Le chien d’or/I/27

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 366-381).


CHAPITRE XXVII.

LA CHANSON À LA RAME.

I.

V’là l’bon vent !
V’là l’joli vent !
V’là l’bon vent,
Ma mie m’appelle !
V’là l’bon vent !
V’là l’joli vent !
Ma mie m’attend !

Ce gai refrain faisait retentir les rivages, et des voyageurs plongeaient en cadence dans les vagues bleues, leurs rames d’où tombait une pluie de gouttelettes fines que le soleil transformait en diamants.

C’étaient la famille de madame De Tilly, Pierre Philibert et les censitaires qui retournaient au vieux manoir.

Le fleuve coulait majestueusement et comme drapé dans un manteau de lumière, entre ses bords escarpés que les champs verdoyants et les bois feuillus couronnaient.

Rien, dans le Nouveau Monde, n’égalait la beauté de ces rives avec leurs files de maisonnettes blanches et leurs villages coquettement assis autour de l’église.

II.

La marée montante avait parcouru deux cents lieues déjà, et elle refoulait encore le grand fleuve.

Le vent soufflait de l’est et nombre de bateaux ouvraient, comme des ailes, leurs voiles de toile éclatante pour remonter la rivière. Les uns étaient chargés de munitions de guerre, pour le Richelieu, par où ils se rendraient aux postes militaires du lac Champlain ; les autres portaient à Montréal des marchandises destinées aux postes de commerce de l’Ottawa, des grands lacs et même de la Belle Rivière et de l’Illinois, où l’on venait de faire de nouveaux établissements.

Des flottes de canots prenaient ces cargaisons à Montréal pour les rendre à leur destination.

Les canotiers passèrent dans leur course les bateaux à voiles. Ils les saluèrent gaiement. Ce fut entre les divers équipages, un échange bruyant et joyeux de cris, de souhaits, de plaisanteries :

— Bon voyage, bonne chance ! pas trop d’embarras ! des portages courts ! beaucoup de bon temps !

Plusieurs crièrent :

— Les peaux des ours et des buffles que vous allez tuer sont-elles déjà vendues ?

D’autres :

— Ne laissez pas vos chevelures en gage aux belles Iroquoises !

III.

Les chansons à la rame du Canada ont un caractère tout particulier, et sont d’un effet charmant. Elles sont agréables à entendre surtout quand de robustes canotiers les redisent en lançant leurs légers canots d’écorce sur les eaux tranquilles ou bouillonnantes, tantôt fendant comme des canards sauvages la nappe paisible, tantôt sautant comme des cerfs agiles les rapides bondissants et les cascades écumantes ; toujours acceptant, avec une égale magnanimité et comme ils viennent, la tempête ou le calme, la fortune et l’adversité.

Ces chansons sont toutes d’anciennes ballades d’origine Normande ou Bretonne. Les pensées en sont pures et les expressions chastes.

On n’aurait pas voulu alors donner à la colonie pour ses chants populaires des paroles licencieuses car on savait qu’elle avait été fondée pour la plus grande gloire de Dieu et l’honneur de son saint nom.

C’était en toutes lettres dans la commission de Jacques Cartier.

La chanson à la rame se compose ordinairement de stances assez courtes. Le derniers vers d’un couplet devient le premier du couplet suivant et cela forme un enchaînement original et plaisant. Après chaque couplet un refrain vif gai, entraînant, qui part comme une fusée !… Toutes les voix chantent alors, tous les bras s’agitent, tous les avirons plongent dans les flots, et le canot bondit comme un poisson ; volant sur la surface frémissante du lac ou de la rivière !

IV.

Amélie, assise à l’arrière du canot, laissait sa main blanche jouer dans le courant limpide. Elle se sentait heureuse, car toutes ses affections étaient là avec elle, dans la gracieuse embarcation. Elle parlait peu et se plaisait à entendre le chant des rudes canotiers. Elle pouvait aussi s’abandonner plus facilement à ses douces pensées quand la conversation cessait, et que tout le monde chantait ou prêtait l’oreille aux refrains cadencés. Quelquefois, elle saisissait à la dérobée un regard de Pierre dirigé vers elle avec la rapidité de l’éclair, regard dont elle conservait le souvenir dans les secrets trésors de son cœur !

Quelquefois, c’était un de ces mots que seul l’amour sait dire, un tendre sourire plus précieux que tous les trésors de l’Inde et qui contiennent tout un monde de lumière, de vie, d’immortalité.

Maître Jean La Marche avait choisi sa place à l’avant du canot. Il était faraud comme un jour de dimanche, droit et fier comme le roi d’Yvetot. Son violon qu’il appuyait avec coquetterie à son double menton, vibrait harmonieusement sous les caresses de l’archet de crin, comme il avait vibré pour adoucir la fatigue des travailleurs sur les murs de Québec.

— Je vais chanter : « Derrière chez nous y a-t-un étang, » dit-il, après avoir bu quelques gorgées à même une gourde quelque peu suspecte. C’était du lait, affirmait-il, par respect sans doute pour madame de Tilly.

Les rameurs levèrent leurs avirons et attendirent le moment de les plonger ensemble, au premier signal, dans les eaux sonores. Ils ramaient en cadence obéissant à la musique comme le soldat qui marche au son du clairon.

Jean La Marche commença cette vieille ballade du fils du roi, qui prend son grand fusil d’argent, vise le canard noir et tue le blanc. Sa voix résonnait comme une cloche nouvellement baptisée.

Plusieurs canots voguaient non loin. Ceux qui les montaient se mirent aussi à répéter avec les rameurs de madame de Tilly, le gai refrain :

En roulant ma boule !

Et Jean La Marche disait en faisant chanter son violon avec une énergie à lui rompre les cordes :

Derrière chez nous y a-t-un étang,
En roulant ma boule !
Trois beaux canards s’en vont baignant,
Rouli, roulant, ma boule roulant !
En roulant ma boule, roulant,
En roulant ma boule !

Trois beaux canards s’en vont baignant
En roulant ma boule.
Le fils du roi s’en va chassant,
Rouli, roulant, ma boule roulant !
En roulant ma boule, roulant,
En roulant ma boule !

Le fils du roi s’en va chassant
En roulant ma boule !
Avec son grand fusil d’argent,

Rouli, roulant, ma boule roulant !
En roulant ma boule roulant,
En roulant ma boule !

Avec son grand fusil d’argent
En roulant ma boule !
Visa le noir, tua le blanc
Rouli, roulant, ma boule roulant !
En roulant ma boule roulant
En roulant ma boule !

V.

 Jean La Marche fit longtemps retentir l’air de ses refrains mesurés, et son violon fameux ne se fatiguait pas plus que sa poitrine. Tous les canotiers redisaient les refrains avec une ardeur non moins admirable, et lui criaient des « encore » comme à l’artiste qu’on veut récompenser ou flatter. Des voix enthousiastes répondaient de la rive et l’allégresse se répandait partout. Toute la nature chantait. Les ondes, le ciel, les champs, les bois, les rivages, tout s’unissait dans un cantique de joie.

Et les voix devenaient plus vives et plus éclatantes à mesure que les bords de Tilly approchaient, car là, pour les bons censitaires comme pour leur noble châtelaine, c’était le foyer de la famille, et le foyer, c’est le paradis de la terre.

Le Gardeur fut entraîné par la gaîté générale. Il oublia son ressentiment, son désappointement et les séductions de la ville. Assis dans les rayons du soleil, sur les ondes bleues, sous le ciel bleu, au milieu de ceux qui l’aimaient, comment aurait-il pu ne pas sourire, ne pas oublier, ne pas espérer ?

Son cœur s’ouvrait à la joie, au grand bonheur d’Amélie et de Pierre qui observaient avec un immense intérêt ce réveil de son âme endolorie.

Après quelques heures de cette délicieuse course, les canots vinrent s’échouer sur la grève, au pied de la falaise de Tilly. Tout vis-à-vis, au sommet de la côte, comme la borne immuable que devaient respecter les eaux et la terre, ou comme l’arche qui pouvait sauver les âmes et les corps, s’élevait l’église de St. Antoine de Tilly. Un joli village de blanches maisonnettes l’entourait.

VI.

Sur la grève sablonneuse, les femmes, les vieillards et les enfants, accourus pour souhaiter la bienvenue à leurs gens, se livraient aux transports de la surprise et du bonheur. Ils n’attendaient pas sitôt les travailleurs de la corvée du roi.

La nouvelle de l’arrivée des Iroquois vers les sources de la Chaudière les avait effrayés. Ils supposaient en même temps que le gouverneur craignait une attaque contre Québec, par mer, comme celle de Phipps dont plusieurs se souvenaient encore.

— Bah ! ne craignez rien, mes bons amis, fit le vieux pilote Louis, en regardant fièrement tout le monde de son œil unique, ne craignez rien ! Je la connais cette campagne de William Phipps : mon père me l’a souvent racontée.

VII.

C’était dans l’automne de 1690. Trente-quatre grands vaisseaux Bostonnais vinrent débarquer sur les battures de Beauport toute une armée de ventre bleus. Mais notre vaillant gouverneur Frontenac descendit tout à coup des bois avec ses braves soldats, des habitants et des sauvages, les repoussa pêle-mêle à bord de leurs bâtiments et enleva le pavillon rouge de l’amiral Phipps.

L’instant de le dire ! Si vous ne me croyez pas, — personne ne m’a jamais fait cette injure, — si vous ne me croyez pas, allez dans l’église de Notre-Dame-des-Victoires, à la basse-ville, vous le verrez ; il flotte encore au dessus du maître autel !

Bénie soit Notre-Dame qui nous a sauvés de nos ennemis et qui nous sauvera encore si nous le méritons !…

À la Pointe Lévis où s’est réfugiée alors la flotte en déroute, l’arbre sec existe toujours. Vous savez la prophétie ? Tant que cet arbre sera debout, Québec ne tombera point aux mains des anglais.

VIII.

Les personnes qui se tenaient sur la rive se mirent à l’eau jusqu’aux genoux pour venir au-devant des voyageurs qui arrivaient. Les canots furent traînés sur le sable au milieu des rires et des propos éveillés.

Bienvenue à madame de Tilly ! Bienvenue à mademoiselle Amélie, bienvenue à Le Gardeur, bienvenue à Pierre Philibert ! Bienvenue ! bienvenue ! crièrent cent voix.

Le Gardeur aida Amélie à sortir du canot. Il vit que sa main tremblait et qu’elle devenait pâle en regardant fixement à quelques pas dans le fleuve.

C’était à l’endroit où Philibert l’avait sauvé de la mort !

Toute cette scène pénible d’autrefois passa, comme dans un mirage, devant les yeux de la jeune fille. Elle vit son frère se débattre vainement au milieu des flots, puis tout à coup disparaître… Elle vit encore Philibert se précipiter au risque de sa vie, à la rescousse de son compagnon… Elle sentit toutes les angoisses d’alors, et aussi toutes les délices du serment qu’elle prononça dans son âme, en embrassant le sauveur de son frère aimé…

IX.

— Le Gardeur ! dit-elle, c’était là ; t’en souviens-tu ?

— Oui, sœur ! je m’en souviens. J’y pensais. Je dois une éternelle reconnaissance à Pierre. Néanmoins, il aurait mieux fait de me laisser au fond de la rivière ; je n’ai plus de plaisir à revoir Tilly, maintenant…

— Pourquoi donc, mon frère ? Ne sommes-nous pas les mêmes ? Ne sommes-nous pas tous ici ? Il y a aussi de la félicité pour toi à Tilly !

— II y en avait autrefois, Amélie, reprit-il avec tristesse, mais il n’y en aura plus jamais… C’est fini !

— Viens ! Le Gardeur, ne gâtons pas la joie du retour. Vois ! le pavillon flotte au sommet de la tourelle et le vieux Martin va tirer la coulevrine pour nous saluer.

X.

Un éclair, un jet de fumée et un coup de tonnerre firent soudain bondir les gens qui couvraient le rivage.

— C’est bien pensé, de la part du vieux Martin et des femmes du manoir, cela ! observa Félix Beaudoin.

Il avait servi dans sa jeunesse, Beaudoin ! et il connaissait le salut militaire.

— Les femmes de Tilly valent mieux que les hommes de la Beauce, comme dit le proverbe, observa-t-il encore.

— Oui, et mieux que les hommes de Tilly aussi, mon vieux, ajouta Josephte Le Tardeur, d’un ton brusque et tranchant.

Josephte était une grosse courte au nez retroussé, une virago dont l’œil noir perçait comme une tarière. Elle portait un chapeau de paille à larges bords et surmonté de boucles aussi difficiles à débrouiller que son caractère, un jupon de tiretaine court qui se souciait peu de cacher sa jambe forte. De ses manches retroussées sortaient deux énormes bras rouges qui auraient fait le bonheur d’une laitière suisse.

— La remarque qu’elle venait de faire s’adressait à José Le Tardeur, son mari, un bon diable d’homme, un peu fainéant, par exemple ! qu’elle n’avait cessé de taquiner depuis le jour de son mariage.

— Les paroles de Josephte m’atteignent mais ne me font aucun mal, dit José à son voisin. Je suis une bonne cible ; elle peut tirer !

Je suis bien content, ajouta-t-il, que les femmes de Tilly soient meilleurs soldats que nous, les hommes, et qu’elles aiment à se mêler de tout ! cela nous épargne bien des tracasseries et de l’ouvrage.

XI.

— Que dites-vous, José ? demanda Félix, qui n’avait guère compris.

— Je dis, maître Félix, que sans notre mère Ève la malédiction ne serait pas tombée sur la tête de l’homme ; qu’il n’aurait point travaillé malgré lui, comme cela arrive souvent, et surtout qu’il n’aurait point péché…

Ah ! le curé l’a bien dit ! Nous aurions pu passer les jours à nous chauffer au soleil, mollement étendus sur l’herbe épaisse… Maintenant, si vous voulez vous sauver corps et âme, travaillez, priez et ne vous amusez point !… Maître Félix, j’espère que vous ne m’oublierez pas si je vais au manoir ?

— Je ne t’oublierai pas, José, répondit Félix, sèchement. Mais si le travail est le fruit de la malédiction que notre mère Ève a attirée sur le monde en mangeant de la pomme, elle ne pèse guère sur toi cette malédiction. Voyons ! fais avancer les voitures, et range-toi, que madame passe…

José s’empressa d’obéir. Madame de Tilly passa au bras de Pierre Philibert. Il ôta son bonnet et la salua profondément. Elle monta dans son carrosse.

Deux chevaux canadiens aux pieds mordants et sûrs comme ceux des boucs et forts comme ceux des éléphants, tirèrent la pesante voiture, au grand trot, sur le chemin qui serpentait tour à tour à travers les champs dorés et les bois touffus.

Après une demi-heure de course ils s’arrêtaient à la porte du manoir.

Ce manoir était une grande bâtisse en pierre, de forme irrégulière avec des fenêtres profondément enfoncées dans les murs et garnies de cadres grossièrement sculptés. À chaque coin s’élevait une tourelle percée de meurtrières, et crénelée de manière à faire un feu d’enfilade de tous les côtés sur les ennemis qui se présenteraient.

Dans l’entrée se trouvait une tablette de pierre où le ciseau avait sculpté les armoiries de la famille de Tilly, avec la date de la construction et une invocation au saint patron de la maison.

Ce manoir avait été construit par Charles Le Gardeur de Tilly, gentilhomme Normand, dont l’ancêtre, le sire de Tilly, se trouvait avec le duc Guillaume à Hastings. Charles Le Gardeur vint au Canada avec un grand nombre de ses vassaux, en 1636, après avoir obtenu du roi une concession de terre sur les bords du fleuve St. Laurent « qu’il posséderait en fief et seigneurie, disait la charte royale, avec y droit de haute, moyenne et basse justice, et aussi droit de chasse, de pêche et de traite avec les indiens, sujet à foi et hommage, etc., etc. »

Il était entouré de pins éternellement verts, de ces grands chênes et de ces ormes élevés qui se drapent dans un feuillage nouveau chaque printemps, et, chaque automne, se dépouillent de leur éclatant manteau.

Un ruisseau murmurait tout auprès, en précipitant ses ondes d’argent. Tantôt il étincelait au soleil et tantôt il se cachait sous les épais rameaux comme une jeune vierge honteuse d’être admirée. Un pont rustique en reliait les bords fleuris. Il sortait, ce petit ruisseau capricieux, d’un lac charmant et tout étroit, étendu comme une happe de cristal au milieu de la forêt à quelques lieues du fleuve. C’était un lieu de promenade aimé des habitants du manoir.

Pierre Philibert éprouva une joie bien douce à l’aspect de cette antique demeure, Ces portes, ces fenêtres, ces pignons, toutes ces choses qu’il voyait après un si long temps, c’était comme de vieux amis qu’il retrouvait.

Toutes les servantes avaient mis leurs plus beaux atours, leurs robes les plus neuves, leurs rubans les plus éclatants, pour recevoir madame de Tilly et mademoiselle Amélie.

Elles firent aussi le plus sympathique accueil à monsieur Le Gardeur — c’est ainsi qu’elles l’appelaient toujours — et au jeune officier qui l’accompagnait. Elles eurent vite reconnu l’écolier d’autrefois, qui avait si généreusement sauvé la vie à leur jeune maître, et elles se dirent, comme cela entre elles, qu’il venait sans doute à Tilly, pour… pour…

Elles n’achevaient jamais. Le sourire significatif qui répondait à la confidence, affirmait que c’était compris. Et puis, il était devenu un si bel homme, cet élève du séminaire, avec son uniforme brillant et sa vaillante épée ! Et elle, mademoiselle Amélie, elle n’avait jamais détesté entendre prononcer son nom ; bien au contraire !

Les femmes ont vite fait de déduire les conséquences des prémisses, en fait d’amour, et elles ne se trompent pas toujours, tant s’en faut.

Derrière la maison, au-dessus de l’étable et du poulailler, caché aux regards par un épais rideau de feuillage, s’élevait le pigeonnier avec ses doux et amoureux habitants. Ils étaient peu nombreux, mais d’un riche plumage et d’une beauté remarquable. Il ne fallait pas laisser la roucoulante famille s’agrandir trop, à cause des champs de blé qu’elle aurait mis à sac.

Devant le manoir, au milieu des arbres chargés de verdure et palpitants de vie, s’élevait un pin d’une grande longueur, nu et droit comme une flèche d’église. Il n’avait plus d’écorce, plus de rameaux, excepté au faîte, un bouquet. Un pavillon et des bouts de rubans flottaient au-dessous de cet énorme bouquet vert qui le couronnait, et la poudre du canon en avait marqué de taches noires l’aubier encore tout éclatant de blancheur.

C’était un mai que les habitants avaient planté, pour rendre hommage à la dame de Tilly.

XII.

Planter le mai, cela se faisait dans la Nouvelle-France, à chaque retour de la belle saison, — le premier de mai, quand on voulait payer un tribut d’hommage à un supérieur.

Le mai, planté devant la maison que l’on voulait honorer, devait rester debout jusqu’au retour de la fleuraison nouvelle. Plus tard, et tout dernièrement encore, les capitaines de la milice sédentaire étaient, dans nos paroisses paisibles, l’objet d’une semblable marque de déférence de la part de leurs soldats. En retour, les soldats étaient conviés à une bonne table, mangeaient, buvaient et s’amusaient bien. Ils tiraient autour du mai, en feu de peloton, les seuls coups de fusils que le village étonné entendit d’un bout de l’année à l’autre.

Maintenant cette fête caractéristique s’en va avec d’autres encore pour ne plus revenir sans doute. Elle aussi ne sera bientôt plus qu’un souvenir. La Saint Jean-Baptiste qui arrive avec les fleurs et les parfums des champs, avec des feuillages chargés d’harmonie et les flots de lumière du beau mois de juin, la Saint Jean-Baptiste qui est la fête de tous les canadiens-français, emporte et fait disparaître dans son orbe étincelant toutes ces autres réjouissances moins vives et moins douces qui n’ont pas pour fin sublime l’amour de la religion et de la patrie !

XIII.

Félix Beaudoin, ouvrant les bras comme pour chasser une volée d’oiseaux, repoussa les servantes dans la maison.

— Mon Dieu ! comme tout doit être en désordre ! pensa-t-il…

Il s’imaginait qu’en son absence le monde ne marchait plus. Les servantes auraient bien voulu regarder encore, mais il fallait obéir au sévère majordome sous peine d’exclusion perpétuelle.

Madame de Tilly, qui connaissait parfaitement le faible du vieillard, s’amusa dans le jardin avec les fleurs et les plantes, pour lui donner le temps de se mettre en règle, comme il disait.

Il entra à la suite des servantes, se revêtit promptement de sa livrée, prit son bâton blanc, signe d’autorité, et vint la recevoir à la porte, absolument comme si rien n’avait interrompu son service ?

Madame de Tilly et ses hôtes la suivirent en souriant.

L’intérieur du manoir ressemblait aux intérieurs des anciens châteaux de France. Au centre, il y avait une grande salle qui servait de cour de justice quand le seigneur de Tilly avait à juger quelque délit, ce qui n’arrivait pas souvent, grâce à la moralité des gens. Dans cette salle se tenait encore la cour plénière, quand il fallait régler les corvées, ouvrir des chemins, construire des ponts. Dans cette salle aussi avaient lieu les grandes réunions des censitaires à la fête de St. Michel de Thury, le patron.

De là, on passait dans une suite de chambres de diverses grandeurs, toutes meublées et ornées selon le goût de l’époque et la richesse des seigneurs de Tilly.

Un grand escalier de chêne, assez large pour laisser passer de front une section de grenadiers, conduisait aux pièces supérieures : chambres à coucher et boudoirs avec leurs vieilles fenêtres à barreaux d’où le regard s’échappait pour embrasser un délicieux fouillis de nappes d’eau, de tapis de gazon, d’arbustes, de végétaux, d’arbres et de fleurs.

Philibert reconnaissait bien ces pièces, ces escaliers, ces passages où tant de fois il avait joué avec Le Gardeur et Amélie. Il croyait entendre encore l’écho lointain de leurs cris joyeux… Rien n’avait changé. Les meubles, les tentures, les tableaux, gardaient leur sévère beauté. Les portraits le regardaient encore et leurs yeux semblaient pleins de joie. Le reconnaissaient-ils après sa longue absence ?

XIV.

Il entra dans une chambre bien familière, jadis ; le boudoir de madame de Tilly. Au mur du fond, pendait encore un petit tableau. Il le reconnut avec un sensible plaisir, avec orgueil même. Lui-même, il l’avait peint dans un jour d’enthousiasme, et toute son âme aimante avait passé dans son habile pinceau.

C’était le portrait d’Amélie.

— C’était bien la divine expression de ses yeux au moment où elle tournait la tête vers lui pour l’écouter ; c’était bien le sourire suave de ses lèvres ! Le regard de la vierge de douze ans l’avait suivi partout. Sa bouche rieuse lui avait murmuré bien des paroles de consolation dans ses ennuis !

Il s’arrêta tout ému devant ce portrait d’une enfant qui était devenue la maîtresse de ses destinées.

Amélie était entrée dans le boudoir un instant après lui. Tout à ses souvenirs, il n’avait pas entendu le bruit de ses pas. Elle ne voulut point le déranger d’abord ; cette attention qu’il portait à l’enfant la flattait. Mais elle ne voulait toujours pas avoir l’air d’épier, et il fallait faire connaître sa présence.

— La reconnaissez-vous ? demanda-t-elle enfin, en faisant un pas vers le portrait.

Philibert se tourna vivement. Amélie lui apparut alors, à travers le voile de ses vingt ans, jeune et naïve comme le portrait. Ce fut une vision charmante et vraie.

— Comme il vous ressemble, Amélie ! je ne croyais pas l’avoir peint si fidèle, s’écria-t-il, dans un transport à demi contenu.

— Je suppose, repartit Amélie d’un air narquois, que vous avez trouvé le secret de faire un portrait qui me ressemblera toujours, dans les sept âges de la vie. Si c’était une peinture de mon âme, je ne dirais pas non, continua-t-elle, mais j’ai grandi… Voyez !

— Moi, je le trouve fidèle et beau, ce portrait… Et pourtant, j’étais un peintre fort maladroit. J’aurais voulu…

— Trop beau, sans doute, interrompit Amélie, toujours en plaisantant. Il devrait sortir de son cadre pour venir vous remercier de la peine infinie que vous vous êtes donnée.

— Qu’il ne se dérange point ; j’ai trouvé ma récompense dans l’idéal de la beauté que j’ai réussi à faire sortir de cette toile…

— La jeune fille de douze ans aurait dû vous remercier, Pierre, comme je voudrais et n’ose le faire…

— C’est moi qui suis votre obligé, Amélie… grâce à vous, à votre souvenir, j’ai accompli des choses étonnantes…

Amélie sentit un reflet pourpre courir sur ses joues. Le Gardeur entra. Elle lui prit le bras :

— N’est-ce pas Le Gardeur, fit-elle, qu’il sera difficile à Pierre de devenir notre obligé, après tout ce qu’il a fait pour nous ?…

— Difficile ? impossible, ma chère, impossible !

— Cependant, reprit-elle, si, pour commencer à nous acquitter envers lui, nous l’emmenions passer une journée sur le lac. Nous ferons une partie de canotage. Les messieurs allumeront le feu, les dames infuseront le thé. Il y aura chant et musique, danse aussi, peut-être. La lune se chargera de l’illumination qui terminera la fête. Que dis-tu de mon programme, Le Gardeur ? Qu’en dites-Vous, Pierre Philibert ?

Pierre admira l’intelligence et le tact d’Amélie. C’était pour distraire Le Gardeur qu’elle proposait cette promenade sous les bois et sur les eaux. Elle voulait à tout prix le délivrer de la sombre mélancolie qui l’obsédait. Assurément, les amusements de la journée auraient pour elle un charme nouveau, à cause de Pierre qui les partagerait, mais il n’y avait pas de mal à cela.

— Ton programme est superbe, Amélie, répondit Le Gardeur, mais laisse-moi de côté. J’aime à rester tranquille. Je n’irai pas au lac. C’est en vain que je cherche à reconnaître Tilly ; tout me paraît changé. Il me semble que je vois tout à travers un nuage. Rien de serein comme autrefois ; pas même toi, Amélie. Il y a de la tristesse dans ton sourire ; je le vois bien. Et c’est ma faute, sans doute.

— Allons, mon frère, tes yeux sont meilleurs que cela ; tu les calomnies. Tilly est brillant et gai comme jadis. Quant à mon sourire, s’il est triste, c’est que je deviens mélancolique comme toi, pour des riens. Mais écoute-moi, et tu verras, dans trois jours je serai la plus joyeuse enfant de la Nouvelle-France.