Les Aventures de Nigel/Chapitre 08

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 120-133).


CHAPITRE VIII.

L’ENTREMETTEUSE.


Oui, regardez bien cette matrone, et ne riez pas, Henri, de son vieux chapeau en clocher et de son garde-vue de velours. Je l’ai surnommée l’oreille de Denis ; je veux parler de cette voûte en forme d’oreille, construite dans les prisons pour recueillir les plaintes et les gémissements des malheureuses victimes : de même Martha recueille avidement pour servir ses desseins tout ce qui se passe ou est censé se passer dans cette grande ville ; elle répète tout cela aux autres si son intérêt l’exige, et le répétera de même pour le vôtre, si votre intérêt et le sien peuvent s’accorder.
La Conspiration.


Il faut maintenant que nous fassions connaître au lecteur un autre personnage beaucoup plus affairé et plus important que sa situation ostensible dans le monde ne paraissait l’annoncer, en un mot, dame Ursule Suddlechop, femme de Benjamin Suddlechop, le plus fameux barbier de tout Fleet-Street. Cette dame avait son mérite particulier, qui était principalement, si on doit en croire ce qu’elle disait d’elle-même, un désir ardent d’être utile à ses semblables. Laissant à son époux, maigre et affamé, la gloire d’avoir la main la plus habile et la plus légère de tous les barbiers de Londres, et le soin d’une boutique où des apprentis sans ressource écorchaient la figure de ceux qui étaient assez sots pour la leur confier, la dame faisait pour son compte un commerce plus lucratif, mais qui avait tant de branches secrètes et divergentes qu’il offrait en apparence plus d’une contradiction.

Ses fonctions les plus hautes et les plus importantes étaient d’une nature secrète et confidentielle ; et dame Ursule Suddlechop passait pour n’avoir jamais trahi une affaire qui lui était confiée, à moins qu’elle n’eût été mal payée, ou que quelqu’un n’eût jugé à propos de lui donner le double pour la faire parler ; et ces circonstances arrivaient si rarement que sa réputation était irréprochable du côté de la discrétion comme du côté de la complaisance et de la probité.

Dans le fait c’était une femme admirable, et qui savait se rendre utile aux fragilités et aux passions humaines dans leur naissance, leurs progrès et leurs résultats. Elle savait procurer une entrevue à des amants qui pouvaient donner de bonnes raisons pour se voir secrètement ; débarrasser une belle qui s’était livrée à une passion coupable du fardeau qui en était la suite, et peut-être même faire adopter le rejeton d’un amour illégitime par quelque couple dont la tendresse avait été sanctifiée par les nœuds de l’hymen, mais auquel le ciel n’avait pas accordé d’enfants. Elle pouvait plus encore que tout cela ; car elle avait été initiée dans des secrets plus profonds et plus précieux : élève de mistress Turner, elle avait appris de cette femme célèbre l’art de faire de l’empois jaune, et deux ou trois autres secrets d’une plus grande importance, quoique aucun peut-être ne fût aussi criminel que ceux dont sa maîtresse avait été accusée. Mais tout ce qu’il y avait de sombre et de profond dans son caractère était caché sous l’extérieur de la bonne humeur et de la gaieté, par le rire plein de franchise et l’agréable plaisanterie au moyen desquels la bonne dame savait se concilier ses voisins d’un certain âge, et par les différents petits artifices qui la rendaient agréable à la jeunesse et surtout à celle de son propre sexe.

Dame Ursule ne paraissait guère avoir plus de quarante ans : sa taille n’était pas épaissie jusqu’à l’excès, et ses traits encore agréables, quoique sa personne fût un peu chargée d’embonpoint, et que la bonne chère eût coloré son teint de couleurs un peu trop vives, avaient une expression d’enjouement et de bonne humeur qui faisaient ressortir les restes d’une beauté sur son déclin. On croyait dans son quartier, et assez loin à la ronde, qu’un mariage, une naissance, un baptême, ne pouvaient se célébrer convenablement si dame Ursule n’y était présente. Elle savait imaginer toutes sortes de jeux, de divertissements et de plaisanteries pour amuser les nombreuses sociétés que l’hospitalité de nos ancêtres rassemblait dans de telles occasions ; et par suite, sa présence était littéralement regardée comme indispensable, dans ces joyeuses circonstances, par tous les bourgeois du moyen rang. On lui supposait aussi tant d’expérience du monde et des difficultés de la vie, que la moitié des amoureux du quartier la choisissaient pour leur confidente, lui communiquaient leurs secrets, et prenaient les conseils de la dame Ursule. Les riches récompensaient ses services par des bagues, ou, ce qu’elle aimait encore mieux, par des pièces d’or, et elle prêtait généreusement son secours aux pauvres par les mêmes motifs qui portent les jeunes praticiens en médecine à les soigner, moitié par compassion, et moitié pour s’exercer la main.

La réputation de dame Ursule dans la Cité était d’autant plus grande, que sa pratique s’était étendue au-delà de Temple-Bar, et qu’elle avait des connaissances, même des protecteurs et des protectrices, parmi les gens de qualité : or, à cette époque, le rang de ces personnes, attendu que le nombre en était moindre, et qu’il était beaucoup plus difficile d’approcher de la cour, jouissait d’un degré d’importance inconnu de nos jours, où le pied du bourgeois marche de si près sur les talons du courtisan. La dame Ursule entretenait donc soigneusement ses relations avec ses pratiques du haut parage, partie par un petit commerce de parfums, essences, pommades, ornements de tête venant de France, porcelaines et curiosités de la Chine, qui commençaient déjà à être à la mode (sans parler de diverses drogues à l’usage principalement des femmes) ; et partie par d’autres services qui avaient plus ou moins de rapport avec les branches secrètes de son commerce dont nous avons déjà parlé.

Avec des moyens de succès aussi variés et aussi nombreux, la dame Ursule était pourtant pauvre, et elle se serait probablement mieux trouvée, ainsi que son mari, d’y renoncer entièrement, pour se livrer tranquillement aux soins de son ménage, et aider Benjamin dans ce qui concernait son état. Mais Ursule aimait le luxe et la bonne chère ! elle n’aurait pu s’accoutumer ni à la frugale économie de la table de Benjamin, ni à la sécheresse de sa conversation.

C’est dans la soirée du jour où lord Nigel Olifaunt avait dîné chez le riche orfèvre, que nous mettons en scène pour la première fois Ursule Suddlechop. Elle avait ce matin-là fait une longue tournée dans le quartier de Westminster, et se sentant fatiguée, elle s’était mise dans un certain fauteuil de cuir devenu luisant par l’usage, qui était placé au coin de la cheminée, où brillait un petit feu bien animé. Là, entre le sommeil et la veille, elle ouvrait de temps en temps un œil pour épier les premiers bouillons d’un pot d’ale bien épicée, sur la surface brune de laquelle nageait une pomme sauvage grillée, tandis qu’une petite mulâtresse s’occupait, avec plus de soin encore, d’un ris de veau qui cuisait dans une casserole d’argent de l’autre côté de la cheminée. Dame Ursule se proposait probablement de terminer par ce repas une journée bien employée, dont elle regardait les travaux comme finis, et du reste de laquelle elle croyait pouvoir disposer. Elle se trompait pourtant, car, au moment où l’ale[1] était bonne à boire, et comme la petite bonne au teint cuivré annonçait que le ris de veau était prêt, la voix grêle et fêlée de Benjamin se fit entendre du bas de l’escalier :

« Dame Ursule ! eh ! dites donc, ma femme ! mon amour ! on vous attend avec plus d’impatience qu’on ne demande un cuir pour un rasoir émoussé. — Je voudrais que quelqu’un t’enfonçât le rasoir dans le gosier, pour t’empêcher de braire ainsi, vieil âne, » se dit la dame en elle-même, dans le premier moment d’irritation contre son criard de mari. Puis elle reprit : « Eh bien ! qu’y a-t-il, maître Suddlechop ?… J’allais me mettre au lit ; je n’ai fait que courir toute la journée. — Ce n’est pas moi, mon cœur, qui vous demande, dit le patient Benjamin, c’est la servante écossaise du voisin Ramsay qui demande à vous parler sur-le-champ. »

À ces mots, dame Ursule jeta un regard inquiet sur le mets cuit à point qui était dans la casserole, et répondit avec un soupir : « Dites à Jenny l’Écossaise de monter, maître Suddlechop. Je serais charmée d’entendre ce qu’elle veut me dire. » Puis elle ajouta en baissant le ton, « et j’espère qu’elle ira au diable sur un bûcher enduit de poix, comme cela est arrivé avant elle à plus d’une sorcière écossaise. »

La servante entra, et comme elle n’avait rien entendu du charitable souhait que venait de faire dame Suddlechop, elle lui fit une respectueuse révérence, et lui dit que sa jeune maîtresse étant rentrée chez elle malade, désirait voir la dame Ursule sur-le-champ. « Ne pourrait-elle pas attendre à demain, Jenny, ma bonne fille ? dit la dame Ursule ; car j’ai été Jusqu’à White-Hall aujourd’hui, et j’ai les jambes cassées, ma bonne fille. — Eh bien ! » dit Jenny avec beaucoup de calme, « s’il en est ainsi, il faut que je prenne moi-même les miennes à mon cou, et que je m’en aille le long de la rivière jusqu’à Hungerfordstaris, chercher la vieille mère Redcap, qui fait le métier de consoler les jeunes créatures de même que vous, bonne dame ; car il faut que la pauvre enfant voie l’une de vous deux avant de se coucher, et voilà tout ce que j’en sais. »

En parlant ainsi, la vieille bonne, sans autre prière, tourna les talons, et allait se retirer, lorsque la dame Ursule s’écria : « Non, non ; si la chère enfant votre maîtresse a besoin de bons avis et de tendres soins, vous n’avez pas besoin d’aller chez la mère Redcap, Janet. Elle peut très bien convenir à des femmes de matelots, à des femmes d’épiciers, et autres de ce genre ; mais personne que moi ne pourrait soigner la jolie mistress Marguerite, la fille de l’horloger de Sa Majesté très-sacrée. Ainsi donc, je ne vais prendre que le temps de mettre mon manteau, mes patins et mon capuchon, et je traverserai la rue sur-le-champ, pour me rendre chez le voisin Ramsay. Mais dites-moi vous-même, bonne Janet, n’êtes-vous point fatiguée des caprices et des fantaisies de votre jeune maîtresse ? car elle en change vingt fois par jour. — Ma foi, non, pas moi, » répondit l’endurante servante, « à moins que ce ne soit quand elle est un peu difficile sur la manière dont je lave ses dentelles. Mais je suis sa bonne depuis son enfance, voisine Suddlechop, et cela fait une différence. — Oui-dà, » reprit dame Ursule, s’occupant à s’envelopper de manière à se garantir de l’air du soir ; « et vous savez à n’en pouvoir douter qu’elle a deux cents livres sterling de revenu en bonnes terres à sa disposition. — Qui lui ont été léguées par sa grand’mère. Dieu fasse paix à son âme ! ajouta Janet l’Écossaise : elle ne pouvait les laisser à une plus jolie fille. — C’est vrai, très-vrai, mistress ; car, malgré tous ses petits caprices, j’ai toujours dit que mistress Marguerite Ramsay était la plus jolie fille du monde… Et la pauvre Jenny, je gage qu’elle n’a pas soupé ? »

Jenny ne pouvait pas dire autrement ; car son maître étant sorti, les deux garçons apprentis, après avoir fermé la boutique, étaient partis pour le chercher, et elle était allée avec l’autre bonne chez Sandy Mac Given pour voir un ami arrivé d’Écosse.

« Ce qui était bien naturel, mistress Janet, » dit dame Ursule, qui trouvait son intérêt d’être toujours de l’avis de tout le monde.

« Et pendant ce temps-là le feu s’est éteint, dit Janet. — Ce qui était encore bien naturel, dit dame Suddlechop. Mais pour couper court, Jenny, je vais emporter avec moi mon petit souper, car je n’ai pas dîné d’aujourd’hui, et il se pourrait bien que ma jeune mistress Marguerite mangeât un morceau avec moi ; car c’est souvent d’avoir l’estomac vide, Jenny, que les jeunes personnes se mettent dans la tête qu’elles sont malades. » En parlant ainsi elle remit le pot d’argent qui contenait l’ale entre les mains de Jenny ; et prenant son manteau avec la vivacité d’une personne déterminée à sacrifier son penchant à son devoir, elle cacha la casserole sous ses larges plis, et commanda à Wilsa, la petite mulâtresse, de les éclairer jusque chez le voisin Ramsay.

Où allez-vous si tard ? » dit le barbier à sa femme, lorsqu’elle traversa la boutique, où il était assis avec ses garçons affamés devant un plat de morue entourée de navets.

« Si je vous le disais, Gaffie, » dit la dame d’un air de froideur et de dédain, « Je crois que vous ne seriez pas dans le cas d’y aller pour moi ; ainsi donc il est inutile que vous le sachiez. » Benjamin était trop accoutumé au genre de vie indépendant de sa femme pour continuer ses questions : la dame non plus ne lui donna pas le temps de lui en faire une autre ; mais elle sortit de la boutique en disant au plus âgé des apprentis d’attendre son retour, et de veiller à la maison pendant son absence.

La nuit était sombre et pluvieuse, et quoique les deux boutiques ne fussent pas éloignées l’une de l’autre, dame Ursule, tout en trottant, les jupes retroussées, eut encore le temps de se plaindre et de murmurer en elle-même : « Qu’ai-je donc fait pour être condamnée à marcher ainsi au premier signe d’une vieille folle et pour le moindre caprice d’une jeune péronnelle ? Il m’a fallu trotter de Temple-Bar à White-Chapel, parce que la femme d’un fabricant d’épingles s’était piqué le doigt… Ma foi, son mari ayant £ait l’instrument de sa blessure aurait bien pu se charger de la guérir… Et maintenant c’est pour cette fantasque créature, la jolie mistress Marguerite… une beauté qui ressemble à une poupée hollandaise, et qui a autant de caprices, de fantaisies et de vanité que si c’était une duchesse… Je l’ai vue dans le même jour aussi variable qu’une girouette, aussi entêtée qu’une mule. Je voudrais savoir laquelle de sa petite tête vaporeuse ou de la vieille cervelle calculatrice et fêlée de son père renferme le plus de lubies : mais aussi elle a deux cents bonnes livres sterling de rente en terres, et son père qui, outre sa bizarrerie, est aussi un vieux ladre, est notre propriétaire, et elle lui a demandé du répit pour notre loyer ; ainsi, avec l’aide de Dieu, il faut que je me soumette… D’ailleurs ce n’est que par ce capricieux petit démon que je puis arriver au secret de maître George Heriot, et mon honneur est intéressé à le découvrir ; ainsi, andiamos ! comme on dit en langue franque. »

Tout en réfléchissant ainsi, elle s’était avancée à grands pas vers l’habitation de l’horloger, où elle était arrivée à la fin de ses réflexions. La servante lui ouvrit au moyen d’un passe-partout. Dame Ursule se glissa dans la maison, tantôt éclairée, tantôt dans les ténèbres, non pas comme la charmante lady Christabelle, au milieu de sculptures gothiques et d’antiques armures, mais cherchant son chemin, non sans faire plus d’un faux pas, à travers les débris des vieilles machines et les modèles de nouvelles inventions, restes de conceptions inutiles, les uns brisés, les autres qui n’étaient pas même terminés, et dont l’appartement de ce mécanicien bizarre, quoique ingénieux, était sans cesse encombré.

À la fin elle arriva par un petit escalier étroit à l’appartement de la jolie mistress Marguerite, l’astre qui attirait les regards de tous les jeunes gens à marier de Fleet-Street. Elle était assise dans une posture moitié boudeuse, moitié désolée ; son joli dos et ses blanches épaules étaient courbés, son menton rond à fossette reposait dans le creux de sa petite main, tandis que ses doigts étaient pliés sur sa bouche. Son coude était appuyé sur la table, et ses yeux semblaient fixés sur un feu de charbon de terre qui commençait à s’éteindre. Elle tourna à peine la tête quand dame Ursule entra ; et lorsque la présence de cette estimable matrone lui eut été plus distinctement annoncée par la vieille bonne, mistress Marguerite, sans changer de posture, murmura quelques mots inintelligibles.

« Allez à vos affaires avec Wilsa dans la cuisine, mistress Jenny, dit la dame Ursule, qui était faite à tous les genres de caprices de ses malades ou de ses pratiques, quelque soit le nom qu’on veuille leur donner. Mettez la casserole et le pot d’ale auprès du feu, et descendez… Il faut que je cause en tête-à-tête avec ma belle petite mistress Marguerite : et il n’y a pas un jeune homme d’ici à Bow-Street qui ne m’enviât ce privilège. »

Les servantes se retirèrent à l’instant, et dame Ursule, ayant ranimé les restes du feu de manière à y placer convenablement sa casserole, s’approcha le plus près qu’elle put de la jeune malade, et lui demanda, en baissant la voix et d’un ton insinuant et confidentiel, ce qui pouvait chagriner la fleur et l’orgueil du quartier.

« Rien, madame, dit Marguerite avec un peu d’humeur, et en changeant de posture de manière à tourner le dos, pour ainsi dire, à son obligeante voisine.

« Rien, mon ange ! reprit dame Suddlechop… Êtes-vous dans l’usage de faire lever vos amis à cette heure pour rien ? — Ce n’est pas moi qui vous ai envoyé chercher, madame, » reprit la jeune fille d’un air boudeur.

« Et qui donc est-ce alors ? demanda Ursule ; si l’on ne m’était pas venu chercher, je ne serais pas sortie à cette heure de nuit, je vous assure. — C’est sans doute cette vieille folle de Jenny qui l’a fait de sa tête, répondit Marguerite : car voilà deux heures qu’elle m’étourdit en me parlant de vous et de la mère Redcap. — De moi et de la mère Redcap ! oui, en vérité c’est une vieille folle d’accoupler ainsi les gens… Mais, voyons, voyons ma jolie petite voisine ; Jenny n’est pas si sotte après tout : elle sait que les jeunes filles ont besoin d’autres conseils que ceux qu’elle peut donner, et elle sait où les aller chercher… Ainsi il faut prendre courage, ma belle enfant, me dire ce qui vous chagrine, et laisser à dame Ursule le soin d’en trouver le remède. — Eh bien, si vous êtes si habile, mère Ursule, reprit la jeune fille, vous n’avez qu’à deviner ce que j’ai, sans qu’il soit besoin de vous le dire. — Oui, oui, mon enfant, » reprit la complaisante matrone, « personne ne sait mieux que moi ce bon vieux jeu. Devinez ma pensée ; or je gagerais que votre petite tête fermente parce qu’elle désire porter une coiffure d’un pied plus haute que celle de nos dames de la Cité… Ou peut-être avez-vous envie de faire un tour à Islington ou à Ware, et votre père a de l’humeur et ne veut pas y consentir… Ou… — Vous êtes une vieille folle, dame Suddlechop, » dit Marguerite avec impatience, « et vous vous mêlez de choses auxquelles vous n’entendez rien. — Folle tant que vous voudrez, mistress, » dit dame Ursule offensée à son tour, « mais pas beaucoup plus vieille que vous, mistress… pas d’un grand nombre d’années, du moins. — Oh, oh ! nous nous fâchons, à ce qu’il paraît, dit la jeune beauté ; et je vous prie, madame Ursule, comment se fait-il que vous, qui n’êtes pas plus vieille que moi d’un grand nombre d’années, veniez me parler de toutes ces sottises ; tandis que moi qui suis beaucoup plus jeune, quoique vous en disiez, j’ai assez de bon sens pour ne me soucier ni de parure ni d’Islington ? — Fort bien, fort bien, ma jeune mistress ! » dit la sage conseillère en se levant… « Je m’aperçois que je ne suis ici d’aucune utilité, et il me semble que, sachant mieux que personne ce dont il s’agit, vous pourriez vous dispenser de faire déranger les gens à minuit pour leur demander leur avis. — Allons, vous voilà en colère maintenant, la mère, » dit Marguerite en la retenant ; « cela vient de ce que vous êtes sortie le soir sans souper… Je ne vous ai jamais entendu dire un mot avec humeur après avoir rempli votre estomac.. Ici, Janet ; apportez une assiette et du sel pour la dame Ursule… Et qu’avez-vous donc là dans ce pot ?… Je crois, sur ma foi, que c’est de mauvaise ale ; fi, fi !… que Janet la jette par la fenêtre, ou plutôt qu’elle la garde pour le coup du matin de mon père, et qu’elle vous apporte la bouteille de Canaries qui lui était destinée ; le brave homme ne s’apercevra jamais de la différence, et l’ale lui aidera à digérer ses profonds calculs tout aussi bien que le vin. — Vraiment, mon cœur, je suis entièrement de votre avis, » répondit la dame Ursule, dont le ressentiment passager s’était évanoui devant ces préparatifs de bonne chère. S’établissant alors dans un grand fauteuil devant une table à trois pieds, elle se mit à manger de fort bon appétit le petit mets délicat qu’elle s’était préparé. Elle ne manqua cependant pas aux devoirs de la politesse, et pressa plusieurs fois, mais inutilement, mistress Marguerite de le partager avec elle.

« Au moins faites-moi raison d’un verre de Canaries, reprit la dame Ursule… J’ai entendu dire à ma grand’mère qu’avant que les protestants vinssent, les vieux confesseurs catholiques et leurs pénitents buvaient toujours ensemble un verre de Canaries avant de commencer la confession. — Je ne boirai pas de Canaries, assurément, dit Marguerite ; et je vous ai déjà dit que si vous ne pouviez deviner ce que j’ai, je n’aurais jamais le courage de vous l’apprendre. »

En parlant ainsi, elle se détourna encore une fois de la dame Ursule, et reprit son attitude rêveuse, sa tête appuyée sur sa main, son coude sur la table, et tournant le dos, ou du moins une épaule, à sa confidente.

« Eh bien donc, dit dame Ursule, il faut que j’exerce sérieusement mon art. Donnez-moi cette jolie main, et je vous dirai par la chiromancie, aussi bien qu’aucune Égyptienne, de quel pied vous boitez. — Comme si je vous avais dit que je boitais d’un pied, » dit Marguerite avec dédain, mais lui abandonnant sa main tout en conservant sa position oblique.

« Je vois là de belles lignes, dit Ursule, et qui ne sont pas difficiles à déchiffrer… Plaisir et richesses, d’heureuses nuits et des réveils agréables, et un équipage qui fera trembler les voûtes de White-Hall… Oh ! j’ai touché l’endroit sensible… Vous souriez donc à présent, ma belle petite… Et pourquoi ne serait-il pas lord-maire, et n’irait-il pas à la cour dans son carrosse comme tant d’autres l’ont fait avant lui ? — Lord-maire…. fi ! s’écria Marguerite… — Et pourquoi faire fi du lord-maire, mon cœur ? ou peut-être est-ce ma prophétie dont vous vous moquez ? mais il y a des lignes de travers dans les vies les plus heureuses aussi bien que dans la vôtre, mignonne ; et quoique je voie dans cette jolie main le bonnet plat d’un apprenti, je vois en même temps briller dessous deux yeux noirs étincelants qui n’ont pas leurs pareils dans tout le quartier de Faringdon Without. — De qui voulez-vous parler, madame ? » demanda froidement Marguerite.

« De qui parlerais-je, répondit dame Ursule, si ce n’est du prince des apprentis, du roi de la bonne compagnie, Jenkin Vincent ? — Fi donc, femme ! Jenkin Vincent… un manant… un badaud de Londres ! » s’écria la jeune fille indignée.

« Oui-da, le vent vient-il de là, ma belle ? reprit la dame ; il est un peu changé en ce cas depuis notre dernière conversation ; car j’aurais juré alors qu’il était favorable à Jenkin : le pauvre garçon vous aime à en perdre la tête, et préfère un de vos yeux au premier rayon de soleil de la grande fête de mai. — En ce cas je voudrais que mes yeux eussent, comme le soleil, la faculté de l’aveugler, répliqua Marguerite, afin d’apprendre au manant à garder sa place. — Il est vrai, dit la dame Ursule, qu’il y a des gens qui trouvent Francis Tunstall aussi joli garçon que Jenkin ; et d’ailleurs il est cousin au troisième degré d’un chevalier baronnet, et vient d’une bonne maison : peut-être songez-vous à un voyage dans le Nord ? — Peut-être… mais ce ne sera point avec un apprenti de mon père… Je vous en remercie, dame Ursule. — Que le diable devine donc vos pensées ! Voilà ce que c’est que de vouloir ferrer un cheval qui regimbe et ne veut jamais aller droit. — Écoutez-moi donc, et faites attention à ce que je vais vous dire… Aujourd’hui j’ai dîné en ville. — Je puis vous dire où, c’est chez votre parrain, le riche orfèvre… Vous voyez bien que je sais quelque chose… Je pourrais même vous dire avec qui, si je voulais. — Vraiment ? » s’écria Marguerite en se retournant avec l’accent d’une vive surprise, et rougissant jusqu’aux yeux.

« Avec le vieux sir Mungo Malagrowther, ajouta la sibylle… Il s’est fait raser chez Benjamin en se rendant à la Cité. — Fi ! c’est un vieux squelette ambulant ! une anatomie vivante. — C’est la vérité, ma chère ; c’est une honte de le voir hors du charnier de Saint-Pancrace, car je ne connais pas d’autre endroit qui lui convienne, à ce vieux railleur à langue de vipère ; il a dit à mon mari… — Quelque chose qui n’a aucun rapport avec ce dont il s’agit, j’en répondrais. Il faut donc que je parle… Il y avait à dîner avec nous un seigneur. — Un seigneur ! La jeune fille a perdu la tête, s’écria dame Ursule. — Il y avait à dîner, » poursuivit Marguerite sans prendre garde à cette interruption, « un seigneur… un seigneur écossais. — Que Notre-Dame ait pitié d’elle ; elle est tout à fait folle !… A-t-on jamais entendu dire que la fille d’un horloger se soit éprise d’un seigneur, et d’un seigneur écossais, pour couronner l’œuvre, quand on sait que les nobles de ce pays sont orgueilleux comme Lucifer, et pauvres comme Job ? Un seigneur écossais ! dit-elle ? J’aimerais autant vous entendre parler d’un colporteur juif. Je voudrais vous voir songer à la fin que peut avoir tout cela, ma belle petite, avant de donner tête baissée dans les ténèbres. — Cela ne vous regarde pas, Ursule ; c’est votre secours, et non vos conseils que je vous demande, et vous savez qu’il est en mon pouvoir de le reconnaître.

— Oh ! ce n’est pas l’intérêt qui me guide, mistress Marguerite, » interrompit l’obligeante personne ; » mais vraiment je voudrais vous voir écouter un bon avis… Songez un peu à votre condition.

— Mon père est artisan de profession, mais il ne l’est pas par le sang. Je lui ai entendu dire que nous descendons, de loin, à la vérité, des grands comtes de Dalwolsey. — Oui, oui, c’est cela même… Parmi vous autres Écossais, je n’ai jamais connu personne qui ne descendît de quelque ancienne maison, et la descente n’est en effet souvent qu’une chute pitoyable. Et quant à l’éloignement de la parenté, je le crois bien, vraiment, il est tel que vous vous êtes entièrement perdus de vue… Mais ne secouez pas votre jolie tête avec cet air de dédain, ma belle petite, et dites-moi le nom de ce jeune seigneur du nord, afin que nous voyions quel remède appliquer à tout ceci. — C’est lord Glenvarloch, celui qu’on appelle lord Nigel Olifaunt, » dit Marguerite à voix basse et en se détournant pour cacher sa rougeur.

« Jésus ! que le ciel nous aide ! s’écria la dame Suddlechop ; c’est le diable, et quelque chose de pire ! — Que voulez-vous dire ? » demanda la jeune fille surprise de la vivacité de cette exclamation.

« Eh quoi ! ne savez-vous pas, dit la dame, quels ennemis puissants il a à la cour ? ne savez-vous pas ?… Mais que le diable emporte ma langue ! elle va plus vite que mon jugement… Il me suffit de vous dire que vous feriez mieux de placer votre lit nuptial sous un toit prêt à tomber en ruine que de penser au jeune Glenvarloch. — Il est donc malheureux ? dit Marguerite ; je le savais, je l’avais deviné… Il y avait quelque chose de triste dans sa voix, même quand il disait quelque chose de gai… il y avait une teinte de douleur dans son sourire mélancolique… Il ne se serait pas ainsi emparé de mes pensées, si je l’avais vu dans tout l’éclat de la prospérité — Les romans lui ont tourné la tête, dit la dame Ursule ; c’est une fille perdue… entièrement perdue… Aimer un lord écossais, et ne l’en aimer que mieux parce qu’il est malheureux ! Eh bien, mistress, je suis très-fâchée qu’il s’agisse d’une chose dans laquelle je ne puis vous aider… ce serait contre ma conscience, et c’est une affaire au-dessus de mon état et de mon art… mais je vous garderai le secret. — Vous n’aurez pas la lâcheté de m’abandonner après m’avoir arraché mon secret, » s’écria Marguerite avec indignation… « Si vous l’osez, je sais un moyen d’en tirer vengeance ; et si vous me servez, au contraire, vous en serez largement récompensée. Rappelez-vous que la maison qu’habite votre mari appartient à mon père. — Je ne me le rappelle que trop bien, » reprit Ursule après un moment de réflexion, « et je voudrais pouvoir vous servir par tous les moyens qui sont à ma portée ; mais comment me mêler d’affaires où il est question de gens de rang ?… Je n’oublierai jamais la pauvre mistress Turner, mon honorée protectrice ; Dieu veuille avoir son âme ! elle eut le malheur de se mêler de l’affaire de Sommerset et d’Overbury ; le grand seigneur et sa femme trouvèrent le moyen de sauver leur cou, et de la laisser, elle et une demi-douzaine d’autres, souffrir à leur place. Jamais je n’oublierai quel spectacle c’était de la voir montée sur l’échafaud, ayant autour de son joli cou la collerette apprêtée à l’empois jaune, que je l’avais si souvent aidée à faire, et qui devait bientôt être remplacée par une grossière corde de chanvre. Une telle vue, mon cœur, est faite pour inspirer la crainte de se mêler d’affaires dangereuses auxquelles on ne touche point sans risquer de s’y brûler les doigts. — Allons donc, folle que vous êtes ! est-ce que c’est moi qui puis vous engager à des pratiques aussi criminelles que celles pour lesquelles on fit périr cette misérable ? Tout ce que je vous demande, c’est de vous informer exactement des affaires qui amènent ce jeune seigneur à la cour. — Et quand vous saurez son secret, que vous en reviendra-t-il, ma chère ?… Et cependant je me chargerai de votre commission si vous voulez en faire autant pour moi. — Et que voudriez-vous que je fisse ? — Une chose qui vous a déjà mise en colère quand je vous l’ai demandée… Je voudrais avoir quelque renseignement sur l’histoire du revenant qu’on voit chez votre parrain à l’heure de la prière. — Non, dit mistress Marguerite, pour rien au monde je ne consentirai à épier les secrets de mon parrain… Non, Ursule, non, je ne chercherai jamais à surprendre ce qu’il désire me cacher ; mais vous savez que j’ai une fortune qui m’appartient en propre, et qui ne tardera pas à être à ma disposition… Pensez à quelque autre récompense. — Oui, oui, je sais bien cela, reprit la conseillère ; ce sont ces deux cents livres de revenu, et l’indulgence de votre père, qui font que vous êtes si volontaire, mon cœur. — Cela se peut, dit Marguerite Ramsay ; en attendant, servez-moi avec fidélité, et prenez cette bague de prix : je m’engage à la racheter de vos mains pour cinquante belles pièces d’or, quand je serai maîtresse de ma fortune. — Cinquante belles pièces d’or, répéta la dame, et cette bague, qui est belle et précieuse, en gage de votre exactitude à me tenir parole !… Eh bien ! mon cœur, si je dois mettre mon cou en péril, j’avouerai que je ne puis l’exposer pour une amie plus généreuse ; et le plaisir de vous obliger, certes, serait bien suffisant pour m’y décider, si ce n’est que Benjamin devient de jour en jour plus paresseux ; et notre famille… — N’en dites pas davantage, interrompit Marguerite, je vois que nous nous entendons ; et maintenant, apprenez-moi ce que vous savez des affaires de ce jeune homme, et ce qui vous inspire une si grande répugnance de vous en mêler. — Je n’en puis pas encore dire grand’chose, répondit la dame Ursule ; tout ce que je sais, c’est qu’il a contre lui l’homme le plus puissant de la cour ; mais j’en apprendrai davantage, car il faudrait qu’un livre fût bien obscur pour que je ne parvinsse pas à le déchiffrer pour l’amour de vous, ma jolie mistress Marguerite. Savez-vous où demeure ce jeune lord ? — Je l’ai appris par hasard, » répondit Marguerite, qui paraissait honteuse de l’exactitude de sa mémoire dans cette occasion. « Il loge, je crois, chez un nommé Christie, si je ne me trompe, un marchand du quai Saint-Paul. — Un joli logement pour un jeune baron !… Et bien, prenez courage mistress Marguerite, si, semblable à quelques-uns de ses compatriotes, il est venu comme une chenille, comme eux il changera de peau et deviendra papillon. Ainsi, je vais boire un dernier verre de Canaries, en vous souhaitant une bonne nuit et d’agréables rêves, et vous aurez de mes nouvelles avant vingt-quatre heures. Je vous engage à reposer votre tête sur l’oreiller, et vous souhaite encore une fois un bon repos, ma perle des perles, ma marguerite des marguerites. »

En parlant ainsi, elle baisa la joue de sa jeune amie ou protectrice, qui semblait la laisser faire à regret, et partit du pas léger et furtif d’une personne accoutumée à mettre dans sa marche promptitude et mystère.

Marguerite Ramsay la regarda s’en aller, et resta quelques moments les yeux attachés sur la porte dans un silence inquiet. « J’ai peut-être mal fait, murmura-t-elle enfin, de me laisser arracher mon secret ; mais elle est adroite, hardie, serviable et fidèle, du moins je le crois ; dans tous les cas, elle sera fidèle à ses intérêts ; et c’est par là que je la tiens… Cependant, je voudrais n’avoir rien avoué… je sens que j’ai commencé une œuvre désespérée… car, que m’a-t-il dit qui puisse me justifier de me mêler de ses affaires ? Rien, que des paroles du sens le plus ordinaire… des propos de table et de simples lieux communs… Cependant, qui sait ? » Elle dit, et s’interrompit tout à coup, se regardant en même temps dans une glace qui, réfléchissant une figure de la plus grande beauté, lui suggéra probablement une terminaison plus favorable à sa phrase que sa bouche n’aurait osé l’exprimer.



  1. Or to speak techni cally lamb’s wool, dit le texte ; mot à mot, ou pour parler d’une manière technique, la laine d’agneau. Cette dernière locution est un terme d’argot, signifiant de bonne bière. a. m.