Le Secret de lady Audley/30

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 63-82).

CHAPITRE XXX

Dans l’allée des tilleuls.

Robert Audley se promenait sur la vaste pelouse située devant le château d’Audley, au moment où la voiture ramenant milady et Alicia passa sous l’arche et vint s’arrêter à la porte basse de la tour. M. Audley eut le temps d’accourir pour aider les dames à descendre.

Milady était fort jolie avec son élégant chapeau bleu et les fourrures que son neveu avait achetées pour elle à Saint-Pétersbourg. Elle parut très-contente de voir Robert, et lui adressa un sourire charmant en lui tendant sa petite main gantée.

« Ainsi vous êtes de retour, déserteur, lui dit-elle en riant. Eh bien, maintenant que nous vous tenons, nous vous garderons prisonnier. N’est-ce pas, Alicia, qu’il n’aura pas de sitôt la clef des champs ? »

Miss Audley fit un mouvement de tête plein de dédain, et ce mouvement agita les boucles épaisses de ses cheveux sous son chapeau d’amazone.

« Je n’ai rien à démêler avec les actions d’un être aussi fantasque, dit-elle ; puisque Robert Audley s’est mis en tête de se conduire comme les héros des ballades allemandes qui sont possédés du démon, je renonce à le comprendre. »

M. Audley regarda sa cousine avec un air moitié sérieux, moitié comique.

« C’est une charmante jeune fille, pensa-t-il, mais elle m’ennuie. Sans que je sache pourquoi, elle m’ennuie chaque jour davantage. »

Il tordit sa moustache en cherchant la solution de ce problème, et pendant un instant son esprit oublia le grand but de sa vie pour s’occuper de ce sujet moins important.

« Oui, elle est aimable, elle a bon cœur, elle a d’excellentes qualités, et pourtant… »

Il se perdit dans un océan de doutes et de perplexités. Il y avait en lui quelque chose qu’il ne pouvait comprendre, quelque changement survenu en lui qui ne tenait pas à la disparition de George qui l’inquiétait et le déroutait.

« Voudriez-vous nous dire où vous avez passé vos deux dernières journées, monsieur Audley ? » demanda milady pendant qu’elle attendait avec sa belle-fille que Robert s’écartât du seuil pour leur livrer passage.

Le jeune homme tressaillit à cette question, et regarda aussitôt milady. Quelque chose dans l’aspect de cette beauté brillante, quelque chose dans son expression enfantine semblait le frapper au cœur et le faire pâlir pendant qu’il la contemplait.

« J’ai été dans… le Yorkshire, au petit port de mer qu’habitait à l’époque de son mariage mon pauvre ami George Talboys. »

La figure de milady changea de couleur à ces mots. Elle essaya de sourire et tenta de forcer le passage gardé par le neveu de son mari sans avoir l’air d’entendre.

« Il faut que je m’habille pour dîner, dit-elle, je dois me rendre à une invitation ; laissez-moi entrer, monsieur Audley.

— Accordez-moi une demi-heure d’entretien, répondit Robert à voix basse, je ne suis venu ici que pour vous parler.

— Sur quoi ? » demanda milady.

Elle était remise de l’émotion violente qu’elle venait, quelques instants avant, d’éprouver, et ce fut d’un ton naturel qu’elle fit cette question. Sa figure exprimait plutôt la curiosité et l’étonnement d’une enfant qui cherche à deviner que la sérieuse surprise d’une femme.

« Que pouvez-vous avoir à me dire, monsieur Audley ?

— Je m’expliquerai quand nous serons seuls, » répondit Robert, jetant un regard sur sa cousine qui se tenait un peu en arrière et surveillait ce petit dialogue confidentiel.

« Il est amoureux de la beauté de cire de ma belle-mère, pensa Alicia, et c’est pour l’amour d’elle qu’il a perdu l’esprit. Il a précisément tout ce qu’il faut pour devenir amoureux de sa tante. »

Miss Audley se dirigea vers la pelouse en tournant le dos à son cousin et à milady.

« Le malheureux est devenu aussi blanc qu’une feuille de papier quand il l’a vue, se dit-elle. Il est donc enfin amoureux. Ce morceau de glace qu’il appelle son cœur a donc battu une fois dans un quart de siècle. Il paraît qu’il lui faut une poupée aux yeux bleus pour le mettre en mouvement. Il y a longtemps que j’aurais renoncé à lui si j’avais su que son idéal de beauté pouvait se rencontrer dans un magasin de jouets d’enfants. »

La pauvre Alicia traversa la pelouse et disparut du côté opposé du quadrilatère, où se trouvait une porte gothique qui communiquait avec les écuries. J’avoue avec douleur que la fille de sir Michaël Audley alla chercher des consolations auprès de son chien César, et de sa jument brune Atalante, qui recevait chaque jour les visites de sa maîtresse.

« Voulez-vous venir dans l’allée des tilleuls, lady Audley ? dit Robert quand sa cousine eut quitté le jardin. Je désire vous parler sans crainte d’être dérangé, et je ne pense pas qu’il y ait d’endroit plus convenable que celui-là. Voulez-vous me suivre ?

— Comme il vous plaira, » répondit milady.

Robert s’aperçut qu’elle tremblait et qu’elle regardait de tous côtés comme quelqu’un qui cherche à s’échapper.

« Vous avez le frisson, lady Audley ? dit-il.

— Oui, j’ai froid. J’aimerais tout autant remettre cet entretien à un autre jour. Demain, si vous voulez. Je dois m’habiller pour dîner et voir sir Michaël que j’ai quitté ce matin à dix heures. Remettez cela à demain, voulez-vous ? »

Le ton de milady était péniblement plaintif. Le cœur de Robert en fut ému de pitié. D’horribles images s’offrirent à son esprit en regardant cette tête jeune et belle, et en songeant à la tâche qu’il devait accomplir.

« Il faut que je vous parle, lady Audley. Si je suis cruel, c’est vous qui en êtes cause. Vous auriez pu éviter ce désagrément, ne plus me revoir, je vous avais avertie. Vous avez préféré me défier, et c’est votre faute si je suis sans pitié. Venez, je vous répète qu’il faut que je vous parle. »

La détermination froide qui perçait dans ces paroles fit taire les objections de milady. Elle le suivit sans mot dire à une petite porte en fer qui communiquait avec le long jardin derrière la maison où se trouvait un petit pont rustique par lequel on arrivait à l’allée des tilleuls, de l’autre côté de la mare.

Le crépuscule d’hiver, qui vient de si bonne heure, commençait à tout envahir, et les branches des arbres, qui s’enchevêtraient, se dessinaient en noir sur le ciel gris et froid. L’allée des tilleuls vue à pareille heure ressemblait à un cloître.

« Pourquoi m’amenez-vous dans cet endroit où j’ai peur ? dit milady d’un ton boudeur. Vous savez bien que je suis nerveuse.

— Vraiment, vous êtes nerveuse, milady ?

— Oh ! affreusement. Je suis une vraie fortune pour le pauvre M. Dawson. Il passe sa vie à m’expédier du camphre, des sels volatils, de la lavande rouge et toute espèce de drogues abominables qui ne me guérissent pas.

— Vous souvient-il de ce que Macbeth dit à son médecin, milady ? demanda Robert d’une voix grave. M. Dawson a beau être plus habile que le médecin écossais, il ne peut rien contre un esprit troublé.

— Qui vous a dit que mon esprit était troublé ?

— C’est moi qui le dis. Vous m’avouez que vous êtes nerveuse et que tous les remèdes ne vous font aucun effet. Laissez-moi être votre médecin, lady Audley ; je déracinerai le mal. Le ciel m’est témoin que je ne suis pas impitoyable. Je vous épargnerai autant qu’il sera en mon pouvoir ; mais il faut que justice soit faite aux autres… il faut que justice soit faite. Voulez-vous que je vous dise pourquoi vous êtes nerveuse dans cette maison, milady ?

— Si vous pouvez, répliqua-t-elle avec un petit éclat de rire.

— Parce que pour vous cette maison est hantée.

— Hantée !

— Oui, hantée par l’esprit de George Talboys. »

Robert Audley entendit la respiration précipitée de milady ; il lui sembla même qu’il entendait les battements rapides de son cœur pendant qu’elle frissonnait à côté de lui et qu’elle ramenait avec soin autour d’elle son manteau de fourrures.

« Que voulez-vous dire ? s’écria-t-elle tout à coup après quelques instants de réflexion. Pourquoi me tourmentez-vous au sujet de ce George Talboys qui a eu par hasard l’idée de vous fuir pendant quelques mois ? Êtes-vous fou, monsieur Audley, et me choisissez-vous pour victime de votre monomanie ? Qu’est-ce donc pour moi que ce George Talboys pour que vous me poursuiviez de son nom ?

— Vous était-il complètement étranger, milady ?

— Sans doute ! Que vouliez-vous qu’il fût pour moi d’autre qu’un étranger ?

— Dois-je vous raconter l’histoire de la disparition de mon ami telle que je l’ai lue, milady, demanda Robert ?

— Non. Je ne veux rien savoir de votre ami. S’il est mort, j’en suis fâchée ; s’il vit, je ne veux ni le voir ni entendre parler de lui. Laissez-moi aller voir mon mari, monsieur Audley ; je ne crois pas que vous ayez l’intention de me faire mourir de froid ici.

— J’ai l’intention de vous retenir jusqu’à ce que j’aie tout dit, lady Audley, répondit résolument Robert ; je ne prendrai que le temps nécessaire. Quand j’aurai parlé, vous saurez ce que vous avez à faire.

— Très-bien, alors ; ne perdez pas de temps pour dire ce que vous avez à me dire, reprit milady avec insouciance. Je vous écoute patiemment.

— Lorsque mon ami George Talboys revint en Angleterre, commença gravement Robert, la pensée qui le préoccupait le plus était celle de sa femme.

— Qu’il avait abandonnée, dit milady avec vivacité. Je crois, du moins ajouta-t-elle après réflexion, que vous nous avez dit quelque chose de ce genre en nous parlant de votre ami. »

Robert Audley ne prit pas garde à cette interruption.

« La pensée qui le préoccupait le plus était celle de sa femme, répéta-t-il. Sa plus chère espérance était de la rendre heureuse et de prodiguer pour elle la fortune qu’il avait conquise dans les placers de l’Australie. Je le vis quelques heures après son débarquement en Angleterre, et je fus témoin de toute sa joie à l’idée de son retour auprès de sa femme. Je fus témoin aussi du coup violent qu’il reçut en plein cœur, — et qui le changea aussi complètement qu’un homme peut être changé du jour au lendemain. Le coup qui opéra ce cruel changement fut la nouvelle de la mort de sa femme donnée par le Times. Je crois maintenant que cette nouvelle était un horrible mensonge.

— Ah ! Et quelle raison pouvait-on avoir pour annoncer la mort de mistress Talboys, si elle était encore vivante ?

— Mistress Talboys elle-même avait des raisons pour cela.

— Quelles raisons ?

— Ne pouvait-elle avoir profité de l’absence de George pour trouver un mari plus riche ? Et puisqu’elle était remariée, ne devait-elle pas souhaiter que son ancien mari, mon pauvre ami, perdît sa trace ? »

Lady Audley haussa les épaules.

« Vos suppositions sont passablement absurdes, monsieur Audley, et j’espère que vous les appuyez sur quelques preuves.

— J’ai parcouru un à un tous les journaux publiés à Chelmsford et à Colchester, répondit Robert sans s’arrêter à cette question, et j’ai trouvé dans une des feuilles publiques de Colchester, en date du 2 juillet 1857, un article annonçant que M. George Talboys, un Anglais, était arrivé à Sydney, apportant des placers de la poudre d’or et des pépites pour vingt mille livres, avait réalisé sa fortune, et pris passage pour Liverpool sur le clipper l’Argus. Cette annonce, lady Audley, n’est sans doute pas grand’chose ; mais elle prouve pourtant que toute personne résidant dans le comté d’Essex, en juillet 1857, pouvait être informée du retour de George Talboys. Suivez-vous mon raisonnement ?

— Pas très-bien ; qu’ont de commun les journaux d’Essex avec la mort de mistress Talboys ?

— Nous allons y arriver petit à petit, milady. Je crois, ai-je dit, que l’annonce du Times était fausse et faisait partie du complot formé par Helen Talboys et le lieutenant Maldon contre mon pauvre ami.

— Un complot !

— Oui, un complot tramé par une femme adroite, qui avait spéculé sur la mort probable de son mari et s’était assuré une belle position au risque de commettre un crime ; par une femme audacieuse, qui a cru pouvoir remplir son rôle jusqu’au bout sans être découverte ; par une femme méchante, qui n’a pas songé à toute la douleur de l’honnête homme qu’elle trompait en jouant sa vie à un jeu de hasard où elle se figurait qu’avec les cartes majeures on gagnait. Elle a oublié pourtant, cette femme si rusée, que la Providence voit à nu le cœur des coupables et ne permet pas que leurs secrets restent longtemps cachés. Si la femme dont je parle n’avait jamais commis de crime plus noir que celui de la fausse annonce dans le Times, je la regarderais déjà comme la plus méprisable de son sexe, pour cet infâme calcul. Ce terrible mensonge était un coup de poignard donné par derrière par un lâche assassin.

— Mais comment savez-vous que l’annonce était fausse ? Vous nous avez dit que vous étiez allé à Ventnor avec George Talboys, voir la tombe de sa femme. Qui donc était enterré à Ventnor, si ce n’était pas elle ?

— Ah ! lady Audley, dit Robert, voilà une question à laquelle deux ou trois personnes seulement pourraient répondre, et, avant peu, il faudra bien que l’une d’elles m’avoue ce secret. Je vous déclare, milady, que je suis résolu à éclaircir le mystère de la disparition de George Talboys. Croyez-vous donc que des dénégations et des artifices de femme m’écarteront de mon chemin ? Non ! j’amasse petit à petit les preuves du crime, et je ne tarderai pas à les réunir en un faisceau terrible. Croyez-vous que je me laisserai bafouer et que je ne découvrirai pas ce qui me manque ? Non, lady Audley, et je réussirai, car je sais où trouver les renseignements dont j’ai besoin ! Il y a dans Southampton une femme aux cheveux blonds magnifiques, — une femme nommée Plowson, qui est initiée aux secrets du père de la femme de mon ami. J’ai idée qu’elle m’aidera à découvrir l’histoire de la femme enterrée à Ventnor, et je ferai tout pour y parvenir, à moins que…

— À moins que…, quoi ? demanda lady Audley avec empressement.

— À moins que la femme que je veux sauver de la honte et du châtiment n’accepte ma miséricorde, et ne profite de mes avertissements pendant qu’il en est temps encore. »

Milady haussa gracieusement les épaules, et ses beaux yeux bleus lancèrent un regard de défi.

« Il faudrait qu’elle fût bien niaise pour se laisser influencer par de pareilles absurdités, répondit-elle. Vous êtes hypocondriaque, monsieur Audley, et vous avez besoin de camphre, de sel volatil et de lavande rouge. Qu’y a-t-il de plus ridicule que l’idée qui s’est logée dans votre tête ? Vous perdez votre ami George Talboys d’une façon un peu mystérieuse, — ou, pour mieux dire, il plaît à ce monsieur de quitter l’Angleterre, sans vous en prévenir, et vous trouvez cela étonnant ! N’avez-vous pas avoué vous-même que la mort de sa femme l’avait changé ? Il était devenu excentrique et misanthrope, il était complètement indifférent à ce qui se passait autour de lui. Pourquoi, dès lors, la vie civilisée ne l’aurait-elle pas dégoûté au point de le faire repartir pour l’Australie et y chercher une distraction à sa douleur ? Ce serait là un fait un peu romanesque, mais qui n’a rien d’extraordinaire. Au lieu de vous contenter de cette simple interprétation de la disparition de votre ami, vous inventez quelque absurde complot qui n’a jamais existé que dans votre cerveau en délire. Helen Talboys est morte. Le Times a annoncé sa mort. Son père vous l’a déclarée. La pierre tumulaire du cimetière de Ventnor porte la date de son enterrement. De quel droit, s’écria milady élevant la voix à ce diapason criard qui indique une vive émotion, — de quel droit, monsieur Audley, venez-vous me tourmenter au sujet de George Talboys ? — de quel droit osez-vous affirmer que sa femme est encore vivante ?

— En vertu du droit qui m’est conféré par l’évidence, lady Audley, répondit Robert, — en vertu de ces preuves indestructibles qui désignent souvent la personne qu’on était bien loin de soupçonner tout d’abord.

— Quelles preuves ?

— Celles du temps et du lieu. Celles de l’écriture. Lorsqu’Helen Talboys quitta la maison de son père à Wildernsea, elle a laissé derrière elle une lettre, — une lettre dans laquelle elle avouait qu’elle était lasse du genre de vie qu’elle menait et qu’elle voulait chercher ailleurs une famille nouvelle et la fortune. Cette lettre est en ma possession.

— Vraiment !

— Faut-il vous dire à l’écriture de qui celle d’Helen Talboys ressemble si bien, que l’expert le plus habile ne verrait aucune différence entre les deux ?

— Une ressemblance entre deux écritures n’a rien d’extraordinaire de nos jours, répondit milady avec indifférence. Je pourrais vous montrer des autographes d’une demi-douzaine de mes correspondantes et vous défier d’y voir grande différence.

— Mais si l’écriture n’était pas une écriture ordinaire, si elle offrait des particularités qui peuvent la faire reconnaître entre mille ?

— Alors la coïncidence serait assez curieuse ; mais ce serait une simple coïncidence. Pouvez-vous nier la mort d’Helen Talboys parce que son écriture ressemble à celle d’une personne vivante ?

— Et si une série de coïncidences pareilles conduisaient au même résultat ? Helen Talboys a quitté la maison de son père, au dire de sa lettre, parce qu’elle était fatiguée de sa vie d’autrefois et qu’elle voulait en commencer une nouvelle. Savez-vous ce que je conclus de cela ? »

Milady fit un mouvement d’épaules.

« Je ne m’en doute pas le moins du monde, répondit-elle. Vous m’avez retenue dans cette allée désagréable pendant assez longtemps, permettez-moi de rentrer m’habiller.

— Non, lady Audley, reprit Robert avec une sévérité tellement étrange en lui qu’elle en faisait un autre homme, — quelque chose comme un grand juge, un instrument de supplice pour le coupable ; — non, lady Audley, je vous ai dit que vos mensonges étaient inutiles, je vous répète maintenant que vous ne gagnerez rien à me braver. J’ai agi loyalement avec vous, je vous ai avertie indirectement il y a deux mois du danger que vous couriez.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’avez pas voulu profiter de cet avertissement, lady Audley, poursuivit Robert, et le moment est venu où j’ai dû vous parler ouvertement. Pensez-vous que les moyens dont vous vous êtes servie pour enchaîner la fortune vous sauveront du châtiment ? Non, milady, votre jeunesse, votre beauté, votre grâce et votre élégance ne rendront que plus horrible le secret de votre vie. Je vous déclare qu’il ne me manque plus qu’une preuve pour vous faire condamner, et cette preuve je l’aurai. Helen Talboys n’est jamais retournée chez son père. Quand elle abandonna son pauvre vieux père, elle annonça clairement son intention de fuir à tout jamais les ennuis du passé. Que font généralement les gens qui veulent recommencer la vie sur un autre pied, — en se débarrassant des entraves qui les gênaient dans leur première carrière ? Ils changent de nom, lady Audley. Helen Talboys quitta son fils tout enfant ; — elle s’enfuit de Wildernsea avec l’intention bien arrêtée de détruire son identité. Elle disparut comme Helen Talboys, le 16 août 1854, et le 17 du même mois elle reparut sous le nom de Lucy Graham, la jeune fille sans amis qui consentit à travailler presque pour rien, à condition qu’on ne la questionnerait pas.

— Vous êtes fou, monsieur Audley, s’écria milady, vous êtes fou, et mon mari me protégera contre votre insolence. Cela prouve-t-il quelque chose que je sois entrée dans une pension le lendemain du jour où Helen Talboys avait abandonné sa famille ?

— Le fait en lui-même ne prouve pas grand’chose ; mais quand on le rattache à d’autres preuves…

— Quelles autres preuves ?

— Celles de deux adresses collées l’une sur l’autre sur un carton laissé par vous chez mistress Vincent. La première portait le nom de miss Graham, et celle de dessous celui de mistress George Talboys. »

Milady se taisait. Robert ne pouvait voir sa figure dans l’obscurité, mais il distinguait très-bien ses deux petites mains appuyées avec force sur son cœur et il comprit que le trait avait porté.

« Que Dieu lui pardonne, pensa-t-il, à cette pauvre malheureuse créature. Elle sait maintenant qu’elle est perdue. Les juges de mon pays éprouvent-ils les mêmes émotions que moi quand ils mettent leur toque noire et condamnent à mort le coupable qui ne leur a jamais fait aucun mal ? Est-ce une indignation vertueuse qu’ils ressentent ou bien cette angoisse poignante qui me torture en face de cette femme sans appui ? »

Il marcha pendant quelques minutes à côté de milady. Ils avaient monté et descendu l’avenue obscure, et se trouvaient maintenant tout près d’un bosquet sans feuillage, à un bout de l’allée des tilleuls, — le bosquet où se cachait le puits en ruines sous des ronces entrelacées.

Un sentier tortueux, complètement négligé et à moitié obstrué par les herbes parasites, conduisait à ce puits. Robert abandonna l’allée et prit ce sentier. Il faisait plus clair dans le bosquet que dans l’avenue, et M. Audley voulait voir la figure de milady.

Il ne dit pas un mot jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur un tertre gazonné à côté du puits. Les briques de la construction en ruines étaient tombées çà et là, et des fragments de maçonnerie étaient enfouis sous les ronces. Les poteaux qui avaient soutenu la chaîne étaient encore debout, mais la barre en fer qui les reliait avait été arrachée et jetée à quelques pas du puits, où elle se rouillait dans le sable.

Robert Audley s’appuya contre un des poteaux couverts de mousse et regarda la figure de milady, qui lui sembla fort pâle à la lueur du crépuscule d’hiver. La lune venait de se lever, son disque lumineux apparaissait dans le ciel gris, et sa lumière fantastique se confondait avec les derniers rayons du jour. La figure de milady ressemblait en tous points à celle de la sirène que Robert avait vue surgir au sein des vagues furieuses et entraîner son oncle à sa perte.

« Ces deux adresses sont en ma possession, reprit-il. Je les ai enlevées du carton laissé par vous à Crescent Villas, en présence de mistress Vincent et de miss Tonks. Avez-vous quelque chose à dire contre cette preuve ? Vous me déclarez que vous êtes Lucy Graham et que vous n’avez rien de commun avec Helen Talboys. En ce cas vous produirez des témoins qui justifieront de vos antécédents. Où habitiez-vous avant de vous montrer à Crescent Villas ? Vous deviez avoir des parents, des amis, des connaissances qui pourront comparaître et témoigner en votre faveur. Eussiez-vous été la femme la plus abandonnée de toute la terre, il vous serait toujours possible de faire constater votre identité par quelqu’un.

— Oui, s’écria milady, si j’étais au banc des assises, je produirais des témoins qui réfuteraient vos absurdes accusations. Mais comme je n’y suis pas, monsieur Audley, je me contente de rire de votre folie. Je vous déclare que vous êtes fou. Si cela vous plaît de proclamer qu’Helen Talboys n’est pas morte et que c’est moi qui suis Helen Talboys, vous êtes libre, ne vous gênez pas. Si vous trouvez bon d’aller partout où j’ai vécu et où a vécu mistress Talboys, allez ; mais je vous préviens que de pareilles fantaisies ont plus d’une fois conduit des personnes, en apparence aussi raisonnables que vous, à une captivité perpétuelle dans une maison de fous. »

Robert Audley tressaillit et recula de quelques pas au milieu des broussailles en entendant milady parler ainsi.

« Elle est capable de commettre n’importe quel crime pour se mettre à l’abri des conséquences du premier, se dit-il, elle pourrait bien user de son influence sur mon oncle pour m’envoyer dans une maison d’aliénés. »

Je ne dis pas que Robert Audley fut un poltron, mais j’avoue qu’un frisson d’horreur, ressemblant beaucoup à de la peur, lui glaça le sang en lui remettant en mémoire tous les forfaits commis par des femmes depuis le jour où Ève fut créée pour servir de compagne à Adam dans le paradis terrestre. Si l’infernal talent de dissimulation de cette femme allait être plus fort que la vérité et le briser lui aussi ? Elle n’avait pas épargné George Talboys quand il s’était trouvé sur son chemin et l’avait menacé d’un danger quelconque ; l’épargnerait-elle, lui qui la menaçait d’un danger bien plus terrible ? Les femmes ont-elles autant de pitié et d’amour que de grâce et de beauté ? N’a-t-il pas existé un certain Mazers de Latude qui, ayant eu le malheur d’offenser la belle madame de Pompadour, expia par un emprisonnement à vie cette folie de jeunesse ? Il s’échappa deux fois de prison et y fut ramené deux fois. En comptant sur la générosité tardive de sa belle ennemie, il s’était livré à sa haine implacable. Robert Audley regarda la figure pâle de la femme qui était à côté de lui. À la vue de ses beaux yeux bleus dont l’ardeur avait quelque chose de dangereux, il se rappela une foule d’histoires sur la perfidie des femmes et tressaillit en reconnaissant que peut-être la lutte ne serait pas égale entre lui et la femme de son oncle.

« Je lui ai montré mes cartes, se dit-il, et je n’ai pas vu les siennes. Le masque qu’elle porte sera difficile à enlever. Mon oncle me croira fou avant de la croire coupable. »

La pâle figure de Clara Talboys, — cette figure grave et sérieuse, d’un caractère si différent de la beauté fragile de milady, se dressa devant lui.

« Quel poltron je suis de penser à moi et au danger que je cours ! pensa-t-il. Plus je vois cette femme, plus je redoute son influence sur ceux qui l’entourent. C’est une raison pour l’éloigner d’ici. »

Il regarda autour de lui dans le clair-obscur. Le jardin isolé était aussi calme qu’un cimetière entouré de mars et caché bien loin des regards des vivants.

« C’est quelque part dans ce jardin qu’elle a rencontré George Talboys le jour de sa disparition. Où peuvent-ils s’être rencontrés ? se demanda-t-il. Je voudrais bien savoir en quel endroit il a fixé ses yeux sur cette figure cruelle et lui a reproché sa fausseté. »

Milady, la main appuyée sur le poteau opposé à celui contre lequel s’adossait Robert, soulevait avec son pied les longues herbes autour d’elle et surveillait attentivement son ennemi.

« C’est donc un duel à mort entre nous, milady, dit Robert d’un ton solennel. Vous refusez mon avertissement. Vous ne voulez pas fuir et vous repentir de votre crime à l’étranger, loin du noble vieillard que vous avez trompé et ensorcelé. Vous préférez rester ici et me défier.

— Je le préfère…, répondit lady Audley levant la tête et regardant bien en face le jeune avocat. Ce n’est pas ma faute si le neveu de mon mari devient fou et me prend pour victime de sa monomanie.

— Qu’il en soit donc ainsi, milady. Mon ami George Talboys a été vu pour la dernière fois quand il est entré dans ce jardin par la petite porte en fer de là-bas. Il demandait à vous voir. Il est entré ici, et nul ne l’en a vu sortir ; je crois même qu’il n’en est pas sorti. Je crois qu’il a trouvé la mort dans ce coin de terre et que son cadavre est caché au fond de la mare ou dans quelque oubliette. Je ferai faire des recherches. La maison sera renversée, les arbres déracinés, et je découvrirai la tombe de mon ami assassiné. »

Lady Audley poussa un cri d’effroi, leva ses bras au-dessus de sa tête d’un air de désespoir, mais ne répondit pas à son terrible accusateur. Ses bras retombèrent lentement, et elle demeura immobile, les yeux fixés sur Robert. Sa figure blanche était visible dans l’obscurité, et ses yeux flamboyaient.

« Vous ne vivrez pas assez longtemps pour cela, dit-elle. Je vous tuerai auparavant. Pourquoi m’avez-vous tourmentée de la sorte ? Pourquoi ne m’avez-vous pas laissée seule. Quel mal vous ai-je fait, à vous, pour que vous me persécutiez et que tous mes mouvements, mes regards soient surveillés par vous ? Voulez-vous me rendre folle ? Savez-vous ce que c’est que de lutter avec une folle ? Non, s’écria milady avec un éclat de rire, vous ne le savez pas, sans cela vous ne voudriez pas… »

Elle s’arrêta brusquement et se releva de toute sa hauteur. Ce mouvement fut exactement le même que celui que Robert avait vu faire au vieux lieutenant, à demi ivre ; il avait la même dignité, — la même sublimité de souffrance.

« Allez-vous-en… monsieur Audley, dit-elle, allez-vous-en… vous êtes fou… vous êtes fou…

— Je m’en vais, milady. Par pitié pour votre douleur, je vous eusse pardonné vos crimes. Vous avez refusé mon pardon. Je voulais avoir compassion des vivants. Dorénavant je ne me souviendrai plus que de mon devoir envers les morts. »

Il s’éloigna du puits solitaire et se dirigea vers l’allée des tilleuls. Milady le suivit lentement le long de la sombre avenue et sur le pont rustique. Au moment où il traversait la petite porte en fer, Alicia sortit de la salle à manger par une porte qui ouvrait de plain-pied à l’un des angles de la maison, et rencontra son cousin.

« Je vous ai cherché partout, Robert, lui dit-elle ; papa est descendu à la bibliothèque et vous verra avec plaisir. »

Le jeune homme tressaillit au son de la voix fraîche et jeune de sa cousine.

« Ciel ! se dit-il, ces deux, femmes sont-elles de la même argile ? Cette jeune fille au cœur franc et généreux, qui ne peut maîtriser aucun de ses bons sentiments, est-elle de chair et d’os comme cette misérable dont l’ombre s’allonge derrière moi ? »

De sa cousine, son regard se reporta sur lady Audley qui se tenait près de la porte à attendre qu’il eût passé.

« Je ne sais ce qu’a votre cousin, ma chère Alicia, dit milady, il est si distrait et si excentrique que je ne le comprends pas.

— Ah ! s’écria miss Audley ; pourtant, si j’en juge par la longueur de votre tête-à-tête, vous avez fait votre possible pour cela.

— Oh ! oui, dit Robert tranquillement, nous nous comprenons à merveille, milady et moi. Mais il se fait tard, mesdames, et je vous souhaite le bonsoir. Je passerai la nuit à Mount Stanning, où j’ai quelque chose à faire, et demain je descendrai voir mon oncle.

— Comment, Robert, vous vous en allez sans voir papa ?

— Mais oui, ma chère cousine, je suis préoccupé d’une affaire désagréable que j’ai à cœur, et je préfère ne pas voir mon oncle. Bonsoir, Alicia, je viendrai demain, ou j’écrirai. »

Il serra la main de sa cousine, s’inclina devant lady Audley, et enfila l’avenue par laquelle on arrivait au château.

Milady et Alicia le suivirent de l’œil aussi longtemps qu’elles purent l’apercevoir.

« Au nom du ciel, qu’est-ce qu’a mon cousin Robert ? s’écria miss Audley avec impatience quand Robert eut disparu. Que signifient tous ces va-et-vient ? Une affaire désagréable qui le préoccupe ? Allons donc ! C’est plutôt quelque malheureux client qui est venu le prier de plaider pour lui, et qui l’a rendu maussade en le forçant à reconnaître qu’il n’entend rien à son métier.

— Avez-vous étudié le caractère de votre cousin, Alicia ? demanda milady d’un ton sérieux après un temps d’arrêt.

— Étudié son caractère ? ma foi, non ! Pourquoi ? il n’est pas nécessaire de l’étudier longtemps pour s’apercevoir que c’est un paresseux, un sybarite, un égoïste, qui ne se soucie de rien au monde, excepté de son bien-être.

— Ne l’avez-vous jamais jugé excentrique ?

— Excentrique ? répéta Alicia relevant ses lèvres vermeilles d’un air de dédain et haussant les épaules, peut-être bien… c’est l’excuse dont on se sert d’habitude pour les personnes de ce genre. Je pense donc que Robert est excentrique.

— Ne l’avez-vous pas entendu parler de son père et de sa mère ? Vous les rappelez-vous ?

— Je n’ai jamais vu sa mère. C’était une miss Dalrymple, une éblouissante jeune fille qui se fit enlever par mon oncle et perdit ainsi une très-jolie fortune. Elle mourut à Nice avant que Robert eût atteint sa cinquième année.

— Vous ne savez aucun détail sur elle ?

— Qu’entendez-vous par détail ?

— Avez-vous entendu dire qu’elle était excentrique… ce qu’on appelle timbrée ?

— Oh ! non ; ma tante avait bien toute sa raison, bien qu’elle eût fait un mariage d’inclination. Et puis, comme je n’étais pas née lorsqu’elle mourut, je n’ai jamais été fort curieuse d’en apprendre bien long sur son compte.

— Et votre oncle, vous en souvient-il ?

— Mon oncle Robert ? oh ! très-bien.

— Était-il excentrique ? Je veux dire s’il avait, comme votre cousin, des habitudes bizarres.

— Oui, je crois que Robert a hérité de son père toutes ses idées absurdes. Mon oncle était aussi indifférent que mon cousin pour tous ses semblables, mais personne ne le contrariait là-dessus, parce qu’en somme il était bon père, bon mari et bon maître.

— Mais il était excentrique.

— Oui, c’était du moins ce qu’on trouvait.

— Ah ! je me le disais bien. Savez-vous, Alicia, que la folie se transmet plus souvent de père en fils que de père en fille, et de mère en fille que de mère en fils ? Votre cousin Robert Audley est fort bel homme, et a, je crois, un bon cœur, mais il faut qu’on le surveille, Alicia, car il est fou.

— Fou ! s’écria miss Audley avec indignation, vous rêvez, à coup sûr… ou… ou… ou bien vous voulez m’effrayer, ajouta la jeune fille alarmée.

— Je veux seulement vous mettre sur vos gardes, Alicia. M. Audley peut n’être qu’excentrique, comme vous dites, mais il m’a parlé ce soir de manière à m’effrayer, et je crois qu’il devient fou. J’en causerai sérieusement avec sir Michaël dès ce soir.

— Vous en parlerez à papa… Eh ! mais non… N’allez pas lui faire de la peine en lui faisant entrevoir un pareil malheur.

— Je me contenterai de le mettre en garde, Alicia.

— Il ne vous croira pas… cette idée le fera rire.

— Oh ! que non, Alicia, il croira tout ce que je lui dirai, » répondit milady avec un sourire plein de douceur.