Le chien d’or/I/26

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 353-365).


CHAPITRE XXVI.

ENTRE LA DERNIÈRE VIOLETTE ET LA PREMIÈRE ROSE.

I.

— Oh ! Le Gardeur ! je vous en prie, demeurez avec moi aujourd’hui. J’ai absolument besoin de vous ! dit Amélie de Repentigny, d’une voix tendre et persuasive, à son frère le chevalier. Tante part demain pour Tilly et il faut mettre les papiers en ordre…

Dans tous les cas, j’ai besoin de vous,… fit-elle encore, en souriant avec douceur.

Le Gardeur s’assit. Il paraissait nerveux, fiévreux, malade. Rien d’étonnant, après la nuit qu’il avait passée à la taverne de Menut.

Il se leva, fit quelques tours, et regarda par la fenêtre ouverte. Il avait l’air d’un fauve qui cherche à s’échapper.

Il mourait de soif. Amélie lui apporta de l’eau, du lait, du thé. Il la trouvait bien bonne, bien compatissante, sa sœur !

II.

— Je ne puis pas rester dans la maison ; je vais devenir fou ! dit-il… Tu ne sais pas ce qui m’est arrivé !

Hier j’ai bâti une tour de verre aussi haute que le ciel, mon ciel à moi !… l’amour d’une femme !… Aujourd’hui, je suis enseveli sous ses ruines !…

— Ne parle pas ainsi, mon frère ! tu n’es pas de ceux qui se laissent abattre et désespérer par une femme sans foi.

Oh ! pourquoi les hommes mettent-ils en nous cette confiance exagérée ! Combien petit est le nombre des femmes qui méritent l’amour et le dévouement d’un honnête homme !

— Combien petit, aussi ! le nombre des hommes qui méritent de posséder une femme comme toi, Amélie !

Ah ! si Angélique avait ton cœur !…

— Le Gardeur, tu béniras un jour ce chagrin ! Il est amer, aujourd’hui, je le sais, mais la vie avec Angélique serait bien plus amère encore.

Il branla la tête en signe de doute.

— Je l’aurais acceptée quand même, reprit-il. Mon amour est marqué d’un sceau fatal et méchant ; nul creuset ne saurait le purifier.

— Voici mon dernier mot, fit Amélie, qui jugeait inutile de lutter plus longtemps.

Elle l’embrassa.

III.

— Que se passe-t-il donc au manoir ? demanda Le Gardeur, après quelques instants. Tante Tilly s’en retourne plus tôt qu’elle ne pensait.

— On dit qu’il y a des Iroquois sur le haut de la rivière Chaudière, et les censitaires désirent aller protéger leurs maisons. Bien plus, le colonel Philibert et toi, vous êtes commandés de vous rendre à Tilly pour organiser la défense de la seigneurie.

Le Gardeur fit un bond. Il ne pouvait comprendre un ordre qui semblait inutile.

— Pierre Philibert et moi ! nous sommes chargés de la défense de la seigneurie de Tilly ! répéta-t-il.

Mais nous n’avons reçu aucune information, hier, sur la marche des sauvages. Ils ne sont certainement pas aussi près que cela. C’est une fausse rumeur que les femmes font courir pour faire revenir leurs maris.

Et il sourit pour la première fois, en exposant cette sage raison.

— Je ne crois pas que ce soit cela, Le Gardeur, riposta Amélie, mais tout de même, ce serait, à mon avis, une jolie ruse de guerre. Il est ennuyeux pour des femmes de rester seules si longtemps. Je n’aimerais point cela, moi.

— Oh ! je ne sais pas trop, mais je crois que celles qui avaient peur de s’ennuyer ont suivi leurs maris à Québec… Et que dit Philibert de cet ordre ? l’as-tu vu ?

Amélie ne put s’empêcher de rougir un peu en répondant :

— Oui, je l’ai vu… Il paraît bien content de retourner à Tilly avec toi, mon frère.

— Et avec toi, petite sœur !… Quoi ! tu n’as pas besoin de rougir. Il est bien digne de toi, et s’il te faisait la proposition que j’ai faite à Angélique Des Meloises, hier soir, tu pourrais l’accueillir mieux que je ne l’ai été.

— Assez ! assez. Le Gardeur ! Pourquoi parler de cela ? Pierre n’a jamais songé à moi ; il n’y pensera jamais probablement.

— Au contraire, Amélie ! Tiens ! ma chère petite sœur, quand Pierre Philibert te dira qu’il t’aime et te demandera d’être sa femme, si tu l’aimes, si tu as encore quelque pitié pour moi, ne le repousse point !

Amélie ne répondit rien. Elle était agitée, tremblante. Elle lui serra la main.

Le Gardeur la comprit mieux que si elle eut parlé. Il l’attira sur sa poitrine et l’embrassa avec tendresse.

IV.

Le reste de la journée se passa dans le calme et la joie. Il y avait du soleil dans la maison. Amélie reçut les confidences de son frère et elle dit, pour le consoler, des paroles affectueuses comme la religion, et l’amitié seules peuvent en inspirer.

De nombreux visiteurs vinrent, ce jour-là, frapper à la porte de l’hospitalière maison de madame de Tilly, mais Pierre Philibert seul put entrer.

Le Gardeur lui témoigna une sincère reconnaissance. La quiétude qui rentrait dans son âme se reflétait sur sa figure et il avait plus que jamais des ressemblances touchantes avec Amélie. Entre sa sœur et son ami, il se croyait revenu aux jours d’autrefois, au temps heureux de l’enfance !

Bien doux furent les épanchements de l’amitié et les retours vers les scènes du passé ! Bien doux pour Pierre et Amélie surtout, les regards timides et furtifs, les soupirs comprimés, les espoirs naissants !

V.

La besogne de la journée était finie au Chien d’Or.

Le bourgeois prit son chapeau, son épée et se dirigea sur le cap pour aspirer la brise fraîche qui montait du fleuve. C’était juste le changement de la marée.

Le fleuve coulait à pleins bords et, çà et là, quelques étoiles se miraient dans ses flots avec les premiers reflets de la lune qui se levait lentement sur les collines de la rive sud.

Le bourgeois s’assit sur le mur de la terrasse, pour contempler l’indescriptible scène. Il était venu cent fois s’extasier en ces lieux, et le charme était toujours nouveau.

Ce soir, tout lui semblait plus beau que de l’accoutumée. Il était si heureux !

Il songeait à Pierre, son fils, revenu tout glorieux ; il songeait à la fête de Belmont où tous les grands étaient accourus avec plaisir. Il se trouvait heureux, oui ! heureux dans son fils surtout, le plus grand bonheur d’un père !

VI.

Pendant qu’il était plongé dans ces douces réflexions, il entendit une voix bien connue. Il se retourna et aperçut le comte de La Galissonnière et Herr Kalm. Ils venaient des jardins du château et passaient sur le cap, avec l’intention d’entrer chez madame de Tilly, pour lui présenter leurs compliments avant son départ.

Philibert se joignit à eux.

La lune éparpillait des flèches d’argent sous leurs pas. Les ombres projetées par les murailles, donnaient à l’immense tableau lumineux des effets saisissants, que Rembrandt seul aurait pu rendre avec quelque fidélité.

Kahn était dans l’enthousiasme. Cette nuit étincelante sur les hauteurs de Québec, lui rappelait les clairs de lune de Drachenfels sur le Rhin, ou le soleil de minuit qui se lève soudain sur le golfe de Bothnie, mais le spectacle de Québec était infiniment plus grand et plus beau, et ce cap merveilleux où il se promenait avec ses amis méritait bien, disait-il, d’être appelé le cap Diamant.

VII.

Madame de Tilly reçut les visiteurs avec sa courtoisie habituelle. Elle appréciait surtout la visite du bourgeois qui se rendait si rarement chez ses amis.

— Son Excellence, dit-elle, est tenue, par sa position officielle, de représenter la politesse française auprès des dames de la colonie, et Herr Kalm, qui représente la science européenne, doit être gracieusement accueilli partout.

Amélie parut dans le salon. Elle sut, par son esprit, ses grâces et le charme de sa conversation, se rendre aimable et même bien intéressante. Kalm fut assez surpris de trouver chez une jeune fille des connaissances aussi sérieuses.

Le Gardeur vint à son tour remercier les nobles vieillards de l’honneur qu’ils leur faisaient. Il parla peu cependant, et garda une prudente réserve.

Amélie se tenait à côté de lui, toujours prête à lui donner l’aide de sa sagesse et de ses ressources.

VIII.

Félix Beaudoin, en grande livrée, vint annoncer que le thé était servi. Madame de Tilly pria les distingués visiteurs de vouloir bien accepter une tasse de ce breuvage, tout à fait nouveau dans la colonie, et qui ne paraissait encore que sur quelques unes des plus riches tables.

Le service était en porcelaine chinoise.

C’était cette porcelaine toute couverte de grotesques peintures, que l’on voit partout aujourd’hui et qui étaient si rares en ce temps-là : des jardins, des maisons d’été, des arbres chargés de fruits, et des saules penchés sur des rivières. Ce pont rustique avec ces trois individus emmanchés de longues robes qui le traversent, ce bateau qui flotte sur une nappe d’eau, et ces pigeons qui volent dans un ciel sans perspective, qui de nous ne se rappelle point cela ?

Madame de Tilly, en femme distinguée, appréciait cette vaisselle alors de si haut goût, et n’avait que des sentiments de bienveillance pour cette race si industrieuse des fils du céleste empire qui avaient fourni à sa table un service aussi élégant.

Il n’y avait, pour madame de Tilly, rien de déshonorant à ne pas savoir que des poètes anglais avaient redit les louanges du thé.

À cette époque l’étude des poètes anglais n’était guère à la mode en France, surtout dans la colonie. C’est Wolfe qui a fait connaître au Canada le vaste domaine de la poésie anglaise ; Wolfe à qui s’applique ce vers prophétique de l’élégie de Gray :

« Le chemin de la gloire aboutit au tombeau ! »

Ce Wolfe qui, après avoir descendu le fleuve, débarqua, dans le calme d’une nuit d’automne, ses troupes disciplinées, et puis escalada secrètement ces fatales hauteurs d’Abraham, dont la possession lui valut la conquête de la ville et la mort d’un héros.

De là partent ces deux glorieux courants d’idées nouvelles et de nouvelles littératures, qui sont venus jusqu’à nous côte à côte, comme deux rivaux ou deux amis ! De là partent ces deux courants qui s’uniront dans l’avenir pour ne former qu’une grande littérature, la littérature canadienne !

IX.

Le bourgeois Philibert avait exporté en Chine une énorme quantité de ginseng, — que le royaume des fleurs payait au poids de l’or, ou avec son inestimable thé ; et madame de Tilly fut l’une des premières dames qui osa servir à ses hôtes la délicieuse boisson orientale.

Kalm ne trouvait rien de comparable au thé. Il l’étudiait sous tous les rapports et le buvait de toutes les façons.

— Quand la tasse de thé aura remplacé la coupe de vin, disait-il ; quand le genre humain ne boira plus que de cette infusion de la plante chinoise, il deviendra doux et pur. Le thé le délivrera des pernicieux produits de l’alambic et du pressoir. La vie de l’homme deviendra plus longue et mieux remplie. Ce sera la réalisation de la troisième béatitude, s’écriait-il, et « les pacifiques auront la terre en héritage ! »

À quoi la Chine doit-elle ses quatre mille ans d’existence ? demanda-t-il à La Galissonnière.

— À sa momification ! repartit le comte qui ne savait pas trop ce qu’il devait répondre et qui, dans tous les cas, voulait se dérider un peu.

— Pas du tout ! riposta Kalm, sérieusement. C’est à l’usage du thé ! C’est le thé qui a sauvé le Chinois !

Le thé assouplit les nerfs, purifie le sang, chasse les vapeurs du cerveau, et ranime les fonctions vitales. Donc, il prolonge l’existence de l’homme ! donc il prolonge la vie des nations ! donc il a valu à la Chine ses quatre mille ans de durée ! Et le peuple chinois lui doit d’être le plus ancien peuple de la terre.

X.

Herr Kahn était un enthousiaste partisan du thé. Il le prenait très fort pour surexciter la dépression de ses facultés mentales ; il le prenait faible pour calmer l’excitation.

Il produit les effets les plus contraires ! s’écriait-il. C’est, disait-il, comme si je mêlais ensemble Bohée & Hyson, pour me procurer l’inspiration convenable à la composition de mes livres scientifiques et de mes récits de voyage ! Inspiré par Hyson, je tenterais la composition d’un poème comme l’Iliade ; sous l’influence de Bohée, j’entreprendrais d’établir la quadrature du cercle, de trouver le mouvement perpétuel et même de réformer la philosophie allemande !

Le professeur était d’une humeur charmante, et gambadait gracieusement à travers les champs fleuris de la littérature, comme un fougueux coursier de la Finlande, n’ayant pour fardeau que le bagage scientifique d’une douzaine d’écoliers en vacance.

Madame de Tilly versa une nouvelle tasse de la liqueur qui mettait ainsi en verve le grave Suédois.

— Il est heureux, dit-elle, que nous puissions échanger contre le thé, notre inutile ginseng.

C’était une autre porte ouverte aux observations du savant.

XI.

— Je regrette, reprit-il, qu’on ne le prépare pas avec plus de soin et de manière à satisfaire le goût de ces fastidieux Chinois. Ce commerce du ginseng ne durera pas longtemps.

— C’est vrai, approuva le gouverneur ; mais nos sauvages qui le recueillent sont de mauvais travailleurs. C’est dommage, ce serait une source de richesses pour la colonie…

Combien avez-vous fait, Philibert, avec le ginseng, l’année dernière ?

— Je ne sais pas au juste, Excellence, mais le demi-million que j’ai donné pour aider à la défense de l’Acadie provenait de la vente de ce produit à la Chine.

— Je le savais, repartit le gouverneur, en tendant la main au bourgeois, et je vous remercie au nom de la France, de votre admirable générosité

Que Dieu vous bénisse pour ce grand acte de patriotisme !

Sans vous la Nouvelle-France était perdue.

Il n’y avait plus d’argent dans le trésor, continua-t-il, en regardant Kalm, et la ruine était imminente, lorsque le noble marchand du Chien d’Or se chargea de nourrir, de vêtir, et de payer les troupes du roi. C’était deux mois avant la reprise de Grand-Pré sur l’ennemi.

— Il n’y a rien en cela que de fort naturel, répondit le bourgeois qui haïssait les compliments. Si ceux qui ont des richesses ne donnent pas, comment pourriez vous recevoir de ceux qui n’en ont pas ? Et puis, je devais faire quelque chose pour Pierre… Vous savez, Excellence, qu’il était en Acadie, alors ?

Un souffle d’orgueil paternel passait sur la figure d’ordinaire si impassible du noble vieillard.

XII.

Le Gardeur jeta un regard à sa sœur. Elle le comprit. Ce loyal citoyen, semblait-il lui dire, est digne d’être pour vous un second père ! Et elle rougit légèrement, tout en demeurant silencieuse. Il n’y avait point de paroles pour la musique qui ravissait son âme. Mais il arriverait un jour où, pour elle, toutes ces suaves harmonies rempliraient l’univers.

Le gouverneur qui savait un peu et devinait beaucoup ce qui se passait dans les cœurs de ses jeunes amis, reprit en plaisantant :

— Les Iroquois n’oseront jamais approcher de Tilly quand ils sauront que la garnison se compose de Pierre Philibert et de Le Gardeur, avec madame de Tilly pour commandant et mademoiselle Amélie pour aide-de-camp !

— C’est vrai ! répondit madame de Tilly. Du reste, les femmes de notre maison ont déjà porté l’épée, et défendu le vieux manoir !

Elle faisait allusion à une célèbre défense du château par une ancienne châtelaine à la tête de ses censitaire ?

Elle ajouta en riant :

— Et, tant que nous serons là, nous ne livrerons jamais ni Philibert, ni Le Gardeur aux peaux rouges ou blanches qui les demanderont

Tout le monde se prit à rire, même Le Gardeur, qui aimait pourtant les peaux blanches, ses compagnons, mais détestait, au fond, leur indigne conduite.

Le gouverneur reprit :

— Le Gardeur et Philibert resteront sous vos ordres, madame, et ne reviendront pas à la ville avant que le danger ne soit passé.

— Parfait, Excellence ! exclama Le Gardeur, j’obéirai à ma tante.

Il devinait bien ce qu’on voulait de lui et se soumettait de bon gré. Il avait trop d’esprit et de cœur pour laisser paraître le moindre dépit. Il respectait si hautement sa tante ! il estimait si fort son ami Pierre ! il aimait d’une si vive affection sa sœur Amélie !

XIII.

Après le thé, les visiteurs furent conduits au salon.

Amélie chantait à ravir et le gouverneur était excellent musicien. Il possédait une belle voix de ténor, une voix qui avait pris de l’ampleur dans les luttes contre les vents, sur la pleine mer ! une voix que la bonté, la vertu et l’aspect de la belle nature avaient rendue flexible et suave.

On redisait alors, dans toute la Nouvelle-France, une complainte d’une étonnante tristesse et d’une grande beauté, la complainte de Cadieux.

Cadieux, un voyageur interprète, avait planté sa tente au portage des sept chutes, où se trouvaient déjà quelques familles. C’était à l’époque où les traiteurs apportaient les fourrures.

Les Iroquois vinrent s’embusquer au pied du portage pour tuer et piller les voyageurs attendus. Un jeune sauvage découvrit leur retraite et donna l’alarme. Il n’y avait qu’un moyen d’échapper, sauter les rapides secrètement, le danger était extrême… Il fallait que quelqu’un restât cependant pour donner le change à l’ennemi.

Cadieux fut ce brave. Il alla, avec un jeune indien, attaquer les Iroquois, pour les attirer en arrière du rivage et les empêcher de voir les canots fugitifs. Son stratagème réussit. Tout le monde fut sauvé, mais il périt avec son jeune compagnon…

Les Iroquois ne purent pas le saisir, cependant. Il leur échappa, mais il revint tomber, épuisé de fatigue et de faim, à l’endroit même d’où il était parti quelques jours auparavant.

N’ayant plus d’espoir, sentant venir ses derniers instants, il arracha une feuille d’écorce blanche au bouleau qui le protégeait, et avec son propre sang, il écrivit sa chanson de mort.

Elle fut trouvée peu de temps après, à côté de lui.

Le voyageur qui remonte l’Outaouais jusqu’à l’Île du Grand Calumet, n’oublie pas de s’arrêter au Petit rocher de la haute montagne, au milieu du portage des sept chutes. C’est là que se trouve la tombe de Cadieux.

XIV.

Amélie avait été touchée de la plaintive romance. En la chantant elle faisait couler des larmes.

À la demande des hôtes de sa bonne tante, au milieu d’un calme presque douloureux elle commença :

Petit rocher de la haute montagne,
Je viens ici finir cette campagne !
Ah ! doux échos, entendez mes soupirs !
En languissant je vais bientôt mourir !

Il y avait des pleurs dans tous les yeux, et l’on aurait cru que le dernier soupir de Cadieux expirait sur ses lèvres émues quand elle dit :

Rossignolet, va dire à ma maîtresse,
À mes enfants, qu’un adieu je leur laisse !
Que j’ai gardé mon amour et ma foi,
Que désormais faut renoncer à moi !

XV.

Quelques autres amis de la famille, Coulon de Villiers, Claude Beauharnois, de La Corne St. Luc, étaient aussi venus faire leurs adieux à madame de Tilly.

De La Corne provoqua les rires par ses allusions aux Iroquois. Il était dans le secret.

— J’espère, Le Gardeur, dit-il, que vous m’enverrez leurs chevelures quand vous les aurez scalpés… ou qu’ils m’enverront la vôtre.

Les heures passèrent vite. La cloche du beffroi des Récollets sonna plusieurs fois dans la nuit tranquille, avant que la solitude se fit dans la maison de madame de Tilly.

Le Gardeur se sentait meilleur et plus fort. Le bourgeois lui dit en lui serrant la main :

— Courage ! mon enfant, courage ! Souvenez-vous du proverbe : « Ce que Dieu garde est bien gardé ! »

— Adieu ! vénérable ami ! s’écria Le Gardeur, dans une affectueuse étreinte. Comment ne vous regarderais-je pas comme mon père, puisque Pierre est pour moi plus que mon frère ?

— Oh ! je serai pour vous un père affectueux si vous me le permettez, Le Gardeur, reprit le Bourgeois touché jusqu’aux larmes. À votre retour, faites-moi le plaisir de considérer comme votre maison la demeure de Pierre et la mienne. Au Chien d’Or comme à Belmont le frère de Pierre sera toujours et cent fois le bienvenu !

XVI.

On hâta les préparatifs du départ et chacun se retira pour prendre quelque repos, se réjouissant dans la pensée de retourner à Tilly.

Il n’y avait pas jusqu’au vénérable Félix Beaudoin qui ne se sentait tout joyeux comme un écolier, le matin d’un jour de grand congé.

Et puis, il faut bien l’avouer, que de choses n’avait-il pas à raconter ! que de sentiments à exprimer à l’oreille de Françoise Sans-Chagrin.

Il en était de même des serviteurs et des censitaires. Quel plaisir d’aller dire aux amis de là-bas les aventures dont ils avaient été les héros, dans la capitale où les avait appelés la corvée du roi, pour bâtir les murailles de Québec !