Les Aventures de Nigel/Chapitre 10

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 151-165).


CHAPITRE X.

UN NOUVEL AMI.


N’allez pas confier votre fortune aux chances de ces petits morceaux d’os cubiques, mouchetés de noir… Ne la noyez pas comme cette reine d’Égypte, de honteuse mémoire, qui fit dissoudre une riche perle dans une coupe de vin… C’est par de tels moyens, Lothario, que les acres de terre se réduisent à quelques pieds, et les livres sterling en liards, que le crédit se change en opprobre, et que la pauvre dupe, qui aurait pu passer une vie aisée et honorable, arrive à sa ruine et descend au tombeau couverte de honte.
Le Changement.


Quand ils voguèrent paisiblement sur la Tamise, lord Huntinglen tira de sa poche la pétition, et montrant à Heriot l’ordonnance royale qui y était ajoutée, il lui demanda si elle était en bonne et due forme… L’honnête bourgeois se hâta de la lire, étendit la main comme pour féliciter lord Glenvarloch ; puis se ravisant, il tira ses lunettes (qui étaient un présent de David Ramsay), et se remit à examiner l’ordonnance avec l’attention la plus minutieuse et la plus rigoureuse aux formes voulues dans les affaires… « Elle est en règle et bien positive, dit-il en regardant le comte de Huntinglen, et je m’en réjouis sincèrement… — Je n’ai aucun doute là-dessus, répondit le comte ; le roi entend bien les affaires, et s’il ne s’en mêle pas plus souvent, c’est que son indolence fait tort à ses moyens naturels. Mais que peut-on faire maintenant pour notre jeune ami, maître Heriot ? Vous connaissez ma position… Les seigneurs écossais qui vivent à la cour ont rarement de l’argent à leur disposition. Et cependant, à moins qu’on ne puisse trouver sur-le-champ à emprunter une somme sur ce bon, les choses étant dans l’état où vous me les avez représentées, d’après le peu que vous m’en avez dit à la hâte, je prévois que le terme expirant, les biens seront saisis en vertu de l’hypothèque. — Il est vrai, » répliqua Heriot un peu embarrassé, « qu’il faut une somme considérable pour les racheter… et que si on ne peut la trouver, à l’expiration du délai, comme disent nos hommes de loi, le bien sera adjugé au créancier… — Mes nobles et dignes amis, vous qui avez soutenu ma cause d’une manière si inattendue, si peu méritée, interrompit Nigel, de grâce ! que je ne devienne pas un fardeau pour votre généreuse amitié ; vous n’avez déjà que trop fait pour moi, sans que j’eusse aucun droit à vos bontés. — Paix ! jeune homme, paix ! dit lord Huntinglen : laissez-nous, le vieil Heriot et moi, trouver un moyen de vous sortir d’affaire… Il va parier… écoutons-le… — Milord, reprit le bourgeois, le duc de Buckingham se moque des sacs d’argent de la Cité, et cependant ils peuvent s’ouvrir quelquefois à propos pour arrêter la ruine d’une noble maison. — Nous savons cela, interrompit Huntinglen… ne vous occupez pas de Buckingham, et voyons le remède. — J’ai déjà fait entendre à lord Glenvarloch, continua Heriot, que l’argent nécessaire pour dégager ses biens pourrait être avancé sur un ordre semblable à celui-ci, et je m’engage en ce moment sur l’honneur à le trouver ; mais aussi, pour que le prêteur ait toute sécurité, il faut qu’il se mette dans les souliers[1] du créancier qu’il va rembourser. — Qu’il se mette dans ses souliers ! s’écria le comte ; qu’ont les souliers ou les bottes à faire ici, mon bon ami ? — C’est un terme de loi, milord ; dans le cours de mes affaires j’en ai recueilli quelques-uns, dit Heriot. — Oui, oui, et quelque chose de mieux encore, maître George, reprit lord Huntinglen ; mais que signifie cette expression ? — Seulement, répondit le bourgeois, que le prêteur de l’argent doit traiter avec le propriétaire de l’hypothèque sur le domaine de Glenvarloch, et obtenir que celui-ci lui transporte son droit et le mette en son lieu et place, de telle sorte que les terres demeureront en garantie pour la dette, dans le cas où l’ordre sur la trésorerie d’Écosse ne serait pas payé. Je craindrais que le peu de solidité du crédit ne mît beaucoup d’obstacle à ce qu’on pût trouver une somme aussi considérable sans cette double garantie. — Halte-là ! s’écria le comte de Huntinglen, halte-là !… il me vient une pensée… et si le nouveau créancier faisait autant de cas du domaine sous le rapport de la chasse que milord duc de Buckingham, et qu’il eût envie d’y tuer un daim dans la saison ? il me semble que, d’après votre plan, maître George, lord Glenvarloch court autant de chances d’être dépossédé du domaine par le nouveau prêteur que par le détenteur actuel de l’hypothèque. »

Le bourgeois se mit à rire. « Je prends l’engagement, dit-il, que le plus déterminé chasseur auquel je puisse m’adresser dans cette occasion ne portera pas ses pensées plus loin que le rendez-vous de chasse du lord-maire dans la forêt d’Epping. Mais la réflexion de Votre Seigneurie est juste : il faut que le créancier s’engage à laisser à lord Glenvarloch un temps suffisant pour qu’il puisse racheter son domaine au moyen du mandat sur la trésorerie d’Écosse donné par le roi ; il faudra aussi qu’il renonce à profiter du terme prochain, ce qui, je crois, peut se faire d’autant plus facilement que le remboursement actuel doit avoir lieu au nom même de lord Glenvarloch. — Mais où trouverons-nous à Londres une personne capable de dresser les actes nécessaires ? demanda le comte. Si mon vieil ami sir John Skene de Halyards eût vécu, nous aurions pu prendre son avis ; mais le temps presse, et… — Je connais, dit Heriot, un orphelin qui fait le métier d’écrivain auprès de Temple-Bar. Il sait dresser des actes d’après la coutume d’Angleterre et d’Écosse, et je me suis souvent fié à lui dans des affaires de poids et d’importance. Je l’enverrai chercher par un de mes domestiques, et les actes respectifs peuvent être rédigés en présence de Votre Seigneurie ; car dans l’état des choses il ne faut pas perdre de temps. » Le comte y donna son assentiment, et comme ils étaient arrivés au pied de l’escalier particulier qui conduisait du bord de la rivière à l’hôtel habité par le vieux lord, le messager fut expédié sans délai.

Nigel, qui était resté silencieux et confondu pendant que ces amis zélés s’occupaient ainsi des mesures qui devaient dégager sa fortune, fit alors une autre tentative pour leur exprimer ses remercîments et sa reconnaissance ; mais il fut de nouveau réduit au silence par lord Huntinglen, qui déclara qu’il ne voulait pas entendre un mot à ce sujet, et proposa de faire un tour dans les allées du jardin, ou de s’asseoir sur le banc de pierre qui dominait la Tamise, jusqu’à ce que l’arrivée de son fils donnât le signal du dîner.

« Je désire faire faire à Dalgarno la connaissance de lord Glenvarloch, dit le comte ; ils doivent être proches voisins, et je me flatte qu’ils vivront en meilleure intelligence que leurs ancêtres. Il n’y a que trois milles d’Écosse entre les deux châteaux, et les tourelles de l’un sont visibles du haut des remparts de l’autre.

Le vieux comte garda le silence un moment, et parut rêver aux souvenirs que le voisinage des châteaux avait fait naître en lui.

« Lord Dalgarno suit-il la cour à New-Market la semaine prochaine ? » demanda Heriot, comme pour changer de conversation.

« Je crois qu’il en a l’intention, » répondit lord Huntinglen ; puis il retomba dans sa rêverie pendant une minute ou deux ; et s’adressant ensuite un peu brusquement à Nigel : « Mon jeune ami, lui dit-il, quand vous rentrerez en possession de votre héritage, ce qui, je me flatte, ne sera pas long, j’espère que vous n’augmenterez pas la foule de nos courtisans oisifs, mais que vous résiderez dans vos domaines paternels, que vous prendrez soin de vos anciens vassaux, servirez de secours et d’appui à vos parents moins favorisés de la fortune, protégerez le pauvre contre l’oppression subalterne ; en un mot, que vous ferez ce que faisaient nos ancêtres avec moins de lumières et de moyens que nous. — Et cependant celui qui conseille de rester sur ses terres, ajouta Heriot, fut constamment l’ornement de la cour. — Oui, j’en conviens ; c’est un vieux courtisan qui vous parle, reprit le comte, et le premier de la famille à qui on ait pu donner ce nom. Ma barbe grise tombe sur une fraise de batiste et sur un pourpoint de soie ; celle de mon père descendait sur un justaucorps de peau de buffle et sur une cuirasse. Je ne voudrais pas voir revenir ces jours de combats ; mais j’aimerais à faire retentir encore une fois les chênes de mes vieux bois de Dalgarno du cri de chasse, du son du cor et des aboiements des chiens ; j’aimerais à entendre résonner dans la vieille salle de pierre les joyeuses acclamations de mes vassaux et de mes tenants, pendant que la bouteille passerait gaiement à la ronde parmi eux. J’aimerais à voir le large Tay encore une fois avant de mourir. La Tamise elle-même, dans mon opinion, ne peut lui être comparée. — À coup sûr, milord, répliqua l’orfèvre, tout cela serait bien facile à faire : il ne faudrait qu’un moment de résolution et un voyage de quelques jours pour vous transporter où vous désirez être… Qui peut vous en empêcher ? — L’habitude, maître George, l’habitude, répondit le comte : pour les jeunes gens, elle est semblable à un réseau de soie léger à porter et facile à rompre, mais elle pèse sur nos membres vieillis, comme si le temps la transformait en une chaîne de fer. N’aller en Écosse que pour peu de temps, ce serait un voyage inutile ; et, en songeant à m’y fixer, je ne puis supporter la pensée de quitter mon vieux maître auquel je m’imagine quelquefois être utile, et dont j’ai partagé si long-temps la bonne et la mauvaise fortune. Mais Dalgarno sera un noble Écossais. — A-t-il déjà vu l’Écosse, milord ? — Il y est allé l’année dernière, et ce qu’il a raconté du pays a donné au prince un ardent désir de le visiter. — Lord Dalgarno est en grande faveur auprès de Son Altesse et du duc de Buckingham, ajouta l’orfèvre. — C’est vrai, répondit le comte ; et je désire que ce soit pour leur avantage à tous. Le prince est juste et équitable dans ses sentiments, quoique froid et roide dans ses manières, et très-opiniâtre sur des bagatelles : quant au duc, il est noble et brave, franc et généreux, plein de fougue, d’ambition et d’impétuosité. Dalgarno n’a aucun de ces défauts, et ceux qu’il peut avoir se corrigeront peut-être par la compagnie qu’il fréquente. Mais tenez, le voici. »

Lord Dalgarno s’avançait effectivement du bout de l’allée qu’ils avaient en face, vers le banc où son père et ses hôtes étaient assis, de sorte que Nigel eut tout le loisir d’examiner sa tournure et sa physionomie. Il était habillé à la dernière mode, qui était riche et magnifique, et convenait bien à ses vingt-cinq ans, à sa taille noble et à sa belle figure, dans laquelle il était facile de retrouver les traits mâles de son père, mais adoucis par un air de politesse habituel que le vieux comte n’avait jamais daigné prendre à regard de ce qu’on appelle le monde. D’ailleurs son abord était franc et aisé, exempt de hauteur et d’orgueil, et n’indiquait certainement ni une froideur hautaine ni une présomptueuse impétuosité. Jusque-là c’était avec justice que son père l’avait absous des défauts caractéristiques qu’il attribuait aux manières du prince et de son favori Buckingham.

Pendant que le vieux comte présentait à son fils sa nouvelle connaissance, lord Glenvarloch, comme un jeune homme dont il désirait le voir devenir l’ami, Nigel observait avec attention la physionomie de lord Dalgarno, pour voir s’il n’y surprendrait rien de cette prévention secrète dont le roi avait touché quelques mots, et qu’il semblait attribuer à la division d’intérêts existante entre le jeune lord Nigel et le duc de Buckingham, mais il ne put en rien découvrir ; au contraire, lord Dalgarno reçut sa nouvelle connaissance avec cette franchise et cette politesse qui gagnent le cœur au premier abord, quand elles s’adressent à un jeune homme plein de candeur et de sincérité.

Il est presque inutile de dire que Nigel répondit avec empressement et cordialité à cet accueil amical. Depuis plusieurs mois, et à l’âge d’environ vingt-deux ans, les circonstances où il se trouvait l’avaient privé de la société des jeunes gens de son âge. À la nouvelle de la mort soudaine de son père, il avait quitté les Pays-Bas pour retourner en Écosse : et, dès son arrivée dans ce pays, il s’était trouvé plongé, de manière à n’entrevoir que peu d’espérance d’en sortir, dans des procès qui menaçaient tous de se terminer par l’aliénation de son patrimoine. Le deuil qu’il portait, plus dans l’intérieur encore qu’au dehors, un sentiment de fierté blessée et d’amertume, causée par des malheurs si inattendus et si peu mérités, l’incertitude de l’issue que pourraient avoir ses affaires, tout s’était réuni pour porter le jeune lord Glenvarloch à mener une vie très-retirée pendant son séjour en Écosse. Le lecteur sait déjà de quelle manière il avait passé son temps à Londres. Mais ce genre de vie triste et solitaire ne convenait ni à son âge ni à son caractère, qui était fait pour les douceurs de la société. Ce fut donc avec une joie sincère qu’il accueillit les avances d’un jeune homme de son âge et de son rang, et lorsqu’il eut échangé avec lord Dalgarno quelques-unes de ces paroles et de ces signes par lesquels les jeunes gens reconnaissent aussi sûrement que par ceux de la franc-maçonnerie le désir mutuel qu’ils ont de s’être agréables, on aurait dit que les deux jeunes lords étaient déjà d’anciennes connaissances.

Au moment où cette liaison tacite s’établissait, un des domestiques de lord Huntinglen parut dans l’allée, amenant un homme en habit de bougran noir. Cet homme suivait son introducteur avec une vitesse qui paraîtra méritoire, si l’on considère que, d’après ses idées de respect et de convenance, il tint son corps courbé presque en parallèle avec l’horizon, depuis le moment où il aperçut la compagnie jusqu’à celui où il arriva devant elle.

« Qui vient ici, maraud ? » s’écria le vieux lord à qui une longue absence de son pays natal n’avait fait perdre ni l’impatience ni la vivacité d’appétit ordinaire aux barons écossais… « et pourquoi diable John Cook, que l’enfer confonde, nous fait-il attendre si long-temps le dîner ? — Je crois que nous devons nous en prendre à nous-mêmes de l’arrivée de cet individu, dit George Heriot : c’est l’écrivain que nous avons envoyé chercher… Levez la tête, mon garçon, et regardez-nous en face, ainsi que doit le faire tout honnête homme, au lieu de nous menacer de votre caboche comme un bélier de ses cornes. »

L’écrivain releva la tête à l’instant, et son action parut celle d’un automate qui obéit soudainement à l’impulsion d’un ressort. Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que ni la hâte avec laquelle il s’était rendu aux ordres de son patron, dont le message lui annonçait une affaire de la plus grande importance, ni même la posture dans laquelle, par pure humilité, il avait tenu sa tête courbée vers la terre depuis le moment où il avait mis le pied sur les domaines du comte de Huntinglen, n’avaient pu colorer ses joues de la plus faible rougeur. La rapidité de sa marche et la fatigue avaient couvert son front de grosses gouttes ; mais son teint était aussi pâle, aussi couleur de suif que jamais… et ce qui parut plus extraordinaire encore, quand il releva la tête, ses cheveux même pendaient de chaque côté de ses joues aussi plats, aussi lisses, en un mot dans le même état où ils étaient quand nous le présentâmes pour la première fois au lecteur, paisiblement assis devant son humble bureau.

Lord Dalgarno ne put étouffer complètement un éclat de rire en voyant cette ridicule figure puritaine venir se présenter à la compagnie comme une anatomie vivante, et même il dit tout bas à l’oreille de lord Glenvarloch ces vers :


Le diable te confonde, ami,
Avec ton visage à la crème !
Où donc as-tu pris cet air blême ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nigel était trop peu familiarisé avec le théâtre anglais pour entendre une citation déjà connue à Londres au point de servir fréquemment d’allusion. Lord Dalgarno vit qu’il n’était pas compris, et il ajouta… « Cet homme, d’après son visage, doit être un saint ou le plus hypocrite coquin qui soit au monde ; et j’ai une si excellente opinion de la nature humaine, que je soupçonne toujours le pis. Voulez-vous faire un tour avec moi dans le jardin, milord, ou bien voulez-vous continuer de faire partie de ce grave conciliabule ? — Je vous accompagnerai très-volontiers, milord, » dit Nigel ; et en conséquence ils allaient s’éloigner lorsque George Heriot, qui tenait aux formes comme tous les gens de sa condition, observa que comme l’affaire qui les occupait regardait lord Glenvarloch, celui-ci ferait mieux de rester pour en être témoin, et la connaître à fond.

« Ma présence est tout à fait inutile, reprit le jeune lord : quand je resterais là, mon ignorance des affaires est telle que je ne pourrais que vous déranger sans m’en instruire davantage. Je puis vous dire d’avance ce que je vous dirais après avoir tout entendu, c’est que je n’oserais retirer le gouvernail des mains des obligeants pilotes qui ont déjà dirigé ma course jusqu’à la vue d’un port favorable et inespéré… Je signerai, et scellerai tout ce que vous jugerez à propos de me conseiller. Quant au contenu des actes, j’en apprendrai davantage par une courte explication de maître Heriot, s’il veut bien prendre la peine de me la donner, que par toutes les phrases savantes et les termes de loi de ce praticien. — Il a raison, dit lord Huntinglen ; notre jeune ami a raison de nous confier cette affaire à vous et à moi, maître Gorge… il n’a pas mal placé sa confiance. »

Maître Heriot jeta un regard sur les deux jeunes lords qui se promenaient le long de l’allée en se tenant le bras, et il dit enfin : « Il est vrai qu’il n’a pas mal placé sa confiance, comme le dit très-bien Votre Seigneurie ; mais cependant il n’est pas dans la bonne voie, car il convient à tout homme de prendre connaissance de ses propres affaires. »

Après avoir fait cette observation, il se mit à examiner différents papiers avec lord Huntinglen et l’écrivain, et à discuter de quelle manière on pourrait rédiger les actes pour présenter une sécurité suffisante à ceux qui devaient avancer l’argent, et conserver en même temps au jeune lord le droit de racheter ses domaines patrimoniaux, dans le cas où il se trouverait en mesure de le faite par le paiement de l’ordre qu’il avait sur la trésorerie d’Écosse, ou de toute autre manière. Il est inutile de nous appesantir davantage sur ce sujet ; mais il ne peut être sans importance de remarquer ici, comme trait caractéristique, qu’Heriot entra dans les détails les plus minutieux sur les points de droit, avec une précision qui prouvait que l’expérience lui avait appris à fond tous les détours de la jurisprudence écossaise. Quant au lord Huntinglen, quoique moins familiarisé avec les détails techniques, il ne laissa pas l’affaire avancer d’un pas avant d’avoir préalablement acquis une idée générale, mais claire, de sa marche et de son but.

« Ils paraissaient être admirablement secondés dans leurs bienveillantes intentions envers le jeune Glenvarloch, par les connaissances et le zèle de l’écrivain qu’Heriot avait procuré pour cette affaire, la plus importante pour laquelle Andrew eût jamais été appelé de sa vie. En effet, ces graves intérêts étaient discutés en sa présence par des personnages aussi importants qu’un noble comte et un homme qui par sa fortune et sa réputation était dans le cas de devenir un jour, sinon lord-maire, au moins alderman de son quartier.

Ils étaient si profondément ensevelis dans ces discussions importantes, que le digne comte oubliait jusqu’à son appétit : il voulait que l’écrivain eût reçu les instructions qui lui étaient nécessaires, et que tout fût bien examiné et bien pesé avant qu’il se mît à dresser les actes. Cependant les deux jeunes gens se promenaient sur la terrasse qui donnait sur la rivière, et lord Dalgarno, comme l’aîné et le plus expérimenté des deux, dirigeait la conversation sur les sujets qu’il croyait les plus propres à intéresser son nouvel ami.

Ces sujets avaient naturellement rapport aux plaisirs de la cour, et lord Dalgarno exprima une grande surprise en apprenant que Nigel se proposait de retourner immédiatement en Écosse.

« Vous voulez plaisanter ! s’écria-t-il. À quoi bon vous le cacher, il n’est bruit à la cour que du succès extraordinaire de votre pétition contre la plus puissante influence qui domine en ce moment l’horizon de White-Hall… chacun parle de vous, s’occupe de vous, fixe les yeux sur vous, et se demande quel est ce jeune lord écossais qui a été si loin dans un jour. Tout le monde se demande à l’oreille jusqu’à quel point vous pourrez pousser votre fortune. Et tout cela se réduirait à retourner en Écosse, manger des galettes d’avoine cuites sur un feu de tourbe ; vous faire secouer la main par le premier manant à bonnet bleu auquel il plaira de vous appeler cousin, quoique la parenté remonte jusqu’à Noé ; boire de l’ale écossaise à deux sous la pinte, manger la chair d’un daim affamé quand vous pourrez l’attraper, monter un bidet du pays, et vous entendre appeler mon très-honorable et très-digne lord ! — J’avoue que la perspective n’est pas très-brillante, dit lord Glenvarloch, quand même milord Votre père et le bon maître Heriot réussiraient à remettre mes affaires sur un pied raisonnable. Et cependant je me flatte de pouvoir faire quelque chose pour mes vassaux, comme mes ancêtres l’ont fait avant moi, et d’apprendre à mes enfants, ainsi que je l’ai appris moi-même, à faire, s’il le faut, quelques sacrifices personnels, afin de se maintenir avec dignité dans le rang où la Providence les a placés. »

Lord Dalgarno, après avoir essayé deux ou trois fois d’étouffer une envie de rire pendant ce discours, s’abandonna enfin sans réserve à un accès de gaieté si franc et si irrésistible que, tout mécontent qu’en fut Nigel, entraîné par la contagion de l’exemple, il ne put s’empêcher de se joindre à des éclats de rire qui lui semblaient non seulement sans motif, mais même impertinents. Il reprit pourtant bientôt son sérieux, et dit d’un ton qui semblait fait pour calmer l’extrême gaieté de lord Dalgarno : « Voilà qui est très-bien, milord ; mais comment dois-je prendre cet accès de belle humeur ? » Lord Dalgarno ne lui répondit que par des éclats de rire redoublés, et il finit par s’attacher au manteau de lord Glenvarloch comme pour s’empêcher de tomber à terre dans les convulsions qui l’agitaient. Nigel resta long-temps partagé entre la honte et le ressentiment de se voir ainsi devenu un objet de ridicule pour sa nouvelle connaissance : le sentiment des obligations qu’il avait au père l’empêchait seul d’exprimer au fils son mécontentement. Enfin, lord Dalgarno revint à lui ; et quoique les larmes lui coulassent encore des yeux, il dit d’une voix entrecoupée : « Je vous demande pardon, mon cher lord Glenvarloch ; je vous demande dix mille pardons. Mais ce tableau de dignité champêtre, accompagné de votre air de surprise et de ressentiment en me voyant rire de ce qui aurait excité la gaieté du dernier chien de cour qui aurait seulement aboyé une fois à la lune dans les cours de White-Hall : tout cela était tel qu’il n’y avait pas moyen d’y résister… Eh quoi, mon cher lord ! vous, jeune et joli garçon, d’une haute naissance, possesseur d’un titre et d’un domaine dont vous portez le nom, reçu du roi à votre début à la cour d’une manière qui ne permet pas de douter du succès que vous y obtiendrez, si vous savez tirer parti de votre faveur… car le roi a déjà déclaré que vous étiez un beau garçon, et que vous aviez fait de bonnes études… vous que toutes les femmes, et surtout les beautés les plus célèbres de la cour, désirent voir, parce que vous arrivez de Leyde, que vous êtes né en Écosse, et que vous avez déjà gagné la cause la plus aventurée… vous, dis-je, avec une tournure de prince, un œil de feu et un esprit aussi vif, vous penseriez à quitter la partie quand vous êtes le maître du jeu, à vous en retourner précipitamment dans votre triste et froid pays du nord pour y épouser… voyons un peu, une grande fille droite comme une perche, aux yeux bleus, au teint blanc, qui vous apportera dix-huit quartiers dans son écusson, quelque chose de semblable à la femme de Loth nouvellement descendue de son piédestal, avec laquelle vous irez vous enfermer dans votre chambre à tapisserie !… De par le ciel, je ne puis résister à cette idée ! »

Il est rare qu’un jeune homme, quelle que soit l’élévation de son esprit, ait des principes assez fermes et assez de force de caractère pour résister au pouvoir du ridicule… Moitié irrité, et, il faut l’avouer aussi, moitié honteux de ses meilleures et de ses plus courageuses résolutions, Nigel n’eut pas le courage de jouer le rôle d’un patriote austère, d’un moraliste rigide, en présence d’un jeune homme qui, par une abondante facilité de langage et l’habitude de la haute société, obtenait sur lui un ascendant momentané en dépit de son jugement et de sa raison. Il pensa même que toute tentative de ce genre demeurerait inutile. Il chercha donc à éluder et à éviter de plus longs débats en avouant franchement que si ce n’était pas par goût qu’il retournait dans son pays, c’était du moins par nécessité. Ses affaires étaient en désordre, et son revenu très-précaire.

« Et qui voyons-nous à la cour dont les affaires soient en ordre et dont le revenu ne soit pas tout au moins très précaire ? dit lord Dalgarno. Tout le monde y est perdant ou gagnant… Ceux qui ont de la fortune y viennent pour s’en débarrasser ; tandis que les jolis garçons qui, comme vous et moi, mon cher Glenvarloch, se trouvent peu favorisés sous ce rapport, ont la plus belle chance du monde de partager les dépouilles des premiers. — Je n’ai aucune ambition de ce genre, répliqua Nigel ; et j’en aurais une semblable, qu’à vous parler franchement, lord Dalgarno, je ne possède pas les moyens de m’y livrer : c’est tout au plus si je puis dire que l’habit que je porte m’appartient… Je le dois, et je ne rougis pas de le dire, à l’amitié de ce digne orfèvre. — Je ne veux plus rire, quelque envie que vous m’en donniez, dit lord Dalgarno ; mais bon Dieu fallait-il donc vous adresser à ce riche orfèvre pour votre habit ? Comment diable ! j’aurais pu vous mener chez un tailleur de confiance qui vous en aurait fourni une demi-douzaine seulement pour l’amour de ce petit mot, milord, que vous placez devant votre nom… Et puis ensuite votre orfèvre, si c’est réellement un brave orfèvre, vous aurait fourni une bourse pleine de beaux nobles d’or à la rose, qui vous aurait permis d’en acheter trois fois autant, ou vous aurait mis en état de faire quelque chose de mieux. — Je n’entends rien à ces manières d’agir, milord, » répondit Nigel, dont le mécontentement surmontait la timidité ; « si je suivais la cour de mon souverain, c’est que j’aurais le moyen de soutenir, sans avoir recours à des emprunts ou à de semblables expédients, le costume et la représentation que mon rang exige. — Que mon rang exige ! répéta lord Dalgarno. Par ma foi, ces paroles sont dignes de mon père. Je suppose que vous aimeriez à paraître à la cour comme lui, suivi d’une bonne vingtaine de vieux habits bleus à têtes blanches et nez rouges, avec des boucliers et des sabres dans leurs mains, que l’âge d’une part, et l’usage des liqueurs fortes de l’autre, rendent tremblantes au point de ne pouvoir s’en servir, ayant sur le bras, pour indiquer à qui ils appartiennent, autant de grandes plaques d’argent qu’il en faudrait pour former un service d’argenterie digne de la cour… des coquins qui ne sont bons qu’à remplir nos antichambres de l’odeur des oignons et du genièvre, pouah ! — Ces pauvres diables, objecta lord Glenvarloch, ont sans doute servi votre père à la guerre ; que deviendraient-ils s’il les chassait ? — Ma foi, ils iraient à l’hôpital, ou ils se tiendraient au bout du pont pour y vendre des fouets. Le roi est plus riche que mon père, et cependant vous voyez ceux qui l’ont servi dans ses guerres en être réduits là tous les jours. Ou bien, quand leurs habits bleus seraient entièrement usés, ils feraient de beaux épouvantails. Voici un drôle là-bas qui descend cette allée ; le corbeau le plus intrépide n’oserait pas approcher à trois pieds de ce nez de cuivre… Je vous assure, comme vous verrez bientôt, qu’il y a plus de parti à tirer de mon valet de chambre ou de mon petit vaurien de page, que d’une vingtaine de ces vieux monuments des guerres de Douglas, où on se coupait la gorge dans l’espoir réciproque de trouver douze sous d’Écosse sur la personne du mort… Aussi, milord, en revanche, ils mangent maintenant comme quatre, et boivent de l’ale ni plus ni moins que si leurs ventres étaient des tonneaux… Mais voici la cloche du dîner qui va sonner ; écoutez : elle éclaircit sa voix rouillée par un branle préliminaire… C’est encore un reste bruyant d’antiquité, qui, si j’étais le maître, serait bientôt au fond de la Tamise. En quoi diable cela peut-il intéresser les passants et les ouvriers du Strand, de savoir que le comte de Huntinglen va se mettre à table ? Mais mon père regarde de notre côté… Il faut que nous arrivions à temps pour les grâces, ou nous tomberions en disgrâce, si vous voulez bien me pardonner une pointe qui ferait rire Sa Majesté. Vous nous trouverez tout d’une pièce ; et accoutumé comme vous l’êtes aux petits plats des pays étrangers, je suis honteux que vous voyiez nos chapons lardés, nos montagnes de bœuf et nos océans de soupe, aussi formidables que les rochers et les lacs des hautes terres… Mais vous ferez meilleure chère demain… Où logez-vous ? J’irai vous voir… Il faut que je sois votre guide à travers ce désert populeux, jusqu’à cerlaines terres enchantées, que vous auriez peine à découvrir sans boussole ni pilote… Où demeurez-vous ? — Vous me trouverez à Saint-Paul, » dit Nigel un peu embarrassé, « à l’heure que vous voudrez m’indiquer. — Vous ne voulez pas être dérangé, répondit le jeune lord ; oh ! n’ayez pas peur, je ne serai pas importun. Mais nous voici arrivés devant cet énorme approvisionnement de viande, de volaille et de poisson… Je m’étonne seulement que la table ne fléchisse pas sous le poids. »

Ils étaient, en effet, arrivés dans la salle à manger de l’hôtel, où une table servie avec profusion et de nombreux domestiques justifiaient, jusqu’à un certain point, les railleries du jeune lord. Le chapelain et sir Mungo Malagrowther étaient au nombre des convives ; et le dernier complimenta lord Glenvarloch sur l’effet qu’il avait produit à la cour. « On aurait dit que vous aviez la pomme de discorde dans votre poche, milord, ou que vous étiez vous-même le fameux brandon dont Althéa accoucha, et qu’elle l’avait déposé cette fois dans un baril de poudre ; car le roi, le prince et le duc se sont pris aux cheveux à cause de vous, ainsi que bien d’autres qui ignoraient jusqu’à ce jour que vous fussiez au monde. — Faites attention à ce que vous avez dans votre assiette, sir Mungo, interrompit le comte, cela se refroidit pendant que vous parlez. — L’avis vient à propos, milord, répliqua le vieux chevalier ; il est rare que les dîners de Votre Seigneurie brûlent la bouche… Vos serviteurs deviennent vieux comme nous-mêmes, milord, et il y a loin de la cuisine à la salle à manger. »

Après cette petite évacuation de bile, sir Mungo se tint tranquille jusqu’à ce que les plats eussent été enlevés ; alors, fixant ses yeux sur le riche pourpoint neuf de lord Dalgarno, il le complimenta sur son économie, prétendant le reconnaître pour le même que son père avait porté à Édimbourg du temps de l’ambassadeur d’Espagne. Lord Dalgarno, qui avait trop d’habitude du monde pour se laisser émouvoir de tout ce qui venait de ce côté, continua de casser ses noisettes avec beaucoup de sang-froid, en répondant qu’à la vérité le justaucorps appartenait en quelque sorte à son père, car il était probable que d’un moment à l’autre on viendrait lui en demander le prix, qui était de cinquante livres. Sir Mungo ne manqua pas de répéter au comte cette agréable nouvelle, en l’arrangeant à sa manière. « Son fils, lui dit-il, s’entendait mieux à faire des marchés que Sa Seigneurie ; car il avait acheté un justaucorps aussi riche que celui que Sa Seigneurie portait lorsque l’ambassadeur d’Espagne fut reçu à Holy Rood, et ce vêtement ne lui coûtait que cinquante livres d’Écosse[2], ce qui n’était pas un marché de fou. — Livres sterling, s’il vous plaît, milord, répondit le comte avec calme, — et c’est bien un marché de fou dans tous les temps du verbe… Dalgarno fut un fou quand il acheta ; je serai un fou quand je paierai ; et vous, sir Mungo, je vous demande bien pardon, vous êtes un fou in prœsenti de discuter ce qui ne vous regarde pas. »

En parlant ainsi, le comte s’occupa de l’affaire sérieuse pour laquelle on était à table : il fit circuler la bouteille avec une rapidité qui augmenta la gaieté tout en menaçant la tempérance de ses convives. Mais bientôt la joie fut interrompue : on vint annoncer que l’écrivain avait dressé les actes qui pressaient le plus. À l’instant même, George Heriot se leva de table en disant qu’il ne convenait pas de faire aller de pair les verres et les conversations d’affaires. Le comte demanda d’abord au scribe si on lui avait mis un couvert dans l’office, et en reçut cette réponse respectueuse : « À Dieu ne plaise qu’il fût assez animal pour avoir songé à manger ou à boire avant d’avoir exécuté les ordres de Leurs Seigneuries ! — Tu mangeras avant de partir, répliqua lord Huntinglen, et je veux que tu essaies de plus si un verre de Canaries ne parviendra pas à faire monter quelques couleurs sur tes joues ; ce serait une honte pour ma maison qu’on t’en vît sortir et te glisser dans le Strand avec cette figure de spectre que tu as maintenant… Veillez à ce qu’on lui donne bien à dîner, Dalgarno, car l’honneur de notre maison y est intéressé. »

Lord Dalgarno donna des ordres pour qu’on servît cet homme. Pendant ce temps, lord Huntinglen et le marchand signaient les actes dont ils prirent chacun une copie, terminant de cette manière une affaire dont la partie principale ne savait guère autre chose, sinon qu’elle était confiée à la prudence d’un ami fidèle et zélé, qui se chargeait de procurer l’argent, et de dégager les biens par le paiement de la somme pour laquelle ils étaient hypothéqués, et cela au terme du 1er août, à l’heure de midi, dans l’église Saint-Gilles, à Édimbourg, auprès de la tombe du comte de Murray, régent d’Écosse ; car tels étaient le lieu, le jour et l’heure fixés pour ce remboursement.

Quand cette affaire eut été terminée, le vieux comte aurait bien voulu se remettre à table ; mais le marchand, alléguant l’importance des actes qu’il avait sur lui, et l’affaire qui devait l’occuper le lendemain de bonne heure, non seulement s’y refusa pour lui-même, mais même emmena avec lui dans sa barque lord Glenvarloch, qui autrement se serait montré peut-être plus traitable.

Lorsqu’ils furent embarqués, George Heriot jeta un regard sérieux sur l’hôtel qu’ils venaient de quitter. « Là, dit-il, habitent l’ancienne et la nouvelle mode… Le père est semblable à un noble sabre antique, mais endommagé par la rouille, par la négligence et l’oisiveté… Le fils est comme vos rapières modernes bien montées, bien dorées et façonnées au goût du jour, et c’est le temps seul qui prouvera si le métal répond à l’apparence. Dieu le veuille ! c’est le vœu d’un ancien ami de la famille. »

Il ne se passa rien d’important entre eux jusqu’à l’heure où lord Glenvarloch étant débarqué au quai Saint-Paul, prit congé de son ami le citadin, et se retira dans son appartement, suivi de Richard. Celui-ci, enchanté des événements de la journée et de la bonne réception dont il avait eu sa part à l’hôtel de lord Huntinglen, en fit le plus brillant récit à la gentille dame Nelly, qui se réjouit d’apprendre que le soleil commençait enfin à briller, comme le disait Richie, du bon côté de la haie.



  1. In the shoes, dit en effet le texte ; c’est un terme d’argot, qui signifie à la place. a. m.
  2. La livre d’Écosse n’est guère que la vingtième partie de la livre sterling d’Angleterre, qui représente 25 francs de notre monnaie. a. m.