Le chien d’or/I/11

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 133-149).


CHAPITRE XI.

BIENVENUE AU SOLDAT.

I.

Elle entendit alors des voix qui s’unissaient dans de chaleureuses félicitations : la voix de sa tante surtout. Elle reconnut bien celle du colonel Philibert, parce que les autres lui étaient familières. Soudain, quelqu’un s’élança dans le grand escalier. Elle attendit tremblant dans son doux espoir. Le Gardeur se précipita, les bras ouverts et dans un transport d’amitié fraternelle, la pressa sur sa poitrine et baisa son front pur.

— Ô Le Gardeur ! dit-elle en lui rendant son baiser avec une douce affection, et en le regardant avec tendresse et joie, ô mon frère ! comme j’ai soupiré après votre retour ! Enfin, Dieu soit béni ! vous voilà ici ; vous êtes bien ?… n’êtes-vous pas bien ? fit-elle en le regardant d’une façon qui trahissait l’inquiétude.

— Je ne me suis jamais mieux porté, Amélie, répondit-il, — d’un air trop content pour être naturel, et détournant les yeux pour échapper à la curiosité de sa sœur — jamais mieux porté ! Comment ! mais je serais sorti de ma tombe pour venir souhaiter la bienvenue à un ami que je retrouve aujourd’hui après des années de séparation. Ô ! Amélie ! j’ai des nouvelles pour vous !…

— Des nouvelles pour moi ! quelles nouvelles ?

— Devine, reine charmante des bergères, lui dit-il en lui tordant malicieusement une boucle de cheveux qui tombait sur ses épaules, devine, belle magicienne, devine !

— Deviner ? Comment voulez-vous que je devine, Le Gardeur ? Il n’y a pas une heure que mesdames de Grand’maison et Couillard sont venues ici. Croyez-vous qu’elles aient oublié quelque chose ? Je ne suis pas descendue, mais je sais qu’elles se sont bien informées de vous, en passant.

Amélie, avec un grain de la malice de la femme, poussait Le Gardeur.

— Bah ! qui est-ce qui s’occupe de ces vieilles colporteuses de médisances ? Mais vous ne devineriez jamais, Amélie ! il vaut autant vous le dire !

Le Gardeur était tout fier, tout content de la nouvelle qu’il allait apprendre à sa sœur.

— Ayez pitié de moi, mon frère ! parlez tout de suite, vous me piquez ; j’ai l’oreille au guet maintenant.

Elle était bien femme et n’aurait pour rien au monde avoué qu’elle savait Philibert dans la maison.

— Amélie, dit-il en lui saisissant les deux mains comme pour l’empêcher de fuir, j’étais à Beaumanoir, comme tu sais ; l’Intendant a donné une grande partie de chasse, se hâta-t-il d’ajouter en voyant étinceler tout à coup son grand œil noir. Et devine qui est venu au château. Il m’a reconnu ; non, c’est moi qui l’ai reconnu ! Un étranger ! non pourtant, pas un étranger, Amélie !

— Je ne sais pas. Continuez, mon frère. Quel pourrait être cet étranger mystérieux, qui n’était pas étranger du tout ?

— Pierre Philibert, Amélie ! Pierre ! notre Pierre ! tu sais ? Tu te souviens de lui, Amélie ?

— Me souvenir de Pierre Philibert ? Pourrais-je l’oublier quand vous êtes là vivant ? Si nous vous possédons encore, c’est grâce à lui !

— Je sais cela. N’es-tu pas heureuse de son retour, comme je suis heureux moi-même ? lui demanda-t-il en la regardant fixement.

Elle lui jeta ses bras autour du cou, par un élan involontaire ; elle était fort troublée.

— Heureuse ! Oh ! oui, mon frère, je le suis… parce que cela vous fait tant de plaisir !

— Rien que pour cela, Amélie ? ça ne vaut guère la peine.

— Ô mon frère ! je suis heureuse d’être heureuse ! jamais nous ne serons capables de payer à Pierre Philibert la dette de reconnaissance que nous avons contractée.

— Chère petite sœur, fit-il, en l’embrassant, je savais que ma nouvelle te serait agréable. Viens, descendons, Pierre est en bas.

— Le Gardeur, dit-elle. — Elle rougit et hésita — je pourrais parler à ce Pierre Philibert, que j’ai connu autrefois… mais le reconnaîtrai-je dans le vaillant soldat d’aujourd’hui ? « Voilà la différence ! » ajouta-t-elle, en répétant ce premier vers du refrain d’une chanson bien populaire alors dans les deux Frances.

Le Gardeur ne comprenait pas son hésitation.

— Pierre a bien changé, dit-il, depuis le temps où nous portions tous deux la ceinture verte du séminaire. Il est plus grand que moi ; il est plus sage et meilleur. Il l’a toujours été. Mais il a le même cœur noble et généreux qu’il avait quand il était jeune. « Voilà la ressemblance ! » continua-t-il, en tirant malicieusement la chevelure bouclée de sa sœur.

Amélie ne répondit pas, mais lui pressa la main, en le regardant avec douceur. Le chevalier de La Corne, madame de Tilly et le colonel Philibert causaient toujours avec animation.

— Viens, dit-elle, nous allons descendre maintenant. Et joignant l’action à la parole, comme toujours, elle lui prit le bras, descendit le grand escalier et entra dans le salon.

II.

Philibert se leva à l’aspect de cette beauté qui lui apparaissait soudain. C’était bien cette femme gracieuse, cette ravissante créature qu’il avait évoquée dans ses rêves d’amour, pendant ses longues années d’absence, loin de la terre natale !… Elle gardait encore quelque chose de l’enfant charmante qui, les cheveux au vent, courait comme une nymphe dans les bois ombreux de Tilly. Mais quand il comparait la vive et légère jeune fille de ses souvenirs, avec cette grande et superbe femme demi rougissante qu’il voyait devant lui, il doutait, malgré les élans de son cœur, que ce fut elle, son idole, sa bien aimée Amélie.

Le Gardeur le tira d’embarras. Il lui dit d’un air joyeux :

— Pierre Philibert, je te présente une jeune amie d’autrefois, ma sœur.

Philibert s’avança. Amélie fixa un instant sur lui ses beaux grands yeux noirs, et ne l’oublia plus jamais. Elle lui tendit la main avec grâce et franchise. Il s’inclina comme il eut fait devant la sainte Madone.

Les félicitations de madame de Tilly et de La Corne St. Luc, avaient été bien cordiales, affectueuses même.

L’excellente dame avait embrassé Pierre, comme elle eut embrassé un fils, après une longue absence.

— Le colonel Philibert, dit Amélie, et elle faisait un effort prodigieux pour paraître calme, le colonel Philibert est le bienvenu. Son souvenir ne nous avait pas quittés.

Elle regarda sa tante qui sourit et l’assura que c’était vrai.

— Merci ! mademoiselle de Repentigny, répondit le colonel, je vous avoue que je suis bien fier d’apprendre que l’on se souvient de moi ici. C’était l’une de mes espérances les plus caressées : vous la comblez : je suis heureux d’être revenu…

— Allons ! Allons ! Pierre, interrompit de La Corne St Luc, qui s’intéressait à cette petite scène intime, « Bon sang ne ment jamais… » Regarde Amélie : des épaulettes de colonel ! j’ai l’œil perçant, moi, surtout quand je regarde ma jolie filleule ; cependant, j’avoue que je n’aurais pas reconnu notre aimable Pierre, dans ce colonel, si Le Gardeur ne me l’avait présenté, et je pense bien que vous ne l’auriez pas reconnu davantage.

— Merci de votre aimable attention pour moi, parrain, répondit Amélie, toute reconnaissante surtout de l’estime qu’il manifestait pour Pierre ; mais je crois que ma tante et moi, nous n’aurions pas manqué de le reconnaître.

— C’est vrai ! mon Amélie, confirma madame de Tilly, c’est vrai ! Et nous n’avons pas peur, Pierre, — je veux vous appeler Pierre ou rien, — nous n’avons pas peur que vous mettiez de côté, comme hors de mode, vos anciens amis, pour les nouvelles connaissances que vous avez nécessairement faites dans notre capitale.

— Mes connaissances, madame, ce sont celles d’autrefois ; elles ne vieillissent pas pour mon cœur. Je les aime et les respecte. Je me croirais perdu si j’avais à me séparer de l’une d’elles.

— Alors, elles sont plus durables que les tissus de Pénélope, et vous n’êtes pas comme cette reine qui défaisait, la nuit, ce qu’elle avait fait le jour. Parlez-moi de l’amitié qui ne s’use point !

— Pas un fil de mes souvenances ne s’est rompu, pas un ne se brisera jamais, répliqua Pierre en regardant Amélie, qui tenait les mains de sa tante pour trouver un surcroit de forces.

Les femmes ont toujours besoin de s’appuyer sur quelqu’un.

— Morbleu ! quel est ce style de marchand ? s’écria de La Corne : Du fil, des femmes, des tissus ! Il n’y a pour ces choses, Amélie, meilleure mémoire que celle du soldat ; et pour cause. Sur nos frontières sauvages, vois-tu, le soldat est forcé d’être fidèle à ses vieux amis et à ses vieux habits. Il ne peut pas en avoir de nouveaux. J’ai passé cinq ans sans voir un visage de femme, excepté des peaux rouges… Il y en avait d’assez avenantes, soit dit en passant, ajouta le vieux militaire en riant.

III.

— Je connais la galanterie du chevalier de La Corne, remarqua Pierre, elle est incontestable. Un jour que nous avions capturé tout un convoi de femmes de la Nouvelle-Angleterre, il les fit escorter au son du tambour, jusqu’à Grand Pré, et il leur envoya un fût de vin de Gascogne, pour qu’elles pussent fêter mieux leur réunion avec leurs maris.

— Bah ! ces vilaines grues ! Ça n’était rien de drôle ! exclama de La Corne ; elles étaient dignes de leurs chenapans de maris.

— Ce n’était pas l’opinion de ces soldats, répondit Philibert, car ils fêtèrent pendant trois jours leur heureux retour. Au reste, il y avait là des femmes de qualité. Et puis, les santés que ces gens-là burent en votre honneur auraient suffi pour vous immortaliser.

La Corne renvoyait toujours les compliments qu’on lui faisait.

— Tut ! tut ! tut ! mesdames ! fit-il, tout cela est dû à la générosité de Pierre ! Par pure bonté de cœur, il insista pour que ces femmes fussent rendues à leurs maris.

Pour moi, c’était un stratagème de guerre, une idée politique, que cette apparente générosité. Écoutez bien ; suivez mon raisonnement : Je voulais la perte des hommes, et elle arriva comme je l’avais prévue. Ils sortirent trop tard à la réveillée, rentrèrent trop tôt le soir ; ils négligèrent les gardes et les piquets ; puis quand vinrent les longues nuits de l’hiver, ils restèrent à côté de leurs femmes, au lieu d’être avec leurs mousquets, près du feu du bivouac. Alors sonna pour eux l’heure de la destruction. Pendant une tempête horrible, au milieu des tourbillons de neige et dans l’obscurité profonde, Coulon de Villiers marcha avec ses troupes sur leur camp et fit veuves la plupart de ces malheureuses femmes. Elles tombèrent pour la seconde fois entre nos mains. Pauvres créatures ! J’ai vu, ce jour-là, quelle est souvent la triste destinée de la femme du soldat !

— Une larme tremblait dans les cils épais du vieux militaire. — Mais c’est la fortune de la guerre, ajouta-t-il, Et à la guerre, la plus cruelle fortune est la meilleure.

Madame de Tilly porta la main à son cœur pour comprimer son émotion.

— Hélas ! chevalier, dit-elle, les pauvres veuves ! je comprends ce qu’elles ont souffert ! Oui, la guerre a de terribles conséquences, moi aussi je le sais.

— Et que sont devenues ces infortunées ? demanda Amélie tout en pleurs.

Elle aimait ses ennemies, c’était dans son loyal caractère, et personne ne pouvait les aimer plus qu’elle.

— Oh ! nous en avons pris tout le soin possible. Le baron de St-Castin les a gardées dans son château tout l’hiver, et sa fille les a traitées avec un soin, un zèle, une tendresse, qui n’appartiennent qu’aux saints du ciel. Une noble, une adorable fille, va ! Amélie ! la plus belle fleur de l’Acadie, et la plus infortunée… pauvre enfant ! que la bénédiction du Seigneur descende sur elle en quelque lieu qu’elle soit !

IV.

Rarement de La Corne St-Luc avait parlé d’une façon aussi touchante. Il était fort ému.

— Comment est-elle si infortunée, parrain ?

Philibert regardait s’animer la figure et frissonner la paupière de la belle jeune fille, à mesure qu’elle parlait. Son cœur était tout dans son regard.

— Hélas ! répondit de La Corne, j’aimerais mieux ne pas répondre ! j’ai peur de douter du gouvernement moral de l’univers. Mais nous sommes des créatures aveugles, et les voies de Dieu ne nous sont point connues. Que personne ne se vante d’être fort, de crainte qu’il ne tombe ! Nous avons besoin du secours de l’Être suprême pour rester droits et parfaits… Je ne puis songer à cette noble jeune fille sans pleurer ! Oh ! la pauvre enfant ! la pauvre enfant !…

Madame de Tilly le regarda avec étonnement.

— J’ai connu le baron de St-Castin, dit-elle, quand il est venu faire hommage au château St-Louis, pour les terres qui lui avaient été concédées en Acadie. Il était accompagné de sa fille unique, une enfant d’une douceur, d’une grâce, d’une amabilité parfaites. Elle avait juste l’âge d’Amélie. Les dames de la ville s’extasiaient devant cette jolie fleur de mai, comme elles l’appelaient. Au nom du ciel ! qu’est-il donc arrivée à cette chère enfant ? chevalier de La Corne ?

De La Corne St-Luc, fâché contre lui-même d’avoir entamé ce sujet pénible, et peu accoutumé à choisir ses expressions, répliqua brusquement :

— Ce qui lui est arrivé, madame ? Ce qu’il peut arriver de pis à une femme. Elle aimait un homme indigne d’elle… un vilain malgré son rang élevé et les faveurs du roi ; un lâche qui l’abandonna, la trop confiante enfant, seule avec son désespoir… Bah ! c’est la mode de la cour, disent ces gens-là. En effet, le roi a conféré de nouveaux honneurs à ce misérable au lieu de le châtier.

De La Corne ne dit plus un mot et s’éloigna brusquement. Il avait peur de lancer des imprécations au roi comme à son favori.

— Qu’est-elle devenue, cette pauvre fille ? demanda madame de Tilly en s’essuyant les yeux avec son mouchoir.

— Oh ! toujours la même vieille histoire. Elle s’est sauvée de la maison, dans un moment de désespoir, pour n’avoir pas à soutenir le regard de son père qui allait revenir de France. Elle s’en est allée rejoindre les indiens de Ste-Croix, dit-on, et depuis lors, personne n’a plus entendu parler d’elle. Pauvre enfant ! Pauvre enfant !

Amélie rougissait et palissait tour à tour pendant les paroles de son parrain ; elle avait les yeux fixés sur le parquet, et se pressait contre sa tante, comme pour chercher du courage et un appui.

Madame de Tilly éprouvait un vif chagrin. Elle aurait voulu savoir le nom de cet homme haut placé qui avait si lâchement trahi l’infortunée jeune fille.

— Je ne vous dirai pas son nom aujourd’hui, madame. Il m’a été révélé comme un secret. C’est un nom trop élevé pour que la loi l’atteigne, si toutefois nous avons une autre loi que la volonté de la maîtresse du roi. Mais l’épée du gentilhomme est là pour venger l’insulte faite à son maître. Le baron de St-Castin va bientôt arriver pour revendiquer son honneur. Dans tous les cas, j’en jure par Dieu, madame ! le lâche qui a trompé cette jeune fille, saura un jour laquelle de son épée ou de la mienne est la mieux trempée ! Mais bah ! je dis des bravades comme un guerrier indien en face de la mort. L’histoire de ces malheureuses femmes de la Nouvelle Angleterre nous a entraînés au delà de toutes limites.

Madame de Tilly ne pouvait s’empêcher d’admirer le vieux soldat, et elle partageait son indignation.

— Si cette jeune fille était mon enfant, dit-elle, avec attendrissement, toute femme que je suis, je ferais la même chose.

Elle sentit Amélie lui serrer le bras comme pour lui dire qu’elle partageait ses sentiments et son courage.

V.

— Voici Félix Beaudoin qui nous annonce que le dîner est servi, fit madame de Tilly, en montrant un ancien serviteur à cheveux blancs et en livrée, qui saluait profondément, debout, dans la porte.

Le Gardeur et de La Corne St. Luc saluèrent le vieillard avec bienveillance, s’informèrent de sa santé et prirent une prise de tabac dans son antique tabatière. Ces familiarités entre les gentilshommes et leurs domestiques n’étaient pas rares, autrefois, dans la Nouvelle-France. Il est vrai que les serviteurs passaient souvent leur vie dans la même maison. Félix était le majordome du manoir de Tilly. Fidèle, ponctuel et poli, il était traité par sa maîtresse en ami plutôt qu’en serviteur.

— Le dîner est servi, madame, répéta Félix en saluant. Mais, madame aura la bonté d’excuser. La maison a été remplie d’habitants toute la journée.

Les trifourchettes, les doubledents, et tous les meilleurs mangeurs de Tilly sont venus. Pour obéir à madame je leur ai donné tout ce qu’ils ont voulu ; aussi ils n’ont pas laissé grand’chose pour votre table.

— Sois sans inquiétude, Félix, nous allons dire le bénédicité quand même. Je me contenterais de pain et d’eau pour mieux nourrir mes braves censitaires. Ils travaillent avec tant de cœur à la corvée du roi ! Voilà mon excuse, Pierre Philibert et chevalier de La Corne, pour le pauvre dîner que je vous offre !

— Sacre-bleu ! je ne ressens aucune crainte, moi, madame ! fit de La Corne en riant. Un serviteur dévoué comme Félix Beaudoin ne laisse pas jeûner sa maîtresse, pour l’amour des trifourchettes, des doubledents et de tous les gourmands de la seigneurie. Non ! non ! vous allez voir, madame, qu’il les a rançonnés assez pour nous faire dîner tous. Viens, Amélie.

Madame de Tilly prit le bras du colonel Philibert ; Le Gardeur, de La Corne et Amélie suivirent, et tous, précédés par le majordome, se rendirent à la salle à manger.

La salle était une grande pièce lambrissée en noyer noir, un bois magnifique que l’on commençait à utiliser. Le plafond était en voûte et garni au bas d’une frise sculptée. Une longue table, souvent entourée d’hôtes, était couverte d’une nappe de toile plus blanche que la neige. Les femmes de la seigneurie de Tilly avaient filé à leurs rouets et tissé sur leurs métiers, cette toile éclatante. Dans leurs vases chinois, des fleurs nouvellement cueillies, exhalaient de suaves parfums et ravissaient les yeux. Elles faisaient, en quelque sorte, disparaître dans un rayon de poésie, la grossièreté des aliments matériels. Sur un grand buffet, merveille de l’ébénisterie, s’étalait la vaisselle de famille, et au-dessus, pendu à la muraille, étincelait un grand bouclier d’argent bosselé, aux armes de Tilly, don précieux de Henry de Navarre.

Malgré les trifourchettes et les doubledents, Félix Beaudoin n’avait pas mal réussi, en effet, à sauver un excellent dîner pour sa maîtresse. Madame de Tilly regarda le chevalier comme pour approuver la remarque qu’il venait de faire au sujet du vieux serviteur.

Elle se tint debout à la tête de la table, jusqu’à ce que tous furent placés ; alors, joignant les mains, elle récita d’une voix onctueuse et claire le bénédicité.

Benedic, Domine, nos et hæc tua dona, dit-elle, implorant la bénédiction du Seigneur sur la table et sur ses convives.

VI.

Dans la Nouvelle-France, c’était toujours par une soupe riche et succulente que le dîner commençait. La soupe fut donc servie. On apporta ensuite un saumon de la rivière Chaudière ; puis, un plat fumant de truites tachetées de pourpre, pêchées dans les rivières qui descendent des montagnes de St. Joachim. Il y avait des corbeilles de filigrane d’argent remplies de petits pains de blé gracieusement pliés. En ces temps-là, les champs se couvraient chaque année de riches moissons de froment. La Providence ne veut plus qu’il en soit ainsi maintenant. « Le blé s’en est allé avec les lys des Bourbons et il n’est jamais revenu, » disaient les vieux habitants.

Les dignes censitaires avaient mangé avec appétit toute la viande de la dépense, sauf un chapon qui venait de la basse-cour de Tilly et un magnifique pâté aux pigeons. Le dessert fut apporté. C’étaient des framboises rouges comme du corail, cueillies sur les pentes de la côte à Bonhomme, des bluets d’azur du cap Tourmente, des prunes suaves comme des gouttes de miel, et des petites pommes grises de la côte Beaupré, des pommes dignes d’être présentées à la Rose de Sharon. Tout cela arrosé d’un bon vin vieux, tiré du cellier du manoir.

Le dîner ne dura pas longtemps ; mais Pierre le trouva un des moments les plus heureux de sa vie. Il était à côté d’Amélie, et chaque parole, chaque geste, chaque mouvement de la radieuse jeune fille le jetait dans le ravissement.

Elle ne se mêlait guère à la conversation, à cause de sa timidité naturelle, mais elle écoutait avec plaisir, avec intérêt. Elle se sentait attirée par le noble et sympathique caractère du colonel, et peu à peu, elle osa le regarder ; et comme on voit se dessiner un paysage à la lumière naissante de l’aurore, elle vit dans le brillant soldat d’aujourd’hui, reparaître les traits, le regard, les manières de l’ami d’autrefois.

Philibert remarqua son regard interrogateur : il la comprit. Elle n’eut pas besoin de parler. Il raconta l’existence aventureuse qu’il avait menée depuis son départ.

Son esprit cultivé, son intelligence vive, ses beaux sentiments remplirent de joie le cœur d’Amélie. C’est comme cela qu’elle l’avait vu dans ses rêves. Il la retrouvait avec bonheur, cela devenait clair. Comme elle frissonnait de plaisir à cette pensée, et comme l’allégresse rayonnait dans sa figure ! Elle lui parlait avec moins de crainte maintenant, plus familièrement, presque comme autrefois.

— Il y a longtemps, mademoiselle, dit Philibert, que nous ne nous sommes pas assis ensemble à la table de votre excellente tante. Vous revoir ainsi, comme je vous avais quittée, la même, toujours : ah ! c’était mon rêve, mon rêve de chaque instant !

— Et vous me trouvez absolument la même ? fit-elle d’un petit air malicieux ; ah ! colonel, comme vous blessez ma vanité de femme ! je ne me croyais plus du tout la sauvage enfant de Tilly !

— Je n’ose admirer la femme dans sa dignité, mademoiselle, j’ai peur qu’elle me fasse oublier l’enfant de Tilly, que j’aurais tant de bonheur à retrouver.

— Et que vous retrouvez avec le même cœur, le même esprit et les mêmes regards, pensa-t-elle, puis elle dit tout haut :

— Mes maîtresses de classe auraient bien honte de leur ouvrage, si elles n’avaient pas amélioré un peu ces rudes éléments, que ma tante leur a envoyés de Tilly, pour qu’elles en fissent une grande dame. J’ai été couronnée reine à ma dernière année aux Ursulines. Ainsi faites bien attention ; je ne suis plus une enfant.

Elle se mit à rire, et son rire argentin fit palpiter le cœur de Philibert. C’était bien encore la joyeuse et vive jeune fille de jadis. Il la reconnaissait de plus en plus sous les traits de la grande et adorable femme.

VII.

Le chevalier de La Corne St. Luc et madame de Tilly trouvaient du plaisir à rappeler les souvenirs anciens. Le Gardeur se mêlait à la conversation de Philibert et de sa sœur, mais il était un peu fatigué. Amélie devinait le secret de sa fatigue, Philibert le connaissait. Ils s’efforçaient tous deux de le distraire, de le tenir en éveil. Sa tante soupçonnait bien, aussi, qu’il avait passé la nuit comme les invités de l’Intendant la passaient toujours. Elle connaissait son caractère et le respect qu’il avait pour son opinion ; elle amena habilement la conversation sur l’Intendant, afin de pouvoir lui dire, comme par hasard, ce qu’elle pensait de cet homme. Il fallait aussi mettre Pierre Philibert en garde contre ce scélérat de Bigot.

— Pierre, dit-elle, vous êtes heureux : vous avez pour père un brave, un honorable citoyen, dont vous pouvez être fier. Pas un fils qui n’en serait orgueilleux. Le pays lui doit beaucoup et il mérite sa reconnaissance. Mais veillez sur ses jours, maintenant que vous êtes ici, car il a des ennemis implacables et puissants, qui lui feront tout le mal possible.

— Il en a ! affirma de La Corne St. Luc. Je le lui ai dit au sieur Philibert, je l’en ai averti ; mais il ne semble pas fort inquiet. L’autre jour, l’Intendant a parlé de lui publiquement, de la façon la plus brutale.

— Vraiment ! chevalier ? demanda Philibert. Et ses yeux lancèrent une flamme qui ne ressemblait pas aux rayons qu’ils laissaient tomber sur Amélie tout à l’heure. Il me rendra compte de ses paroles, fut-il régent de France, au lieu d’être Intendant de la colonie.

De la Corne St. Luc parut l’approuver ; cependant il lui dit :

— Ne lui cherchez pas querelle maintenant, Pierre. Vous ne pouvez pas le provoquer, non plus, à cause de ce qu’il a dit.

Madame de Tilly qui écoutait avec une certaine inquiétude, ajouta :

— Ne le provoquez pas du tout, Pierre Philibert ! jugez-le, puis évitez sa présence comme doit faire un vrai chrétien. Dieu traitera Bigot selon son mérite. L’homme astucieux verra un jour ses projets tourner contre lui-même.

— Oh ! ma tante ! Bigot est un gentilhomme, un homme trop bien élevé pour insulter qui que ce soit, affirma Le Gardeur, toujours prêt à défendre celui qu’il considérait comme son ami. C’est le roi des gais compagnons, ajouta-t-il, pas astucieux du tout, mais tout superficiel, tout éclat.

— Vous n’avez jamais étudié le fond de cet homme, Le Gardeur, reprit de La Corne. J’admets qu’il est un gai compagnon, un bon buveur, un joueur agréable ; mais avouez qu’il est aussi ténébreux, aussi caché que la caverne du diable dans le comté d’Ottawa. On descend d’étage en étage, toujours de plus en plus bas, jusqu’à ce que l’imagination se trouble, s’épuise à chercher le fond qui fuit sans cesse. Tel est Bigot.

— Mes censitaires m’ont rapporté, reprit madame de Tilly, que ses commissaires enlèvent tout le blé de semence. Dieu sait ce que vont devenir mes pauvres gens l’an prochain, si la guerre continue !

VIII.

— Que va devenir la province entre les mains de Bigot ? ajouta de La Corne. On dit, Philibert, qu’une certaine grande dame de la cour, sa protectrice ou son associée, ou l’une et l’autre à la fois, a obtenu pour son parent le comte de Marville, les biens maintenant séquestrés que votre père possédait en Normandie. Avez-vous entendu parler de cela ? C’est la dernière nouvelle qui nous arrive de France.

— Oui, chevalier. Des mauvaises nouvelles comme celles-ci ne manquent jamais d’arriver à leur adresse.

— Et comment votre père les a-t-il reçues ?

— Mon père est un vrai philosophe. Il les a reçues comme Socrate l’eut fait. Il s’est bien moqué du comte de Marville. Avant qu’un an soit écoulé, dit-il, il sera forcé de vendre ces domaines pour payer ses dettes d’honneur, les seules qu’il consente jamais à payer.

— Si Bigot avait tant soit peu trempé dans une pareille turpitude, dit Le Gardeur, avec chaleur, je ne voudrais plus le voir. Je l’ai entendu parler de ce don. Il déteste Marville.

— Bigot, au jour de la rétribution, aura assez à payer pour lui-même au sieur Philibert, il n’est pas nécessaire de lui imputer ce nouveau crime.

IX.

Tout-à-coup le canon fit trembler les fenêtres. Comme un tonnerre il alla réveiller tour à tour les échos des collines lointaines.

— C’est le signal du conseil de guerre, madame, dit de La Corne. Voilà la chance du soldat ! juste au moment où nous allions avoir la musique et le ciel, nous sommes appelés au feu, au camp ou au conseil.

Les visiteurs se levèrent, conduisirent les dames au salon et se disposèrent à sortir. Le colonel Philibert dit un adieu courtois aux dames. Il regarda Amélie dans les yeux un instant, pour savoir un secret qu’il n’aurait pas manqué de surprendre, si elle n’avait tourné vivement la tête vers un vase plein de fleurs. Elle en choisit quelques unes des plus jolies, et les lui offrit en signe du plaisir qu’elle éprouvait à le revoir.

— Souvenez-vous, Pierre Philibert, lui recommanda madame de Tilly en lui tendant une main cordiale, souvenez-vous que le manoir de Tilly est pour vous un second foyer paternel, et que vous y serez toujours le bienvenu.

Philibert, profondément touché, de son exquise et loyale politesse, lui baisa la main avec respect, salua, et se rendit avec de La Corne St. Luc et Le Gardeur au château St. Louis.

Amélie vint s’asseoir à la fenêtre, et la joue appuyée sur sa main tremblante, elle suivit, d’un œil pensif, les gentilshommes qui s’éloignaient. Mille pensées, mille espérances tourbillonnaient dans son esprit, nouvelles, mystérieuses, mais pleines de ravissements. Elle comprit bien que son trouble n’échappait point aux regards de sa bonne tante, mais elle ne dit rien. Elle se délectait en silence dans une joie secrète qui ne se manifeste point par des paroles.

Tout-à-coup elle se leva, et, comme poussée par une force intime, elle se mit à l’harmonium. Elle préluda par quelques symphonies improvisées, et ses doigts timides encore faisaient à peine frémir le clavier d’ivoire. La musique seule pouvait rendre les impressions de son âme. Elle s’anima bientôt et d’une voix angélique, elle se mit à chanter ces glorieuses paroles du psaume 116 :

Toto pectore diligam
Unicè et Dominum colam
Qui lenis mihi supplici
Non duram appulit aurem.

Aurem qui mihi supplici,
Non duram dedit ; hunc ego
Donec pectura spiritus
Pulset semper, Amabo !

Madame de Tilly devina ce qui se passait dans l’âme de sa nièce, mais pour ne pas l’effaroucher, la douce enfant, elle ne fit pas semblant de comprendre. Elle se leva en silence et l’entourant de ses bras, elle la pressa sur sa poitrine, et l’embrassa avec effusion ; puis, sans dire un mot, elle sortit. Elle ne voulait pas l’empêcher de trouver dans la musique, un refuge contre ce trouble étrange qui l’agitait.

La voix d’Amélie devint de plus en plus douce et mélodieuse, à mesure qu’elle redit le joyeux et solennel cantique. Elle le chantait dans la version faite pour la reine Marie de France et d’Écosse, alors que l’existence de cette souveraine était belle et ses espérances brillantes ; alors que les jours de malheur qui devaient venir, n’avaient pas encore d’aurore.