Le Tour du monde/Volume 2/Voyage aux grands lacs d’Afrique orientale/3

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Navigation sur le lac Tanganyika. — Dessin de Lavieille d’après Burton.


VOYAGE AUX GRANDS LACS DE L’AFRIQUE OCCIDENTALE,

1857 – 1859




Tatouage. — Cosmétiques. — Manière originale de priser. — Caractère des Ouajiji, leur cérémonial. — Ouatouta, vie nomade, conquêtes, manière de se battre, hospitalité.

« Beaucoup de Ouajiji sont défigurés par la petite vérole ; la plupart ont la peau couverte d’ampoules et d’éruptions de différente nature, et ils sont tous victimes d’une démangeaison chronique provenant, d’après les Arabes, de ce qu’ils se nourrissent de poisson gâté. Ils abusent du tatouage, sans doute pour se protéger contre l’humidité de l’atmosphère et la fraîcheur des nuits ; quelques-uns des chefs portent les cicatrices d’affreuses brûlures faites avec intention, sans préjudice des lignes, des cercles, des étoiles, qui décorent le dos, les bras et la poitrine de la plèbe. Hommes et femmes mettent leur joie et leur orgueil à ruisseler d’huile, et il est évident qu’ils n’envisagent pas la propreté comme une vertu. Il est rare qu’ils laissent pousser leur chevelure ; quelquefois, la tête est complètement nue ; mais la suprême élégance est de tailler les cheveux en petites houppes de fantaisie : croissants, pompons, cimiers et crêtes surgissant d’un crâne bien rasé. Divers enjolivements s’ajoutent à ces grains de beauté ; une fontange faite d’un parfilage de bois est très-bien portée par les deux sexes. Pas le moindre vestige de moustaches ni de favoris, qui sont arrachés avec des pinces ; il paraît d’ailleurs que le climat de cette région ne convient pas à la barbe. Celui qui peut avoir de la terre rouge, homme ou femme, s’en barbouille le visage, et se badigeonne la tête d’une couche de chaux, qui donne à la physionomie un cachet à la fois hideux et grotesque ; mais tout le monde n’est pas assez riche pour se procurer ces cosmétiques. Les chefs portent des étoffes coûteuses, qu’ils soutirent aux caravanes ; les femmes riches affectionnent la tunique dont, se parent celles de la côte ; quelques-unes l’ont en drap bleu ou rouge. Dans la classe inférieure le costume des hommes se réduit à une peau de chèvre, de mouton, de léopard, de daim ou de singe, nouée sur l’épaule, et dont la queue et les jambes flottent au gré du vent. Les femmes sans fortune suppléent à l’indienne qu’elles ne peuvent pas acheter par une petite jupe de peau ou d’écorce ; quelques-unes se contentent, pour se voiler, d’un paquet de fibres végétales ou d’un rameau feuillu. Toutefois la jupe est d’un usage plus général ; c’est même dans l’Oujiji que nous voyons ce vêtement devenir d’un emploi régulier. Fait avec l’écorce intérieure de différents arbres, surtout avec celle du mrimba et du sagouier raphia, on lui donne la teinte chamois en l’aspergeant d’huile de palme, et on y fait des mouchetures noires pour imiter celles de la robe du léopard ou du chat sauvage. C’est surtout de l’Ouvira et de l’Ouroundi que les Ouajiji tirent ce vêtement, qu’ils appellent mbougou. Bien qu’il soit très-solide, il n’est jamais lavé ; quand il est par trop sale, on enlève cet excès de crasse avec du beurre ou de la graisse.

« Outre les ceintures et les bracelets de fil de fer et de laiton qui couvrent les bras et les jambes, outre les colliers de rassade de toute grosseur, les anneaux massifs de métal et d’ivoire, communs à toutes ces tribus, les Ouajiji portent des chapelets de petites coquilles roses, et comme tous les riverains du lac, des croissants, des ronds, des cônes enfilés par la pointe, et qui, formés des dents les plus blanches de l’hippopotame, produisent beaucoup d’effet sur leur peau noire.

« Une autre particularité de leur costume est la petite pince en fer ou en bois qu’ils suspendent à leur cou, et dont l’usage est vraiment très-original. Il est rare que ces riverains du lac fument, prisent ou chiquent à l’instar de tout le monde. Chacun d’eux porte une gourde ou un pot minuscule de terre noire, qui renferme du tabac en poudre. Au moment d’en user, le priseur met de l’eau dans son petit pot, l’exprime du tabac qui s’en imprègne, verse le liquide dans sa main et le renifle ; c’est alors que la pince devient indispensable pour serrer les narines ; autrement on les boucherait avec les doigts. Il faut beaucoup de pratique pour parler d’une manière intelligible avec cette espèce de drogue, que l’on garde pendant quelques minutes.

« Presque amphibies, ces habitants des bords du lac sont parfaits nageurs, pêcheurs habiles, et vigoureux ichthyophages. Il faut les voir à l’air frais du matin, raser l’onde, comme des oiseaux d’eau qui folâtrent, se tenir debout dans leur étroite pirogue, darder leur esquif dans tous les sens, avancer, reculer, tourner, chavirer, disparaître, et se retrouver en équilibre dans leur canot avec une promptitude miraculeuse.

« Pour la pêche, ils ont une grande variété de filets, appropriés à l’espèce et à la grosseur du poisson qu’ils désirent ; le crates, particulièrement cité dans un ancien périple, et toujours en usage sur la côte de Zanguebar, se retrouve chez ces lagoniens. Ils emploient la nasse avec succès, mais ils ne paraissent pas narcotiser le poisson comme on le fait dans l’Ouzaramo, et près de la côte, où l’on emploie pour cet objet le suc de l’asclépias et de l’euphorbe.

Le capitaine Burton sur le lac Tanganyika. — D’après lui-même.

« Les Ouajiji passent pour les plus intraitables des habitants de cette région ; à l’exemple de leurs chefs, ils sont d’une insolence, d’une cupidité révoltante ; ils exigent un salaire pour le moindre service, voire pour vous indiquer le chemin ; et vous raillant à votre barbe, ils vous singent avec une ironie sanglante. Rien ne se fait parmi eux sans une querelle préliminaire ; aussi prompts à frapper qu’à répondre, ils se battent jusque dans leurs canots. Ils n’hésiteront pas à donner un coup de dague ou de lance à un voyageur, à leur hôte même, et n’y regarderont à deux fois, pour frapper un étranger, que si l’effusion du sang peut allumer la guerre.

« Ils ont néanmoins un curieux cérémonial. Dès que le chef apparaît, il bat des mains, et les applaudissements éclatent parmi tous ceux qui l’entourent. Les femmes se font mutuellement la révérence, et plient le genou jusqu’à terre. Lorsque deux hommes se rencontrent, ils se saisissent par les bras, se les frottent simultanément l’un à l’autre en répétant à diverses reprises : « Es-tu bien ? es-tu bien ? » Les mains descendent alors sur l’avant-bras, et les salueurs de s’écrier : « Comment vas-tu ? comment vas-tu ? » Enfin les paumes des mains se rejoignent et se frappent plusieurs fois, ce qui est une marque de respect commune à ces tribus centrales. Les enfants ont les manières et la physionomie peu attrayantes de leurs auteurs ; ces affreux bambins dédaignent toute civilité, et, passant leur vie en dispute, ils égratignent et mordent comme des chats sauvages. Au demeurant, c’est une race peu affectueuse, chez qui les relations de famille me paraissent assez froides ; la seule marque de tendresse que j’ai observée entre père et fils, est de se gratter et de se pincer mutuellement, sans doute à cause de cette démangeaison pandémique dont j’ai parlé plus haut ; comme chez les singes, toutes les fois que les poings se reposent, les ongles s’exercent. Néanmoins, en un jour de tempête, lorsqu’il y a danger de mort, le Mjiji rompt le silence de ses compagnons, qui songent tous à leur foyer, et s’écrie : « Oh ! ma femme ! »

« En aucun lieu du monde on ne voit autant d’individus des deux sexes parcourir les villages en chancelant et en divaguant d’une langue épaisse ; quand ils ne sont pas ivres, c’est qu’ils n’ont rien à boire. À l’ivresse produite par le vin de palme, qui est leur boisson favorite, se joignent les effet du chanvre, dont l’usage est universel, même à bord des pirogues ; et la toux, les cris convulsifs qui s’ensuivent, rapprochent beaucoup plus ces fumeurs avinés de la bête que de l’homme.

« Malgré l’extension que le commerce a prise chez eux depuis quinze ou vingt ans, les Ouajiji n’ont fait aucun progrès dans l’art des échanges : ils ignorent les lois les plus simples de la vente et de l’achat, et le crédit est pour eux lettre close. Ils ne marchandent que ce qui frappe leurs regards, et en fixent le prix, non suivant la valeur de l’objet, mais d’après le besoin ou le désir qu’ils en éprouvent. Outre l’ivoire, les esclaves, les cotonnades, les jupes d’écorce et l’huile de palme, on trouve sur leurs marchés des faucilles de la même forme que les nôtres, de petites clochettes de parure, des bracelets » des houes et des couteaux à double tranchant, dont la gaîne en bois est proprement jointe avec des lanières de rotin.

« Au sud des Ouajiji habitent les Ouakaranga, tribu moins énergique et dont la condition sociale est inférieure à celle de leurs voisins, tout en s’en rapprochant beaucoup.

« Les Ouavinza, qui semblent réunir les défauts des Ouanyamouézi à ceux des Ouajiji, forment une peuplade fuligineuse de teint, maigre et de mauvaise mine, pauvrement vêtue de petites jupes de cuir ou d’un tablier infiniment trop étroit. Ils complètent ce costume en y ajoutant par derrière un chasse-mouche, qui fait l’office de caparaçon et leur donne l’air d’avoir une queue.

Habitation au bord du lac Tanganyika. — Dessin de Lavieille d’après Burton.

« Les Ouatouta, dont le nom seul éveille la terreur parmi les riverains du lac, sont une horde pillarde qui s’établit dans l’origine au sud du Tanganyika. Après avoir dévasté le Maroungou et l’Oufipa, dont ils enlevèrent presque tous les bestiaux, ils tournèrent à l’est du lac et se dirigèrent vers le nord. Appelés par le chef de l’Oungou pour combattre le puissant chef des Ouarori, les Ouatouta vainquirent non-seulement ces derniers, mais s’emparèrent du territoire de l’imprudent qui avait imploré leur assistance. Chassés à leur tour de l’Oungou par le fils du dépossédé, ils s’étaient retirés sur la rive méridionale du Malagarazi, lorsqu’en 1855 le chef de l’Ouvinza réclama leur aide pour s’emparer de l’Ouhha, dont le chef venait de mourir. Les Ouatouta s’empressèrent de répondre à cette demande, franchirent le Malagarazi et ravagèrent tout le territoire compris entre le fleuve et la rive nord du lac ; puis alléchés par l’espoir du butin, ils attaquèrent le Mséné, l’un des centres commerciaux des Arabes, et il ne fallut rien moins que le feu continu de ceux-ci pendant huit jours pour repousser les assaillants. Malgré cet échec, les Ouatouta se replièrent sur l’Ousoui, qu’ils attaquèrent au commencement de 1858. Quelques mois plus tard, ils marchèrent sur l’Oujiji, après avoir pillé le Goungou, et se disposaient à s’emparer de Kaouélé, dont les Arabes étaient absents. Mais ces derniers revinrent en toute hâte défendre leurs marchandises, et, grâce à leurs nombreux mousquets, triomphèrent des envahisseurs. Aujourd’hui (1859) le territoire de cette race turbulente est limité au nord par l’Outoumbara, au sud par le district de Mséné, à l’ouest par le méridien de l’Ouilyankourou, à l’ouest par les highlands de l’Ouroundi.

« D’après les Arabes, les Ouatouta dédaignent l’agriculture et n’ont pas de résidence fixe. Ils errent d’un lieu à un autre, campent sous les arbres, où ils déroulent tout simplement une natte, et recherchent les pâturages les plus fertiles, afin d’y conduire leurs troupeaux. Un petit nombre portent le vêtement d’écorce, mais ils se bornent en général au plus humble tribut qu’on puisse payer à la décence. Pour exécuter leurs razzias, ils se réunissent par bandes nombreuses, sont suivis d’une quantité de bœufs chargés des femmes, des enfants, des bagages, et dont les cornes sont ornées de bracelets et de fil de laiton, qui constituent l’avoir de leurs propriétaires. Les femmes portent les armes de leurs maris et prennent, dit-on, part au combat. D’une bravoure incontestable, ces bandits méprisent la javeline et les flèches ; ils se battent de près avec de courtes lances qu’ils gardent à la main, et, suivant l’expression des Arabes, « ils manœuvrent comme « les Francs. » Formant un corps de plusieurs milliers d’individus, ils marchent sur quatre ou cinq lignes de profondeur et s’efforcent d’envelopper l’ennemi. Il est rare qu’ils se débandent ; en cas d’échec, ils se retirent, et leur défaite n’est jamais une déroute. Pas de cri de guerre parmi eux, pas de tumulte au moment du combat ; les ordres se transmettent par le sifflet, et le silence est observé dans les rangs. Le chef, dont l’enseigne est un tabouret d’airain, s’assied pendant la bataille. Il est assisté d’un conseil de quarante ou cinquante membres qui l’entourent pendant le combat ; son pouvoir est du reste fort limité, si l’on en croit la tribu, qui se vante de son autonomie.

« Après la lutte, les Ouatouta ne s’occupent ni des blessés, ni des morts, et n’emportent comme trophée de leur victoire aucun des restes de leur ennemi. Hospitaliers en dépit de leurs brigandages, ils accueillent l’étranger avec honneur, et lui demandent tout d’abord s’il les a vus de loin, c’est-à-dire s’il a entendu parler de leurs prouesses ; la réponse négative est, dit-on, un casus belli envers la tribu à laquelle appartient l’ignorant.

Le bassin du Maroro (voir la carte). — Dessin de Lavieille d’après Burton.

« Citons pour mémoire, parmi cette population lacustre, les habitants de l’Oubouha, gens inoffensifs dont le district est simplement une clairière au milieu des jungles, et qui, malgré leur pauvreté, préfèrent la rassade à toute autre chose. Ils sont laids, crépus et noirs, s’habillent de peaux de bête ou d’écorce, et ne quittent jamais leurs armes, ce qui ne les empêche pas d’être opprimés par leurs voisins. Enfin il faut noter les Ouahha qui, dispersés par les Ouatouta, se sont réfugiés les uns entre l’Ounyanyembé et le Tanganyika, les autres dans les montagnes de l’Ouroundi. Beaucoup mieux de visage que les précédents, la peau infiniment plus claire, ils n’en sont pas moins méprisés. Suivant les Arabes, ils viennent des régions du sud, où la traite a son siège le plus ancien dans l’est de l’Afrique. Du reste, ils se vendent fort cher à Mséné, et leurs chefs de noble origine descendent à ce qu’il paraît des rois de l’Ounyamouézi[2]. »



Installation à Kaouélé. — Visite de Kanéna. — Tribulations. — Maladies. — Sur le lac. — Bourgades de pêcheurs. — Ouafanya — Le chef Kanoni. — Côte inhospitalière. — L’île d’Oubouari. — Anthropophages. — Accueil flatteur des Ouavira. — Pas d’issue au Tanganyika. — Tempête. — Retour.


« Mon premier soin, dès que je fus installé dans la maison d’Hamid, à Kaouélé, fut d’en purifier l’intérieur en y brûlait de la poudre et de l’assa fœtida ; j’en réparai la toiture, et avec l’assistance d’un ouvrier de la côte, je me fis en bois deux espèces de divans qui me servirent de siège et de table ; enfin j’établis une banquette d’argile tout autour de la chambre. Mais ce dernier meuble ne fut qu’à l’usage des fourmis, dont les légions s’y pressaient chaque matin ; la toiture, malgré la couche supplémentaire dont nous l’avions enduite, n’en laissa pas moins filtrer l’eau comme une passoire, le plancher se parsema de flaques profondes, des masses de boue se détachèrent du plafond et des murailles, et la moitié de l’édifice s’écroula par une violente averse.

« Le lendemain de mon installation dans cette demeure, j’avais reçu la visite de Kannéna, chef de Kaouélé, feudataire de Rousimba, sultan de l’Oujiji. Il y avait deux mois que le chef précédent était mort, laissant un fils dans sa dixième année ; Kannéna, l’un de ses esclaves, avait su plaire aux nobles veuves et s’était fait adjuger la tutelle du mineur. Il se présenta vêtu de drap fin, coiffé d’un turban de soie, qu’il avait emprunté à l’un de mes Béloutchis, afin de produire sur moi une impression favorable ; il en fut pour ses frais ; je n’ai jamais vu personne qui me déplût davantage : un courtaud ramassé, bouffi, la peau noire tatouée d’une façon grotesque, les pieds larges et plats, emmanchés de gros moignons, le front bas, étroit, les sourcils froncés, l’air maussade, un nez de silène, des lèvres informes et pendantes, une bouche perfide. Cet ignoble personnage fut néanmoins d’une politesse remarquable ; il me présenta, comme délégués du grand Rousimba, pour la perception du tribut, deux gentilshommes couverts de tabliers d’écorce, les plus étroits, les plus crasseux qu’on pût voir, et portant chacun une hache d’arme en miniature. « Lorsque j’eus expédié le laiton et la rassade qui m’avaient été demandés, et qu’en échange j’eus reçu du grain (environ le dixième de la valeur de mes présents), Kannéna parla de commerce, et pour engager les affaires, il me fit bientôt porter une dent d’éléphant de soixante-dix à quatre-vingts livres. Je la lui renvoyai aussitôt, et lui dis que je ne faisais pas de trafic. J’avais tort ; je conseille à mes successeurs de se faire passer pour négociants ; c’est la seule manière d’expliquer son voyage aux indigènes, qui autrement se perdent en conjectures à votre égard, et s’effrayent de vos intentions ; pas de meilleur prétexte pour pénétrer dans des lieux inconnus, et c’est un motif pour qu’on vous fasse bon accueil, puisqu’on a intérêt à vous attirer dans le pays.

Instruments et ustensiles des Ouajiji. — D’après Burton.

« La réponse que je fis à Kannéna éveilla donc la défiance dans l’esprit des Ouajiji : « Les fainéants ! » s’écria ce peuple mercantile ; et je fus prié de déguerpir beaucoup plus vite que je ne l’aurais voulu. J’offris de donner, pour ne rien vendre, ce que les autres payaient pour droits de trafic ; on exigea quatre bracelets et six pièces de cotonnade ; je m’exécutai ; Kannéna et ses gens n’en montrèrent pas moins de mauvaise humeur. Un vieillard qui me renseignait sur le pays fut menacé de la verge ; les deux ânes qui me restaient reçurent maint et maint coup de lance ; tous les effets du jémadar furent volés impunément ; les veuves du feu chef, à qui appartenaient les seules vaches qu’il y eût dans le village, nous retirèrent peu à peu la ration de lait qu’elles nous donnaient dans le principe, et l’on en vint à dévaliser les Béloutchis eux-mêmes, pour les punir de nous avoir amenés dans le pays. Nos héros parlèrent d’abord de tout pourfendre, et mirent flamberge au vent ; mais la réflexion leur fit sentir les avantages de la paix, et ils finirent par m’importuner, au point que je rachetai les objets qu’on leur avait dérobés.

« Cela ne suffit pas : mes insatiables réclamèrent une gratification ; je la leur avais presque promise ; d’ailleurs j’étais mécontent de la plupart, et, dans ce pays exceptionnel, toute mauvaise action attend sa récompense. On ne déplaît, disent les Orientaux, qu’à l’individu qu’on a le pouvoir d’offenser, et qui n’a pas celui de vous punir : premier mérite. Secondement, l’offenseur peut être amené à résipiscence par les présents qu’il reçoit, tandis qu’un homme dont vous êtes complètement satisfait ne peut qu’être gâté par les cadeaux et les louanges. Il fallut donc se soumettre : les Béloutchis reçurent quarante-cinq pièces de cotonnade, qui furent immédiatement converties en esclaves ; huit jours après, ceux-ci avaient pris la fuite, laissant à leurs propriétaires le regret de les avoir perdus, et le vain désir de les remplacer.

« Dès les premiers jours l’humidité du climat nous éprouva beaucoup ; peut-être aussi l’abondance des vivres entraîna-t-elle quelques excès de notre part : toujours est-il que j’étais presque aveugle et d’une faiblesse à ne pouvoir ni parler ni me soutenir ; le capitaine Speke joignait à une ophthalmie douloureuse une contraction des muscles du visage qui le forçait à manger latéralement comme un bœuf qui rumine. Valentin avait de même la bouche de travers, et presque perdu la vue ; Gaëtano s’était donné la fièvre à force d’indigestions ; les Béloutchis, trop paresseux pour se construire une case, se plaignaient de grippe, de douleurs de poitrine, et avaient le caractère aussi malade que les poumons et la gorge ; mais nos travaux étaient en souffrance, et il fallait secouer sa léthargie.

Riverains de Tanganyika, côté ouest. — D’après Burton.

« D’après les renseignements qu’on nous avait donnés, les eaux du lac se déchargeaient au nord par le canal d’une rivière importante ; et malgré l’effroi qu’inspiraient à Kannéna lui-même les peuplades qui habitent ces parages, j’étais bien résolu à visiter cet intéressant cours d’eau. Je finis par obtenir que le chef nous permît de l’accompagner dans une croisière qu’il se disposait à entreprendre, et je lui promis une récompense considérable s’il nous conduisait jusqu’à l’issue en question ; comme gage de cette promesse, je lui jetai sur les épaules deux mètres de drap écarlate, qui firent trembler ses lèvres de joie, en dépit de ses efforts pour cacher son ravissement. J’avais loué deux canots, l’un de soixante pieds de longueur sur quatre de large, l’autre à peu près le tiers de cette dimension ; outre la somme exorbitante que j’avais déboursée pour le loyer de ces pirogues, il fallut donner au capitaine et à l’équipage, non-seulement le pain quotidien, mais quatre-vingts pièces de cotonnade, et une profusion de grains de verre bleus et de perles de porcelaine rouge, qui sont les plus estimées dans le pays. Après des querelles sans nombre, il fut décidé que nous aurions trente-trois hommes pour manœuvrer le grand canot, vingt-deux pour le second, beaucoup plus qu’il n’en fallait pour notre agrément personnel ; nous y ajoutâmes nos deux Goanais, les deux porte-fusils, et trois Béloutchis. Le 9 avril apparut Kannéna, suivi de ses gardes et de ses mariniers, accompagnés de leurs femmes et de leurs filles, dont l’infernal charivari me grince encore dans les oreilles. Les équipages avaient été réunis, payés et rationnés, mais chacun ne pensant qu’à ses propres affaires, on ne put s’entendre au sujet de la cargaison ; il fallut charger et décharger les pirogues, courir après les rameurs qui s’étaient dispersés, attendre qu’on eût fait ses adieux aux parents, aux épouses et au vin de palme, et ce ne fut que le 11, à quatre heures de l’après-midi, que les pagaies nous éloignèrent de l’île de Bangoué, où l’embarquement avait eu lieu. À peine avait-on quitté le rivage que les expérimentés déclarèrent que les canots étaient trop chargés, et nous fûmes ramenés au fond de la crique. On s’installa sur le sable ; vint une bourrasque effroyable qui renversa ma tente, sans réveiller mes Goanais, dont ma voix, jointe au bruit du vent, ne put rompre le sommeil, et je me rendormis moi-même en bénissant, sous mon enveloppe imperméable, le nom de Mackintosh.

« Le lendemain l’onde était calme, et la flottille se mit en marche à sept heures du matin. Nous côtoyons d’abord un promontoire de terre rouge, où des blocs de grès forment un immense pouddingue ; la côte s’abaisse peu à peu, est couverte de galets, puis d’un sable doré, et sur la pente qui descend au bord de l’eau apparaissent les bourgades des pêcheurs. Placés à l’embouchure des ravins qui déchirent la montagne, ces chétifs établissements sont loin d’être salubres ; la terre y est voilée d’une herbe épaisse et fétide ; ici un bourbier noir, là un ruisseau torrentiel, ou à demi desséché, traverse un groupe de six ou huit cases en forme de ruches, crasseuses et humides, dont les trois pierres du foyer, quelques nattes et des engins de pêche composent l’ameublement. On les reconnaît de loin aux palmiers et aux bananiers qui les entourent, et à de grands arbres, dont la cime étalée supporte les filets et abrite les pirogues que l’on a retirées de l’eau, par crainte de la tempête.

Riverains de Tanganyika, côté sud. — D’après Burton.

« Le 14, nous aperçûmes Ouafanya, situé à la limite méridionale de l’Ouroundi, et qui, dans cette région inhospitalière, est le seul port ouvert aux étrangers ; nous y abordâmes, on tira nos canots sur la grève, nos tentes furent plantées sous un arbre, au sommet d’un monticule, et nous fûmes aussi bien que le permettait une foule insolente et curieuse, dont les rires nous éclataient au visage. Comme tous leurs voisins, les gens d’Ouafanya sont adonnés à la boisson, et leur ivresse est querelleuse et violente ; ils ont néanmoins pour chef un nommé Kanoni qui les tient en respect, et qui au moment de notre arrivée se rendait à sa case avec une certaine pompe. Il était précédé de son étendard (une poignée de longue filasse attachée à une lance, comme la queue de cheval des Turcs, et suivi de quarante ou cinquante guerriers vigoureux, armés de piques, de fortes dagues à double tranchant, d’arcs roides et lourds, et de flèches aiguës. Nous lui payâmes le tribut d’usage et nous reçûmes en retour l’inévitable chèvre.

« Malgré l’insalubrité du climat, qui passe alternativement d’un froid humide à une chaleur moite et suffocante, les pirogues, dont l’équipage est nombreux et bien armé, s’arrêtent à Ouafanya pour y acheter des provisions ; les chèvres et la volaille y sont grasses, le manioc, le sorgho à bas prix, et l’huile de palme abondante. C’est là qu’on trouve les meilleures pagaies, et l’on y achète les jupes d’écorce un tiers de moins que dans l’Oujiji.

Le bassin du Kisanga (voir la carte). — D’après Burton.

« L’inhospitalité des peuplades qui habitent plus au nord ne permettant pas d’ouvrir avec elles des relations commerciales, ni de franchir leur territoire, c’est a Ouafanya qu’on s’éloigne de la côte pour traverser le lac. À cette latitude le Tanganyika est divisé par l’île d’Oubouari, celle que probablement a indiquée l’historien portugais de Barros. On découvre cette île deux jours avant d’y arriver, mais à cette distance elle n’est qu’un point vaporeux, en raison de l’humidité de l’atmosphère ; d’Ouafanya, elle présente un profil clair et net, dont la direction est au nord-est, et la pointe septentrionale à quatre degrés sept minutes latitude sud. Oubouari est un rocher de vingt à vingt-cinq milles géographiques de longueur, sur quatre ou cinq de large à l’endroit de sa plus grande étendue ; le grand axe en est renflé à dos d’âne, et tantôt la roche s’incline en pente douce vers la surface du lac, tantôt elle se dresse en falaise abrupte, déchirée par des gorges plus ou moins étroites ; verte du sommet à la base, l’Oubouari est enveloppée d’une végétation peut-être encore plus riche que celle du rivage ; en maint endroit le sol y paraît soigneusement cultivé ; mais les étrangers n’y abordent qu’avec défiance : ils croient toujours que les fourrés y cachent d’âpres chasseurs en quête de proie humaine. Néanmoins le 19 avril nous en gagnâmes la côte orientale ; nous descendîmes sur la ligne étroite de sable jaune qui borde tous les rivages de cette région, et nous étant dirigés vers Mzimou, nous y trouvâmes une foule d’insulaires accourus pour échanger de l’ivoire, des esclaves, des chèvres, du grain et des légumes, contre du sel, des colliers, du cuivre et de l’étoffe. Les Ouabouari forment une race particulière et peu avenante ; un manteau d’écorce, imitant la peau du léopard, couvre l’épaule des hommes, dont les cheveux sont retenus par une torsade faite avec de l’herbe, et qui, au lieu du fil de laiton en usage parmi toutes ces tribus, portent des bracelets et des ceintures d’écorce de rotang. Les femmes séparent leur chevelure en deux touffes latérales, et sont vêtues d’une peau de chèvre ou d’un petit jupon d’écorce ; celles des chefs sont chargées d’ornements, et comme les dames d’Ouafanya, elles ne sortent pas sans une canne à pomme de bois ou d’ivoire, et qui a cinq pieds de long.

« Dans la soirée, nous doublâmes la pointe septentrionale de l’île, et le lendemain, après avoir relâché à Mtouhoua, nous nous dirigeâmes vers la côte occidentale du lac, située environ à quinze milles d’Oubouari. À Mourivoumba, l’endroit où nos canots abordèrent, les montagnes, les crocodiles, la malaria et les indigènes sont également redoutés ; trop indolent pour tirer parti du sol le plus fertile du monde, ces malheureux sont anthropophages ; ils se nourrissent de charogne, de vermine, de larves et d’insectes, plutôt que de se livrer à l’agriculture ou à l’élève du bétail, et poussent la paresse jusqu’à manger l’homme cru ; au moins sur la côte les Ouadoé le rôtissent.

Passe de l’Ouzagara. — D’après Burton.

« Le 24 avril, nous quittions ces cannibales, que leur faiblesse et leur timidité rendent moins dangereux pour les vivants que pour les morts, et nous continuâmes à longer la côte occidentale du lac. Après dix heures de course nous atteignîmes la partie sud de l’Ouvira, dont les habitants sont polis, et où le négoce reprend son cours. La foule salua notre arrivée par des chants et des acclamations accompagnés du son des cors, des tambours, des flûtes et des timbales. Les capitaines de nos pirogues répondirent à cet accueil flatteur par une danse analogue à celle des ours, qu’ils exécutèrent sur la grève, tapissée de nattes pour la solennité. Nos rameurs, pendant ce temps-là, découvrant leurs mâchoires par une grimace qui voulait être un sourire, frottaient leurs pagaies contre les flancs des pirogues. Cet usage vient sans doute de l’habitude où l’on est dans cette région de se saluer en se frictionnant les côtes avec les coudes.

« Nous avions atteint la dernière station où les marchands arabes aient pénétré. En face de nous, se dressaient les montagnes inhospitalières de l’Ouroundi, qui paraissent se prolonger au delà des bords du lac, et c’est à peine si le Tanganyika avait encore sept ou huit milles de largeur. Les trois fils du chef étant venus me visiter, je les questionnai au sujet de la rivière ; ils la connaissaient tous les trois, et voulaient m’y conduire, mais ils m’affirmèrent, avec tous ceux qui étaient présents, que le Rousizi, au lieu de sortir du lac, y apporte ses eaux ; ainsi tombait l’espoir que j’avais eu de découvrir en cet endroit la source cachée du Nil. Je ne renonçais pas, cependant, à l’intention d’explorer la côte septentrionale du lac ; mais lorsque je voulus réaliser ce désir, personne ne consentit à venir avec moi ; les fils du chef se récusèrent quand je les mis en demeure d’exécuter leur promesse, et Kannéna s’enfuit de ma tente dès que je lui rappelai ses engagements. Il fallait s’y résigner et revenir au point de départ.

« Le 5 mai nous touchions à la côte orientale de l’île. Le 10, le ciel était sombre, la chaleur étouffante, de sourds grondements accompagnés d’éclairs livides s’échappaient des nuages, serrés en ligne vers le nord, et qui à l’ouest, décrivaient un arc au-dessus des montagnes.

Le tonnerre seul interrompait le silence ; tout présageait la tempête. Nous n’en quittâmes pas moins la baie de Mzimou au coucher du soleil ; pendant deux heures nous côtoyâmes le rivage, puis nos pirogues furent lancées hardiment vers la rive opposée, et les montagnes de l’ouest diminuèrent rapidement à nos yeux. Un vent froid traversa tout à coup l’obscurité croissante, et les éclairs de plus en plus vifs semblèrent rendre les ténèbres palpables ; le tonnerre, répété par les mille échos des gorges voisines, éclata et rugit de tous les points du ciel ; les faisceaux de lances, plantées dans-les pirogues, la pointe haute, appelaient la foudre ; les vagues se soulevèrent, la pluie tomba en larges gouttes, puis en nappes torrentielles. Les rameurs, bien qu’aveuglés par les éclairs et l’averse, n’en restèrent pas moins fermes à leur poste ; mais de temps à autre le cri : « Oh ! ma femme ! » proféré d’une voix gémissante, annonçait l’agonie intérieure ; Bombay, voltairien quand le ciel était calme, passa la nuit à se rappeler ses prières ; et protégé par mon mackintosh, je me demandais avec Hafin quel souci avaient de notre péril ceux qui en toute sécurité dormaient sur le rivage. Par bonheur, la pluie fit tomber le vent et les vagues, sans quoi notre esquif eût infailliblement sombré.

Végétation de l’Ougogi. — Dessin de Lavieille d’après Burton.

« Le Tanganyika, dont le nom signifie réunion des eaux, s’étend du troisième degré vingt-cinq minutes au septième degré vingt minutes latitude sud. Sa longueur totale est d’environ deux cent cinquante milles géographiques, et sa plus grande largeur de vingt à vingt-cinq milles. D’une forme irrégulière, il suit une ligne parallèle à celle de l’action volcanique, dont l’effet s’est manifesté de Gondar au mont Njésa, paroi extérieure du Nyassa. Les montagnes qui l’entourent forment une enceinte continue, dont l’élévation peut varier de six cents à neuf cents mètres, et dont les versants inférieurs sont couverts d’une végétation épaisse. Situé à cinq cent soixante-quatre mètres au-dessus du niveau de la mer, il se trouve à six cents mètres au-dessous du plateau adjacent (l’Ounyamouézi) et de la surface du Nyanza d’Oukéréoué, différence de niveau qui empêcherait toute connexion entre ces deux lacs, alors même qu’ils ne seraient pas séparés par des montagnes. L’eau du Tanganyika paraît douce et pure au voyageur, qui a été pendant longtemps réduit à l’eau saumâtre ou fangeuse de la route ; mais les riverains lui préfèrent celle des fontaines qui sourdent sur ses bords. Ils prétendent que l’eau du lac n’étanche pas leur soif ; ils ajoutent qu’elle corrode le cuir et le métal avec une puissance exceptionnelle. La teinte de cette masse transparente est normalement de deux couleurs : l’une, un vert de mer ; l’autre, un bleu tendre. Pendant le jour, la nuance en est généralement claire et laiteuse, comme on le remarque dans les mers des tropiques ; le vent s’élève-t-il, bientôt les vagues se gonflent, écument, surgissent d’un fond trouble et verdâtre, et l’aspect en est aussi menaçant que possible. Les vents périodiques qui soufflent sur le Tanganyika sont le sud-est et le sud-ouest. La brise de terre et de mer s’y fait sentir presque aussi distinctement que sur les rivages de l’océan Indien. Le vent du matin vient du nord, pendant le jour il est variable, et le soir un souffle léger s’élève des eaux. Les courants de l’atmosphère y sont nombreux, et leur action brusque est souvent désastreuse ; les rafales, qui se heurtent en se croisant, gonflent les vagues et les entraînent en certains endroits à six ou sept mètres du point ordinaire ; c’est peut-être ce phénomène que les Arabes ont pris pour des effets de marée. Les indigènes n’ont pas trouvé le fond du lac ; les Arabes n’y sont parvenus que près des rives. Ces dernières plongent dans l’eau bleue par une pente rapide et forment sous l’eau des bords une couche de sable et de galets. On aperçoit quelques récifs dans le voisinage de la côte, mais on ne rencontre ni écueils, ni bas-fonds une fois qu’on est en pleine eau ; et bien que les îles soient assez nombreuses à la marge du lac, il paraît ne s’en trouver qu’une seule dans la nappe centrale. »

Rocher de l’Éléphant près du cap Gardafui.

Trois jours après, toute la flottille arrivait saine et sauve à Kaouélé, d’où nos voyageurs partaient le 26 mai pour reprendre la route qui les avait amenés de la côte. Le 20 juin ils rentraient à Kazeh, où Snay ben Amir les recevait avec sa générosité ordinaire. Là, tous les membres de la caravane subirent l’influence du climat : fièvre tierce ou quotidienne, maladies de foie et de poitrine, rhumatismes, ophthalmies, surdité, ulcérations, prurigo. Burton, cependant, payant à chacun de ces maux un tribut plus fort qu’aucun de ses compagnons, fut cloué pendant plusieurs mois sur un lit de douleurs. Le délai qui s’ensuivit forcément permit au capitaine Speke de pousser une pointe de trois cent soixante kilomètres, droit au nord, jusqu’au Nyanza d’Oukéréoué, qui, d’après les Arabes, est plus étendu que le Tanganyika. Speke était de retour le 25 août, et le 26 septembre la caravane se remettait en marche à travers les jungles, les marais, les torrents, les forêts, les déserts, les vallées et les montagnes où serpente le sentier que nous connaissons. Enfin le 3 février les voyageurs se retrouvaient au bord de l’Océan, et ils débarquaient à Zanzibar le 4 mars 1859.

Traduit par Mme H. Loreau.




Bien que dans la relation dont nous venons d’offrir un extrait aux lecteurs du Tour du monde, le capitaine Burton, cédant à un sentiment dont nous ne sommes ni les appréciateurs ni les juges, ait cru devoir garder le silence sur les découvertes personnelles du capitaine Speke, ce sont celles-ci surtout qui ont éveillé l’attention du monde savant ; car, plus spécialement que les autres résultats de l’expédition des deux Anglais, elles se rattachent au problème imposé depuis deux mille ans aux investigations des géographes : la recherche des sources du Nil.

Lorsque le 3 août 1858, après vingt-cinq jours de marche pénible, à travers une région que jamais encore n’avait foulée un pied européen, le capitaine Speke, du haut d’une colline, découvrit l’immense nappe d’eau de l’Oukéréoué, il put, d’un seul coup d’œil, reconnaître la véracité des assertions de ses guides arabes. Il avait devant lui un, lac beaucoup plus vaste que le Tanga nyika, si large, de l’est à l’ouest, qu’on ne pouvait en distinguer les deux rives, et si étendu, du sud que personne n’en connaissait la longueur.

Le capitaine Speke trouva deux degrés trente minutes pour la latitude de l’extrémité sud de cette mer intérieure, et s’assura que son niveau dépassait de onze cent quarante mètres celui de l’Océan. D’après des renseignements obtenus d’un grand nombre de ces riverains, son extension au nord de l’équateur ne peut être non plus au-dessous de deux degrés et demi, et de cette extrémité septentrionale s’échappe un cours d’eau qui, prolongé d’un degré ou deux encore, doit forcément rejoindre soit le Nil Blanc dans les environs de Kondokoro ou de Bélénia, derniers points atteints par les voyageurs venus d’Égypte et de Nubie, soit un des nombreux canaux encore inexplorés qui viennent rejoindre le Bahr-el-Abiad, dans le voisinage du lac Nu. La relation suivante, qui nous est adressée de Khartoum par notre collaborateur M. Lejean, se relie à cette hypothèse, en réduisant le Saubat, dans lequel pendant longtemps on a voulu voir un des bras principaux du haut Nil, aux proportions d’un affluent assez modeste.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 305 et 321.
  2. C’est parmi les sauvages riverains de l’extrémité méridionale du Tanganyika que le jeune voyageur allemand Roscher, qui venait d’explorer les rives encore ignorées du Nyassa et l’espace non moins inconnu qui sépare ce lac du Tanganyika, a été lâchement assassiné pendant son sommeil au commencement de la présente année (1860).