Le Secret de lady Audley/32

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 97-113).

CHAPITRE XXXII

La requête de Phœbé.

La division qui régnait entre lady Audley et sa belle-fille n’avait rien perdu de sa force dans les deux mois qui s’étaient écoulés depuis la célébration de la fête de Noël au château d’Audley. Il n’y avait pas guerre ouverte entre les deux femmes, c’était seulement une neutralité armée, interrompue de temps en temps par quelques escarmouches féminines de peu de durée et quelques passes d’armes en paroles. J’avoue avec peine qu’Alicia aurait de beaucoup préféré une bonne bataille à cette désunion silencieuse et sans démonstrations extérieures ; mais il n’était pas facile d’avoir une querelle avec milady. Elle savait répondre avec douceur pour réprimer une colère naissante. Elle savait sourire agréablement en face de la pétulance de sa belle-fille et rire aux éclats de sa mauvaise humeur. Peut-être, si elle eût été moins aimable et d’un caractère dans le genre de celui d’Alicia, la lutte entre les deux femmes se serait-elle terminée par quelque terrible querelle, et seraient-elles ensuite devenues amies. Mais Lucy Audley ne voulait pas la guerre. Elle amassait une à une les causes de répulsion, et les plaçait à gros intérêts en attendant que la brèche qui s’élargissait chaque jour davantage fût devenue un gouffre infranchissable pour les colombes portant la branche d’olivier. Il ne pouvait y avoir réconciliation là où la guerre ouverte n’existait pas. Il fallait une bataille, une mêlée bruyante avec drapeaux au vent et canons tonnants pour qu’on pût en venir au traité de paix et aux poignées de main. L’union entre la France et l’Angleterre doit peut-être toute sa force au souvenir des victoires et des défaites réciproques d’autrefois. Les deux nations se sont détestées cordialement et ont vidé leur querelle ; elles peuvent maintenant s’embrasser et se jurer une amitié éternelle. Espérons que lorsque les Yankees du Nord auront décimé et auront été décimés, Jonathan ouvrira ses bras à ses frères du Sud, pardonnera et sera pardonné.

Alicia Audley et la jolie femme de son père avaient toute la place nécessaire pour se bouder à leur aise dans l’immense et antique maison. Milady avait ses appartements, comme vous savez, appartements somptueux, où elle avait réuni tout ce qui pouvait satisfaire ses goûts. Alicia avait les siens aussi dans une autre partie du bâtiment. Elle avait sa jument favorite, son chien de Terre-Neuve, tout son attirail de dessin, et elle faisait son possible pour être heureuse. Elle ne l’était pourtant guère. La noble jeune fille étouffait un peu dans l’atmosphère de gêne et de contrainte du château. Son père était changé, — ce cher père qu’elle avait gouverné autrefois en despote, en enfant gâté, s’était soumis à un autre pouvoir, à une dynastie nouvelle. Petit à petit la puissance de milady avait fait son chemin dans la maison, et Alicia avait vu son père entraîné pas à pas vers le gouffre qui séparait lady Audley de sa belle-fille jusqu’à ce qu’enfin ce gouffre lui-même fût franchi, et que sir Michaël n’eût plus pour sa fille restée seule sur l’autre rive qu’un regard plein de froideur.

Alicia comprit que son père était perdu pour elle. Les sourires de milady, ses mots caressants et sa grâce enchanteresse avaient opéré le charme, et sir Michaël en était venu à regarder sa fille comme une jeune personne volontaire et capricieuse, qui, de propos délibéré, se conduisait très-mal envers la femme qu’il aimait.

La pauvre Alicia voyait tout cela, et le supportait aussi bien qu’elle le pouvait. Il lui semblait pénible d’être une belle héritière aux yeux gris, d’avoir des chiens et des chevaux à son service, et de ne pas trouver dans le monde une seule personne à qui confier ses chagrins.

« Si Robert était bon à quelque chose, pensait-elle, je lui avouerais combien je suis malheureuse ; mais pour la consolation que j’en retirerais, il vaut tout autant conter mes ennuis à mon chien César. »

Sir Michaël Audley obéit à sa jolie garde-malade, et se mit au lit un peu après neuf heures par cette froide soirée de mars. La chambre à coucher du baronnet était peut-être la plus riante retraite qu’un invalide pouvait trouver en cette saison désagréable. Les rideaux en velours d’un vert sombre étaient tirés aux fenêtres et autour du lit massif ; un bon feu de bois pétillait dans la cheminée. La lampe qui éclairait sa lecture était placée sur une mignonne petite table au chevet de son lit, et des tas de revues et de journaux avaient été empilés par les belles mains de milady pour que le malade n’eût qu’à les prendre.

Lady Audley demeura environ dix minutes assise à côté du lit, et discutant sérieusement l’étrange et terrible question de la folie de Robert Audley. Au bout de ce temps, elle se leva et souhaita une bonne nuit à son mari. Elle abaissa l’abat-jour en soie verte de la lampe, et l’arrangea de façon que la lumière ne blessât pas les yeux du malade.

« Je vous quitte, mon ami, lui dit-elle ; si vous pouvez dormir, ce sera tant mieux ; si vous voulez lire, les livres et les journaux sont sur votre table. Je laisserai la porte de communication entr’ouverte, et j’entendrai si vous m’appelez. »

Lady Audley traversa son cabinet de toilette et entra dans son boudoir où elle était restée avec son mari depuis le dîner.

Toutes les élégances de la femme étaient réunies dans ce magnifique boudoir. Son piano était ouvert et surchargé de partitions qu’aucun maître n’aurait dédaigné d’étudier. Son chevalet se dressait tout près de la fenêtre, et l’aquarelle qu’il supportait était une preuve du talent artistique de Lucy : c’était une vue du château et des jardins. Des broderies de tulle et de mousseline, des soies et des laines fines de toutes les couleurs jonchaient le parquet, et les glaces, habilement placées aux encoignures de l’appartement par un adroit tapissier, multipliaient l’image de la reine de ce séjour.

Lucy Audley, au milieu de tout ce luxe, de toutes ces lumières, de toutes ces dorures, s’assit sur un tabouret auprès du feu, et s’abandonna à ses réflexions.

Si M. Holman Hunt avait pu jeter un coup d’œil dans ce joli boudoir, je crois que ce tableau se fût à l’instant photographié dans son cerveau, et qu’il n’aurait eu qu’à le reproduire pour la plus grande glorification des préraphaélites. Milady, dans cette attitude à demi penchée, son coude appuyé sur un genou, et son menton délicat dans la main, avait autour d’elle les riches draperies qui retombaient en plis onduleux, et la lumière du foyer qui l’enveloppait d’un doux reflet couleur de rose sur lequel tranchait sa chevelure dorée. Elle était belle par elle-même, mais tous les ornements de son boudoir la rendaient plus belle encore. Il renfermait des coupes en or et en ivoire ciselées par Benvenuto Cellini ; des petits meubles de Boule et de porcelaine portant le chiffre de Marie-Antoinette d’Autriche, entouré d’oiseaux, de papillons, de bergères et de déesses ; des statuettes en marbre de Paros et en biscuit de Chine ; des corbeilles remplies de fleurs de serre toutes dorées ou en filigrane, et des fragiles tasses à thé ornées des médaillons en miniature de Louis le Grand, de Louis le Bien-Aimé, de Louise de la Vallière et de Jeanne-Marie du Barry. Tout ce que l’or peut acheter ou l’art inventer avait été réuni pour embellir ce boudoir où milady était assise, écoutant les plaintes du vent et le frémissement des feuilles de lierre contre ses fenêtres, et regardant la flamme bleuâtre du charbon du foyer.

Je recommencerais un vieux sermon et je traiterais un sujet rebattu si je profitais de cette occasion pour déclamer contre l’art et la beauté, parce que milady était moins heureuse dans cet appartement élégant qu’une pauvre couturière affamée dans sa mansarde ouverte à tous les vents. La blessure dont elle souffrait était trop profonde pour que des remèdes tels que le luxe et la richesse pussent y apporter du soulagement ; mais son malheur était en dehors des malheurs ordinaires, et je ne vois pas pourquoi j’en ferais un argument en faveur de la misère et de la pauvreté contre le bien-être et la richesse. Les œuvres ciselées de Benvenuto Cellini et les porcelaines de Sèvres ne pouvaient plus rien pour son bonheur, elle était sortie de leur région. Elle n’était plus innocente, et pour que l’art, et ce qui est charmant puisse plaire, il faut aimer les plaisirs innocents. Six ou sept ans avant elle eût été bien heureuse de posséder ce petit palais d’Aladin ; mais depuis qu’elle avait pénétré dans le labyrinthe du crime, tous ces trésors n’étaient plus bons qu’à être foulés aux pieds et brisés dans la rage du désespoir.

Il y avait pourtant plusieurs choses qui auraient pu encore lui procurer une joie effrayante, un plaisir horrible. Si Robert Audley, son impitoyable ennemi, son persécuteur infatigable, eût été étendu mort à ses pieds, elle aurait volontiers dansé sur son cadavre.

Quels plaisirs restèrent à Lucrèce Borgia et à Catherine de Médicis, lorsqu’elles eurent franchi la terrible limite qui sépare l’innocence du crime, et qu’elles se trouvèrent isolées de l’autre côté ? La vengeance et la trahison. Avec quel dédain elles devaient contempler les vanités mesquines, les futiles déceptions, et les légères peccadilles de leurs sœurs encore innocentes, elles qui étaient fières de leurs crimes épouvantables et de ce génie infernal qui les faisait célèbres parmi les coupables.

Milady en ce moment près du feu de cette chambre solitaire, des grands yeux bleu clair fixés sur la flamme rouge et vacillante des charbons enflammés, était peut-être bien loin de songer à la lutte qu’elle avait engagée. Elle songeait peut-être à ces belles années d’innocence et de frivolité où sa conscience n’avait à porter qu’un léger fardeau. Dans cette rêverie rétrospective, elle revoyait le temps où elle s’était regardée dans une glace pour la première fois, et avait vu qu’elle était belle. Ce temps fatal où elle avait commencé à se dire que sa beauté était un droit divin, un joyau inestimable plus fort que toutes ses folies de jeune fille et qui contre-balancerait toutes ses erreurs de jeunesse. Se souvenait-elle du jour où ce beau don de la beauté lui avait pour la première fois enseigné à être égoïste et cruelle, indifférente à la joie et au chagrin d’autrui, froide et capricieuse, avide de louanges et tyrannique de la manière la plus odieuse ? Faisait-elle remonter chaque malheur de sa vie à cette source véritable, et s’apercevait-elle que c’était en s’exagérant la valeur d’une jolie figure, qu’elle avait découvert cette fontaine empoisonnée ? Assurément si elle remontait par la pensée aussi loin dans le courant de sa vie, elle devait se repentir amèrement d’avoir cédé ce jour-là à l’empire funeste des trois plus grandes passions, à ces trois démons, la vanité, l’égoïsme et l’ambition, qui avaient joint leurs mains autour d’elle, et s’étaient écriés : « Cette femme est notre esclave, voyons ce qu’elle fera sous notre domination. »

Comme ces premières erreurs de jeunesse semblaient petites à milady pendant qu’elle les comptait une à une dans son boudoir solitaire ! C’était bien peu de chose qu’une victoire sur une amie de pension et un peu de coquetterie avec le prétendu d’une compagne, pour s’assurer que le droit divin conféré à des yeux bleus et à une chevelure dorée était incontestable. Mais comme ce sentier s’était agrandi insensiblement, et avait fini par devenir la grande route du crime où elle avait marché d’un pas rapide !

Milady enroula ses doigts dans les boucles couleur d’ambre qui flottaient librement autour de sa figure, et les serra comme si elle avait voulu les arracher de sa tête. Mais même en ce moment de désespoir muet, la beauté lui fit sentir son empire, et elle lâcha les pauvres anneaux emmêlés qui entouraient sa tête et les laissa former une auréole à la faible lueur du foyer.

« Je n’étais pas mauvaise quand j’étais jeune, se dit-elle en regardant le feu fixement, j’étais seulement inconséquente. Je ne faisais jamais le mal, — avec intention, du moins. Ai-je réellement été mauvaise ? Je me le demande. Non, tout le mal causé par moi était le résultat des premières impulsions et non d’un projet bien arrêté. Je ne suis pas comme ces femmes dont j’ai lu l’histoire, qui veillaient jour et nuit, calmes et sombres, préparant leurs forfaits et arrangeant tous les détails du crime projeté. Souffraient-elles ces femmes… ces femmes… souffraient-elles comme… ? »

Ses pensées s’égarèrent dans un labyrinthe inextricable. Tout à coup elle se redressa avec un geste de fierté et de défi, et l’éclat de ses yeux ne venait pas seulement des reflets de la flamme du foyer.

« Vous êtes fou, monsieur Robert Audley, s’écria-t-elle, vous êtes fou, et vos hallucinations sont celles de la folie. Je la connais la folie. Je connais ces symptômes, et je proclame que vous êtes fou. »

Elle porta la main à sa tête comme si elle songeait à quelque chose qui l’embarrassait, et qu’il lui était difficile d’envisager avec calme.

« Oserai-je le défier, murmura-t-elle, l’oserai-je ? S’arrêtera-t-il après être allé si loin ? S’arrêtera-t-il par peur ? Pourrai-je l’effrayer, moi, et l’empêcher d’avancer lorsque la pensée de ce que son oncle souffrira ne l’a pas arrêté ? Y a-t-il quelque chose qui puisse lui barrer le chemin… excepté la mort ? »

Elle prononça ces dernières paroles à voix basse, la tête penchée en avant, les yeux dilatés, et ses lèvres ne se refermèrent pas après avoir laissé échapper ces mots effrayants : « La mort. » Toute sa personne demeura immobile en face du feu.

« Je ne puis tramer d’horribles complots, reprit-elle un instant après, mon cerveau n’est pas assez fort, ou je ne suis pas encore assez mauvaise ou assez bonne. Si je rencontrais Robert dans ce jardin désert comme j’ai… »

Le courant de ses pensées fut interrompu par un coup frappé discrètement à la porte. Elle se leva d’un bond, effrayée de ce bruit qui troublait le silence de son boudoir. Elle se jeta dans un fauteuil près du feu, renversa sa belle tête sur les coussins, et prit un livre sur la table à côté d’elle.

Cette action insignifiante en elle-même en disait bien long. Elle trahissait ses craintes sans cesse renaissantes, la nécessité fatale du secret et l’angoisse de son esprit toujours sur le qui-vive, à cause des apparences. Elle disait plus clairement que toute autre chose que milady était devenue une actrice achevée pour satisfaire aux exigences de sa vie.

Le coup discret frappé à la porte du boudoir se renouvela.

« Entrez, » s’écria lady Audley de sa voix la plus légère.

La porte s’ouvrit sans bruit comme sous la main d’une servante bien dressée. Une jeune femme mise simplement et apportant dans les plis de sa robe une bouffée du vent qui soufflait au dehors, franchit le seuil et s’arrêta en attendant qu’on lui permît d’arriver jusqu’au fond de la retraite de milady.

C’était Phœbé Marks, la femme à figure pâle de l’aubergiste de Mount Stanning.

« Je vous demande pardon, milady, de venir vous déranger sans permission, mais j’ai cru pouvoir m’aventurer jusqu’ici sans y être autorisée.

— Pourquoi pas, Phœbé, pourquoi pas ?… Ôtez votre chapeau, vous avez l’air d’une statue de glace, et asseyez-vous ici. »

Lady Audley désigna du doigt le tabouret sur lequel elle était assise elle-même quelques minutes auparavant. La soubrette avait souvent occupé cette place autrefois pour écouter le babillage de sa maîtresse, alors qu’elle était sa confidente et sa société la plupart du temps.

« Asseyez-vous ici, Phœbé, répéta lady Audley, asseyez-vous, et causons. Je suis réellement contente que vous soyez venue, je m’ennuyais toute seule dans cet affreux boudoir. »

Milady frissonna, et regarda autour d’elle comme si le Sèvres et le bronze, le Boule et l’or moulu eussent été les ornements délabrés de quelque vieux château en ruine. Le désespoir qui la torturait se communiquait à tous les objets qui l’entouraient, et leur donnait une couleur sombre. Elle avait dit la vérité en annonçant que la visite de sa soubrette lui était agréable. Sa nature frivole avait besoin de ce moment de répit pour faire diversion à ses craintes et à ses souffrances. Il y avait sympathie entre elle et cette jeune femme qui lui ressemblait au moral aussi bien qu’au physique, — et qui était comme elle égoïste, froide, cruelle, désireuse d’un sort meilleur et mécontente de la vie de soumission à laquelle elle se voyait réduite. Milady détestait Alicia, à cause de son caractère franc, passionné et généreux ; elle détestait sa belle-fille et s’attachait à cette pâle soubrette, aux pâles cheveux qu’elle supposait ni meilleure ni pire qu’elle.

Phœbé Marks obéit aux ordres de son ancienne maîtresse, et ôta son chapeau avant de s’asseoir sur le tabouret, aux pieds de lady Audley. Le vent froid de mars n’avait pas dérangé ses bandeaux soigneusement lissés, et toute sa toilette était en aussi bon état que si elle l’eût achevée à L’instant dans le cabinet voisin.

« Sir Michaël va mieux, milady ?

— Oui, Phœbé, beaucoup mieux. Il dort. Fermez cette porte, » ajouta lady Audley, faisant un signe de tête pour désigner la porte de communication laissée entr’ouverte.

Mistress Marks exécuta cet ordre, et revint prendre sa place.

« Je suis bien malheureuse, Phœbé, et bien tourmentée.

— Au sujet du secret ? » demanda mistress Marks à voix basse.

Milady ne prit pas garde à la question, et continua sur le même ton plaintif. Elle était bien aise de pouvoir se plaindre même à sa soubrette. Elle avait souffert si longtemps en secret, que c’était pour elle un bonheur indicible de pouvoir exhaler sa douleur en paroles.

« Je suis cruellement persécutée, Phœbé Marks, et par un homme auquel je n’ai jamais de ma vie fait aucun mal. Il ne me laisse pas un instant de repos cet homme, et je… »

Elle s’arrêta et contempla de nouveau le feu comme lorsqu’elle était seule. Elle se perdit de nouveau dans le dédale de ses pensées sans qu’il lui fût possible d’arriver à tirer de ce chaos confus une conclusion quelconque.

Phœbé Marks regarda son ancienne maîtresse d’un œil inquiet, et ne cessa de l’examiner que lorsque les regards des deux femmes se rencontrèrent.

« Je crois savoir quel est l’homme en question, milady… celui qui est si cruel pour vous.

— Oh ! c’est probable ; mes secrets appartiennent à tout le monde, et vous savez tout sans doute

— Cet homme n’est-il pas le gentleman qui vint à l’hôtel du Château il y a deux mois, à l’époque où je vous avertis de…

— Oui, oui, répondit milady avec impatience.

— Je l’aurais parié. Ce même gentleman est arrivé ce soir dans notre auberge. »

Lady Audley bondit sur son fauteuil, — comme si son désespoir l’eût poussée à quelque chose d’inattendu, mais elle retomba aussitôt en soupirant. Comment pouvait-elle, faible créature, lutter contre la destinée ? Quelles ressources lui restait-il, sinon les crochets du lièvre traqué par la meute, et harcelé jusqu’au gîte où l’attend la mort ?

« Dans votre auberge ! s’écria-t-elle. J’aurais dû m’en douter. Il n’y est allé que pour arracher mon secret à votre mari. Imbécile ! ajouta-t-elle, se retournant tout à coup vers Phœbé Marks avec colère : Vous voulez donc ma perte, puisque vous avez laissé ces deux hommes ensemble. »

Mistress Marks joignit les mains piteusement.

« Je ne suis pas venue de ma propre volonté, milady… moins que jamais j’aurais voulu quitter la maison ce soir, j’ai été envoyée.

— Par qui ?

— Par Luke, milady. Il est très-dur pour moi quand je lui résiste.

— Pourquoi vous a-t-il envoyée ? »

La femme de l’aubergiste baissa les yeux sous le regard croisé de lady Audley, et hésita avant de répondre.

« Je ne voulais pas venir, milady, dit-elle en balbutiant. J’ai fait observer à Luke que c’était mal de vous obséder tantôt avec ceci, tantôt avec cela ; mais il m’a fait taire en criant, et m’a ordonné de venir.

— Bien, bien, je sais cela. Pourquoi êtes-vous venue ?

— Luke est extravagant, milady ; j’ai beau lui prêcher l’économie et le soin de ses affaires, il boit, et quand il a passé deux ou trois heures à table avec des campagnards, il est impossible qu’il fasse bien ses comptes. Sans moi nous serions ruinés depuis longtemps, et pourtant la ruine est venue quand même. Il vous souvient, milady, de m’avoir donné de l’argent pour acquitter la note du brasseur ?

— Oui, je m’en souviens très-bien, répondit lady Audley avec un sourire amer, car j’avais besoin de cet argent pour payer mes fournisseurs.

— Je le sais, milady, et c’était très-mal de venir vous le demander après tout ce que vous aviez fait déjà. Et ce qui est pis encore, c’est que Luke implore de nouveau vos secours. Le loyer de la maison n’est pas encore payé. Il est dû depuis Noël, et l’huissier est venu ce soir chez nous, nous prévenir qu’il ferait tout vendre demain, à moins que……

— À moins que je ne paye pour vous, n’est-ce pas ? Je m’en suis doutée en vous voyant paraître.

— Ce n’est pas ma faute, milady, s’écria Phœbé Marks en sanglotant, c’est Luke qui l’a voulu.

— Oui, oui, il vous a forcée à venir, et il vous y forcera chaque fois qu’il aura besoin d’argent pour satisfaire à ses vices grossiers, et vous serez mes pensionnaires tant que je vivrai ou qu’il me restera de l’argent, car je m’imagine que lorsque ma bourse sera vide, ou mon crédit épuisé, vous et votre mari vous me vendrez au plus offrant. Savez-vous, Phœbé Marks, que j’ai vidé mon écrin pour suffire à vos demandes ? Savez-vous que l’argent de mes menus plaisirs que je ne croyais pas pouvoir dépenser à l’époque de mon mariage, et quand je n’étais qu’une pauvre gouvernante chez M. Dawson, le ciel me garde — ma bourse particulière est dépensée six mois d’avance. Que puis-je faire pour vous ? Faut-il que je vende mon cabinet Marie-Antoinette, mes porcelaines Pompadour, mes pendules en laque de Leroy et de Benson, ou bien mes fauteuils en tapisserie des Gobelins ? Comment vous contenterai-je plus tard ?

— Chère milady, ne soyez pas cruelle envers moi, vous savez que ce n’est pas moi qui abuse de votre bonté.

— Je ne sais rien, excepté que je suis la plus malheureuse des femmes. Laissez-moi réfléchir, s’écria-t-elle en imposant silence aux murmures de Phœbé par un geste impérieux. Retenez votre langue et laissez-moi songer à cette affaire si je puis. »

Elle porta les mains à son front et l’étreignit de ses doigts effilés, comme si elle avait voulu aider l’action du cerveau par une pression convulsive.

« Robert Audley est avec votre mari, dit-elle lentement, se parlant à elle-même plutôt qu’à la soubrette ; ces deux hommes sont ensemble et il y a l’huissier dans la maison, et votre brutal de mari est probablement ivre à cette heure et entêté dans son ivresse. Si je refuse de donner de l’argent à cet homme, son entêtement deviendra de la férocité. Il est inutile de discuter cette question. Il faut que je donne de l’argent.

— Mais si vous payez, milady, dit Phœbé d’un ton sérieux, vous ferez bien comprendre à Luke que c’est pour la dernière fois, s’il tient à rester dans cette maison.

— Pourquoi ? demanda lady Audley, laissant retomber ses mains sur ses genoux et regardant attentivement mistress Marks.

— Parce que je veux qu’il quitte l’auberge du Château.

— Et pour quel motif ?

— Oh ! pour une foule de raisons. Il n’est pas fait pour tenir une auberge. Je l’ignorais à l’époque de notre mariage, sans cela je m’y fusse opposée et je l’eusse engagé à devenir fermier. Il n’y aurait peut-être pas consenti néanmoins, car il est très-têtu, milady. Quant à rester aubergiste, il ne le peut. Dès qu’il fait nuit il est ivre, et quand il est ivre il sait à peine ce qu’il fait. Nous l’avons échappé belle deux ou trois fois déjà.

— Échappé belle !… qu’est-ce que cela signifie ?

— Oui, nous avons risqué d’être brûlés vifs à cause de son imprudence.

— Brûlés vifs !… et comment ? » demanda milady avec indifférence.

Elle était trop égoïste et trop absorbée par ses propres chagrins pour s’intéresser beaucoup au danger qu’avait pu courir la soubrette.

« Vous savez, milady, que c’est une étrange maison que cette auberge, toute construite en bois vermoulu et pourri. La compagnie d’assurances de Chelmsford ne veut pas l’assurer, car elle prétend que si par une nuit de vent elle prenait feu, elle brûlerait comme de la paille et qu’on ne pourrait rien sauver. Luke sait tout cela, et le propriétaire l’a averti plusieurs fois, car il loge à côté de nous et surveille tous les mouvements de mon mari. Mais quand Luke est ivre il ne sait plus ce qu’il fait. Il y a une semaine environ, il laissa une chandelle sous un hangar, et la flamme gagna l’une des poutres du toit. Si je ne m’en étais pas aperçue, en faisant ma ronde de chaque soir avant de me coucher, nous étions perdus. C’est la troisième fois en six mois que pareille chose arrive, et vous devez comprendre combien j’ai peur, milady. »

Milady n’eut pas l’air étonnée. Elle avait à peine songé à tout cela et écouté les détails donnés par la soubrette. À quoi bon s’intéresser aux douleurs d’autrui ? N’avait-elle pas ses terreurs à elle et ses poignantes inquiétudes, qui accaparaient toutes les pensées enfantées par son cerveau ?

Elle ne fit aucune remarque sur ce que la pauvre Phœbé venait de lui dire. Ce ne fut même qu’après que la soubrette eut fini de parler que les mots prononcés par elle furent entièrement compris par lady Audley.

« Brûlés vifs ! répéta-t-elle enfin ; quelle bonne affaire pour moi si votre excellent mari avait trouvé la mort dans son lit dans une de ces occasions. »

Un tableau vivant s’offrit tout à coup à elle. Ce tableau représentait l’auberge du Château devenue un immense monceau de plâtras et de bois et vomissant des flammes qui s’élançaient vers le ciel au milieu de la nuit froide et sombre.

Elle soupira profondément en chassant cette idée de son cerveau en ébullition. Elle ne serait guère plus avancée si cet ennemi se taisait pour toujours. Elle en avait un autre bien plus dangereux ; un autre qu’il lui était impossible de corrompre à prix d’argent, eût-elle possédé autant de trésors que la plus riche souveraine.

« Je vous donnerai de l’argent pour renvoyer cet huissier, dit milady après un moment de silence. Le dernier souverain que renferme ma bourse doit forcément être à vous, car je ne peux vous le refuser. »

Lady Audley se leva et prit la lampe allumée sur la table à écrire.

« L’argent est dans mon cabinet de toilette, dit-elle ; je vais le chercher.

— Oh ! milady, s’écria tout à coup Phœbé, j’ai oublié quelque chose ; je suis tellement préoccupée de notre affaire que je n’y ai plus songé.

— À quoi ?

— À une lettre qu’on m’a chargée de vous remettre au moment où je partais de chez nous.

— Quelle lettre ?

— Une lettre de M. Audley. Il a entendu mon mari parler de ma visite chez vous, et il m’a priée d’apporter cette lettre. »

Lady Audley remit la lampe sur la table et tendit la main pour recevoir le papier. Phœbé Marks ne put s’empêcher de remarquer que cette petite main couverte de bagues tremblait comme une feuille.

« Donnez-la-moi… donnez-la-moi, cria milady, que je voie ce qu’il a encore à me dire. »

Dans son impatience elle arracha presque la lettre des mains de Phœbé. Elle déchira l’enveloppe et la jeta loin d’elle ; elle put à peine déplier la feuille de papier tant elle était agitée.

La lettre était très-courte et ne renfermait que ces mots :

« Si mistress George Talboys n’est réellement pas morte, comme l’ont dit les journaux et comme l’indique la pierre tumulaire du cimetière de Ventnor, et si elle vit sous le nom de la dame soupçonnée et accusée par celui qui écrit ceci, il ne sera pas difficile de trouver quelqu’un qui constatera volontiers son identité. Mistress Barkamb, la propriétaire de North Cottages, à Wildernsea, consentira sans doute à fournir son attestation et à confirmer mes soupçons.

« Robert Audley.

« 3 mars 1859.

« Auberge du Château, Mount Stanning. »

Milady froissa la lettre dans ses mains avec violence et la jeta au feu.

« S’il était là devant moi en ce moment et que je pusse le tuer, murmura-t-elle intérieurement, je le ferais… oui, je le ferais ! »

Elle saisit la lampe et se précipita dans le cabinet de toilette. Elle tira la porte derrière elle. Elle ne pouvait endurer la présence d’un témoin de son horrible désespoir, — ce qui l’entourait, elle-même, tout lui était insupportable.