Le Secret de lady Audley/31

La bibliothèque libre.
Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 83-96).

CHAPITRE XXXI

Préparation du terrain.

Lady Audley passa du jardin dans la bibliothèque, charmante salle boisée en chêne où sir Michaël aimait à lire, à écrire et à régler ses comptes avec son intendant, solide campagnard moitié agriculteur, moitié agent d’affaires, qui régissait une petite ferme à quelques milles du château d’Audley.

Le baronnet était assis dans un grand fauteuil auprès du feu. La flamme brillante du foyer s’élevait et retombait, mettant en relief tantôt les saillies luisantes des rayons pleins de livres, tantôt les reliures rouges et or, et quelquefois même faisant étinceler le casque athénien d’une Pallas en marbre ou le front de la statue de sir Robert Peel.

La lampe qui était sur la table n’avait pas encore été allumée, et sir Michaël était assis à la lueur du foyer, attendant l’arrivée de sa jeune femme.

Il m’est impossible de dire quelle était la pureté de son amour généreux ; — il m’est impossible de décrire cette affection qui était aussi tendre que celle d’une jeune mère pour son premier-né, aussi noble et chevaleresque que la passion héroïque de Bayard pour sa maîtresse souveraine.

La porte s’ouvrit pendant qu’il songeait à sa femme bien-aimée, et en levant la tête, le baronnet aperçut sa forme gracieuse debout sur le seuil.

« Comment, ma charmante ! vous arrivez seulement ? s’écria-t-il pendant que sa femme fermait la porte derrière elle et s’avançait vers son fauteuil. Je songe à vous et je vous attends depuis une heure. Où avez-vous été et qu’avez-vous fait ? »

Milady, debout dans l’ombre de l’appartement, s’arrêta quelques instants avant de répondre à ces questions.

« J’ai été à Chelmsford, dit-elle, faire des emplettes, et… »

Elle hésita, — roulant les rubans de son chapeau entre ses doigts blancs et délicats d’un air d’embarras tout à fait ravissant.

« Et qu’avez-vous fait, ma chère, depuis votre arrivée de Chelmsford ? J’ai entendu une voiture s’arrêter à la porte il y a une heure ; n’était-ce pas la vôtre ?

— Oui, je suis revenue il y a une heure, répondit-elle, toujours avec le même air d’embarras.

— Et comment avez-vous employé votre temps depuis votre retour ? »

Sir Michaël Audley adressa cette question avec un ton légèrement empreint de reproche. La présence de sa jeune femme était le soleil de sa vie, et quoiqu’il ne voulût pas l’enchaîner à ses côtés, il souffrait à l’idée qu’elle pouvait passer son temps loin de lui à quelque occupation frivole.

« Qu’avez-vous fait depuis votre retour ici ? répéta-t-il ; qui vous a retenue si longtemps loin de moi ?

— J’ai causé avec… avec… M. Robert Audley. »

Elle roulait et déroulait toujours entre ses doigts les rubans de son chapeau, et sa pose embarrassée n’avait pas changé.

« Robert ! s’écria le baronnet, Robert est-il ici ?

— Il y était tout à l’heure.

— Et il y est toujours, je suppose ?

— Non, il est parti.

— Parti ! s’écria sir Michaël ; que voulez-vous dire, ma chère ?

— Je veux dire que votre neveu est venu au château cette après-dînée. Alicia et moi nous l’avons trouvé errant dans les jardins. Il y a un quart d’heure, il me parlait encore, puis il est parti sans autre explication que quelques mots d’excuse à propos d’une affaire à Mount Stanning.

— Une affaire à Mount Stanning ! Quelle diable d’affaire peut-il avoir dans cet endroit écarté ? Il est allé y coucher alors ?

— Il me semble qu’il a annoncé quelque chose de ce genre.

— Ma parole, je crois que ce garçon est à moitié fou. »

La figure de milady était tellement dans l’ombre, que sir Michaël n’aperçut pas le changement subit qui s’opéra sur cette pâle physionomie, quand il fit cette observation si commune. Un sourire de triomphe illumina la figure de Lucy Audley, et ce sourire disait à ne pas s’y méprendre :

« Il y vient… il y vient ; je le tourne du côté qu’il me plaît. Je puis lui présenter du noir et lui dire que c’est du blanc, il me croira. »

Mais sir Michaël Audley, en disant que l’esprit de son neveu était dérangé, se servait d’une locution qui est connue pour avoir très-peu de portée. Le baronnet n’avait pas, il est vrai, en bien grande estime l’habileté de Robert pour les affaires de la vie journalière. Il regardait depuis longtemps son neveu comme une nullité douée d’un bon cœur, — comme un homme auquel la nature n’avait refusé aucune des qualités généreuses qu’elle peut prodiguer, mais dont le cerveau avait été oublié, lors de la distribution des qualités de l’esprit. Sir Michaël faisait là une erreur très-commune chez ces observateurs qui ne se donnent pas la peine d’aller plus loin que la surface. Il prenait l’indolence pour l’incapacité. Il croyait que parce que son neveu était nonchalant, il était forcément stupide, et il concluait que si Robert ne brillait pas, c’était parce qu’il ne le pouvait pas.

Il oubliait les Miltons qui meurent inconnus et sans avoir publié leurs poèmes faute de cette persévérance obstinée, de ce courage aveugle que tout poète doit posséder pour trouver un éditeur ; il oubliait les Cromwells qui voient le beau vaisseau de l’économie politique ballotté sur une mer de confusion et sombrer dans une tempête au milieu de cris impuissants sans pouvoir arriver au gouvernail ou même envoyer un bateau de secours au navire qui s’engouffre. Assurément, c’est une erreur que de juger de ce qu’un homme peut faire par ce qu’il a déjà fait.

Le Valhalla du monde est un lieu de peu d’étendue, et peut-être que les plus grands hommes sont ceux qui succombent silencieusement loin de son portail sacré. Peut-être que les esprits les plus purs et les plus brillants sont ceux qui reculent devant les fatigues du champ de course, — devant le tumulte et la confusion de la mêlée. Le jeu de la vie ressemble un peu à celui de l’écarté, où les meilleures cartes restent parfois au talon.

Milady ôta son chapeau et s’assit sur un tabouret recouvert en velours, aux pieds de sir Michaël. Il n’y avait rien d’affecté ou d’étudié dans cette attitude enfantine. C’était si naturel chez Lucy Audley d’être enfant, que personne n’aurait souhaité la voir autrement. Il eût été aussi absurde d’attendre de cette sirène à la chevelure d’ambre, une réserve digne ou la gravité de la femme, que de demander des notes basses aux trilles aigus de l’alouette.

Elle s’assit en détournant du feu sa figure pâle et en nouant ses deux mains autour du bras que son mari appuyait sur le fauteuil. Elles étaient bien fiévreuses ces deux mains blanches et effilées. Lady Audley entrelaça ses doigts ornés de bagues en parlant à son mari.

« Je voulais vous voir dès mon retour, mon ami, lui dit-elle, mais M. Audley a insisté pour que je l’écoutasse.

— Et à propos de quoi, mon amour ? demanda le baronnet. Qu’est-ce que Robert pouvait avoir à vous dire ? »

Milady ne répondit pas à cette question. Sa belle tête s’appuya sur le genou de son mari et ses cheveux bouclés cachèrent sa figure.

Sir Michaël releva cette tête charmante et força sa femme à le regarder. La lueur du foyer donnant en plein sur cette figure pâle, fit briller les larmes qui aveuglaient ses grands yeux bleus si doux et si beaux.

« Lucy !… Lucy !… s’écria le baronnet, qu’est-ce que cela signifie ? Mon amour !… mon amour !… que vous est-il arrivé qui vous chagrine de la sorte ? »

Lady Audley essaya de parler, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres tremblantes. Une sensation pénible parut étouffer dans son gosier ces paroles fausses et plausibles qui étaient sa seule arme contre ses ennemis. Elle ne pouvait parler. L’angoisse qu’elle avait endurée silencieusement dans l’avenue des tilleuls avait été trop forte pour elle, et elle éclata en sanglots. Ce n’était pas une douleur simulée qui faisait tressaillir son corps gracieux et la secouait, comme une bête fauve à laquelle on retire de force le morceau de viande qu’on lui a jeté ; c’était une souffrance réelle remplie de terreur, de remords et de désespoir. La faible nature de la femme l’avait emporté sur l’habileté de la sirène.

Ce n’était pas ainsi qu’elle avait eu l’intention de soutenir la terrible lutte engagée entre elle et Robert Audley. Elle avait dédaigné de telles armes, et pourtant aucune des ruses inventées par elle n’aurait pu la servir mieux que cette explosion de douleur véritable. Son mari en ressentit le contre-coup jusqu’au fond de l’âme. Il en fut terrifié, et sa forte intelligence d’homme en devint confuse, égarée. Le côté faible de sa bonne nature reçut le choc, car sir Michaël Audley fut frappé dans son affection pour sa femme.

Ah ! que Dieu protège la faiblesse de l’homme fort pour la femme qu’il aime. Que le ciel le prenne en pitié quand la malheureuse l’a trompé, et vient tout en larmes se jeter à ses pieds pour implorer son pardon en le torturant par le spectacle de ses angoisses, de ses sanglots et de ses gémissements. Qu’on lui pardonne, si, rendu fou par cette vue, il hésite un instant et s’avoue prêt à tout oublier et à reprendre sous son égide celle que la voix de l’honneur lui crie être indigne de pardon. Pitié pour lui, pitié pour lui. Les remords les plus poignants de la femme, quand elle se voit sur le seuil de cette maison, où peut-être elle n’entrera plus jamais, ne sont pas à la hauteur de la douleur du mari qui referme la porte sur cette figure familière et suppliante. L’angoisse de la mère qui ne peut plus revoir ses enfants est moindre que celle du père qui dit à ces mêmes enfants : « Pauvres petits, dorénavant vous n’aurez plus de mère. »

Sir Michaël Audley quitta son fauteuil, tremblant d’indignation, et prêt à se battre immédiatement avec quiconque avait chagriné sa femme.

« Lucy, dit-il, Lucy, j’insiste pour que vous me disiez qui vous a fait de la peine. Parlez : le coupable, quel qu’il soit, me rendra compte de sa conduite. Venez, mon amour, dites-moi de suite ce que c’est. »

Il se rassit et se pencha sur la figure inclinée à ses pieds. Il cherchait à calmer sa propre agitation pour adoucir la douleur de sa femme.

« Dites-moi ce que c’est, ma chère, » murmura-t-il tendrement.

Le paroxysme avait cessé. Milady leva la tête. La lumière étincelait dans les pleurs qui mouillaient encore ses yeux, et les lignes de sa bouche rosée, ces lignes cruelles que Robert Audley avait remarquées dans le portrait préraphaélite, étaient même visibles à la lueur du foyer.

« C’est de l’enfantillage… mais réellement il m’a donné sur les nerfs.

— Qui ?… qui vous a donné sur les nerfs ?

— Votre neveu… M. Robert Audley.

— Robert ! s’écria le baronnet. Expliquez-vous, Lucy.

— Je vous ai dit que M. Robert avait insisté pour me conduire dans l’allée des tilleuls. Il voulait me parler, disait-il. J’y ai consenti, et il m’a raconté des choses si horribles, que…

— Quelles choses horribles, Lucy ? »

Lady Audley frissonna, et ses doigts se cramponnèrent à la main qui reposait sur son épaule.

« Qu’a-t-il dit, Lucy ?

— Oh ! cher ami, comment vous le redire ? Je sais que cela vous fera de la peine… ou bien vous rirez de moi, et alors…

— Rire de vous ?… non, Lucy. »

Lady Audley garda le silence un moment. Elle contemplait le feu qui brûlait devant elle, et sa main ne quittait pas celle de son mari.

« Mon cher mari, dit-elle lentement, hésitant de temps en temps, comme si elle avait peur de parler, avez-vous jamais… je crains de vous chagriner… ou… avez-vous jamais pensé que M. Audley fût un peu… un peu…

— Un peu quoi, chère enfant ?

— Un peu timbré ? balbutia lady Audley.

— Timbré !… s’écria sir Michaël. À quoi pensez-vous, ma chère fille ?

— Vous avez dit, il n’y a qu’un instant, que vous le croyiez à moitié fou.

— Ai-je dit cela ? reprit le baronnet en riant. Je ne m’en souviens pas, et ce n’était qu’une façon de parler qui n’avait aucune signification. Robert est peut-être bien un peu excentrique… un peu sot même… L’esprit n’est pas son défaut, mais je ne lui crois pas assez de cervelle pour devenir fou. Ce sont généralement les grandes intelligences qui se dérangent.

— Mais la folie est parfois héréditaire. M. Audley a peut-être hérité…

— La folie ne lui est pas venue de son père. Les Audley n’ont jamais peuplé les maisons d’aliénés ou fait vivre les médecins qui s’occupent de cette spécialité.

— Et la famille de sa mère ?

— Non plus, que je sache.

— C’est un secret qui, d’habitude, est gardé soigneusement. La folie existait peut-être dans la famille de votre belle-sœur ?

— Je ne le crois pas ; mais, au nom du ciel, Lucy, dites-moi ce qui vous a mis de pareilles idées en tête ?

— J’ai essayé de me rendre compte de la conduite de votre neveu, et je n’ai pas trouvé d’autre manière de l’expliquer. Si vous aviez entendu ce qu’il m’a dit ce soir, sir Michaël, vous l’auriez cru fou.

— Et que vous a-t-il dit, Lucy ?

— Je puis à peine vous le répéter. Jugez par là de mon étonnement et de mon épouvante. Je crois qu’il a vécu seul trop longtemps dans son triste logement du Temple. Peut-être a-t-il trop lu ou trop fumé. Vous savez que les médecins disent que la folie est une simple maladie du cerveau, — une maladie à laquelle tout le monde est sujet, qui est produite par certaines causes et guérie par des moyens donnés. »

Les yeux de lady Audley étaient toujours fixés sur les charbons enflammés qui brûlaient dans l’immense grille. Elle parlait comme si elle discutait un sujet sur lequel elle avait entendu de longues dissertations. Elle parlait comme si son esprit eût été à cent lieues de la pensée du neveu de son mari, et qu’il n’eût été préoccupé que de la question de la folie en elle-même.

« Pourquoi ne serait-il pas fou ? reprit milady. Il y a des personnes qui sont folles pendant des années et des années avant qu’on s’en aperçoive. Elles savent qu’elles sont folles, mais elles n’en disent rien et quelquefois leur secret meurt avec elles. Quelquefois aussi elles ont un accès, et alors elles se trahissent. Il leur arrive, par exemple, de commettre un crime. L’horrible tentation d’un moment favorable s’empare d’elles, le couteau est dans leurs mains et la victime à leur côté, sans se douter de rien. Il peut se faire alors qu’elles domptent le démon qui les poursuit sans cesse, et s’éloignent sans avoir versé le sang ; mais il peut se faire aussi qu’elles succombent à l’horrible désir qui les pousse à la violence, à l’horreur. Alors elles sont perdues. »

La voix de lady Audley devenait de plus en plus forte en traitant cette affreuse question. L’excitation dont elle était à peine remise se manifestait encore en elle ; mais elle se contint et parla d’un ton plus calme quand elle reprit la conversation :

« Robert Audley est fou, dit-elle d’un ton décisif. Quel est le diagnostic le plus frappant de la folie ? quel est le premier signe de l’aliénation mentale ? C’est la stagnation de l’esprit ; son courant perpétuel est interrompu, et la faculté de penser disparaît. De même que les eaux d’un marais se putréfient par suite de leur stagnation, de même l’esprit devient trouble et se corrompt faute d’action, et la réflexion perpétuelle sur un même sujet se change en monomanie. Robert Audley est monomane. La disparition de son ami George Talboys l’a chagriné et stupéfié. Il s’est arrêté sur cette idée, au point d’en perdre la faculté de penser à autre chose, et à force de la contempler, cette idée elle-même a été défigurée par sa vision mentale. Répétez vingt fois le mot le plus simple de la langue anglaise, et avant la vingtième répétition vous commencerez à vous demander si le mot que vous répétez est réellement celui que vous voulez prononcer. Robert Audley a pensé à son ami jusqu’à ce que sa préoccupation eût complété son œuvre malsaine et fatale. Il regarde ce fait ordinaire avec une vision malade, et le change en quelque chose d’horrible enfanté par sa monomanie. Si vous ne voulez pas que je devienne aussi folle que lui, empêchez-moi de le revoir. Il m’a déclaré ce soir que George Talboys avait été assassiné ici, et qu’il déracinerait les arbres du jardin, et renverserait la maison de fond en comble dans ses recherches du… »

Milady s’arrêta. Le mot expira sur ses lèvres. L’étrange énergie avec laquelle elle avait parlé l’avait épuisée. Cette beauté frivole et enfantine s’était transformée en femme forte pour plaider sa défense.

« Renverser cette maison !… s’écria le baronnet. George Talboys assassiné au château d’Audley !… Robert a-t-il dit cela, Lucy ?

— Oui, quelque chose de ce genre… quelque chose qui m’a beaucoup effrayée.

— Alors, c’est qu’il est fou réellement. Je suis tout étonné de ce que vous m’annoncez. Est-ce bien vrai qu’il l’a dit, ou bien l’avez-vous mal compris ?

— Je… je… ne crois pas m’être trompée, balbutia milady, vous avez vu mon effort quand je suis arrivée, et certainement je n’eusse pas été aussi agitée s’il n’avait rien dit d’horrible. »

Lady Audley s’était servi de l’argument le plus fort en faveur de sa cause.

« Sans doute, ma chère, sans doute… mais qui a pu loger cette malheureuse idée dans la cervelle du pauvre Robert ? Ce M. Talboys, un étranger pour nous… assassiné à Audley ! J’irai ce soir à Mount Stanning voir Robert. Je le connais depuis son enfance, et je ne me tromperai pas sur son compte. Si sa cervelle est détraquée, il ne pourra me le cacher. »

Milady haussa les épaules.

« La chose n’est pas sûre ; c’est généralement un étranger qui constate le premier ces particularités psychologiques. »

Ces grands mots sonnaient étrangement dans la bouche mignonne de milady, mais sa sagesse d’emprunt avait quelque chose de ravissant aux yeux de son mari.

« Il vous est impossible d’aller à Mount Stanning, reprit-elle tendrement. Souvenez-vous que le docteur vous a défendu de sortir jusqu’à ce que le temps se fût adouci, et que le soleil vînt éclairer ce triste pays de glace. »

Sir Michaël Audley retomba dans son large fauteuil d’un air résigné.

« C’est vrai, Lucy ; il faut obéir à M. Dawson. J’espère que Robert viendra me voir demain.

— Oui, je crois qu’il viendra.

— Alors nous attendrons jusqu’à demain ; je ne puis m’imaginer que ce pauvre garçon ait la cervelle détraquée… cela me paraît incroyable, Lucy.

— Comment donc expliquer son erreur extraordinaire au sujet de M. Talboys ? » demanda milady.

Sir Michaël secoua la tête.

« Je ne sais pas, Lucy… je ne sais pas. C’est toujours très-difficile de croire que les malheurs qui frappent à chaque instant nos voisins puissent nous atteindre nous-mêmes. Je ne saurais me faire à l’idée que l’esprit de mon neveu est dérangé… c’est impossible, Lucy. Je l’amènerai à demeurer auprès de nous, et nous le surveillerons attentivement. Je vous répète, ma chère, que s’il y a quelque chose de travers en lui je le découvrirai, car depuis qu’il est au monde il a toujours été pour moi comme un fils. Mais pourquoi les étranges paroles de Robert vous ont-elles effrayée à ce point, Lucy ?… elles ne vous touchaient en rien. »

Milady poussa un soupir plaintif.

« Vous me prenez donc pour un esprit fort, sir Michaël, puisque vous vous imaginez que je puis entendre de pareilles choses avec indifférence. Je vous déclare que de ma vie je ne pourrais revoir M. Robert Audley.

— Et vous ne le reverrez pas si cela vous plaît, ma chère enfant… non, vous ne le reverrez pas.

— Mais vous venez de dire que vous le retiendriez ici.

— Je m’en garderai bien si sa présence vous est pénible. Grand Dieu ! Lucy, pouvez-vous supposer un seul instant que j’aie d’autre désir que celui de vous rendre heureuse. Je consulterai quelque médecin de Londres au sujet de Robert, et il s’assurera si le fils de mon pauvre frère est réellement privé de sa raison. Vous n’éprouverez aucun ennui, Lucy.

— Vous devez me croire mauvaise, et je sais que sa présence ne devrait pas m’être odieuse ; mais à vrai dire il s’est mis en tête des idées si absurdes sur mon compte, que…

— Sur votre compte ? Lucy.

— Oui, cher. Il me fait participer — je ne sais comment — à la disparition de ce M. Talboys.

— Impossible, Lucy, vous vous êtes méprise.

— Je ne pense pas.

— Alors, c’est qu’il est fou… Il faut qu’il le soit. J’attendrai qu’il soit de retour à Londres, et j’enverrai quelqu’un lui parler chez lui. Ô mon Dieu ! quel mystère que cette affaire !

— Je crains de vous avoir fait de la peine, mon ami, murmura lady Audley.

— Oui, chère enfant, j’en éprouve réellement, mais vous avez agi sagement en me racontant tout cela avec franchise. Je réfléchirai sur le meilleur parti à prendre. »

Milady se leva du tabouret sur lequel elle était assise. Le feu s’était presque éteint, et la chambre n’était plus éclairée que par une faible lueur. Lucy Audley se pencha sur le fauteuil de son mari et appuya ses lèvres sur son large front.

« Comme vous avez été bon pour moi, lui dit-elle de sa voix douce. Vous ne laisserez jamais personne vous influencer contre moi, n’est-ce pas, mon ami ?

— M’indisposer contre vous !… jamais, ma bien-aimée.

— Ah ! c’est qu’il y a dans le monde des gens méchants aussi bien que des fous, et qu’il pourrait se rencontrer des personnes qui auraient intérêt à me faire du tort.

— Elles feront mieux de ne pas l’essayer, elles se mettraient dans une position dangereuse si elles osaient s’attaquer à vous. »

Lady Audley fit entendre un éclat de rire argentin qui vibra dans toute la salle. Elle était triomphante.

« Je sais que vous m’aimez, mon ami, dit-elle, je le sais. Et maintenant il faut que je m’en aille, cher, car il est plus de sept heures et demie. J’avais promis d’aller dîner chez mistress Montford, mais un groom portera mes excuses. M. Audley m’a rendu trop triste pour figurer convenablement en société. Je resterai ici à vous soigner. Vous vous coucherez de bonne heure, n’est-ce pas, et vous aurez bien soin de votre santé.

— Oui, ma chère enfant. »

Milady sortit pour donner ses ordres à propos du message à envoyer à la personne chez laquelle elle était invitée à dîner. Elle s’arrêta un moment pendant qu’elle fermait la porte de la bibliothèque — elle avait besoin de comprimer les battements précipités de son cœur.

« J’ai eu peur de vous, M. Robert Audley, se dit-elle, mais peut-être un temps viendra où vous aurez vos raisons pour avoir peur de moi. »