Les Aventures de Nigel/Chapitre 09

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 134-151).


CHAPITRE IX.

PRÉSENTATION À LA COUR.


Quel état pitoyable que celui d’un solliciteur, oui c’est le plus malheureux des hommes, celui que le sort cruel a réduit à venir implorer de la cour ce que peu y ont trouvé, et ce qui est refusé à beaucoup ; ô toi, qui n’as jamais sollicité, que tu es loin de savoir dans quel enfer on existe quand on attend quelque grâce de la cour. Vois l’infortuné perdre des jours utiles, passer ses longues nuits dans le mécontentement et les murmures, avancer aujourd’hui et reculer demain ; se dessécher d’inquiétude et de chagrin, gagner la faveur du prince, et ne pouvoir arriver à celle de ses ministres ; après avoir obtenu ce qu’il demande, l’attendre encore plusieurs années ; avoir l’âme sans cesse irritée par les contre-temps et les mécomptes ; le cœur rongé de soucis et de désespoir, flatter, ramper, attendre, dépenser son argent en voitures, en chevaux, en présents, jusqu’à ce que, manquant de tout lui-même, il arrive ainsi à sa ruine totale.
Comte de la mère Hubberd.


Le matin du jour où George Heriot se préparait à escorter le jeune lord Glenvarloch à la cour avait paru, et, comme on le suppose bien, ce n’était pas sans agitation que le jeune homme voyait approcher l’instant d’où son sort devait dépendre. Il se leva de bonne heure, fit sa toilette avec plus de soin que de coutume, et comme la générosité de son compatriote le plébéien lui avait donné les moyens de faire valoir les avantages de sa personne par un costume riche et élégant, il ne put s’empêcher, les yeux sur le miroir, de jeter sur lui-même un coup d’œil d’approbation. Il obtint d’une manière plus positive et plus bruyante celle de son hôtesse ; car dame Nelly s’écria que, dans son opinion, il aurait le vent sur tous les galants de la cour, qui n’auraient plus qu’à plier leurs voiles ; ce qui prouvait qu’elle savait enrichir sa conversation des métaphores familières aux gens qui traitaient d’affaires avec son mari.

À l’heure marquée, la barque de maître Heriot arriva ; elle était bien équipée et bien montée, et recouverte d’une banne sur laquelle on avait peint son chiffre et les armes de la compagnie des orfèvres.

En voyant paraître l’ami qui lui donnait des preuves d’un attachement si désintéressé, le jeune lord de Glenvarloch le reçut avec tous les égards dont il était digne.

Maître Heriot fit part à son jeune ami de la libéralité de son souverain, et lui remit les 200 livres sterling, sans vouloir retenir ce qu’il lui avait avancé. Nigel éprouva toute la reconnaissance que méritait la généreuse amitié du digne bourgeois, et les expressions ne lui manquèrent pas pour la lui témoigner.

Cependant, comme le jeune et noble lord s’embarquait pour se rendre devant son souverain, sous la protection d’un homme dont le titre le plus distingué était celui de membre éminent de la corporation des orfèvres, il ne put s’empêcher de sentir quelque surprise, pour ne pas dire quelque confusion, en songeant à la situation où il se trouvait. Richard Moniplies, en se rendant au bateau pour y prendre sa place, ne put s’empêcher non plus de murmurer que les temps étaient bien changés, et qu’il y avait de la différence entre maître Heriot et son père ; mais aussi c’était bien autre chose de travailler l’or et l’argent, ou de battre du cuivre et de l’étain.

À l’aide des rames de quatre vigoureux bateliers, ils glissaient sur la Tamise, qui était alors la grande route de Londres à Westminster, car peu de gens se hasardaient à parcourir à cheval les rues étroites et populeuses de la ville, et les voitures étaient alors un luxe réservé à la plus haute noblesse ; aucun bourgeois, quel que fût son rang, n’y aurait osé aspirer. Le complaisant conducteur de Nigel voulut lui faire remarquer la beauté des rives de la Tamise, principalement du côté du nord, où les jardins des splendides hôtels descendaient jusqu’au bord de l’eau, mais ce fut en vain. L’esprit du jeune lord était rempli de pensées qui l’agitaient péniblement sur la manière dont il allait être reçu de ce monarque pour lequel sa famille s’était presque entièrement ruinée ; et l’anxiété secrète ordinaire à ceux qui se trouvent en semblable position lui faisait supposer des questions qui lui étaient adressées par le roi ; et il se fatiguait l’imagination pour y trouver des réponses. Son compagnon vit que sa tête travaillait, et craignit de l’importuner par une plus longue conversation ; de sorte que, lorsqu’il lui eut expliqué brièvement le cérémonial observé à la cour les jours de présentation, il garda le silence pendant tout le reste du voyage.

Ils débarquèrent au pied de l’escalier de White-Hall, et entrèrent dans le palais après avoir décliné leurs noms, les gardes ayant rendu à lord Glenvarloch les honneurs dus à son rang. Le cœur du jeune homme battit avec violence quand il se trouva dans l’enceinte des appartements du roi. L’éducation qu’il avait reçue en pays étranger, dirigée d’une manière assez rétrécie, ne lui avait donné que des idées très-imparfaites de la grandeur d’une cour ; et les réflexions philosophiques qui lui avaient appris à mépriser le cérémonial et l’éclat extérieur, de même que toutes maximes de pure philosophie, se trouvèrent en défaut devant les impressions que devait faire naturellement sur l’esprit d’un jeune homme sans expérience la magnificence extraordinaire de ce spectacle. Les appartements splendides qu’ils traversaient, le riche costume des gardes, des huissiers et des domestiques, et le cérémonial si nouveau pour lui qui marquait leur passage à travers une longue file d’appartements tout cet étalage, en un mot, insignifiant et vulgaire aux yeux d’un courtisan expérimenté, avait quelque chose de redoutable et même d’alarmant pour un homme qui passait par là pour la première fois, et qui était inquiet de l’accueil que lui ferait le souverain.

Heriot, soigneusement attentif à épargner à son jeune ami le moindre embarras, avait eu soin de donner le mot d’ordre nécessaire aux gardiens, huissiers de la chambre ou chambellans, quels que fussent leur titre et leur rang ; et ils s’étaient avancés sans opposition.

Ils traversèrent de cette manière plusieurs antichambres, la plupart remplies de gardes, de gens attachés à la cour et de leurs connaissances. Une foule d’hommes et de femmes, parés de leurs plus beaux habits et les yeux immobiles de curiosité, dévorant du regard tout ce qui se passait devant eux, étaient modestement rangés le long du mur, d’une manière qui indiquait des spectateurs et non des acteurs dans cette pompeuse représentation.

De ces appartements extérieurs lord Glenvarloch et son ami de la Cité passèrent dans un vaste et magnifique salon qui communiquait avec la salle d’audience : là n’étaient admis que ceux qui, par leur naissance, par leur charge dans l’État ou dans la maison du roi, ou enfin par une faveur particulière de Sa Majesté, avaient le droit de venir présenter leurs respects au souverain.

Au milieu de cette société favorisée et choisie, Nigel remarqua sir Mungo Malagrowther, qui, évité ou rebuté de ceux qui savaient combien son crédit était bas à la cour, fut trop heureux de trouver l’occasion de s’accrocher à une personne du rang de lord Glenvarloch, lequel n’avait pas encore assez d’expérience pour avoir appris à se débarrasser d’un importun.

Le chevalier s’empressa de donner à ses traits cyniques et grimaçants l’expression du sourire ; et après avoir fait à George Heriot un signe de tête accompagné d’un geste imposant de la main, qui indiquait à la fois la supériorité et la protection, il mit de côté tout net le digne bourgeois, auquel il devait tant de dîners, pour s’attacher exclusivement au jeune lord, quoiqu’il le soupçonnât de se trouver dans une position aussi fâcheuse que la sienne propre. Cependant l’attention de cet original, toute singulière et quelque peu flatteuse qu’elle était, ne fut pas entièrement indifférente au lord Glenvarloch, en ce qu’elle servit à le distraire des réflexions pénibles et inquiétantes auxquelles le laissait livré le silence complet et un peu forcé de son bon ami Heriot. D’ailleurs il ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt aux remarques caustiques et piquantes d’un courtisan mécontent, mais observateur : si d’une part un auditeur patient, revêtu de ce rang et de ce titre élevé, était une rare bonne fortune pour le satirique chevalier, de l’autre Nigel ne pouvait point repousser un compagnon que sa pénétration et ses dispositions communicatives rendaient au moins fort amusant. Pendant ce temps Heriot, dédaigné par sir Mungo, et se refusant à tous les efforts que la politesse et la reconnaissance inspiraient à lord Glenvarloch pour l’engager à prendre part à la conversation, se tenait debout à côté d’eux, sa physionomie exprimant un demi-sourire : mais ce sourire lui était-il arraché par les saillies de sir Mungo ou par les ridicules de ce même personnage ? c’est ce qu’il eût été difficile de décider.

Le trio occupait un coin du salon près de la porte de la salle d’audience, qui n’était pas encore ouverte, lorsque Maxwell, avec sa baguette, insigne de ses fonctions, vint traverser l’appartement d’un air affairé : tous ceux qui le remplissaient, à l’exception des hommes de haut rang, s’empressèrent de lui faire place. Il s’arrêta auprès du groupe dont nous venons de parler, regarda un moment le jeune lord écossais, fit une légère inclination de tête à Heriot, et, s’adressant enfin à sir Mungo Malagrowther, se plaignit brusquement à lui de l’indiscrétion des gentilshommes pensionnés et des gardes qui laissaient toute espèce de bourgeois, solliciteurs et écrivains, se glisser dans les appartements extérieurs sans respect ni décence. « Les Anglais, ajouta-t-il, en étaient scandalisés. On ne se serait permis rien de semblable sous le règne de la reine ; de son temps les cours étaient pour le peuple et les appartements pour la noblesse ; et il faut s’en prendre à vous autres attachés à la maison du roi, sir Mungo, si tout n’y est pas mieux ordonné. »

Le chevalier, attaqué d’un de ces accès de surdité auxquels il était sujet dans de semblables occasions, répondit : « Il n’est pas étonnant que le peuple prenne des libertés quand il voit en place des gens qui ne sont guère au-dessus de lui pour la naissance et les manières. — Vous avez raison, monsieur, parfaitement raison, dit Maxwell en posant sa main sur la broderie ternie de la manche du vieux chevalier ; « quand ces gens-là voient des hommes en place vêtus de la défroque des comédiens, il n’est pas étonnant que la cour soit encombrée d’intrus. — N’est-il pas vrai que ma broderie est de bon goût, monsieur Maxwell ? » répondit le chevalier affectant d’interpréter les paroles de l’huissier de la chambre d’après son geste. « Elle est d’un dessin riche et ancien, ouvrage du père de votre mère, le vieux James Stitchell, honnête tailleur de Merlin’s-Wynd qui avait ma pratique, ce que je me rappelle avec plaisir en songeant que votre père a jugé à propos d’épouser sa fille. »

Maxwell fit la grimace ; mais sentant qu’il n’y avait aucune réparation à espérer de sir Mungo, et qu’en poursuivant cette querelle avec un tel adversaire il ne ferait que se rendre ridicule et donner de la publicité à une mésalliance dont il était honteux, il cacha son ressentiment sous un sourire moqueur, exprimant son regret que sir Mungo fût devenu trop sourd pour qu’il fût possible de causer avec lui. Alors, continuant sa route, il alla se planter auprès de la porte de la salle d’audience, où il devait remplir les fonctions de vice-chambellan ou d’huissier.

« La porte de la salle d’audience va s’ouvrir, » dit tout bas l’orfèvre à son jeune ami : « ma condition ne me permet pas d’aller plus loin avec vous ; ne manquez pas de vous présenter hardiment comme il convient à votre naissance et de remettre au roi votre supplique, qu’il ne refusera certainement pas et à laquelle il fera, j’espère, un accueil favorable. »

Comme il parlait, la porte de la salle d’audience s’ouvrit effectivement ; et, comme il est d’usage en semblable occasion, les flots des courtisans commencèrent à y entrer lentement, mais d’une manière successive et non interrompue. Lorsque Nigel se présenta à son tour à la porte et dit son nom et son titre, Maxwell sembla hésiter. « Vous n’êtes connu de personne, dit-il, et mon devoir ne me permet pas de laisser passer chez le roi, milord, un individu dont la figure m’est inconnue, à moins qu’une personne respectable ne m’en réponde. — Je suis venu avec maître George Heriot, » dit Nigel un peu embarrassé de cette interruption inattendue.

« Le nom de maître Heriot aura son poids toutes les fois qu’il s’agira d’or et d’argent, milord, » reprit Maxwell avec un air de politesse railleuse ; mais il n’en est pas de même en fait de rang et de naissance. Les devoirs de ma charge sont positifs sur ce point. L’entrée est obstruée, je suis très-fâché de vous le dire, milord, mais il faut que Votre Seigneurie fasse place. — De quoi s’agit-il ? demanda un vieux seigneur écossais qui avait été parler à George Heriot après que Nigel s’en était séparé, et qui s’avança en remarquant une espèce d’altercation entre Maxwell et ce jeune homme.

« C’est seulement M. le vice-chambellan Maxwell, dit sir Mungo Malagrowther, qui exprime sa joie de voir à la cour le lord Glenvarloch, au père duquel il doit sa charge. Au moins je crois que c’est ce dont il est question, car Votre Seigneurie connaît mon infirmité. » Il y eut ici des éclats de rire étouffés, et tels que le permettait le lieu, parmi tous ceux qui entendirent cet échantillon de l’humeur sarcastique de sir Mungo. Mais le vieux seigneur, s’avançant encore davantage, s’écria : « Quoi ! le fils de mon brave et ancien adversaire Ochtred Olifaunt…. Je vais le présenter moi-même. »

En parlant ainsi, il prit Nigel par le bras sans autre cérémonie et allait l’entraîner en avant, quand Maxwell, tenant toujours sa baguette devant la porte, dit avec un peu d’hésitation et d’embarras : « Milord, ce gentilhomme n’est pas connu, et j’ai ordre d’être très-scrupuleux. — Bah, bah ! dit le vieux lord, je répondrais qu’il est le fils de son père, rien qu’à la coupe de son front… et toi, Maxwell, tu connaissais assez bien son père pour nous épargner tes scrupules…. laisse nous passer. » En parlant ainsi il mit de côté la baguette du chambellan et entra dans la salle d’audience, tenant toujours le jeune homme sous le bras.

« Il faut que je fasse connaissance avec vous, jeune homme ; il le faut absolument. J’ai bien connu votre père, mon cher : j’ai rompu une lance avec lui et croisé ma lame avec la sienne, et je suis glorieux de vivre pour m’en vanter. Il était du parti du roi et moi du parti de la reine pendant les guerres de Douglas. Nous étions tous deux alors de jeunes gaillards qui ne craignions ni le fer ni le feu, et nous avions de plus, entre nous, quelque vieille haine féodale qui nous était transmise de père en fils avec nos sceaux, nos grands sabres à double poignée, nos cottes d’armes et les aigrettes de nos casques. — Trophaut, milord de Huntinglen, » dit à voix basse un gentilhomme de la chambre ; « voici le roi ! »

Le vieux comte se le tint pour dit et se tut. Jacques entrant par une porte de côté, entouré d’un petit groupe de courtisans favoris et d’officiers de sa maison, auxquels il s’adressait de temps en temps, reçut successivement les respects de ceux qui avaient été admis en sa présence. La toilette du monarque avait été plus soignée dans cette occasion qu’elle ne l’était le jour où nous le présentâmes pour la première fois au lecteur ; mais il y avait une gaucherie naturelle dans sa taille, qui faisait qu’aucun habit ne pouvait bien lui aller, et la prudence ou la pusillanimité de son caractère lui avait fait contracter l’habitude, dont nous avons déjà parlé, de porter un vêtement assez rembourré pour pouvoir résister à un coup de poignard, ce qui donnait une roideur désagréable à sa tournure, et contrastait d’une manière singulière avec sa mobilité perpétuelle et avec les gestes continuels et bizarres qui accompagnaient sa conversation. Cependant, malgré le peu de noblesse de son extérieur, il avait dans ses manières tant de bienveillance, de familiarité et de bonhomie, il cherchait si peu à cacher ses défauts et était si indulgent pour ceux des autres, que ses qualités, jointes à une certaine dose d’esprit naturel et d’instruction, ne manquaient jamais de produire une impression favorable sur les personnes qui l’approchaient.

Lorsque le comte de Huntinglen présenta Nigel à son souverain, cérémonie dont le digne pair se chargea lui-même, le roi reçut le jeune lord très-gracieusement, et témoigna à son introducteur qu’il était bien aise de les voir à côté l’un de l’autre, « car, si je ne me trompe, milord Huntinglen, continua-t-il, vos ancêtres à tous deux ne vivaient pas en fort bonne intelligence… et vous-même avec le père de ce jeune homme, vous vous êtes vus face à face l’épée à la main, ce qui est une posture plus désagréable. — Et ce futYotre Majesté, dit lord Huntinglen, qui ordonna au lord Ochtred et à moi de nous donner la main, ce jour mémorable où Votre Majesté réunit dans un banquet tous les nobles qui étaient divisés par des haines, et voulut qu’il se réconciliassent. — Je m’en souviens bien, dit le roi, je m’en souviens fort bien… ; C’était un beau jour, le 19 septembre, le plus beau des jours de l’année… Il y avait de quoi rire en voyant comme quelques-uns d’entre eux faisaient la grimace en se serrant la main… Sur mon âme, je crus qu’il y en aurait, surtout parmi ces chefs montagnards, qui éclateraient en notre présence ; mais nous les fîmes marcher en se tenant par la main jusqu’à la place, nous-même étant à leur tête, et nous les forçâmes de boire amicalement entre eux à l’extinction des haines et à la perpétuité de l’amitié. Le vieux John Anderson était prévôt cette année-là… le bonhomme en pleura de joie, et les baillis et conseillers en dansaient d’allégresse et de triomphe, tête nue en notre présence, comme de jeunes poulains. — Ce fut en effet un heureux jour, dit lord Huntinglen, et qui ne sera pas oublié dans l’histoire du règne de Votre Majesté. — Je ne voudrais pas qu’il le fût, milord, répondit le monarque ; je ne voudrais pas qu’il fût omis dans nos annales. Oui, oui, beati pacifici… Mes sujets anglais ont raison de se réjouir de m’avoir, car je voudrais qu’il sussent que je suis le seul homme pacifique qui soit jamais sorti de la famille. Si Jacques à la Face-de-Feu fût venu au milieu de vous, dit-il en regardant autour de lui, ou mon bisaïeul de Flodden-Field… — Nous l’aurions renvoyé dans le nord, » dit à voix basse un seigneur anglais.

« Au moins, » dit un autre du même ton et de manière à ne pouvoir être entendu, « nous aurions eu un homme pour souverain, quoique ce n’eût été qu’un Écossais.

« Et maintenant, jeune cadet, » dit le roi à lord Glenvarloch, « où avez-vous passé votre jeunesse ? — À Leyde, en dernier lieu, sous le bon plaisir de Votre Majesté, répondit lord Nigel. — Ah, ah ! un savant ! dit le roi, et sur mon honneur un jeune homme modeste et ingénu qui n’a pas oublié comment on rougit comme la plupart de nos jeunes voyageurs ! Nous le traiterons en conséquence. »

Alors se redressant et toussant légèrement pour s’éclaircir la voix, le savant monarque, après avoir regardé autour de lui, avec l’air d’importance que donne le sentiment d’une profonde supériorité, tandis que tous les courtisans, qu’ils entendissent ou n’entendissent pas le latin, se pressaient avidement pour l’écouter, continua ainsi ses questions :

« Hem ! hem ! Salve, bis quaterque salve, Glenvarlochides noster[1]. Nuperumne ab Lugduno-Batavorum Britanniam rediisti[2] ?

« Le jeune homme répondit en s’inclinant fort bas :

« Imo, Rex augustissime ; biennium ferè apud Lugdunenses moratus sum[3]. »

Jacques continua :

« Biennium dicis ? Benè, benè, optimè factum est. — Non uno die quod dicunt ; intelligisti, domine Glenvarlochiensis[4]. Ah ! ah ! »

Nigel répondit par une profonde inclination, et le roi se retournant vers ceux qui étaient derrière lui, dit :

« Adolescens quidem ingenui vultûs ingenuique pudoris[5]. » Puis reprenant ses savantes questions : « Et quid hodie Lugdunenses loquuntur ?… Vossius vester nihilne novi scripsit ?… Nihil certe, quod doleo, typis recenter edidit[6]. — Valet quidem Vossius, rex benevole, répondit Nigel ; ast senex veneratissimus annum agit, ni fallor, septuagesimum[7]. — Virum, mehercle, vix tam grand œvum crediderim[8], répondit le monarque. Et Vorstius iste ? Arminii improbi successor œque ac sectator, herosne adhuc, ut cum Homero loquar, ζώος ἒστι καί ἐπ´ὶ χθονὶ δέρκων[9] ? »

Par bonheur Nigel se rappela que Vorstius, le théologien cité dans les questions de Sa Majesté sur l’état de la littérature en Hollande, avait été engagé avec Jacques dans une querelle de controverse à laquelle le roi avait pris un intérêt si profond qu’il avait fini par faire entendre aux Provinces-Unies, dans sa correspondance officielle, qu’elles feraient bien d’avoir recours au bras séculier pour arrêter les progrès de l’hérésie, en adoptant des mesures violentes contre la personne du professeur, demande que les principes de tolérance universelle de leurs Illustres Puissances les portèrent à éluder, quoique avec quelque peine. Étant au fait de tout cela, lord Glenvarloch, bien qu’il ne fut courtisan que depuis peu de minutes, eut assez d’adresse pour répliquer :

« Vivum quidem, haud diu est, hominem videbam ; vivere autem quis dicat qui sub fulminibus eloquentiœ tuœ, rex magne, jamdudum pronus jacet et prostratus[10]. »

Ce dernier tribut rendu à ses talents polémiques porta au comble la satisfaction de Jacques, que le triomphe et la joie d’avoir pu déployer son érudition de cette manière avaient déjà élevée à un point qui n’était pas médiocre.

Il se frotta les mains, fit claquer ses doigts, s’agita et sourit en s’écriant : « Euge ! belle ! optime ! » puis, se tournant vers les évêques d’Exeter et d’Oxford qui étaient derrière lui, « Vous voyez, milords, leur dit-il, un échantillon assez passable de notre latinité écossaise, et je voudrais que tous nos sujets d’Angleterre parlassent aussi bien la langue latine que ce jeune homme et tant d’autres jeunes gens d’une naissance honorable de notre vieux royaume. Remarquez aussi que nous conservons la prononciation primitive, c’est-à-dire la prononciation romaine, comme toutes les autres nations savantes du continent, de sorte que nous pouvons communiquer avec tout savant de l’univers, quel que soit son pays, pourvu qu’il parle latin ; tandis qu’au contraire vous autres Anglais, nos doctes sujets, avez introduit dans vos universités, très-savantes d’ailleurs, une manière de prononcer[11] qui (ne vous fâchez pas si je vous le dis sans détour) ne peut être entendue d’aucune nation de la terre, excepté la vôtre ; ce qui fait que le latin, quoad Anglos[12], cesse d’être communis lingua, le drogman ou interprète général de tous les savants de l’univers. »

L’évêque d’Exeter s’inclina comme reconnaissant la justesse du jugement porté par le roi ; mais celui d’Oxford ne plia pas, se rappelant sans doute sur quels sujets s’étendait sa puissance épiscopale, et aussi disposé peut-être à se laisser brûler vif pour la défense de la latinité de l’université que pour aucun point de ses dogmes religieux.

Le roi, sans attendre la réponse de l’un ou de l’autre prélat, continua de questionner lord Nigel, mais dans sa langue naturelle. « Eh bien ! digne nourrisson des Muses[13], qui vous amène ainsi du nord ? — Le désir de rendre mes hommages à Votre Majesté, » répondit le jeune lord en fléchissant un genou, « et de déposer devant vous mon humble et respectueuse pétition. »

Si l’on eût présenté un pistolet à Jacques, il aurait certainement été plus effrayé ; mais en mettant de côté la peur, il n’en serait pas résulté un effet plus antipathique à son humeur indolente.

« Était-ce donc pour en venir là, s’écria le roi, et sera-t-il dit qu’aucun homme, ne fût-ce que pour la rareté du fait, ne pourra venir d’Écosse, si ce n’est ex proposito, dans le dessein bien concerté de voir ce qu’il pourra tirer de son souverain ? Il y a trois jours à peine que nous avons pensé être tué, et faire prendre le deuil à trois royaumes, par la précipitation brutale avec laquelle un rustre maladroit est venu nous fourrer un paquet dans la main ; et maintenant nous voici assiégé de la même manière jusque dans notre cour… Remettez cela à notre secrétaire, milord, remettez-lui cela. — J’ai déjà présenté mon humble supplique au secrétaire d’état de Votre Majesté, dit lord Glenvarloch ; mais il m’a semblé… — Qu’il n’a pas voulu la recevoir, je le parierais, » reprit le roi en l’interrompant. « Sur mon âme notre secrétaire connaît ce point de mon métier de roi, qu’on appelle refuser, beaucoup mieux que moi-même, et ne s’occupe que des choses qui lui plaisent. Je pense que je lui serais un meilleur secrétaire qu’il ne l’est pour moi. Eh bien ! milord, vous êtes le bienvenu à Londres, et comme vous paraissez être un jeune homme intelligent et instruit, je vous conseille de vous en retourner du côté du nord le plus tôt que vous pourrez, et de vous établir à Saint-André[14]. Nous serons bien aise que vous réussissiez dans vos études : Incumbite remis fortifer[15]. »

Tout en parlant ainsi le roi tenait la pétition du jeune lord d’un air insouciant : il semblait attendre que le suppliant tournât le dos pour la jeter de côté et ne plus s’en occuper. Le pétitionnaire, qui comprit tout ceci aux regards froids et indifférents du roi, et à la manière dont il chiffonnait et tortillait le papier, se leva plein d’un sentiment d’amertume, de désappointement et de colère, et faisant un profond salut, il se préparait à se retirer. Mais lord Huntinglen, qui était auprès de lui, l’arrêta dans cette intention en le tirant par son manteau d’une manière à peine sensible, et Nigel, comprenant cet avis, fit seulement quelques pas en arrière. Pendant ce temps lord Huntinglen, s’agenouillant à son tour devant le roi Jacques, lui dit ; « Votre Majesté daignera-t-elle se rappeler que, dans une certaine occasion, elle m’a promis de m’accorder une grâce chaque année de sa précieuse vie ? — Je m’en souviens fort bien, répondit Jacques ; je m’en souviens fort bien, et j’ai de bonnes raisons pour cela. Ce fut lorsque vous m’arrachâtes des griffes de ce traître Ruthven qui m’avait pris à la gorge, et, en sujet fidèle, le frappâtes de votre poignard. La joie de notre libération nous ayant mis en quelque sorte hors de nous-même, nous fîmes alors la promesse, que vous nous rappelez ici assez inutilement, de vous accorder une grâce chaque année. Or, en reprenant le parfait usage de nos facultés royales, nous confirmâmes cette promesse, mais toujours restrictivè et conditionaliter, à savoir, pourvu que les demandes de Votre Seigneurie fussent telles que dans notre prudence royale nous jugerions raisonnable de les lui accorder. — Il est vrai, très-gracieux souverain, répondit le vieux comte ; et oserai-je demander à Votre Majesté si j’ai jamais abusé de ses royales bontés ?

— Non, sur ma foi ! non, dit le roi. Je ne me rappelle pas que vous ayez jamais demandé grand’chose pour vous-même, si ce n’est un chien, un faucon ou un daim de notre parc royal de Théobald, ou quelque chose de semblable. Mais à quoi bon cette préface ?… où voulez-vous en venir ? — À demander une grâce à Votre Majesté, répondit lord Huntinglen ; c’est que Votre Majesté daigne à l’instant lire le placet du lord Glenvarloch, et faire en cela ce que sa royale justice croira convenable, sans en référer à son secrétaire ou à aucun autre membre de son conseil.

— Sur mon âme, milord, voilà qui est étrange ! s’écria le roi ; vous plaidez pour le fils de votre ennemi. — D’un homme qui fut mon ennemi jusqu’au moment où Votre Majesté en fit mon ami, répliqua lord Huntinglen. — Bien parlé, milord, dit le roi, et dans le véritable esprit du christianisme… Quant à la pétition de ce jeune homme, je devine en partie de quoi il est question, et il est bien certain que j’avais promis à George Heriot d’avoir des bontés pour lui. Mais voilà où le bât blesse, c’est que Steenie et fanfan Charles ne peuvent pas entendre parler de cette affaire, ni votre propre fils non plus, milord ; de sorte que votre protégé ferait mieux, ce me semble, de retourner en Écosse avant de s’attirer par là quelque malheur. — Sous le bon plaisir de Votre Majesté, la part que mon fils peut prendre dans cette affaire n’aura aucune influence sur ma conduite, répliqua le comte ; ce n’est ni par lui ni par aucun autre jeune étourdi que je me laisserai diriger. — Sur ma foi, ni moi non plus, reprit le monarque ; par l’âme de mon père, il ne faut pas qu’aucun d’eux s’avise de jouer le rôle de roi avec moi, je ferai ce que je veux et ce que je dois comme un souverain qui ne connaît pas d’obstacle à sa volonté. — Votre Majesté m’accordera donc la grâce que je demande ? dit lord Huntinglen. — Oui, sur ma foi ! oui, je vous l’accorderai, dit le roi ; mais suivez-moi par ici, mon cher, afin que nous puissions parler plus secrètement… »

Il entraîna lord Huntinglen, d’un pas pressé, à travers la foule des courtisans qui regardaient tous cette scène peu ordinaire avec une profonde attention, ainsi qu’il est d’usage à la cour en des circonstances semblables. Le roi entra dans un petit cabinet, et son premier mouvement fut de dire à lord Huntinglen d’en fermer la porte au verrou, mais il contredit sur-le-champ cet ordre, en s’écriant : « Non, de par le pain que je mange ! je suis un roi libre ; je ferai ce que je veux et ce que je dois… Je suis justus et tenax propositi… Malgré cela, lord Huntinglen, tenez-vous à la porte, de peur que Steenie n’arrive avec son humeur folle. — Oh ! mon pauvre maître, » murmura en soupirant le comte d’Huntinglen, « quand vous étiez dans notre froide patrie, un sang plus chaud coulait dans vos veines. »

Le roi jeta rapidement les yeux sur la pétition, les portant de temps en temps vers la porte, et puis se hâtant de les baisser de nouveau sur le papier, honteux que lord Huntinglen, qu’il estimait, le soupçonnât de timidité.

« Je dois l’avouer, » dit le roi après un examen rapide du mémoire, « c’est une affaire malheureuse, et plus malheureuse encore qu’elle ne m’avait été représentée, quoique j’en eusse déjà quelque connaissance… Ainsi donc le jeune homme ne réclame le paiement de l’argent que nous lui devons qu’afin de dégager son domaine paternel ? Mais ensuite, Huntinglen, il peut avoir d’autres dettes, et quel besoin a-t-il de s’embarrasser de tant d’acres de terre stérile ? Qu’il renonce à ce bien, mon cher, qu’il y renonce ; notre chancelier d’Écosse l’a promis à Steenie…. C’est le meilleur terrain pour la chasse qu’il ait dans tout ce royaume… Et fanfan Charles et Steenie veulent y tuer un daim l’année prochaine… Il faut qu’ils aient ce domaine, et nous paierons au jeune homme ce qui lui est dû jusqu’au dernier sou[16] : il n’aura qu’à le dépenser à notre cour… Ou bien, s’il est si affamé de terres, nous rassasierons son appétit : il en aura en Angleterre qui valent le double, que dis-je ? qui valent dix fois ces maudites montagnes, ces rochers, ces bruyères et ces marais dont il est si amoureux. »

Tout en parlant ainsi, le pauvre roi parcourait en long et en large l’appartement dans un état d’incertitude vraiment pitoyable, et que rendaient encore plus ridicule la manière dont il écartait les jambes et l’habitude peu gracieuse qu’il avait en pareil cas de jouer avec les nœuds de rubans qui attachaient ses hauts de chausses.

Lord Huntinglen l’écouta d’un air calme, et lui répondit : « n’en déplaise à Votre Majesté, voici la réponse que fit Naboth à Achab qui convoitait sa vigne : Que Dieu me préserve de te céder l’héritage de mes pères ! — Eh, eh ! milord, s’écria Jacques, dont le nez et les joues étaient devenus rouges comme du feu, j’espère que vous n’avez pas l’intention de m’apprendre la théologie… Vous avez tort de craindre, milord, que je me refuse à rendre justice à aucun homme ; et puisque Votre Seigneurie ne veut pas m’aider à arranger cette affaire d’une manière plus pacifique, ce qui, dans mon opinion, vaudrait mieux pour le jeune homme, comme je l’ai déjà dit, eh bien ! puisqu’il en faut venir là, de par la mort ! je suis un roi libre, et quand il aura son argent, il pourra dégager sa terre et y faire bâtir une église et un moulin, s’il lui plaît. » En parlant ainsi, il se mit à écrire à la hâte un mandat sur sa trésorerie d’Écosse pour la somme en question, et il ajouta : « Comment fera-t-on pour la payer ? c’est ce que je ne vois pas ; mais je gage qu’il trouvera de l’argent sur ce bon chez les orfèvres : ils en procurent à tout le monde, moi seul excepté… Et maintenant vous voyez, milord de Huntinglen, que je ne suis pas un homme capable de manquer à ma parole, en vous refusant la grâce que je me suis engagé de vous accorder : je ne suis ni un Achab qui convoite la vigne de Naboth, ni un homme de cire, que les favoris et les conseillers peuvent mener par le nez comme il leur plaît… Vous conviendrez, j’espère, à présent, que je ne suis rien de tout cela. — Vous êtes ce que vous fûtes toujours, mon noble prince, » dit lord Huntinglen, en s’agenouillant pour baiser la main du souverain, « le plus juste et le plus généreux des rois quand vous suivez les mouvements de votre propre cœur. — Oui, oui, » dit le roi qui riait avec bonhomie, tout en relevant son fidèle serviteur, « c’est ce que vous dites tous, quand je fais ce que vous voulez… Mais, tenez, emportez ce mandat, et hâtez-vous de vous éloigner avec le jeune homme… Je suis étonné que Steenie et fanfan Charles ne soient pas déjà venus nous interrompre. »

Lord Huntinglen se hâta de sortir du cabinet, prévoyant une scène dont il ne se souciait pas d’être témoin. En effet, une violente discussion ne manquait point d’avoir lieu, lorsque Jacques avait rassemblé assez de courage pour agir en maître, comme il aimait tant à s’en vanter, et faire une fois sa volonté, en opposition avec celle de son impérieux favori Steenie : tel était le nom qu’il avait donné à Buckingham à cause d’une ressemblance qu’il croyait voir entre la belle figure du duc et celle que les peintres italiens ont prêtée à saint Étienne, le premier martyr. Dans le fait, ce hautain favori, qui avait la bonne fortune extraordinaire d’être aussi bien dans les bonnes grâces de l’héritier présomptif de la couronne que dans celles du monarque régnant, avait beaucoup perdu du respect qu’il montrait à ce dernier, et il était évident pour les courtisans qui avaient quelque pénétration, que Jacques supportait sa domination plutôt par habitude, par timidité, et surtout par la crainte que lui inspirait le caractère fougueux du duc, que par aucun reste de tendresse pour celui dont la grandeur avait été l’ouvrage de ses mains. Pour s’épargner la peine de voir ce qui allait se passer au retour du duc, et pour éviter au roi le surcroît d’humiliation que la présence d’un tel témoin n’aurait pas manqué de lui causer, le comte quitta le cabinet le plus promptement possible, après avoir eu soin toutefois de mettre dans sa poche l’ordre important écrit de la main du roi.

Il ne fut pas plutôt rentré dans la salle d’audience qu’il s’empressa de chercher lord Glenvarloch. Celui-ci s’était retiré dans une embrasure de croisée pour se soustraire aux regards des curieux. Le vieux comte, l’ayant pris par le bras sans lui parler, le fit passer de la salle d’audience dans un salon voisin. Là ils trouvèrent le digne orfèvre qui s’approcha d’eux avec des regards scrutateurs : le vieux lord coupa court à toute question en s’écriant : « Tout va bien… Votre barque est-elle là ? » Heriot répondit affirmativement… « Alors, dit lord Huntinglen, vous me prendrez avec vous ; et moi, en revanche, je vous donnerai à dîner à tous deux, car il faut que nous causions ensemble. »

Ils suivirent tous deux le comte, sans parler, et étaient arrivés à la seconde antichambre, quand l’annonce officielle des huissiers de la chambre, et l’empressement avec lequel tout le monde se recula pour ouvrir un passage, tout en se murmurant les uns aux autres : « C’est le duc, c’est le duc ! » les avertirent de l’approche de ce favori tout-puissant.

Il entra, ce malheureux favori des rois, vêtu du costume somptueux et pittoresque que le pinceau de Van Dyck a rendu immortel, et qui caractérise si bien ce siècle orgueilleux, où l’aristocratie, quoique sapée dans ses fondements et penchant vers sa ruine, cherchait encore par une pompe extérieure et par la profusion de ses dépenses à établir sa prédominance sur les ordres inférieurs. Grâce à la belle et imposante figure du duc de Buckingham, à sa tournure noble et à ses gestes gracieux, ce costume pittoresque lui allait mieux qu’à aucun homme de son siècle. Toutefois en ce moment il avait l’air troublé ; ses vêtements étaient un peu plus en désordre qu’il ne convenait au lieu où il se trouvait, son pas était brusque, et sa voix impérieuse.

Chacun remarqua le nuage sombre étendu sur son front, et l’on se retira précipitamment pour lui faire place. Par suite de ce mouvement, le comte de Huntinglen, qui n’affecta pas de se presser d’une manière extraordinaire dans cette occasion, et ses deux compagnons qui, lors même qu’ils l’auraient voulu, n’auraient pu décemment le quitter, restèrent pour ainsi dire tout seuls au milieu de l’appartement et sur le passage du favori courroucé. Il porta la main à son bonnet d’un air sombre en regardant lord Huntinglen, mais il se découvrit tout à fait en voyant Heriot, et abaissa jusqu’à terre sa toque ornée de plumes flottantes, avec la démonstration moqueuse d’un profond respect… En lui rendant son salut, ce qu’il fit d’un air simple et sans affectation, le bourgeois se contenta de lui dire : « Trop de politesse, milord duc, est souvent tout le contraire de la bienveillance… — Je suis fâché que vous pensiez ainsi, maître Heriot, répondit le duc ; je voulais seulement, par mes hommages empressés, réclamer votre protection, monsieur, votre patronage… Vous êtes devenu, à ce que j’apprends, un solliciteur de grâces… l’appui, le protecteur, le soutien des gens de mérite et de qualité qui ont quelque faveur à demander à la cour, et à qui il arrive d’être sans le sou… J’espère que vos sacs d’argent seront d’un poids suffisant pour soutenir vos nouvelles prétentions. — Ils me soutiendront d’autant mieux, milord, reprit l’orfèvre, que mes prétentions ne sont pas grandes. — Oh ! vous êtes trop modeste, bon maître Heriot, » reprit le duc sur le même ton d’ironie… « vous avez un puissant crédit à la cour, pour le fils d’un chaudronnier d’Édimbourg. Ayez la bonté de me présenter à cet illustre seigneur qui a eu l’honneur et l’avantage d’obtenir votre protection. — C’est moi qui m’en chargerai, milord, » interrompit lord Huntinglen, en appuyant avec force sur le mot moi… « Milord duc, vous voyez dans ce jeune seigneur Nigel Olifaunt, lord de Glenvarloch, et le représentant d’une des plus anciennes et des plus puissantes baronnies de l’Écosse… Lord Glenvarloch, je vous présente Sa Grâce, le duc de Buckingham, représentant de sir George Villiers, chevalier de Brookerby dans le comté de Leicester. »

Le duc rougit tout en saluant lord Glenvarloch d’un air dédaigneux, politesse que celui-ci lui rendit avec hauteur, et avec une indignation comprimée. « Nous nous connaissons maintenant, » dit le duc, après un moment de silence, et comme s’il eût découvert dans le jeune lord quelque chose qui méritait une attention plus sérieuse que la raillerie amère par laquelle il avait commencé. « Nous nous connaissons… et vous connaissez en moi, milord, votre ennemi… — Je vous remercie de votre franchise, milord duc, répondit Nigel : un ennemi déclaré vaut mieux qu’un ami sur lequel on ne peut faire fond. — Quant à vous, milord Huntinglen, il me semble que vous venez d’abuser de l’indulgence qui vous est acquise en qualité de père de l’ami du prince et du mien. — Sur ma foi, milord duc, répondit le comte, il est facile à quelqu’un d’abuser d’un sentiment dont il ignore l’existence. Ce n’est ni d’après mon approbation, ni dans la vue de gagner mes bonnes grâces que mon fils voit une compagnie si élevée. — Oh ! nous vous connaissons, et nous vous passons bien des choses. Vous êtes de ces gens résolus à se prévaloir toute leur vie du mérite d’une seule bonne action. — Ma foi, milord, s’il en est ainsi, j’ai du moins l’avantage sur ceux qui prennent encore bien plus de libertés que moi, sans avoir jamais fait aucune action qui les y autorise. Mais mon intention n’est point d’avoir de querelle avec vous, milord : vous suivez votre route, et moi la mienne… »

Buckingham ne répondit qu’en remettant son bonnet sur sa tête, et secouant ses plumes majestueuses d’un air insouciant et dédaigneux… Ils se séparèrent ainsi : le duc continua de traverser les appartements ses trois interlocuteurs, quittant le palais et ayant descendu les degrés de White-Hall, entrèrent dans la barque du digne bourgeois.



  1. Calf-time, dit le texte ; le temps de votre vêlage, le temps où vous n’étiez qu’un veau. a. m.
  2. Salut, deux et quatre fois salut, notre cher Glenvarloch : y a-t-il long-temps que vous êtes revenu de Leyde en Angleterre ? a. m.
  3. J’en arrive, ô roi très-auguste, et j’y ai demeuré deux ans. a. m.
  4. Deux ans, dites-vous ? Bien, bien, très-bien. Ce n’est pas un jour, comme on dit ; vous m’avez compris, seigneur Glenvarloch. a. m.
  5. C’est un jeune homme qui a l’air modeste et réservé. a. m.
  6. Et que dit-on à Leyde ? Votre Vossius n’a-t-il rien écrit de nouveau ? Il n’a du moins, et je le regrette, rien livré à l’impression. a. m.
  7. Vossius se porte bien, digne roi, répondit Nigel ; mais le vieillard, si je ne me trompe, est dans sa soixante-dixième année. a. m.
  8. Ma foi, je ne le savais pas si âgé. a. m.
  9. Et ce Vorstius, le successeur et le sectateur du fourbe Arminius, ce héros, pour me servir des expressions d’Homère, est-il encore vivant et habitant de la terre ? a. m.
  10. Il n’y a pas bien long-temps que je l’ai aperçu vivant, si toutefois on peut appeler vivant un homme que les foudres de ton éloquence, ô grand roi, ont déjà terrassé et anéanti. a. m.
  11. Quant aux Anglais, a. m.
  12. Like the nippit foot and clippit foot the bride in the fairy tale, dit le texte mot à mot, comme le petit pied et le petit poing de la mariée, dans le conte des fées. La manière de prononcer le latin chez les Anglais est effectivement très-bizarre. Pour n’en citer qu’un exemple, ce premier ers des bucoliques : Tytire, tu patulœ recubans sub tegmine fagi, sera prononcé par un étudiant de la célèbre université d’Oxford, ou de celle de Cambridge : Taïtiré tiou pétioulé rekioubinse sob tegméné fed jaï. a. m.
  13. Le roi emploie dans le texte le mot latin alumnus comme plus scientifique. a. m.
  14. Ville d’Écosse, qui eut jadis une université. a. m.
  15. Appuyez ferme sur les rames. a. m.
  16. Le texte emploie les expressions plack et bawbie, noms de deux petites pièces de monnaies écossaises qui ne sont plus en usage, et qui chez nous auraient pour équivalents liard et denier. a. m.