Les Aventures de Nigel/Chapitre 27

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 353-376).


CHAPITRE XXVII.

LE PARC DE GREENWICH.


De ce côté, je vois la sécurité et un asile ; de l’autre, les dangers, la honte et le châtiment. N’importe, bien. Tenu soit le danger ; je dirai plus même : quoique mon cœur se gonfle en parlant ainsi, bienvenus soient la honte et le châtiment ; car, si je suis coupable, je ne fais que payer le tribut que je dois à la justice, et si je suis innocent, la honte de mon châtiment retombe sur le juge qui me condamne.
Le Tribunal.


Nous avons laissé lord Glenvarloch glissant rapidement le long de la Tamise. Il n’était pas, comme le lecteur peut déjà l’avoir remarqué, très-disposé à se populariser, ni à entrer en conversation avec les gens dans la compagnie desquels le hasard le jetait. C’était un défaut en lui qui provenait moins d’orgueil, quoique nous ne prétendions pas le disculper tout à fait de cette faiblesse, que d’une espèce de timidité qui lui donnait de la répugnance à causer avec les gens qu’il ne connaissait pas. On ne se corrige de cette mauvaise honte que par l’expérience et la connaissance du monde ; toute personne qui a du bon sens et de la pénétration peut alors reconnaître qu’il y a toujours moyen de recueillir quelque amusement, et même quelque instruction, de la conversation de tout individu avec qui l’on se trouve en rapport. Quant à nous, nous pouvons l’assurer à nos lecteurs ; et si jamais nous avons réussi à leur procurer quelque plaisir, c’est à cela que nous en sommes redevables ; le plus stupide des compagnons avec lequel nous ayons pu nous trouver en chaise de poste, le plus lourd et le plus borné des voyageurs qu’il nous soit arrivé de rencontrer en diligence, n’a jamais manqué de nous suggérer quelque pensée d’un genre gai ou sérieux, ou de nous communiquer quelque renseignement que nous aurions regretté de n’avoir point eu, et que nous aurions été fâchés d’oublier tout de suite. Mais Nigel était tant soit peu retranché dans la bastille de son rang ; c’est ainsi que certain philosophe (Tom Payne, je crois) a assez heureusement exprimé cette espèce de mauvaise honte qui assiège souvent des hommes d’un rang élevé plutôt parce qu’ils ignorent jusqu’à quel point et avec qui il leur convient d’être familiers, que par aucun sentiment d’orgueil aristocratique. D’ailleurs, dans cette circonstance, l’inquiétude que lui causaient ses propres affaires était bien faite pour absorber entièrement son attention.

Il se tenait donc en silence, enveloppé dans son manteau, à l’avant de la barque, l’esprit entièrement occupé de l’issue de l’entrevue qu’il était décidé à tenter d’avoir avec son souverain. Cette préoccupation était sans doute excusable, quoique peut-être, en questionnant les bateliers qui lui faisaient descendre la rivière, il eût pu découvrir des choses qui eussent été pour lui du plus grand intérêt. Quoi qu’il en soit, Nigel garda le silence jusqu’à ce que le bateau approchât de la ville de Greenwich ; alors il commanda aux deux hommes de débarquer à l’endroit le plus voisin, son intention étant de descendre là, et les dispenser de le conduire plus loin.

« Cela n’est pas possible, » dit l’homme à la jaquette verte, qui, comme nous l’avons déjà remarqué, semblait remplir les fonctions de pilote ; « il faut que nous allions jusqu’à Gravesend, où un vaisseau écossais, qui est entré dans la rivière par la dernière marée, est à l’ancre pour vous attendre et vous transporter dans votre cher pays du Nord… votre hamac est suspendu, et tout est disposé pour vous ; et vous parlez de descendre à Greenwich, comme si c’était une chose faisable. — Je ne vois pas d’impossibilité, dit Nigel, à ce que vous me débarquiez où je désire descendre ; au contraire, j’en vois à me transporter là où je n’aurais pas envie d’aller. — Vraiment ! et qui donc conduit le bateau de vous ou de nous, mon maître ? » demanda la jaquette verte d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, « il me semble qu’il ira du côté où nous le dirigerons. — Oui, répliqua Nigel ; mais j’entends que vous le dirigiez du côté que je vous ordonne, autrement votre salaire est bien aventuré. — Supposez que nous consentions à le risquer, » dit l’imperturbable batelier, « je voudrais bien savoir comment vous, qui le prenez si haut, cela soit dit sans vous offenser, mon maître, je voudrais savoir comment vous feriez pour sortir d’embarras en pareil cas. — Vous m’avez vu il y a une heure apporter au bateau une caisse qu’aucun de vous ne pouvait soulever, » reprit tranquillement lord Glenvarloch ; « si nous ne sommes pas d’accord sur la destination de mon voyage, le même bras qui a jeté ce coffre dans cette barque suffira pour vous jeter dehors ; je vous prie donc de vous rappeler que là où je voudrai aller, je saurai vous obliger à m’y conduire. — Grand merci de vos bonnes intentions, dit la jaquette verte : et maintenant écoutez-moi à votre tour. Mon camarade et moi nous faisons deux, et vous quand vous seriez aussi fort que George Green, vous ne pouvez passer que pour un seul ; et vous conviendrez que deux seront trop forts pour un. Vous vous trompez dans vos calculs, mon maître. — C’est vous qui vous trompez, faquin, » répondit Nigel en s’échauffant, « je suis trois contre deux, car je porte avec moi la vie de deux hommes. »

En parlant ainsi, il ouvrit son manteau, et montra les pistolets qui étaient passés dans sa ceinture. La jaquette verte ne s’émut pas de cette découverte.

« J’ai, dit-il, une paire d’aboyeurs qui iront de pair avec les autres ; » et il montra qu’il était aussi armé de pistolets : « ainsi vous pouvez commencer quand vous voudrez. — Alors, » dit Glenvarloch en armant, » le plus tôt sera le mieux. Faites bien attention que je vous regarde comme un brigand qui a déclaré vouloir employer la force contre moi, et que je vous casse à l’instant la tête si vous ne me descendez à Greenwich. »

L’autre batelier, effrayé de son geste, se couchait sur sa rame ; mais la jaquette verte répondit froidement : « Écoutez, mon maître, je me soucierais fort peu de risquer ma vie contre la vôtre ; mais la vérité est que l’on m’a employé pour vous faire du bien et non du mal. — Et qui vous emploie ? dit lord Glenvarloch ; qui ose se mêler de moi ou de mes affaires sans mon autorité ? — Quant à cela, » reprit le batelier avec le même ton d’indifférence, « je ne vous le dirai pas. Il m’est bien égal que vous débarquiez à Greenwich, pour vous faire pendre, ou que vous passiez dans votre pays à bord du Royal-Chardon[1], vous serez également hors de mon chemin de l’une et l’autre manière ; mais il est juste du moins de vous en laisser le choix. — Mon choix est fait, dit Nigel : je vous ai dit par trois fois que ma volonté était de descendre à Greenwich. — Écrivez-moi sur un morceau de papier, dit le batelier, que telle est votre volonté positive. Il faut que j’aie quelque chose à montrer à ceux qui m’emploient, pour les convaincre que si leurs ordres n’ont pas été exécutés, c’est votre faute et non la mienne. — Il me plaît de tenir pour le moment ce joujou entre les mains, dit lord Glenvarloch ; je vous écrirai votre décharge quand nous serons sur terre. — Je ne voudrais pas aller à terre avec vous pour cent pièces d’or, reprit le batelier… la fatalité vous a toujours poursuivi, excepté au jeu. Mais agissez avec justice à mon égard, et donnez-moi le certificat que je vous demande. Si vous craignez une trahison pendant que vous écrirez, vous pouvez prendre mes pistolets ; tenez, les voici. » Il présenta effectivement ses armes à Nigel, qui n’hésita plus à donner au batelier une attestation dans les termes suivants :

« Jack Green et son compagnon, conduisant la barque appelée le Joli-Corbeau, ont rempli fidèlement leur devoir à mon égard, en me débarquant à Greenwich par mon ordre exprès ; et malgré leur désir de me conduire à bord du Royal-Chardon, présentement à l’ancre à Gravesend. » Ayant écrit cette déclaration, qu’il signa des lettres initiales de son nom et de son titre, N. O. G., il demanda encore une fois au batelier, en la lui remettant, de lui apprendre le nom de ceux qui l’employaient.

« Monsieur, reprit Jack Green, j’ai respecté votre secret, ne cherchez pas à pénétrer le mien. Il ne vous serait nullement utile de savoir pourquoi je prends en ce moment tant de peine, et vous ne le saurez pas… D’ailleurs, si vous avez envie de vous battre, comme vous le disiez tout à l’heure, le plus tôt sera le mieux ; seulement vous pouvez être assuré que nous ne vous voulions pas de mal, et que s’il vous en arrive, ce sera parce que vous l’aurez cherché. » Comme il finissait de parler, ils touchèrent le bord, et Nigel sauta immédiatement à terre. Le batelier déposa sa petite malle sur le rivage, en lui disant qu’il ne manquerait pas de trouver des bras pour la lui porter où il voudrait.

« J’espère, mes enfants, que nous nous quittons bons amis ? » dit le jeune seigneur en leur offrant une pièce d’argent qui valait le double du paiement auquel les bateliers avaient droit.

« Nous nous quittons comme nous nous sommes rencontrés, répondit la jaquette verte ; et quant à votre argent, je suis assez payé avec ce morceau de papier : seulement, si vous m’avez quelque obligation de vous avoir transporté ici, je vous prie, à l’avenir, de ne pas fouiller si avant dans les poches du premier apprenti que vous trouverez assez fou pour vouloir jouer le gentilhomme… Et toi, avide animal, » dit-il à son camarade qui continuait de fixer un œil de convoitise sur l’argent que Nigel leur offrait toujours, « pousse au large ; ou si je prends une rame, je te la casse sur la tête. » L’homme fit ce qu’on lui ordonnait, mais non sans murmurer que cela était contraire aux règlements des bateliers.

Lord Glenvarloch, quoique n’éprouvant pas le même dévouement pour la mémoire d’une grande princesse que le « Thalès outragé » du moraliste, venait de toucher


Le sol sacré qui fit naître Élisa[2],


dont le palais était maintenant occupé d’une manière moins glorieuse par son successeur. Ce n’est pas, comme l’a démontré un auteur moderne, que Jacques fût dépourvu de qualités, et que sa devancière ne fût aussi arbitraire en pratique que lui l’était en théorie. Mais pendant qu’Élisabeth possédait cette mâle fermeté de caractère et de résolution qui faisait excuser en quelque sorte ses faiblesses, dont certaines étaient pourtant assez ridicules, Jacques, de son côté, était si complètement privé de tout esprit de décision[3], que ses vertus mêmes et ses bonnes intentions devenaient ridicules à cause de l’incertitude bizarre de sa conduite : les choses les plus sages qu’il ait jamais dites, les meilleures actions qu’il ait jamais faites, portent l’empreinte de son caractère original et fantasque. Aussi, quoique, à différentes époques, il réussit à acquérir un certain degré de popularité parmi ses sujets, elle ne survécut jamais long-temps à la circonstance qui la fit naître : tant il est vrai que la masse du genre humain respectera plus un monarque odieux par ses crimes que celui que des faiblesses ont rendu ridicule !

Terminons cette digression, et revenons à notre héros, lequel, comme la jaquette verte le lui avait assuré, trouva bientôt un batelier oisif qui lui offrit de transporter son bagage où il voudrait ; mais où ? c’était pour le moment une question embarrassante. À la fin, se rappelant la nécessité de faire arranger ses cheveux et sa barbe avant de se présenter devant le roi, et désirant obtenir en même temps quelques renseignements sur les mouvements du souverain et de la cour, il demanda à être conduit à la boutique du premier barbier ; car c’était là, comme nous l’avons déjà dit, qu’était le centre de circulation des nouvelles. Il ne tarda pas à se voir introduit dans un des entrepôts de bruits publics, et s’aperçut qu’il en apprendrait autant et même plus qu’il n’en désirait savoir ; pendant que sa tête était soumise à la main habile d’un adroit barbier dont la langue n’était pas moins agile que les doigts, cet homme se mit à discourir, sans s’arrêter ni reprendre haleine, de la manière suivante :

« La cour est ici, mon maître, oui… cela fait beaucoup de bien au commerce, et nous amène de bonnes pratiques… Sa Majesté aime Greenwich… elle chasse tous les matins dans le parc… On y admet tous les gens respectables qui ont leur entrée au palais… Pas de populace… pas de manant mal peigné qui vienne effrayer le cheval de Sa Majesté par leurs cris… Oui, monsieur, la barbe un peu plus courte, c’est ainsi qu’on la porte ; je connais la dernière mode… J’ai pour pratiques plusieurs courtisans… un valet de chambre… deux pages de Sa Majesté, l’intendant de la cuisine, trois valets de pied, deux piqueurs, et un honorable chevalier écossais, sir Mungo Malgrowler. — Malagrowther, vous voulez dire ? » cria Nigel, qui eut beaucoup de peine à glisser cette conjecture entre deux phrases du barbier.

« Oui, monsieur ; Malgrowder, monsieur ; ces Écossais ont des noms bien difficiles à prononcer, monsieur, pour une langue anglaise… Sir Mungo est un bel homme… vous le connaissez peut-être, monsieur ?… c’est un fort bel homme, à l’exception des doigts qui lui manquent, de l’infirmité de sa jambe, et de la longueur de son menton… Monsieur, il me faut une minute douze secondes de plus pour raser ce menton-là que pour tout autre menton que je connaisse dans la ville de Greenwich… mais cela n’empêche pas que ce ne soit un fort bel homme, et même un très-aimable homme et d’une humeur fort agréable, excepté qu’il est si sourd qu’il ne peut jamais entendre de bien de personne, et si judicieux qu’il n’en veut jamais croire… mais cela n’empêche pas que ce ne soit un excellent homme, excepté quand quelqu’un lui parle trop bas, ou quand un cheveu va de travers… Vous ai-je égratigné, monsieur ? nous allons guérir cela dans un moment avec une goutte de mon spécifique astringent, ou plutôt du spécifique de ma femme, car elle le fait elle-même, une goutte de ce spécifique et une petite mouche de taffetas noir, tout juste assez grande pour servir de selle à une puce… c’est plutôt un agrément qu’une tache. Le prince avait une mouche l’autre jour, et le duc en avait une aussi ; et vous me croirez si vous voulez, monsieur, mais il y a déjà dix-sept aunes trois quarts de taffetas qui ont été employées à faire des mouches pour les courtisans. — Mais sir Mungo Malagrowther ? » interrompit encore Nigel, et non sans difficulté.

« Oui, oui, monsieur, sir Mungo, comme vous le dites, c’est l’homme le plus aimable et le plus agréable que je connaisse… Vous désirez lui parler, dites-vous ?… oh ! cela est très-facile, c’est-à-dire aussi facile que son infirmité le permet. Dans un moment, à moins que quelqu’un ne l’ait invité à déjeuner, il viendra manger son entre-côte grillée chez mon voisin Ned Kilderkin, qui est là de l’autre côté de la rue… Ned tient une boutique de traiteur, renommée pour les côtelettes de porc ; mais sir Mungo ne peut pas souffrir le porc, pas plus que Sa Majesté très-sacrée, ni milord duc de Lennox, ni lord Dalgarno… Ah ! par exemple, monsieur, si je vous ai touché cette fois, c’est votre faute et non la mienne ; mais une petite goutte du spécifique et une autre petite mouche pas plus grande qu’il n’en faudrait pour habiller une puce, là précisément au-dessous de la moustache gauche… cela vous ira parfaitement, monsieur, quand vous sourirez, aussi bien qu’une fossette ; et si vous voulez embrasser votre belle maîtresse… Mais je vous demande pardon, monsieur, vous êtes un homme grave, très-grave pour être si jeune… J’espère que je ne vous ai pas offensé… Il est de mon devoir d’amuser mes pratiques, et c’est un plaisir comme un devoir, monsieur… Vous parliez de sir Mungo Malcrowther, oui, monsieur ; je suppose qu’il est en ce moment chez Ned, le traiteur, car il n’est pas souvent invité maintenant que lord Huntinglen est à Londres… Je vais vous couper encore… Oui, monsieur… vous le trouverez là avec son pot de petite bière au romarin ; car il ne boit jamais de liqueurs fortes, à moins que ce ne soit pour faire plaisir à lord Huntinglen… Prenez garde, monsieur ! ou à toute autre personne qui l’engage à déjeuner ; mais c’est de la petite bière qu’il boit chez Ned, avec son entre-côte de bœuf ou sa côtelette de mouton, ou quelquefois d’agneau, dans la saison, mais jamais de porc, quoique Ned soit fameux pour ses côtelettes… Il paraît que les Écossais n’aiment pas le porc ; c’est assez singulier… il y a des gens qui croient que ce sont des espèces de Juifs… voilà du moins une ressemblance… ne le trouvez-vous pas, monsieur ? Ensuite on appelle notre très-gracieux souverain le second Salomon ; et vous savez que Salomon était le roi des Juifs ; ainsi voilà un rapport de plus… Je crois, monsieur, que vous vous trouverez maintenant rasé à votre satisfaction ; je m’en rapporterai au jugement de la belle maîtresse de vos affections… Je vous demande pardon, je ne vous ai pas offensé, j’espère !… Veuillez, je vous prie, consulter la glace… un petit coup de fer à friser ne fera pas mal, je crois, pour mettre à la raison cette boucle rebelle… Grand merci de votre libéralité, monsieur… j’espère que j’aurai votre pratique pendant votre séjour à Greenwich… Voudriez-vous entendre un air de cette guitare pour vous disposer à l’harmonie pendant toute la journée ? Ting-tang, tong, ting-tang, dillo… elle n’est pas très-d’accord, monsieur ; il y a trop de mains qui y touchent ; nous ne pouvons empêcher cela, nous autres, comme les artistes… Permettez-moi de vous aider à mettre votre manteau, monsieur… oui, monsieur… Vous ne voudriez pas jouer vous-même un petit air ? Non ? Ah ! vous me demandez le chemin de l’auberge de sir Mungo. Mais, monsieur, c’est l’auberge de Ned, et non celle de sir Mungo… il est vrai que le chevalier y mange, et en quelque sorte on peut l’appeler son auberge… Ah, ah ! tenez, la voilà, monsieur, de l’autre côté du chemin, avec des poteaux fraîchement blanchis et des barreaux rouges… là où vous voyez à la porte ce gros homme en veste ; c’est Ned lui-même, monsieur… Il est riche de plus de mille livres sterling, dit-on… Il fait meilleur à griller des têtes de cochon qu’à faire la barbe à des courtisans… mais de ces deux professions la nôtre est la moins mécanique… Adieu, monsieur ; j’espère que vous me donnerez votre pratique… » En parlant ainsi il laissa enfin partir Nigel, dont les oreilles, si long-temps assourdies par son babil continuel, tintaient encore long-temps après, comme s’il avait entendu le son des cloches au lieu de la voix d’un homme.

En arrivant chez le traiteur, où il comptait trouver sir Mungo Malagrowther, dont, faute de meilleur conseiller, il espérait tirer quelques avis sur la manière de se présenter au roi, lord Glenvarloch trouva dans l’hôte auquel il s’adressa toute la taciturnité importante d’un Anglais qui fait bien ses affaires. Ned Kilderkin parlait avec autant de laconisme qu’écrit un banquier. Sur la question que lui fit Nigel, si sir Mungo Malagrowther était là, il répondit : « Non ; » quand il lui demanda ensuite s’il l’attendait, il dit : « Oui ; » et étant encore interrogé pour savoir quand, il répondit : « Tout à l’heure. » Lord Glenvarloch ayant demandé à déjeuner, l’hôte, sans daigner perdre une parole pour lui répondre, le conduisit dans une chambre fort propre où il y avait plusieurs tables ; il avança un fauteuil devant l’une d’elles, en faisant signe au jeune lord d’en prendre possession. Au bout de quelques minutes, il lui apporta un solide déjeuner, composé de bœuf rôti, avec un pot de bière mousseuse ; et notre héros s’aperçut que, malgré ses inquiétudes et ses embarras, l’air vif de la rivière l’avait disposé à y faire honneur.

Pendant que Nigel s’occupait ainsi de satisfaire son appétit, tout en levant la tête chaque fois qu’il entendait la porte s’ouvrir, désirant impatiemment voir arriver sir Mungo (événement qui n’avait pas été souvent attendu avec autant d’intérêt), un personnage, dont l’importance semblait au moins égale à celle du chevalier, entra dans la salle et commença un colloque assez animé avec le publicain, qui jugea à propos de se tenir la tête découverte pendant la conférence. À son costume on pouvait deviner quelles étaient les fonctions de cet homme important : une jaquette blanche avec des hauts-de-chausses de drap blanc, un tablier de toile tourné autour de son corps en guise de ceinture, auquel, au lieu d’un poignard belliqueux, était suspendu un long couteau à manche de corne de cerf, et un bonnet blanc sous lequel ses cheveux étaient bien relevés, le faisaient reconnaître pour un de ces prêtres de Comus que le vulgaire appelle cuisiniers ; et l’air dont il tançait le publicain pour avoir négligé d’avoir envoyé certaines provisions au palais, montrait qu’il était au service du roi lui-même.

« Ça ne peut pas aller comme cela, dit-il, maître Kilderkin ; le roi a demandé deux fois des ris de veau et des crêtes de coq fricassées, qui sont les plats favoris de Sa Majesté très-sacrée, et qui ont manqué, parce que maître Kilderkin ne les a pas fournis à l’officier de la cuisine, comme il y était tenu par ses engagements. » Ici Kilderkin fit quelques excuses, mais d’une manière concise et conforme à son caractère, et qu’il murmura à voix basse, suivant l’habitude de tous ceux qui se trouvent dans l’embarras. Son supérieur reprit, en élevant la voix : « Ne me parlez pas du voiturier et des marchands de volaille qui viennent du Norforlk avec les poulets ; un sujet zélé aurait envoyé un exprès, il y aurait été lui-même à pied comme Wedrington. Et si le roi en avait perdu l’appétit, maître Kilderkin ? et si Sa Majesté très-sacrée s’était passée de dîner ? Ô maître Kilderkin ! si vous aviez eu le sentiment de la dignité de notre profession, dont parle le spirituel esclave africain ; car c’est ainsi que Sa très-excellente Majesté désigne Publius Térence… Tanquam in speculo… In patinas inspicere jubeo[4] — Vous êtes savant, maître Linklater, » répondit l’aubergiste anglais, se faisant, pour ainsi dire, violence pour prononcer trois ou quatre mots de suite.

« Très-superficiellement, répondit M. Linklater ; mais ce serait une honte à nous, qui sommes les compatriotes de Sa très-excellente Majesté, de n’avoir point cultivé quelque peu ces sciences dans lesquelles il est si profondément versé… Regis ad exemplar, monsieur Kilderkin, totus componitur orbis[5], ce qui veut à peu près dire, quand le roi cite, le cuisinier étudie. Bref, maître Kilderkin, ayant eu le bonheur d’être élevé dans un endroit où l’on peut faire ses études au prix modique de quarante sous par quartier, j’ai appris comme un autre… hem… hem !… » Ici les yeux de l’orateur étant tombés sur lord Glenvarloch, il s’arrêta tout à coup au milieu de sa harangue, avec des symptômes d’embarras qui furent cause que Ned Kilderkin démentit sa taciturnité ordinaire, au point de lui demander, non seulement ce qu’il avait, mais encore s’il voulait prendre quelque chose.

« Je n’ai rien, » dit le savant rival du philosophe Syrus… « et cependant, je me sens un peu étourdi, et ne serais pas fâché de prendre un verre de l’aqua mirabilis de votre femme. — Je vais en chercher, » dit Ned en faisant un signe de tête. Il n’eut pas plus tôt le dos tourné, que le cuisinier, s’approchant de la table à laquelle lord Glenvarloch était assis, et fixant sur lui un regard significatif destiné à lui en donner à entendre plus que ses paroles, lui dit : « Vous êtes étranger à Greenwich ? monsieur, je vous engage à profiter de l’occasion de voir le parc… La porte de l’Ouest était entr’ouverte lorsque je suis passée je crois qu’on ne tardera pas à la fermer. — vous ferez donc bien de vous y acheminer, c’est-à-dire si vous êtes curieux de le voir. La venaison va être en saison : il y a en vérité de l’agrément à regarder un cerf bien gras. Lorsque je les vois bondir si joyeusement, je pense toujours au plaisir qu’il y a à mettre à la broche leurs quartiers bien dodus, et à entourer leur poitrine d’une noble fortification de croûtes de pâté bien assaisonnées de poivre noir. »

Il n’en dit pas davantage, car Kilderkin rentra avec le cordial, et s’éloigna de Nigel sans attendre sa réponse, lui jetant seulement un nouveau regard d’intelligence semblable à celui avec lequel il l’avait accosté. Rien ne rend l’esprit pénétrant comme d’être personnellement en danger ; Nigel saisit le moment où l’hôte donnait toute son attention à l’officier de la cuisine du roi, pour payer son compte, et se fit indiquer le chemin de la porte en question. Elle était entr’ouverte comme on le lui avait dit, et il se trouva dans un petit sentier étroit qui traversait un bois taillis épais et fourré, destiné à servir de retraite aux biches et aux jeunes faons. Là il conjectura qu’il devait attendre ; effectivement, il n’y avait pas cinq minutes qu’il était arrêté, quand le cuisinier, aussi échauffé par la rapidité de sa marche que s’il eût été auprès de son grand feu de cuisine, arriva tout hors d’haleine, et se hâta de fermer derrière lui la porte avec son passe-partout. Avant que lord Glenvarloch eût eu le temps de réfléchir sur cette action, cet homme s’approcha de lui avec vivacité, et dit : « Bon Dieu ! milord Glenvarloch, comment pouvez-vous vous exposer ainsi ? — Vous me connaissez donc, mon ami ? demanda Nigel. — Non pas précisément ; mais je connais bien la noble maison de Votre Honneur. Mon nom est Laurie Linklater, milord. — Linklater ! répéta Nigel ; je devrais me rappeler… — Sous le bon plaisir de Votre Seigneurie, continua-t-il, j’étais l’apprenti du vieux Mungo Moniplies, le boucher de West-Port d’Édimbourg, que je voudrais revoir encore avant de mourir… Et le noble père de Votre Honneur ayant pris Richie Moniplies pour servir votre Seigneurie, de cette manière il se forma une espèce de rapport entre nous, comme vous voyez… — Ah ! dit lord Glenvarloch, j’avais oublié votre nom, mais non pas vos obligeantes intentions… C’est vous qui avez tâché de procurer à Richie l’occasion de présenter, une supplique à Sa Majesté. — C’est très-vrai, milord, et même cette affaire a pensé tourner mal pour moi ; car Richie, qui est toujours obstiné, n’a pas voulu se laisser guider par moi, comme dit la chanson. Heureusement que, parmi ces braves cuisiniers anglais, il n’y en a pas un qui sache accommoder nos savoureux mets écossais de manière à flatter le palais de Sa Majesté très-sacrée ; c’est pourquoi j’ai eu recours à mon métier, et je fis une soupe à la volaille[6] et un hachis si délicieux, que je réussis ainsi à triompher de la cabale ; et au lieu d’une disgrâce, j’obtins une faveur. Je suis maintenant, grâce au ciel, un des officiers de la cuisine… j’ai déjà un doigt dans la charge de pourvoyeur, en attendant que je puisse y mettre la main tout entière. — Je suis vraiment bien aise d’apprendre que vous n’avez pas souffert à cause de moi, et je me réjouis encore davantage de votre bonne fortune. — Vous avez un bon cœur, milord, et vous n’oubliez pas les pauvres gens : dans le fait, je ne vois pas pourquoi on les oublierait, puisque eux-mêmes peuvent parfois être bons à quelque chose, même à la cour… J’avais suivi Votre Seigneurie dans la rue pour voir le noble rejeton du vieux chêne, et j’ai senti mon cœur battre dans ma poitrine jusqu’à m’étouffer, quand je vous ai vu tranquillement assis dans cette maison publique, en connaissant les dangers que courait votre personne. — Comment !… il y a donc en effet des mandats lancés contre moi ? — Sans doute, milord, et il existe des gens qui cherchent à vous noircir tant qu’ils peuvent. Dieu pardonne à ceux qui voudraient sacrifier une honorable maison à leurs vils desseins !… — Amen ! dit Nigel. — Car, supposons que Votre Seigneurie ait fait quelques folies, comme tant d’autres jeunes gens… — Nous n’avons pas le temps d’en parler à présent, mon ami… Le point dont il s’agit est de savoir comment je pourrai parler au roi. — Au roi ! milord ! » dit Linklater étonné : « comment ! n’est-ce pas vous précipiter volontairement dans le danger ? n’est-ce pas, si je puis m’exprimer ainsi, vous échauder avec votre cuiller à pot ? — Mon bon ami, répondit Nigel, mon expérience de la cour, et ma connaissance de la position où je me trouve, me disent que le moyen le plus direct et le plus courageux est toujours le meilleur et le plus sûr. Le roi a assez bon cœur pour faire ce qui est bien. — C’est bien vrai, milord, et c’est ce que nous autres serviteurs du roi nous savons tous ; mais, mon Dieu, si vous saviez combien de gens n’ont d’autre affaire du matin au soir que d’armer son jugement contre son cœur, et son cœur contre son jugement… de lui faire faire des choses dures qu’ils appellent justes, et des choses injustes qu’on lui représente comme des actes de bonté… Hélas ! on peut appliquer à Sa Majesté très-sacrée, et aux favoris qui s’emparent de lui, ce proverbe vulgaire avec lequel on a coutume de railler les gens de mon état : « Dieu nous envoie de bonne viande, mais le diable nous envoie les cuisiniers. » — Il ne sert à rien d’en parler, mon bon ami ; il faut que j’en coure la chance, mon honneur l’exige impérieusement. On peut me mutiler et me réduire à la mendicité, mais il ne sera pas dit que j’ai fui devant mes accusateurs. Mes pairs entendront ma justification. — Vos pairs ! s’écria le cuisinier. Hélas ! milord, nous ne sommes point en Écosse, où les nobles peuvent tenir tête bravement au roi même. Il faut que ce ragoût-là passe par les mains de la chambre étoilée, et c’est une fournaise qui a été sept fois chauffée ; cependant, si vous êtes déterminé à voir le roi, je ne dis pas que vous n’en puissiez obtenir quelque grâce, car il aime assez qu’on en appelle directement à sa sagesse ; et quelquefois, dans des cas semblables, je l’ai vu se tenir, sans en démordre, à son propre jugement, qui est toujours équitable. Songez seulement (vous voudrez bien, milord, me pardonner ce conseil), songez à assaisonner vos paroles de latin ; une ou deux citations de grec ne feraient pas mal non plus ; et si vous pouvez trouver moyen de citer quelque chose du jugement de Salomon dans le texte hébreu, et l’accompagner de quelques plaisanteries facétieuses pour lui donner du sel, le mets n’en sera que plus agréable. En vérité, je crois qu’outre le talent que j’ai dans mon métier, je suis fort redevable au martinet du recteur de notre école, qui a gravé dans mon esprit la scène de cuisine de l’Heautontimorumenos. — Laissons cela, mon ami. Pouvez-vous m’indiquer la route que je dois suivre pour voir le roi et lui parler s’il est possible ? — Le voir est assez facile, car il galope dans ces allées pour voir frapper le cerf et gagner de l’appétit pour son dîner, ce qui me rappelle que je devrais être dans ma cuisine. Quant à parler au roi, vous n’y réussirez pas si aisément, à moins que vous ne le rencontriez seul, ce qui arrive rarement, ou que vous ne vous mêliez à la foule qui l’attend pour le voir descendre de cheval. Et maintenant, adieu, milord, que Dieu vous soit en aide ! si je pouvais en faire davantage pour vous, je m’y offrirais de bon cœur. — Vous en avez fait peut-être assez pour vous exposer ; allez, je vous prie, et laissez-moi à mon sort. »

L’honnête cuisinier avait peine à s’éloigner ; mais le son éclatant du cor, en se rapprochant, lui apprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Ainsi, prévenant Nigel qu’il aurait soin de ne point fermer la grille, afin de faciliter sa retraite de ce côté, il le recommanda au ciel, et lui dit adieu. L’intérêt de cet humble compatriote, inspiré en partie par une partialité nationale, en partie par le souvenir d’anciens services qui n’avaient pas été oubliés, quoique ceux qui les avaient rendus y eussent à peine songé, sembla au jeune Glenvarloch le dernier témoignage de sympathie qu’il devait recevoir dans cette cour, séjour d’une froide politesse : il sentit qu’il devait désormais se suffire à lui-même, ou qu’il était entièrement perdu.

Il traversa plus d’une allée, guidé par le bruit de la chasse, et rencontra plusieurs individus subalternes de la suite du roi, qui le regardèrent comme un des spectateurs que les nombreux officiers de la cour laissaient entrer dans le parc. Cependant il ne voyait paraître ni le roi ni ses principaux courtisans, et Nigel commençait à se demander si, au risque d’encourir une disgrâce semblable à celle qui avait été le résultat de la tentative de Richie Moniplies, il ne se rendrait pas à la porte du palais, afin de trouver moyen de parler au roi à son retour, lorsque la fortune vint lui en présenter l’occasion d’une autre manière.

Il était dans une de ces longues allées qui traversent le parc, quand il entendit d’abord le froissement des feuilles dans le lointain, puis le trot rapide d’un cheval qui vint ébranler la terre qui le portait, puis un cri de chasse éloigné, mais qui l’avertit de se ranger le long de l’avenue pour laisser le passage libre aux chasseurs. Le cerf palpitant, couvert d’écume et de gouttes de sueur, les naseaux dilatés et haletants, fit un dernier effort pour arriver jusqu’au lieu où se tenait Nigel, et là il fut abattu par deux grands lévriers de la race encore en usage parmi les hardis chasseurs des montagnes d’Écosse, mais qui, depuis long-temps, est inconnue en Angleterre. Un des chiens saisit le cerf à la gorge, l’autre enfonça son museau effilé et ses griffes, pour ainsi dire, dans les entrailles de l’animal. Il eût été assez naturel que lord Glenvarloch, poursuivi lui-même en quelque sorte comme le malheureux animal, eût fait, dans cette circonstance, les mêmes réflexions que le mélancolique Jacques[7] ; mais l’habitude est une chose étrange, et j’ai bien peur que, dans cette occasion, Nigel n’ait pensé et senti en chasseur déterminé plutôt qu’en moraliste. Quoi qu’il en soit, et quels que fussent ses sentiments, il n’eut pas le temps de s’y abandonner.

Un seul cavalier suivait la chasse sur un cheval si complètement soumis au frein, qu’il obéissait au moindre mouvement de la bride, comme la mécanique la plus ingénieuse obéit à l’impulsion d’un ressort ; de sorte que, bien enfoncé dans sa selle et assis de manière à rendre une chute presque impossible, le cavalier, sans rien craindre ni hésiter, pouvait augmenter ou diminuer la rapidité de son allure, ce qui, même dans les moments les plus animés de la chasse, n’allait guère au-delà d’un demi-galop, le cheval détalant sous lui et ne dépassant jamais le pas réglé du manège : la sécurité dont ce cavalier jouissait en prenant un plaisir dangereux pour tant d’autres, caractérisait le roi Jacques… On ne voyait auprès de lui aucun des gens de sa suite ; c’était même souvent un raffinement de flatterie que de laisser croire au souverain qu’il avait devancé tous les autres chasseurs.

« Fort bien, Bast ! fort bien, Battie ! » s’écria-t-il en s’approchant. « Foi de roi, vous faites honneur aux montagnes de Balwhidder ! Tenez mon cheval, l’ami, » ajouta-t-il en appelant Nigel, sans s’arrêter pour regarder celui auquel il s’adressait ; « tenez mon cheval, et aidez-moi à mettre pied à terre… Que le diable vous emporte ! ne pouvez-vous vous hâter avant que ces paresseux arrivent ?… Attachez la bride ; prenez garde que l’animal ne bouge… Maintenant, tenez l’étrier ferme ; bon, c’est cela, et nous voilà sur la terre ferme. » En parlant ainsi, sans jeter un regard sur celui qui l’aidait, le gentil roi Jacques, dégainant le couteau de chasse qu’il portait à son côté, et qui était la seule arme ressemblant à une épée dont il pût supporter la vue, l’enfonça avec beaucoup de satisfaction dans la gorge de l’animal, et mit ainsi un terme à son agonie et à ses souffrances.

Lord Glenvarloch, qui était parfaitement au courant de ce que la circonstance exigeait de lui, attacha la bride du palefroi royal à un arbre voisin ; et s’agenouillant respectueusement, retourna le cerf mort sur le dos, et tint le carre dans cette position, tandis que le roi, trop occupé du succès de sa chasse pour rien remarquer au-delà, plongea son couteau dans la poitrine de l’animal, secundum artem, et y ayant fait une incision pour s’assurer de l’épaisseur de la graisse sur les côtes, il s’écria avec une espèce de transport : « Trois pouces de graisse blanche sur le bréchet ! c’est ce qu’il y a de mieux… aussi vrai que je suis un pécheur couronné ; et du diable si aucun de nos fainéants de chasseurs en aura avec moi le mérite ! Un cerf de huit cors, et le premier de la saison ! Bast et Battie, vous êtes de beaux chiens ; c’est à vous à faire. Baisez-moi, mes enfants, baisez-moi ! » Les lévriers en conséquence vinrent sauter sur lui, le lécher de leur gueule encore toute sanglante ; de telle sorte qu’ils l’eurent bientôt mis dans un tel état qu’on aurait pu dire que la trahison avait accompli son œuvre sanguinaire sur sa personne sacrée… « À bas ! à bas, drôles ! » s’écria le roi, presque renversé par les caresses tant soit peu violentes de deux énormes lévriers… « Mais vous êtes comme bien d’autres gens ; si l’on vous donne un pouce, vous en prenez quatre… Et qui êtes-vous, l’ami ? » dit-il, trouvant alors le loisir de remarquer Nigel, et de voir ce qui lui était échappé dans le premier transport de sa passion favorite ; « vous n’appartenez pas à notre suite… De par Dieu ! qui êtes-vous donc ? — Un homme bien malheureux, sire, répondit Nigel. — Oh ! je n’en doute pas, » répondit le roi sèchement, « s’il en était autrement je ne vous aurais pas vu ; mes sujets ont soin de garder tout leur bonheur pour eux ; mais aussitôt que leurs affaires se gâtent, je suis sûr d’avoir de leurs nouvelles. — Et à qui pouvons-nous porter nos plaintes, si ce n’est à Votre Majesté, qui est pour nous l’envoyé de Dieu sur la terre ? répliqua Nigel. — C’est vrai, l’ami ; c’est bien parlé, reprit le roi : mais encore faudrait-il laisser quelque repos à l’envoyé de Dieu. — Si Votre Majesté daigne jeter un regard sur moi, » dit Nigel ; car le roi avait été jusque-là si occupé de l’opération mystique de rompre, ou, suivant la phrase vulgaire, de découper le cerf, qu’il avait à peine regardé celui auquel il parlait… « vous verrez que la nécessité seule me donne la hardiesse de profiter d’une circonstance qui peut ne se présenter jamais. »

Le roi Jacques le regarda, et il pâlit visiblement sous le sang du cerf qui lui couvrait le visage. Il laissa tomber le couteau qu’il tenait à la main, jeta derrière lui un regard inquiet, comme s’il eût médité de s’enfuir, ou qu’il eût attendu qu’on vînt à son aide, et s’écria : « Glenvarlochides ! aussi vrai que je m’appelle Jacques Stuart, voilà une belle affaire, et moi qui suis tout seul, et à pied encore ! » ajouta-t-il en s’empressant de chercher à remonter à cheval.

« Veuillez me pardonner d’être si importun, sire, » dit Nigel en se plaçant entre le roi et son cheval : « daignez m’entendre un seul instant. — Je vous entendrai mieux à cheval, répliqua le roi. Je ne puis rien entendre à pied, l’ami, pas un mot ; et il n’est pas convenable de me barrer ainsi familièrement le passage ; ôtez-vous de là, monsieur, nous vous le commandons. Le diable soit d’eux tous ! que font-ils donc ? — Par la couronne que vous portez, sire, reprit Nigel, et pour laquelle mes ancêtres ont bravement combattu, je vous conjure de vous calmer, et de m’écouter un seul instant. »

Il était entièrement hors du pouvoir du roi de lui accorder la grâce qu’il demandait. La pusillanimité du monarque n’était pas cette poltronnerie positive qui, par une impulsion naturelle, oblige un homme à la fuite, et qui ne peut guère exciter que la pitié ou le mépris, mais c’était un composé de plusieurs sensations qui avait quelque chose de plus plaisant. Le pauvre roi éprouvait à la fois de la frayeur et de la colère, et se trouvait partagé entre le désir de pourvoir à sa sûreté et la crainte de compromettre sa dignité, de sorte que, sans écouter ce que lord Glenvarloch cherchait à lui expliquer, il continuait de se tourner du côté de son cheval en répétant : « Nous sommes un roi libre, l’ami ; nous sommes un roi libre ; nous ne nous laisserons pas contrôler par un sujet… Au nom du ciel ! qui peut retenir Steenie ? Ah ! grâce à Dieu ! les voilà… Holà… holà… Ici, ici… Steenie ! Steenie ! »

Le duc de Buckingham arriva au galop, suivi de plusieurs courtisans et gens qui suivaient la chasse. Il dit, avec sa familiarité habituelle : « Je crois que la fortune, comme à l’ordinaire, a favorisé notre cher papa ; mais que se passe-t-il ? — Ce qui se passe ? un crime de haute trahison, et vous en êtes témoin. Sans vous, Steenie, votre papa et compère allait être assassiné. — Assassiné ! arrêtez le traître, s’écria le duc ; par le ciel ! c’est Olifaunt lui-même ! » Une douzaine de chasseurs mirent pied à terre à la fois, laissant leurs chevaux courir à l’aventure dans le parc. Quelques-uns s’emparèrent rudement de lord Glenvarloch, qui regarda comme une folie de faire aucune résistance, tandis que les autres s’empressaient autour du roi. « Êtes-vous blessé, sire ? êtes-vous blessé ? » s’écrièrent une foule de voix.

« Non pas que je sache, » dit le roi dans l’excès de sa frayeur, qui, par parenthèse, était assez excusable dans un homme d’un caractère si faible, et qui dans sa jeunesse avait été exposé à tant de complots divers ; « non pas que je sache ; mais fouillez-le fouillez-le ; je suis sûr d’avoir vu des armes à feu sous son manteau, et d’avoir senti de la poudre… j’en suis moralement sûr. »

Lord Glenvarloch ayant été dépouillé de son manteau, il s’éleva de grands cris d’étonnement et d’horreur du sein de la foule, qui grossissait à tout moment, lorsqu’on découvrit ses pistolets.

« Mort au misérable, au parricide, au brigand sanguinaire ! » s’écria-t-on de tous côtés. Et le roi, pour qui assez naturellement la vie était aussi précieuse qu’elle semblait l’être aux yeux de ses sujets, s’écriait plus fort que le monde. « Oui, oui, qu’on l’emmène… qu’on me débarrasse de lui, et qu’on en délivre le pays ; mais qu’on ne lui fasse aucun mal ; et pour l’amour du ciel, messieurs, si vous êtes bien sûrs de l’avoir entièrement désarmé, rentrez vos épées et vos poignards dans le fourreau, car vous vous ferez certainement du mal les uns aux autres. »

À l’ordre du roi, toutes les lames rentrèrent promptement dans leurs gaines ; car ceux qui jusque-là les brandissaient pour faire parade de leur zèle et de leur loyauté, se rappelèrent à ces paroles l’extrême aversion que Sa Majesté éprouvait à voir un fer nu, faiblesse qui paraissait faire partie de sa constitution comme sa pusillanimité, et était généralement attribuée au meurtre de Rizzio, commis en présence de sa malheureuse mère, peu de temps avant sa naissance.

À ce moment le prince, qui avait chassé dans une autre partie du parc, alors fort étendu, et qui avait appris confusément ce qui se passait, arriva rapidement avec deux ou trois seigneurs de sa suite, et entre autres lord Dalgarno. Il s’élança de son cheval, et demanda avec vivacité si son père était blessé.

« Non pas que je sache, fanfan Charles, mais un peu épuisé d’avoir lutté tout seul contre un assassin… Steenie, remplissez-nous un verre de vin… la gourde est suspendue au pommeau de la selle. Embrassez-moi donc, fanfan Charles, » continua le monarque après s’être réconforté par un verre de vin… « Ô mon fils ! le royaume et vous, avez échappé à un grand malheur, à la perte sanglante et douloureuse, de votre bon père ; car nous sommes pater patriœ aussi bien que pater familiasQuis desiderio sit pudor aut modus tam cari capitis[8]. Hélas ! le noir aurait été cher en Angleterre, et il aurait été difficile d’y trouver un œil sec. »

Et à l’idée de la douleur générale qui aurait accompagné sa mort, le bon monarque se mit à pleurer à chaudes larmes.

« Est-ce bien possible ? » dit Charles d’un air sévère, car son orgueil était blessé d’une part de la faiblesse de son père, tandis que d’autre part il éprouvait le ressentiment d’un fils et d’un sujet, de l’attentat commis contre la vie du roi. « Que celui qui a vu ce qui s’est passé nous en rende compte, milord de Buckingham. — Je ne puis dire, milord, répliqua le duc, que j’aie vu réellement commettre aucune violence contre la personne de Sa Majesté, autrement je l’aurais vengée sur l’heure. — Votre zèle vous aurait mal dirigé, George, interrompit le prince ; c’est aux lois qu’il faut livrer de tels criminels. Mais le scélérat ne luttait-il pas contre Sa Majesté ? — Je ne puis précisément dire qu’il en soit ainsi, milord, » répondit le duc, qui, avec beaucoup de défauts, aurait dédaigné de dire une fausseté ; « il semblait désirer d’arrêter Sa Majesté, qui elle-même paraissait vouloir remonter à cheval ; mais on a trouvé des pistolets sur lui, malgré la défense faite par la proclamation ; et comme on a reconnu en ce personnage ce Nigel Olifaunt, dont Votre Altesse Royale a déjà eu occasion de connaître le caractère, nous sommes peut-être excusables d’avoir éprouvé des craintes exagérées. — Nigel Olifaunt ! dit le prince ; ce malheureux s’est-il déjà engagé dans un nouvel attentat ? voyons ces pistolets. — Vous ne serez pas si fou que de toucher à ces armes, fanfan Charles, dit Jacques ; ne les lui donnez pas, Steenie ; je vous le défends au nom de l’obéissance que vous me devez ; elles peuvent partir d’elles-mêmes, ce qui arrive souvent… Eh bien ! vous n’en tenez compte ; vit-on jamais un homme avoir des enfants plus obstinés !… N’avons-nous pas assez de gardes et de soldats sans que vous ayez besoin de les décharger vous-même, vous l’héritier de notre personne et de nos dignités, et entouré de tant de gens qui sont payés pour exposer leur vie à notre service ? »

Mais, sans égard pour l’observation de son père, le prince Charles, avec l’obstination qui le caractérisait dans des bagatelles autant que dans des affaires importantes, persista à décharger de sa propre main les pistolets, qui se trouvèrent chargés à deux balles. Tous ceux qui étaient présents levèrent les mains au ciel d’étonnement et d’horreur à l’idée d’un crime dont la préméditation parut alors manifeste, et auquel on supposa que le roi avait échappé comme par miracle.

Nigel n’avait pas encore dit un mot ; il demanda d’un ton calme qu’on voulût l’entendre.

« À quoi bon ? » répondit froidement le prince ; « vous vous saviez accusé d’un délit sérieux, et au lieu de vous rendre à la justice, suivant les termes de la proclamation, on vous trouve ici pénétrant auprès de Sa Majesté, et portant des armes défendues. — Avec votre permission, mon prince, je portais ces malheureuses armes pour ma propre défense, et il y a peu d’heures qu’elles m’ont servi à protéger la vie des autres. — Sans doute, milord, » répondit le prince avec le même sang-froid, « votre dernier genre de vie, et les gens avec qui vous avez vécu, vous ont familiarisé avec toutes les scènes de violence. Mais ce n’est pas devant moi que vous devez plaider votre cause. — Écoutez-moi ! écoutez-moi, noble prince ! » s’écria Nigel avec instance… « écoutez-moi ; vous, vous-même un jour pouvez demander d’être écouté, et le demander en vain. — Comment, monsieur ! » dit le prince avec hauteur ; « comment dois-je entendre cela, milord ? — Si ce n’est sur la terre, reprit le prisonnier, ce sera dans le ciel, où nous serons tous tenus de solliciter que nos prières soient écoutées patiemment et avec indulgence. — C’est vrai, milord, » répondit le prince en inclinant la tête en signe de hautain acquiescement, « et je ne vous refuserais pas non plus de vous écouter si je pensais que cela pût vous servir à quelque chose. Mais il ne vous sera pas fait d’injustice. Nous examinerons nous-même cette affaire. — Oui, oui, dit le roi, il a fait une appellatio ad Cœsarem ; nous interrogerons Glenvarlochides nous-même, en temps et lieu convenables : en attendant, qu’on l’emmène avec ses armes, car je suis fatigué de les voir. »

En exécution de ces ordres donnés à la hâte, Nigel fut emmené hors de la présence du roi et du prince : et cependant les paroles qu’il avait prononcées n’avaient pas été sans effet sur ce dernier. « C’est une singulière affaire, George, dit-il à son favori ; ce jeune homme a une physionomie prévenante, un maintien noble, et beaucoup de calme et de fermeté dans ses paroles. Je ne puis croire qu’il ait voulu commettre un crime si horrible et si inutile à la fois. — Je n’ai pour ce jeune homme ni inclination ni partialité, » répondit Buckingham, dont l’ambition pleine de fierté avait toujours un caractère de droiture et de franchise ; « mais je ne puis m’empêcher de penser, avec Votre Altesse, que notre cher compère a été un peu trop prompt à craindre pour sa sûreté personnelle. — Sur mon âme ! Steenie, vous êtes fou de parler ainsi, répondit le roi ; croyez-vous que je ne connaisse pas l’odeur de la poudre à canon ? Qui est-ce qui a flairé le 5 novembre, si ce n’est notre personne royale ? Cecil et Suffolk, et tant d’autres, étaient en défaut comme autant d’imbéciles, lorsque j’éventai la mine. Ah ! vous croyez que je ne connais pas l’odeur de la poudre[9]… Comment ! vous oubliez donc que Johanes Barclaius a regardé mon intervention comme une espèce d’inspiration, et a donné pour titre à son histoire de cette conspiration, Series petefacti divinitus parricidii[10] : et de même Spondanus dit de nous, divinitus evasit[11]. — Ce fut un grand bonheur pour le royaume que le salut de Votre Majesté, dit Buckingham ; et vos sujets n’applaudirent pas moins à l’esprit ingénieux qui sut pénétrer dans les détours de ce labyrinthe de trahison, au moyen d’un fil fin et presque invisible. — Sur mon âme, Steenie, vous avez raison ; il y a peu de jeunes gens qui aient un jugement aussi sûr que le vôtre sur la prudence de vos anciens. Et quant à ce traître qu’on vient d’emmener, je suppose que c’est un oiseau de proie du même nid. N’a-t-on rien remarqué sur lui qui sente le papisme ? Cherchez s’il ne porte pas un crucifix ou quelque autre amulette de l’Église romaine. — Il me conviendrait mal de chercher à disculper ce malheureux, dit lord Dalgarno, considérant l’énormité du crime qu’il avait médité, et dont la pensée suffit pour glacer le sang de tout fidèle sujet. Cependant je ne puis m’empêcher de déclarer, avec toute la soumission que je dois au jugement infaillible de sa majesté, et comme un acte de justice envers un homme qui se montra d’abord comme mon ennemi, et qui depuis s’est fait connaître sous des couleurs bien plus odieuses ; je ne puis m’empêcher, dis-je, de déclarer que cet Olifaunt m’a toujours semblé tenir plus du puritain que du papiste. — Ah ! Dalgarno, êtes-vous là ? s’écria le roi. Et il vous a plu de vous tenir éloigné aussi, et de nous abandonner à nos propres forces pendant que nous étions sous la griffe de ce tigre. — N’en déplaise à Votre Majesté, répondit lord Dalgarno, la Providence, dans une telle occasion, ne pouvait manquer de venir au secours des trois royaumes, que sa mort eût remplis de deuil. — Sans doute, sans doute, milord ; mais la vue de votre père, avec sa longue lame, eût été un objet qui m’eût réjoui le cœur il y a un moment ; et à l’avenir nous seconderons les bienfaisants desseins de la Providence à notre égard, en conservant aux côtés de notre personne royale deux vigoureux mangeurs de bœuf de notre garde. Ainsi donc cet Olifaunt est un puritain ; ce n’est pas une raison pour qu’il ne soit pas papiste, car les extrêmes se touchent, comme dit le proverbe. Il y a, comme je l’ai prouvé dans mon livre, des puritains qui ont des principes papistes ; c’est une nouvelle écorce sur un vieux tronc. »

Ici le prince, qui craignait peut-être que le roi ne se mît à réciter tout le Basilicon Doron, essaya de rappeler à Sa Majesté qu’il serait opportun de retourner au palais et de réfléchir sur ce qu’il y avait à faire pour calmer l’esprit du public, dans lequel l’aventure du matin devait faire naître beaucoup de conjectures. En passant sous la porte du palais, une femme s’inclina et présenta un papier au roi, qui le reçut en poussant une espèce de gémissement, et le fourra dans une poche de côté. Le prince exprima quelque curiosité d’en voir le contenu. « Le valet de service vous l’apprendra, dit le roi, quand j’aurai ôté ma veste de chasse. Croyez-vous, fanfan, que je puisse lire tout ce qu’on vient me mettre dans les mains ? Regardez, mon garçon (en montrant les poches de ses larges hauts-de-chausses, qui étaient bourrées de papier), regardez, nous ressemblons à un âne, si nous pouvons nous servir de ce mot, plié entre deux fardeaux. Oui, oui : Asinus fortis accumbens inter terminos[12], comme dit la Vulgate ; oui, oui Vidi terram quod esset optima, et supposui humerum ad portandum et factus sum tributis serviens[13] ; j’ai vu ce royaume d’Angleterre, et je suis devenu un roi courbé sous de pénibles fardeaux. — Vous êtes en effet bien chargé, mon cher maître et compère, » dit le duc de Buckingham en recevant les papiers dont le roi Jacques débarrassa ses poches.

« Oui, oui, continua le monarque ; prenez-les pour vous, mes enfants, per aversionem… Une poche remplie de pétitions, l’autre de libelles et de pasquinades ! on nous fait vraiment passer du bon temps. Sur ma conscience, je crois que je commence à deviner l’allégorie de la fable de Cadmus, et que les dents du dragon qu’il sema ne furent autre chose que les lettres de l’alphabet dont il fut l’inventeur. Vous riez, fanfan Charles ? Faites bien attention à ce que je dis. Lorsque j’arrivai ici de notre pays, où les hommes sont aussi rudes que le climat, l’Angleterre me parut un pays d’élus. On aurait cru que le roi n’avait autre chose à faire que de laisser aller sa barque sur une eau paisible, peraquam refectionis ; mais, je ne sais pas pourquoi, maintenant le pays a changé de face. Lisez ce libelle sur nous et notre gouvernement : les dents du dragon sont semées. Fanfan Charles, je prie Dieu qu’elles ne produisent pas leurs moissons armées sous votre règne, si je ne suis pas destiné à les voir : et Dieu veuille m’en préserver, car ce sera un jour terrible que celui-là ! — Je saurai bien arrêter les progrès de cette moisson avant qu’elle soit mûre, n’est-ce pas, George ? » dit le prince en se tournant vers le favori avec un regard où se peignait un peu de mépris pour les craintes de son père, et une grande confiance dans l’énergie de son caractère, et de résolution.

Pendant ce discours, Nigel, sous la garde d’un écuyer, était entraîné à travers la petite ville de Greenwich : et tous les habitants, qu’avait alarmés le bruit d’une tentative contre la vie du roi, se pressaient en foule pour voir le prétendu assassin. Au milieu de cette confusion, il distingua la figure du traiteur, arrêté à le regarder avec un étonnement stupide, et celle du barbier faisant une grimace qui exprimait non moins de curiosité que d’horreur. Il lui sembla aussi apercevoir le batelier à la jaquette verte.

Il n’eut pas le temps de faire d’autres remarques ; l’écuyer, accompagné de deux soldats de la garde, l’ayant fait entrer dans une barque, commença à remonter la rivière avec autant de rapidité que les bras de six rameurs vigoureux, luttant contre le courant, pouvaient en donner. Ils traversèrent la forêt de mâts qui, même alors, remplissait d’étonnement l’étranger, et lui donnait une haute idée du commerce de Londres, et furent bientôt près de ces murs noircis et de ces bastions écrasés où l’on aperçoit çà et là une pièce de canon, où se montre de temps à autre une sentinelle solitaire sous les armes, mais qui du reste rappellent fort peu l’extérieur redoutable et imposant d’une citadelle. Une voûte saillante et basse, qui vit passer plus d’une tête innocente et plus d’une tête coupable, couvrait déjà de son ombre épaisse la tête de Nigel. Le bateau vint aborder tout près des larges degrés que la rivière mouille de ses vagues oisives. Le gardien de service regarda du guichet, et parla un moment tout bas avec l’écuyer. Quelques minutes après arriva le lieutenant de la Tour, qui reçut et délivra une reconnaissance portant qu’on avait remis entre ses mains la personne de Nigel, lord de Glenvarloch.



  1. Royal Thistle, nom du navire, et par réminiscence de la fleur nationale d’Écosse. a. m.
  2. Élisabeth. a. m.
  3. The stalk of carle-hemp in man ; citation d’un poète écossais, ajoutée ici par l’auteur : c’est-à-dire la tige de chanvre en homme, une femme presque homme, une femme de tête. a. m.
  4. Mot-à-mot : Comme dans le miroir… Je vous ordonne de regarder dans les plats. a. m.
  5. Tout le monde se modèle sur les manières du roi. a. m.
  6. A mess of friars chicken for the soup, c’est-à-dire un plat de poulet de moine pour la soupe. a. m.
  7. Personnage d’un drame de Shakspeare, intitulé As you like it. a. m.
  8. Commencement d’une ode d’Horace, liv. I, ainsi rendue dans ma traduction inédite et complète en vers :
    Comment ne point pleurer une tête si chère ?
    Ô muse, instruis ma lyre à tes lugubres chants,
    Toi qui reçus d’un dieu la cythare légère,
    La voix et les soupirs touchants.

    a. m.
  9. Allusion à la conspiration papiste, connue sous le nom de conspiration des poudres. a. m.
  10. Récit d’un parricide découvert par inspiration divine. a. m.
  11. Il s’est sauvé comme par la volonté du ciel. a. m.
  12. Un âne robuste, succombant sous une double charge. a. m.
  13. J’ai vu la terre, et l’ai trouvée excellente ; j’ai prêté l’épaule, et suis devenu porteur de fardeaux. a. m.