Le Vieillard des tombeaux/Conclusion

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 411-414).




CONCLUSION.


J’avais résolu de m’épargner la peine de faire un chapitre de conclusion, m’en rapportant à l’imagination du lecteur pour tous les arrangements qui suivirent nécessairement la mort de lord Evandale, mais, comme je savais que je ne pourrais justifier par aucun exemple une innovation qui pourrait paraître aussi convenable à l’écrivain qu’au lecteur, j’étais, je le confesse, dans une étrange perplexité, lorsque, par bonheur, je reçus une invitation pour prendre le thé, de la part de Marthe Buskbody, qui, depuis environ quarante ans, exerce la profession de marchande de mode à Gandercleugh et ses alentours. J’acceptai avec empressement un tel honneur. Connaissant son goût pour les ouvrages du genre de celui-ci, je la priai de parcourir mon manuscrit le matin du jour où je devais me rendre chez elle, et de m’éclairer de l’expérience qu’elle devait avoir acquise en épuisant les trois cabinets de lecture qui existent à Gandercleugh et les deux villes voisines. Le soir, lorsque j’arrivai chez elle le cœur palpitant, je la trouvai disposée à me faire beaucoup de compliments.

« Je n’ai jamais été si touchée par aucun roman, » me dit-elle en essuyant les verres de ses lunettes, « si j’en excepte l’Histoire de Jimmy et Jemy Jessimy, qui, à vrai dire, est le pathétique même ; mais, croyez-moi, il faut renoncer à votre projet de supprimer la conclusion. Vous pouvez, dans le cours de votre ouvrage, ménager aussi peu qu’il vous plaira la susceptibilité de nos nerfs ; mais, à moins d’avoir le génie de l’auteur de Julie de Boubibné, vous ne pouvez laisser le dénouement dans un nuage. Jetez sur le dernier chapitre un rayon de soleil : cela est absolument indispensable. — Rien ne me serait plus facile que de me conformer à ce que vous me demandez, mademoiselle, car, en vérité, les personnages auxquels vous avez eu la bonté de vous intéresser ont vécu long-temps heureux ; ils ont eu beaucoup d’enfants et… — Il n’est pas nécessaire, monsieur, » reprit-elle avec un petit geste d’impatience, « d’entrer dans tous les détails de leur bonheur conjugal. Mais quel inconvénient trouvez-vous à nous dire en peu de mots qu’ils ont vécu heureux ? — Songez bien, mademoiselle, que plus un roman approche de la conclusion, moins il devient intéressant. On pourrait le comparer à votre thé, excellent hyson pourtant, qui est nécessairement plus faible et plus insipide à la dernière tasse, si bien que le plus gros morceau de sucre ne pourrait suppléer à la saveur qu’il a perdue. Ainsi, une narration qui déjà a cessé d’intéresser, devient tout à fait fastidieuse lorsque l’auteur y ajoute le détail de circonstances prévues d’avance, épuisât-il, pour les raconter, toutes les richesses d’un style fleuri. — Tout cela ne signifie rien, monsieur Pattieson ; vous avez, je puis le dire, brusqué votre dénoûment. Je souffletterais la dernière apprentie qui terminerait un bonnet avec si peu de façons ; et je vous déclare que vous ne serez pas considéré comme ayant rempli votre tâche, si vous ne nous racontez tout ce qui se passa au mariage d’Édith et de Morton, et si vous ne nous dites ce que devinrent tous les autres personnages, depuis lady Marguerite jusqu’à Goose-Gibbie. — Eh bien, mademoiselle, j’ai tous les matériaux propres à satisfaire votre curiosité, à moins qu’elle ne veuille descendre jusqu’aux plus minutieux détails. — Premièrement donc, car c’est là l’essentiel, lady Marguerite rentra-t-elle en possession de sa fortune et de son château ? — Oui, mademoiselle, et de la manière la plus simple, c’est-à-dire en qualité d’héritière de son digne cousin Basile Olifant, qui, étant mort sans avoir fait de testament, non seulement rétablit, mais même augmenta la fortune de ceux que, durant sa vie, il avait poursuivis avec la malice la plus envenimée. John Gudyill, rétabli dans sa charge, se montra plus important que jamais : et Cuddie, avec un transport de joie inexprimable, reprit la culture des champs de Tillietudlem, et rentra dans son ancienne métairie ; mais, avec la prudence un peu timide que vous lui connaissez, jamais il ne se vanta d’avoir tiré l’heureux coup de fusil qui avait rouvert à sa maîtresse et à lui-même les portes de leur première habitation. « Après tout, » dit-il à Jenny qui était son unique confidente, « Basile Olifant était le cousin de milady et un grand seigneur ; et quoique, suivant moi, il ait agi illégalement, car il n’exhiba aucun ordre, et ne fit à lord Evandale aucune sommation de se rendre, quoique je n’aie pas plus de remords de l’avoir tué que s’il n’était qu’un coq de bruyère, le plus sûr est de garder là-dessus un profond silence. » Il ne s’en tint pas là ; car il imagina un conte assez ingénieux par lequel il attribuait ce fait à John Gudyill, ce qui lui valut plus d’un verre d’eau-de-vie de la part du vieux sommelier ; car, bien différent en cela de Cuddie, il avait une forte propension à exagérer ses prouesses militaires. La vieille femme aveugle fut traitée d’une façon très-convenable, aussi bien que la petite fille qui avait servi de guide à Morton. — Mais tout cela n’a aucun rapport avec le mariage du héros et de l’héroïne ? » reprit miss Buskbody en frappant avec impatience sur sa tabatière. — « Le mariage de Morton et de miss Édith Bellenden fut différé de quelques mois, car la mort de lord Evandale les avait plongés dans une profonde affliction ; mais enfin ils se marièrent. — Avec le consentement de lady Marguerite, j’espère, monsieur ? J’aime les ouvrages qui enseignent aux jeunes personnes à témoigner à leurs parents la déférence convenable. Dans un roman, elles peuvent contracter un attachement de cœur sans leur aveu, parce que cela est indispensable pour nouer l’intrigue ; mais il est aussi indispensable qu’elles l’obtiennent au dénoûment. Le vieux Delville lui-même accepte pour bru Cecilia, malgré la bassesse de sa naissance. — Et ainsi fit lady Marguerite, quoiqu’elle eût bien de la peine à oublier que le père de Morton avait été un covenantaire. Mais Édith était sa seule espérance, elle voulait la voir heureuse ; Morton, ou Melville Morton, comme on l’appelait le plus ordinairement, jouissait dans le monde d’une si haute considération, et, sous tous les rapports, était un parti si convenable, qu’elle surmonta son préjugé, et se consola en pensant que le destin règle les mariages, comme le lui avait fait observer Sa très-sacrée Majesté Charles II d’heureuse mémoire, quand elle lui avait montré le portrait de son grand-père Fergus, troisième comte de Torwood, le plus bel homme de son temps, et celui de la comtesse Jeanne, sa deuxième femme, qui était bossue et borgne. « Oui, disait-elle, telle fut l’observation que voulut bien faire Sa Majesté dans la matinée mémorable où elle daigna prendre son déjeuner. — Ah ! »dit miss Buskbody m’interrompant de nouveau ; « si elle invoqua une telle autorité pour consentir à une mésalliance, il n’y a plus rien à dire. Et que devint la vieille mistress… comment la nommez-vous, la gouvernante ?… — Mistress Wilson ? De tous les personnages elle fut peut-être la plus heureuse ; car une fois l’an, et pas davantage, M. et madame Melville Morton dînaient, en cérémonie, dans le salon lambrissé, toutes les tapisseries déroulées, le tapis étendu à terre, et l’énorme chandelier à bras placé sur la table, avec des branches de lauriers tout autour. Les préparatifs pour ce grand jour l’occupaient six mois d’avance, et le soin de tout remettre en place prenait six autres mois : si bien qu’un seul jour de fête suffisait pour la préoccuper toute l’année. — Et Niel Blane ? — Il vécut jusqu’à un âge très-avancé, buvant de l’ale et de l’eau-de-vie avec les voyageurs de toutes les sectes religieuses, jouant des airs whigs ou jacobites, selon qu’il plaisait à ses hôtes, et mourut si riche, que Jenny épousa un cock-laird[1]. J’espère, mademoiselle, que vous n’avez pas d’autres questions à m’adresser ? car réellement… — Et Goose Gibbie, monsieur ? Goose Gibbie dont les services ont été si utiles et si funestes tout ensemble à vos personnages principaux. — Considérez, je vous prie, ma chère miss Buskbody (pardon de la familiarité) que Schéhérazade même, cette reine des conteurs, si elle revenait au monde, ne pourrait toujours conter. Je ne puis rien vous affirmer positivement sur le sort de Goose Gibbie, mais j’ai des raisons de le croire le même qu’un certain Gilbert Dudden, autrement Calf Gibbie, qui fut fouetté dans les rues d’Hamilton pour avoir volé de la volaille.

Miss Buskbody plaça son pied gauche sur la grille de la cheminée, croisa sa jambe droite sur son genou, se renversa sur sa chaise, et fixa ses regards sur le plancher. Cette attitude contemplative me fit craindre qu’elle ne se préparât à me faire subir un nouvel interrogatoire, et, prenant mon chapeau, je lui souhaitai le bon soir avant que le démon de la critique lui eût suggéré de nouvelles questions.

De même, aimable lecteur, vous remerciant de la patience qui vous a porté à me suivre si long-temps, je vous quitte et vous fais mes adieux  ; jusqu’au revoir.


  1. Propriétaire de biens de campagne.