Le chien d’or/I/25

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 340-352).


CHAPITRE XXV.

RIEN ! RIEN, QUE LE DÉSESPOIR !

I.

Le Gardeur s’en allait par les rues de la ville, à pas pressés, au hasard, sans savoir et sans se demander où il allait ainsi. Fou de douleur et de colère, il se maudissait, et il maudissait Angélique, et le monde, et la Providence même qu’il croyait de complicité avec l’enfer pour lui ravir sa félicité.

Le pauvre insensé ! Il ne songeait pas que mettre son bonheur dans l’amour d’une femme comme Angélique, c’était bâtir sur le sable une maison destinée à être balayée par la première tempête.

— Holà ! Le Gardeur ! Est-ce vous ? cria tout à coup une voix dans la nuit. Quel bon vent vous amène à cette heure ?

Le Gardeur s’arrêta et reconnut le chevalier de Péan.

— Où allez-vous ? continua de Péan, vous marchez comme un désespéré…

— Au diable ! répondit Le Gardeur.

Et il retira sa main que de Péan serrait comme par amitié. Il continua :

— C’est le seul chemin qui s’ouvre devant moi maintenant, et j’y cours comme un garde-du-corps de Satan ! Ne me retenez pas, de Péan ! Laissez-moi le bras ! Je m’en vais au diable, vous dis-je !

— C’est un beau chemin ! riposta de Péan, un chemin large et bien fréquenté : le chemin du roi, enfin ! Je le suis, moi aussi, ce chemin ! et aussi vite et aussi joyeusement que personne en la Nouvelle-France !

— Filez, alors ! Allez devant ou derrière moi ! mais pas avec moi, de Péan ! Je coupe par le plus court pour arriver plus tôt, et je n’ai besoin de personne !

II.

En disant cela Le Gardeur partit.

De Péan ne le lâcha point. Il se douta de ce qui venait d’avoir lieu.

— Le plus court que je connaisse, répliqua-t-il, c’est par la taverne de Menut, où je me rends. J’aimerais bien votre compagnie, Le Gardeur ! il est fâcheux que vous n’aimiez pas la mienne. Nous avons une nuit de gala, chez Menut ! et de la musique ! … comme les grenouilles de Beauport en font à l’heure qu’il est ! Venez donc ! venez !

Il le prit par le bras de nouveau. Cette fois, Le Gardeur ne le repoussa point.

— Peu m’importe où aller ! dit-il.

Il oubliait le dédain qu’il ressentait pour cet homme et se laissait guider par lui. La taverne de Menut ! c’était justement l’endroit où il fallait aller pour noyer ses chagrins !

Ils se mirent tous deux à marcher en silence. Au bout de quelques minutes, de Péan dit :

— Qu’avez-vous donc, Le Gardeur ? Du malheur au jeu ? une fortune rebelle ? une fiancée volage, comme les autres femmes ?

Le Gardeur se fâcha.

— Prenez garde, de Péan ! menaça-t-il, en s’arrêtant, je vous brise les os si vous continuez ! Je crois bien que vous n’avez pas l’intention de me blesser, mais encore…

Il avait l’air féroce.

De Péan s’aperçut qu’il ne faisait pas bon de rouvrir la blessure.

— Pardonnez-moi, Le Gardeur, demanda-t-il avec une sympathie parfaitement feinte, je n’ai pas voulu vous offenser. Mais vous soupçonnez vos amis, ce soir, comme un turc, son harem !

— J’ai mes raisons ! quant aux amis, de Péan, je ne trouve plus que des amis comme vous ! je commence à croire que le monde n’en a point de meilleurs !

III.

Ils longeaient le mur du jardin des récollets. La cloche sonna l’heure qui s’envolait. Les frères de St. François dormaient en paix sur leur couche, semblables aux oiseaux de l’océan qui trouvent dans l’angle du rocher solitaire, un refuge contre les tempêtes.

Le Gardeur se tourna brusquement vers son compagnon :

— De Péan, dit-il, pensez-vous que les récollets sont heureux ?

— Heureux comme des huîtres à mer haute ! Ils ne sont point contrariés dans leurs amours,… s’ils le sont quelquefois dans leur dîner ! Mais ce n’est ni votre sort ni le mien, Le Gardeur !

De Péan tâchait de surprendre quelque chose de ce qui s’était passé entre Angélique et lui.

— J’aimerais mieux être une huître qu’un homme ! et j’aimerais mieux être mort que vivant ! répliqua Le Gardeur.

Après une minute de silence, il demanda brusquement.

— Le cognac peut-il tuer un homme bien vite, savez-vous, de Péan ?

— Jamais il ne vous tuera Le Gardeur ! répondit celui-ci, si vous le prenez chez Menut… Au contraire, il vous rendra vigoureux et indépendant des hommes et des femmes !

C’est là que je vais boire quand je suis à l’envers comme vous l’êtes. C’est un spécifique. Il vous guérira, j’en suis sûr.

Ils traversèrent la Place d’Armes. Tout était noyé dans la nuit, et seules, les sentinelles se promenaient devant la porte du château, lentement et silencieuses comme des ombres.

— Tout est calme et grave comme un cimetière, ici, remarqua de Péan, la vie de ces lieux s’en est allée chez Menut !

Et comme la cloche achevait de tinter, il ajouta :

— J’aime les petites heures ! Que l’on veille ou que l’on dorme, elles passent vite et sont vite comptées… Elles seules valent quelque chose dans la vie d’un homme ! Deux heures du matin, c’est midi pour l’homme qui a l’esprit d’aller les attendre chez Menut !

IV.

Le Gardeur suivait de Péan sans bien songer où il allait, machinalement. Il connaissait les gens qu’il rencontrerait chez Menut. À cette heure-là, tout ce qu’il y avait de plus dissolu, de plus débauché dans la ville et la garnison se réunissait dans l’odieuse taverne.

Maître Menut, un gros et bruyant Breton, se vantait de tenir une maison où régnait l’abondance. Rien n’y manquait, on y trouvait de tout à foison : la maison était pleine d’amusements, les tables, pleines de mets, les pots et les vases, pleins, les convives, pleins ! le maître lui-même, plein !

Cette nuit-là, il y avait encore plus de bruit, d’éclat et de plaisir, que de coutume. Cadet, Varin, Le Mercier et une foule d’amis et d’actionnaires de la grande compagnie s’y trouvaient réunis. On jouait, on buvait, on causait.

L’argot de Paris, avec ce qu’il avait de plus impur, était en grand honneur dans la taverne et parmi ces gens débauchés. C’était une sorte de protestation contre le raffinement un peu trop exagéré de la société d’alors.

V.

De Péan et Le Gardeur entrèrent dans l’auberge, et furent reçus à bras ouverts : de tous côtés, des mains s’étendaient vers eux avec des coupes pleines jusqu’au bord. De Péan buvait peu.

— Il faut que je garde ma tête, fit-il, car j’ai une revanche à prendre, cette nuit.

Le Gardeur ne refusa rien, but avec chacun et de toutes les liqueurs. Il entra ensuite dans une chambre vaste et bien meublée, où maints gentilshommes, assis à des tables couvertes de tapis, jouaient aux cartes et aux dés. Des tas de papier-monnaie passaient d’une main à l’autre, sans cesse, et sans paraître affecter l’indifférence des joueurs, à la fin de chaque partie, ou après chaque gageure.

Le Gardeur se plongea tête baissée dans le torrent de la dissipation. Il joua, but, parla argot et jeta toute réserve aux quatre vents !

Il doublait l’enjeu, et amenait les dés d’une façon insouciante, comme s’il se fut autant moqué de perdre que de gagner.

Il criait plus fort que les autres. Il embrassa de Péan en l’appelant son meilleur ami, et de Péan le lui rendit en le proclamant le roi des bons lurons.

VI.

De Péan suivait avec une maligne satisfaction les progrès de l’ivresse chez Le Gardeur. S’il paraissait se relâcher, il lui proposait de boire à la meilleure fortune, et s’il perdait l’enjeu, de boire en dépit de la mauvaise fortune.

Mais laissons tomber un voile sur l’odieuse taverne de Menut. Le Gardeur, complètement ivre, avait roulé à terre, et des serviteurs complaisants l’avaient porté sur un lit où il dormait d’un sommeil de plomb, profond et affreux comme la mort ! Son regard était fixe et vitreux comme le regard d’un mourant, sa bouche s’entrouvrait, toute frémissante encore des baisers chastes de sa sœur, ses mains pendaient, fermées et rigides comme les mains d’une statue.

— Il est à nous, maintenant ! dit de Péan à Cadet, il ne retournera pas se fourrer la tête sous l’aile des Philibert !

Et ils se mirent à rire brutalement en le regardant dormir.

— Une belle dame que tu connais bien, Cadet, lui a donné la permission de boire jusqu’à se tuer, et c’est ce qu’il va faire, reprit de Péan.

— Qui ? Angélique ?

— Eh oui ! Angélique ! Pourrait-il s’en trouver d’autres ?…

Le Gardeur n’est ni le premier ni le dernier qu’elle va coucher sous des draps de pierre, affirma de Péan en levant les épaules.

Gloria patri, filioque ! s’écria Cadet, d’un air moqueur, les honnêtes gens vont perdre leur carte d’atout !…

Mais comment l’avez-vous arraché de Belmont, Péan ?

— Oh ! ce n’est pas moi ! c’est Angélique Des Meloises ! Elle a tendu le piège, et à son appel, il est venu s’y prendre.

— C’est bien elle, cela ! la sorcière ! exclama Cadet avec un éclat de rire. Elle rendrait le diable jaloux de ses tours ! Satan n’est pas capable de perdre un homme aussi sûrement qu’elle !

— Je suppose, Cadet, que Satan et elle, c’est à peu près la même chose… Mais où est Bigot ? Il devait venir ici.

— Bigot ? il est de mauvaise humeur, cette nuit ! il ne viendra pas. Cette femme de Beaumanoir, vous savez ? c’est une épine qui le déchire, une boule de neige qui le glace… à notre égard ! Elle le domine. Par saint Pigot ! il l’aime !

— Je vous l’ai déjà dit, Cadet, je m’en suis aperçu il y a un mois, et j’en ai été convaincu, l’autre nuit, quand il a refusé de nous la présenter.

— Faut-il être fou, de Péan, pour s’occuper ainsi d’une femme ! que veut-il en faire, savez-vous ?

— Comment le saurais-je ? L’envoyer à la dérive, quelque bon jour, jusqu’à la rivière du Loup… C’est ce qu’il fera probablement, s’il est sensible un peu. Il n’osera jamais se marier sans la permission de la Pompadour. La joyeuse poissonnière sait brider ses favoris. Bigot peut avoir autant de femmes que Salomon, si le cœur lui en dit, mais en contrebande ! autrement, il faut le consentement de la grande courtisane. Il paraît qu’elle raffole de lui. Ce serait la raison.

VII.

— Cadet ! Cadet ! crièrent plusieurs voix, vous êtes condamné à payer un panier de Champagne pour avoir laissé la table !

— Je le veux bien ! j’en paierai même deux, s’il le faut ! répliqua Cadet. Mais il fait chaud comme dans le Tartare ici ! Je suis comme un saumon rôti !

En effet, Cadet avait la face rouge, large, ronde, et il paraissait tout en feu.

Il fit quelques pas, sa démarche n’était point ferme : il titubait. Sa voix était rauque et plus grossière encore que de l’accoutumée.

Mais il conservait toujours passablement son intelligence.

— Je vais respirer un peu l’air frais du dehors, dit-il. Je me rendrai peut-être à la Fleur de lys. On ne se couche jamais à cette bonne vieille taverne.

— Je vais avec vous !… moi aussi !… et moi ! crièrent une dizaine de voix.

— Venez tous ! nous allons entrer dans ce vieux taudis. C’est là que se trouve le meilleur cognac de Québec. Comme de raison c’est du cognac volé !… Mais il n’en est que meilleur.

Le vieux Menut ne fut pas de cette opinion. Le cognac de la Fleur de lys ne valait pas mieux que le sien. Il avait payé les droits, lui, et sa boisson portait la marque de la grande compagnie. Il en appelait à tous les gentilshommes présents.

Pour lui plaire et le remettre de bonne humeur, Cadet et ses amis burent une nouvelle ronde. Le bruit, la confusion, le tapage redoublèrent. Quelques uns se mirent à chanter cette fameuse chanson qui exprimait si bien l’esprit railleur et la gaieté de la nation française à l’époque de l’ancien régime :

Vive Henri quatre !
Vive ce roi vaillant !
Ce diable à quatre
A le triple talent
De boire, battre
Et d’être vert-galant !

VIII.

Ils sortirent en chantant et se rendirent à la Fleur de-lys.

Ils entrèrent sans cérémonie dans une chambre spacieuse, basse, traversée au plafond par des poutres épaisses. Les murs de cette pièce, enduits d’une grossière couche de plâtre, disparaissaient sous les proclamations des gouverneurs et des intendants, et sous les ballades apportées de France par les matelots. Le papier jauni de toutes ces uniformes productions remplaçait la peinture.

Au milieu de cette chambre, il y avait une longue table, et autour de la table, des matelots, des voyageurs, des canotiers, en chemise et coiffés de tuques bleues ou rouges… Tous ces gens fumaient leur pipe, causaient, ou chantaient. Ils paraissaient jouir et s’amuser. Leurs faces laides et riantes, légèrement éclairées par la blafarde lumière qui tombait des chandelles de suif fixées aux murs, auraient été dignes d’être reproduites par le vulgaire mais fidèle pinceau de Schalken ou de Téniers.

Maître Pothier occupait la place d’honneur à la tête de la table.

D’une main, il tenait un gobelet de terre plein de cidre, et de l’autre, sa pipe encore fumante. Son sac de cuir était accroché dans un coin. Pour le moment, son utilité avait cessé !

Max Grimeau et Bartémy l’aveugle, arrivés à point pour goûter au pâté, occupaient, l’un la droite, et l’autre la gauche du notaire. Ils étaient pleins comme des grives et gais comme des pinsons.

Ils chantaient au moment où Cadet entra.

IX.

À l’arrivée des gentilshommes, tous se levèrent et saluèrent avec politesse. Ils étaient flattés d’une pareille visite.

— Asseyez-vous, messieurs ; prenez nos sièges, fit maître Pothier fort empressé.

Il présenta sa chaise à Cadet et Cadet l’accepta volontiers. Il accepta aussi un gobelet de cidre normand qu’il déclara meilleur que le meilleur vin.

— Nous sommes vos humbles serviteurs, et nous prisons hautement l’honneur que vous nous faites en ce moment ! reprit le vieux notaire en remplissant le gobelet.

— Joyeux compères que vous êtes ! repartit Cadet en s’étendant les jambes, votre cidre me paraît excellent. Mais, dites-moi donc, buvez-vous cela par goût ou faute de mieux ?

— Il n’y a rien au monde de meilleur que le cidre normand,… après le cognac, affirma maître Pothier, en jetant un éclat de rire qui lui fendit la bouche d’une oreille à l’autre. Le cidre normand, continua-t-il, est digne de la table du roi : mais quand il est agrémenté d’une goutte d’eau-de-vie, il est digne de la table du pape !

Il fait voir des étoiles en plein midi ! quelle délice ! N’est-ce pas, Bartémy ?

— Comment ! vieux grippe-sous ! te voilà ici, toi ? s’écria Cadet en apercevant l’aveugle de la porte de la basse-ville.

— Hélas ! oui ! votre honneur ! pour l’amour de Dieu ! répondit Bartémy sur le ton plaintif de la profession.

— Tu es bien le plus aimable gueux que je connaisse en dehors de la Friponne ! reprit Cadet en lui jetant un écu.

— Il n’est ni plus éveillé ni plus gueux que moi, votre honneur ! riposta Grimeau, en grimaçant de joie comme un Alsacien devant un pâté de Strasbourg.

C’est moi qui faisais la basse tout à l’heure quand vous êtes entré, vous devez m’avoir entendu ?

— Si je t’ai entendu ! assurément, mon vieux Max ! Il n’y a pas une voix comme la tienne dans Québec.

Tiens ! voici un écu pour toi aussi. Bois à la santé de l’Intendant ! Un écu pour maître Pothier aussi ! ce vieux membre errant de l’ordre judiciaire… Tenez ! maître Pothier ! si vous voulez continuer la chanson que vous chantiez tantôt, je vous emplis comme une outre du meilleur cognac !

X.

— Nous étions sur le Pont d’Avignon, votre honneur, répondit maître Pothier, gravement.

— C’est moi qui jouais l’air ! interrompit Jean La Marche, vous devez avoir entendu mon violon ? Un bon violon !

Jean n’aurait pas voulu perdre une si belle occasion de montrer son talent. Il fit glisser l’archet sur les cordes et donna quelques mesures :

— C’était ce ton-là, votre honneur, dit-il.

— Justement ! c’était cela ! je connais la vieille romance. C’est bon, va ! exclama Cadet.

Et, passant les pouces dans l’emmanchure de son gilet chamarré, il écouta avec une sérieuse attention. Il aimait, malgré sa grossièreté, la vieille musique canadienne.

Jean donna deux ou trois nouveaux coups d’archet, puis, appuyant l’instrument à son menton, avec un geste savant, et prenant une pose inspirée, digne de Lulli, il commença à chanter en s’accompagnant :

À saint Mâlo, beau port de mer,
À saint Mâlo, beau port de mer,
Trois gros navires sont arrivés !
Nous irons sur l’eau nous y prom, promener,
Nous irons jouer dans l’île !

— Tut ! tut ! s’écria Varin, pas de ces fadaises ! Il n’y a rien là-dedans qui chatouille. Un madrigal, ou une de ces damnées chansons du quartier latin !

— Je ne sais pas de damnées chansons ! riposta Jean Lamarche, et quand même j’en saurais, je n’en chanterais point !

Il était jaloux des ballades de son pays, la Nouvelle-France. Il ajouta avec un brin de malice :

Les sauvages ne jurent pas parce qu’ils ne savent pas ce qu’est un serment, et les habitants ne chantent point de damnées chansons, parce qu’ils n’en ont jamais appris. Mais je puis jouer et chanter « À St. Mâlo, beau port de mer » aussi bien que n’importe quel homme dans la colonie !

Les chansons populaires des canadiens français sont d’une poésie simple, presqu’enfantine ; elles sont chastes comme les hymnes des autres nations.

— Chantez ce qu’il vous plaira, et ne vous occupez point de Varin, mon brave garçon, dit Cadet, en s’allongeant dans sa chaise. J’aime mieux les ballades canadiennes, que toutes les romances que le diable fabrique à Paris !…

Chantez-les, Varin, vos piquants couplets si vous les aimez ! mais nos habitants ne les rediront pas !…

XI.

Après s’être amusés pendant une heure à la Fleur de lys, les compagnons de l’Intendant reprirent le chemin de la taverne du père Menut. Ils étaient moins fermes encore et plus tapageurs qu’à leur arrivée. Ils avaient laissé maître Pothier endormi et plein comme Bacchus, et tous les autres aussi aveugles que Bartémy.

Ils trouvèrent de Péan dans une fureur singulière. Pierre Philibert avait reconduit Amélie après la soirée, et il avait vu son inquiétude et ses pleurs au sujet de Le Gardeur. Il la laissa, bien décidé de rejoindre encore une fois le pauvre jeune homme.

L’officier qui se trouvait de garde à la porte de la basse-ville lui donna les renseignements qu’il désirait. Il descendit en toute hâte à la taverne de Menut, et malgré de Péan avec qui il échangea quelques paroles acerbes, il prit son malheureux ami, le porta dans une voiture et l’emmena.

— Par Dieu ! ce Philibert est un coq, de Péan ! s’écria Cadet, au grand déplaisir du secrétaire.

Il a du courage et de l’impudence comme dix ! C’est encore mieux qu’à Beaumanoir !

Cadet s’assit pour rire à son aise aux dépens de son ami.

— Le maudit ! grinça de Péan, j’aurais pu le transpercer !… Je regrette de ne l’avoir pas fait.

— Non, vous n’auriez pas été capable de le tuer, de Péan, et si vous aviez essayé de le faire, vous le regretteriez maintenant, observa Cadet.

N’importe ! il n’y a pas si mauvais jour qui n’ait un beau lendemain, continua-t-il, venez faire une partie de cartes avec le colonel Trivio et moi. Cela vous mettra de l’argent dans le gousset et de la bonne humeur dans l’âme.

De Péan ne rit point, mais il suivit cependant le conseil de Cadet, et passa le reste de la nuit à jouer.

XII.

Pierre Philibert se disposait à sortir de chez madame de Tilly. Amélie saisit avec transport la main qu’il lui tendait, et le regardant à travers ses larmes :

— Ô Pierre Philibert ! dit-elle, comment vous remercier assez de ce que vous avez fait pour mon cher et infortuné Le Gardeur ?

— Le Gardeur mérite notre pitié, Amélie, répondit le noble colonel… Vous savez comment la chose est arrivée ?

— Je ne sais rien, Pierre… je n’ose rien demander ! Ah ! vous êtes bien généreux !… Pardonnez-moi cette agitation…

Elle s’efforçait de se rendre maîtresse d’elle-même.

— Vous pardonner ? allons donc ! Est-ce que l’on a quelque chose à pardonner aux anges à cause de leur bonté ?…

J’ai une idée, Amélie. Je crois qu’il serait utile d’emmener Le Gardeur à Tilly pour quelque temps. Votre excellente tante m’a invité à aller visiter son manoir. Si j’accompagnais votre frère à cette chère vieille demeure ?

— Une promenade à Tilly avec vous, serait bien agréable à Le Gardeur, j’en suis sûre, et l’aiderait peut-être à rompre ces liens funestes qui le retiennent à la ville…

Tous les médecins du monde ne sauraient lui faire autant de bien que votre compagnie, ajouta-t-elle, dans un élan d’espérance. Il n’a nul besoin de remède ; c’est le bon soin qu’il lui faut, c’est…

— C’est la femme qu’il aime ! Amélie… continua vivement Philibert.

Et il ajouta presque tristement :

— Il arrive quelquefois que l’homme meurt quand il est trompé dans son amour et son espoir !…

Il l’avait regardée en disant cette parole.

Elle rougit et répondit vaguement :

— Ah ! Pierre, comme je vous ai de l’obligation !

Mais alors, comme il la quittait, elle leva sur lui un regard si plein de reconnaissance et d’amour qu’il ne l’oublia jamais.

Dans la suite des années, alors qu’il était devenu indifférent à la lumière du soleil, à l’amour de la femme et aux délices de la vie, il voyait toujours ce regard mouillé de larmes et brûlant de tendresse, descendre sur lui comme un rayon de flamme qui perce le nuage et montre le ciel bleu. Et il soupirait après ce beau ciel où l’attendait sa bien-aimée…