabinet noir où il s’était caché pour conserver ses yeux.

Le jour suivant n’apporta rien de bon : un malheur n’arrive jamais seul.

XV

Dès dix heures du matin, un bruit incroyable courut la ville. Chacun le répétait avec une joie méchante, comme c’est l’usage quand il s’agit d’un scandale dont quelqu’un de nos amis est la victime.

— Perdre à ce point toute pudeur !

— Descendre jusque-là !

— Défier ainsi les convenances !

— Quelles mœurs !

Voici ce qui était arrivé :

De bon matin, vers sept heures, je crois, une pauvre vieille éplorée était entrée chez Maria Alexandrovna en suppliant la femme de chambre de réveiller au plus tôt la barichina, elle seulement, en cachette de Maria Alexandrovna. Zina, effrayée, était accourue aussitôt. La vieille tombe à ses pieds, les baise, les inonde de larmes, en la suppliant de venir voir Vassia. « La nuit a été si mauvaise ! On pense qu’il ne passera pas la journée… » La vieille ajoute que c’est Vassia lui-même qui désire revoir avant de mourir sa bien-aimée ; il la supplie au nom du passé, et si elle refuse, il mourra désespéré.

Zina part aussitôt, sans prévenir sa mère. Elle court au fond d’un des plus pauvres faubourgs de Mordassov. Là, dans une vieille maisonnette ruinée qui a pour fenêtres des espèces de crevasses pratiquées dans les murs, dans une petite chambre basse et puante, encombrée à demi d’un fourneau, gisait, sur un lit de planches recouvertes d’un matelas mince comme une feuille de papier, un jeune homme caché sous un manteau en loques. Son visage était blême et tiré, ses yeux brillaient du feu de la fièvre, ses mains étaient sèches et transparentes, il respirait avec peine, il râlait. Quoique la maladie l’eût défiguré, il conservait des traces de beauté. Triste à voir, ce visage de phtisique, de mourant. Sa vieille mère qui, hier encore, croyait à la guérison, s’aperçoit enfin qu’elle sera bien tôt seule au monde. Les bras croisés, les yeux secs, elle reste là, sans comprendre, sans pouvoir détourner ses regards du malade, anéantie, obsédée par la vision de la fosse dans la terre froide du vieux cimetière plein de neige.

Vassia ne la regarde pas, sa physionomie rayonne de bonheur : il voit enfin celle que depuis un an, durant ses longues nuits de malade, il n’a vue que dans ses rêves. Il comprend qu’elle a pardonné, puisqu’elle est venue, puisqu’elle lui serre les mains, puisqu’elle le contemple de ses beaux yeux, pleurant et souriant à la fois. Tout le passé ressuscite dans l’âme du mourant : la vie se réveille dans son cœur comme pour lui faire sentir combien elle est triste à quitter.

— Zina ! Zinotchka ! ne pleure pas, ne me rappelle pas que je vais mourir… laisse-moi te regarder, penser que tu m’as par donné. Je vais mourir sans m’en douter en te baisant les mains… Tu as maigri, Zinotchka ! Cher ange, avec quelle bonté tu me regardes ! Te rappelles-tu comme tu riais autrefois ?… Ah ! Zina, je ne te demande plus pardon… je ne veux même pas me souvenir de ce qui a été : je ne me pardonne pas, moi. Que de nuits sans sommeil, Zina ! que de nuits à réfléchir, à me rappeler, à regretter !… Il vaut mieux, que je meure. Je ne suis pas capable de la vie, Zinotchka !

Zina pleurait et serrait silencieusement les mains de son ami dans les siennes, comme si elle eût voulu le retenir.

— Ne pleure donc pas ! continuait le malade. Est-ce aujourd’hui que je meurs ? Le bonheur est mort depuis si longtemps ! Tu es plus intelligente et meilleure que moi, tu sais que je ne te vaux pas : pour quoi m’aimes-tu ? Tu sais que je ne le vaux pas. Oh ! que cette pensée m’a fait souffrir ! Ah ! mon amie, ma vie a été un rêve : je n’ai pas vécu, j’ai rêvé. Je méprisais la foule : et de quoi donc étais-je si fier ? De la pureté de mon cœur ? de la noblesse de mes sentiments ? Mais tout cela n’avait d’autre consistance que celle de mes rêves, Zina !…

— Assez ! assez ! tu me tues !

— Ne m’interromps pas, Zina !… Je sais, tu m’as pardonné, et depuis longtemps peut-être ; mais tu m’as jugé et tu as compris qui j’étais ; c’est ce qui me torture. Je suis indigne de ton amour, Zina ! Tu as toujours été honnête et généreuse : tu es allée trouver ta mère et tu lui as déclaré ton ferme désir de m’épouser, ou nul autre ; et tu aurais tenu ta parole, car chez toi, la parole et l’action se valent. Tandis que moi, moi !… Sais-tu ? jusqu’à ce jour, je n’avais pas compris toute l’étendue du sacrifice que tu aurais fait en m’épousant. Pourtant, avec moi, tu risquais de mourir de faim ! Mais il me semblait que rien n’est comparable à l’honneur d’épouser un grand poète… en herbe, il est vrai ! Je n’ai pas voulu comprendre le motif que tu faisais valoir en retardant notre mariage. Je te faisais souffrir, je te martyrisais, je t’adressais des reproches, je te méprisais et finalement je te menaçais de ce billet… Je n’étais à ce moment pas même un misérable, mais simplement un être abject ! Oh ! combien tu devais me mépriser ! Non, il est bon que je meure ! Merci de n’avoir pas été à moi ! Les années auraient passé, et peut-être aurais-je fini par voir en toi un obstacle à mon avenir… Tout est mieux ainsi… À présent mes larmes amères ont purifié du moins mon cœur. Ah ! Zina, accorde-moi seulement une partie de ton amour de jadis ! au moins pendant cette dernière heure… Je sais, je suis indigne de ton amour, mais… mais… mais… ô mon ange !

Zina écoutait en pleurant. Elle cherchait à l’interrompre, mais il continuait, la suppliant du geste, et sa voix faible, étouffée et sifflante, faisait mal à Zina.

— Si tu ne m’avais pas rencontrée, tu ne m’aurais pas aimée et tu ne mourrais pas, dit Zina. Ah ! pourquoi, pourquoi nous sommes-nous rencontrés ?

— Non, mon amie, non, ne te reproche pas ma mort. C’est ma faute à moi seul. L’amour-propre, le romantisme !… T’a-t-on raconté, Zina, ma sotte histoire ? Il y avait ici, il y a trois ans, un prisonnier, un misérable brigand. Mais quand le jour du châtiment fut arrivé, le courage lui manqua. Sachant qu’on ne conduit pas au supplice un malade, il se procura du vin, y fit infuser du tabac et l’avala. Il éprouva alors des vomissements si prolongés qu’il finit par cracher le sang et abîma ses poumons. On le transporta à l’hôpital et, quelque temps après, il mourut poitrinaire. Eh bien ! je me le suis rappelé, ce brigand, le jour où s’est produit l’incident du billet… Et je résolus de finir de la même manière. Et pourquoi ai-je choisi précisément la phtisie ? Pourquoi ne me suis-je pas étranglé où noyé ? Est-ce parce que j’eus peur d’une mort trop brusque ? Peut-être ; mais il me semble que mes rêveries romanesques y sont pour beaucoup. J’avais toujours la pensée : Comme ce sera beau d’être étendu comme maintenant sur un lit, se mourant de phtisie… et toi, te lamentant auprès de moi, souffrant à la pensée d’être cause de ma maladie ! Je te voyais arriver repentante, agenouillée auprès de mon lit… Et moi je te pardonne en mourant dans tes bras…… C’est sot, Zina !

— Oublie tout cela, ne parle plus de tes torts, tu te les exagères ; pensons aux bons moments, aux jours heureux.

— Je m’en veux, mon amie, c’est pour quoi j’en parle. Voilà dix-huit mois que je ne t’ai pas vue. Je voudrais décharger mon cœur ! Tous ces temps, j’étais seul, et aucun instant ne s’est passé sans que je pense à toi, mon amie. Combien j’aurais voulu faire quelque chose pour reconquérir ton estime ! Je ne croyais pas jusqu’au dernier moment que je mourrais ; je ne me suis pas alité tout de suite, longtemps je marchai la poitrine abîmée. Et combien de rêves ridicules ! Parfois je me croyais un grand poète et en train de publier un poème tel qu’il n’en a pas encore paru dans le monde, que personne n’avait eu le génie d’écrire. Je pensais y verser tous mes sentiments, toute mon âme, et ainsi j’aurais été toujours avec toi, et, quel que soit l’endroit où tu te serais trouvée, mes vers m’aurait rappelé à toi, et mon seul rêve était de croire que tu aurais pu dire enfin : « Non, il n’est pas si mauvais que je croyais. » C’est sot, Zina, c’est sot, n’est-ce pas ?

— Non, non, Vassia, dit Zina. Elle se pencha sur sa poitrine et lui baisa les mains.

— Et combien la jalousie me torturait pendant tous ces temps ! Je serais tombé mort si j’avais entendu parler de ton mariage ! Je te surveillais, je t’espionnais… C’est elle qui y allait (il désigna sa mère). N’est-ce pas que tu n’as jamais aimé Mozgliakov ? Ô mon ange ! te souviendras-tu de moi quand je ne serai plus ? Je sais que tu te souviendras ! Mais des années s’écouleront, ton cœur se refroidira, l’hiver envahira ton âme, et tu m’oublieras, Zina !…

— Non, non, jamais ! et je ne me marie rai pas non plus… Tu es mon premier et dernier.

— Tout meurt, Zinotchka, tout, même le souvenir, même les plus nobles sentiments. Ils font place à une certaine froide sagesse qui calme les regrets. Pourquoi se révolter ? Profite de la vie, aime, sois heureuse. Aime un vivant ! Pourquoi aimer dans la mort ?… Pourtant ne m’oublie pas tout à fait ! Pour de mauvaises heures, nous avons eu de douces journées… oh ! à jamais disparues… Écoute… j’ai toujours aimé le coucher du soleil… Oh ! non, pourquoi mourir ? Oh ! vivre ! vivre ! Souviens-toi du printemps ! le beau soleil ! les fleurs ! Nous avons vécu quelque temps dans une fête ! Et maintenant, regarde ! regarde !…

Et le pauvre malade montrait de sa main diaphane la vitre obscurcie par la gelée. Puis il saisit les mains de Zina et se mit à pleurer amèrement. Les sanglots déchiraient sa poitrine meurtrie.

Toute la journée se passa ainsi : Zina lui disait qu’elle ne l’oublierait jamais, qu’elle n’aimerait jamais personne comme elle l’avait aimé. Il la croyait, il lui souriait ; il lui baisait les mains…

Cependant Maria Alexandrovna, inquiète, avait envoyé plus de dix fois chercher Zina, la suppliant de revenir, de ne pas achever de se perdre dans l’opinion. Enfin, quand tomba le crépuscule, elle se décida, folle de peur, à aller chercher elle-même sa fille. Elle la supplia à genoux ; Zina l’écouta sans comprendre. Maria Alexandrovna sortit désespérée. Zina était résolue à passer la nuit auprès du mourant. Elle ne quitta pas son chevet. L’état du malade empirait visiblement : quand vint le matin, il n’avait presque plus de souffle. Pourtant il vécut encore une journée entière. Mais, au moment où le soleil couchant embrasa la vitre, l’âme s’exhala avec les derniers rayons.

Alors se passa une scène horrible. La vieille mère se jeta sur le corps de son fils, et, se retournant vers Zina :

— C’est toi qui l’as perdu, maudite ! cria-t-elle.

Mais Zina n’entendait rien ; elle restait là, comme une statue insensible, comme si, elle aussi, son âme l’eût quittée. Enfin elle se baissa, fit sur le mort le signe de la croix, le baisa au front et sortit de la chambre.

De si terribles sensations et ces deux nuits sans sommeil l’avaient presque affolée… et puis, elle se sentait au seuil d’une vie nouvelle, triste et menaçante.

Elle n’avait pas fait dix pas que Mozgliakov apparut devant elle comme s’il fût sorti de terre.

— Zinaïda Aphanassievna, dit-il timidement en regardant autour de lui, Zinaïda Aphanassievna, je suis un âne ; c’est-à-dire non… Si vous voulez, je ne suis pas un âne, car j’ai agi noblement, malgré tout… Mais j’ai été un âne et je m’en repens… Je crois que je m’embrouille, Zinaïda Aphanassievna. Pardonnez-moi, en considération de tous ces événements…

Zinaïda le regardait inconsciemment et continuait sa route en silence. Comme on ne pouvait marcher deux sur le trottoir, Mozgliakov descendit sur la chaussée.

— Zinaïda Aphanassievna, continua-t-il, je suis, si vous me le permettez, prêt à vous renouveler ma demande, je suis prêt à oublier tout, à vous pardonner, — à une seule condition : tout restera secret pour le moment. Vous quitterez d’ici le plus tôt possible, je vous suivrai en cachette, nous nous marierons quelque part, sans que personne le sache, et nous irons à Pétersbourg. Eh ! consentez-vous, Zinaïda Aphanassievna ? Parlez vite, je vous en prie ! je ne puis attendre ; on pourrait nous voir en semble.

Zina ne répondit pas : elle regarda seulement Mozgliakov, mais le regarda d’une telle façon qu’il comprit aussitôt, salua et disparut dans la première ruelle.

« Quoi donc ! pensait-il ; il y a deux jours, elle s’accusait de tous les torts, et maintenant !… »


Cependant, à Mordassov, les événements se précipitaient.

Le prince, emmené par Mozgliakov à l’hôtel, tomba la nuit même dangereusement malade. Les Mordassoviens en furent informés au petit jour. Kalist Stanislavilch ne quittait pas le malade. Vers le soir eut lieu une consultation de tous les médecins de Mordassov. On leur avait envoyé des invitations en latin. Mais, malgré le latin, le prince avait le délire, demandait à Kalist Stanislavitch de lui chanter certaine romance, parlait perruque et moustaches postiches et poussait tout à coup des cris d’épouvante. Les médecins conclurent à une inflammation stomacale due à la trop copieuse hospitalité mordassovienne, et passée, on ne sait comment, de l’estomac dans la tête. On faisait intervenir aussi je ne sais quel ébranlement nerveux. D’ailleurs, on n’oublia pas de noter que le prince était depuis longtemps prédisposé à la mort et que par conséquent… oh bien ! que, par conséquent, il mourrait. Cette dernière hypothèse parut assez fondée : le pauvre petit vieillard mourut le soir du troisième jour. Ce trépas inattendu consterna Mordassov. On accourut en foule à l’hôtel, on discutait, on hochait la tête : on finit par accuser directement « les assassins du pauvre prince » (faisant ainsi allusion à Maria Alexandrovna et à sa fille).

Tout le monde s’entendait à penser que cette scandaleuse histoire ne manquerait pas d’avoir du retentissement et pourrait même « aller très loin ».

Mozgliakov ne savait plus où il en était. Sa situation était en effet périlleuse. N’avait-il pas amené le prince chez Maria Alexandrovna ? N’était-ce pas encore lui qui l’avait conduit à l’hôtel ? Il ne savait que faire du cadavre, où l’enterrer, qui informer. De plus, comme il passait pour le neveu du prince, il tremblait qu’on l’accusât d’avoir tué l’honorable vieillard.

Et tout à coup tout changea. Un matin, un voyageur inconnu arriva dans la ville. Tout Mordassov se mit aux fenêtres et à parler de lui.

Ce voyageur n’était autre que le célèbre prince Chtchepetilov, parent du mort, un homme de trente-cinq ans environ, avec des épaulettes de colonel et le cordon d’aide de camp. Ce cordon pénétrait d’une horreur respectueuse tous les tchinovniks de l’en droit. Le préfet de police en devint fou. On apprit bientôt que le prince venait de Pétersbourg et avait déjà passé à Doukhanovo. N’y trouvant personne, il avait suivi le prince à Mordassov, où il avait été surpris par la nouvelle fatale. Il prit aussi tôt la chose entre ses mains, et Mozgliakov se retira piteusement devant le véritable neveu.

L’illustre défunt fut transporté au monastère. Le lendemain, toute la ville s’y réunit pour la messe mortuaire. Parmi les dames, on se répétait que Maria Alexandrovna viendrait en personne à l’église et demanderait à haute voix pardon devant le cercueil, que cela était exigé par la loi. Il va sans dire que Maria Alexandrovna ne se montra point.

Elle avait emmené Zina à la campagne, jugeant la situation insoutenable à la ville. De son village, elle recueillait avec inquiétude les racontars et envoyait aux informations.

Du monastère à Doukhanovo, la route passait à une verste des fenêtres de Maria Alexandrovna. Elle put donc voir la funèbre procession défiler. Le cercueil était posé sur un grand char. Derrière venait toute une série d’équipages. Et longtemps, sur le champ blanc de neige, ce char mélancolique, lent et majestueux, profila sa silhouette noire.

Huit jours après, Maria Alexandrovna partit avec sa fille et Aphanassi Matveïtch pour Moscou. Son village et sa maison de ville furent mis en vente.

Mordassov perdit ainsi à jamais une dame bien comme il faut !

Cela n’alla pas sans cancans ; c’est ainsi qu’on assurait qu’Aphanassi Matveïtch était à vendre avec le village… Une année se passa, puis une autre, et Maria Alexandrovna fut oubliée. Pourtant on raconta qu’elle avait acheté un autre village dans un autre gouvernement, et qu’un autre chef-lieu tremblerait entre ses puissantes mains. Zina serait toujours à marier. Aphanassi Matveïtch… Mais ne nous faisons pas l’écho de ces bruits vagues. Tout cela est faux.


Il y a trois ans que les lignes précédentes sont écrites. Qui aurait cru que j’aurais à rouvrir ce manuscrit pour y ajouter une page encore ?

Mais au fait.

Je commence par Pavel Alexandrovitch Mozgliakov.

En quittant Mordassov, il se rendit à Pétersbourg, où il obtint la place qu’on lui promettait depuis longtemps. Il fut bientôt lancé dans le monde, se mêla d’intrigues, s’éleva à la hauteur de l’esprit du siècle, redevint amoureux, refit une demande, redévora un refus et, ne pouvant le digérer, demanda à prendre part à une expédition envoyée dans un des coins les plus lointains de notre pays sans limites. Le corps expéditionnaire passa heureusement forêts et déserts, et enfin, après un long voyage, atteignit la capitale du lointain pays.

Il fut accueilli par le général gouverneur.

C’était un homme maigre et de mine sévère, un vieux militaire blessé dans plusieurs campagnes, décoré de deux crachats et d’une croix blanche. Il invita tous les tchinovniks à un bal pour le soir même. Pavel Alexandrovitch était ravi. Vêtu de son habit pétersbourgeois sur lequel il comptait pour produire un grand effet, il entra d’un air dégagé dans le grand salon. Mais il fut bientôt déconcerté par tant d’épaulettes épaisses et d’uniformes crachetés. Il lui fallait aller saluer la femme du gouverneur, jeune, disait-on, et très belle. Il s’approche avec aisance, — et, tout à coup, ouvre la bouche et reste raide d’étonnement. Dans une magnifique toilette de bal, Zina est devant lui, fière, orgueilleuse, belle, toute parée de brillants. Elle ne reconnut pas Pavel Alexandrovitch, son regard ne s’arrêta pas sur le visage du jeune homme. Mozgliakov rentra dans la foule et apprit d’un jeune tchinovnik des choses extrêmement intéressantes.

Il apprit que le gouverneur était marié depuis deux ans, depuis un voyage à Moscou. Il avait épousé une jeune fille très riche, d’excellente famille. La générale est très orgueilleuse et ne danse qu’avec les généraux (il y en avait neuf à ce bal). La générale a sa mère avec elle, une très intelligente femme de la plus haute aristocratie, mais qui se soumet à la volonté de sa fille. D’ailleurs, le général gouverneur est aussi en extase devant elle. Mozgliakov parla d’Aphanassi Matveïtch, mais il était inconnu dans ce pays lointain.

Un peu remis de son émoi, Mozgliakov fit un tour dans les salons et aperçut Maria Alexandrovna splendidement vêtue et qui parlait avec animation à un personnage d’importance. Autour d’elle s’empressaient plusieurs dames qui recherchaient ses faveurs ; Maria Alexandrovna était aimable avec tout le monde.

Mozgliakov risqua de se présenter à elle. Maria Alexandrovna eut comme un frisson, mais reprit aussitôt son assurance. Elle daigna le reconnaître et lui demanda des nouvelles de ses amis de Pétersbourg (pas un mot de Mordassov, pas plus que s’il n’existait pas). Enfin, en prononçant le nom de quel que prince inconnu de Mozgliakov, elle se détourna de lui sans affectation, pour s’adresser à un haut personnage aux cheveux gris et parfumés, et parut, un instant après, avoir complètement oublié Pavel Alexandrovitch qui restait sottement auprès d’elle.

Avec un sourire sarcastique et son chapeau à la main, Mozgliakov rentra dans le grand salon. Je ne sais pourquoi il se considérait comme offensé et ne voulut pas consentir à danser. Un air tristement distrait, un sourire méphistophélique ne quittèrent plus son visage. Il s’accouda dans une pose pittoresque à une colonne (comme exprès, le salon avait des colonnes), et pendant toute la soirée, plusieurs heures de suite, il resta à la même place, suivant du regard Zina. Mais, hélas ! tous ces trucs, toutes ces mines, cet air romantique et désillusionné, etc., etc., ne lui réussissent pas ! Zina ne le remarqua point. Enfin, las, exaspéré, les pieds engourdis par l’immobilité, affamé, car il n’avait pas soupé pour mieux tenir son rôle d’amoureux dolent, il rentra chez lui exténué, abattu. Et, long temps, il ne se coucha pas, songeant au passé… Dès le lendemain, il brigua et obtint une mission qui le ramena à Pétersbourg. Son âme se rasséréna en quittant la ville. Au loin, l’espace infini, le désert, la neige noircie de forêts au bout de l’horizon. Les sabots d’acier des chevaux retentissaient, mêlant leur bruit à celui des sonnettes. Pavel Alexandrovitch resta un instant songeur, puis s’endormit paisiblement. Il se réveilla au troisième relais, frais, dispos, occupé d’autres pensées.


FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


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  1. Maître d’école
  2. Propriétaire terrien.
  3. Poète russe.
  4. Sacristain.
  5. Diminutif offensant de Natalia.
  6. Diminutif offensant de Sonia.
  7. Diminutif offensant de Maria.
  8. Danse nationale russe.
  9. Femme de moujik.
  10. La fille du prince Kotchoubey.
  11. Au revoir
  12. Façon de parler russe, pour : ma vie finie.