Les Aventures de Nigel/Chapitre 28

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 376-387).


CHAPITRE XXVIII.

LA TOUR DE LONDRES.


Ô tour de Jules César, éternel opprobre de Londres, témoin de tant de meurtres affreux, commis à la faveur des ténèbres !
Gray.


Telle est l’exclamation de Gray. Long-temps avant lui, Bandello[1] avait dit quelque chose de semblable, et le même sentiment, quelque forme qu’il ait prise, doit s’être présenté souvent à ceux qui, se rappelant le sort des autres captifs de cette prison mémorable, n’avaient peut-être que trop de raisons de redouter un semblable destin. Cette voûte sombre et ténébreuse qui, comme les portes de l’Enfer du Dante, semblait interdire toute espérance à ceux qui entraient ; les sourds accents de la voix des gardiens se murmurant quelques paroles ; les petites formalités observées pour ouvrir et fermer le guichet ; le salut réservé et contraint du lieutenant de la forteresse, qui témoigna au prisonnier cette politesse froide et mesurée, tribut que l’autorité daigne payer au décorum, tout frappa le cœur de Nigel, et le pénétra du triste sentiment de sa captivité.

« Je suis prisonnier ! » dit-il, et ces mots lui échappaient presque à son insu ; « je suis prisonnier, et dans la Tour ! »

Le lieutenant s’inclina en ajoutant : « Et il est de mon devoir de montrer à Votre Seigneurie la chambre qu’elle doit occuper ; je suis forcé d’ajouter que mes ordres m’obligent à vous tenir dans une captivité assez sévère… Je l’adoucirai autant que mon devoir me le permettra. »

Nigel se contenta de s’incliner à son tour en réponse à ce compliment, et suivit le lieutenant dans les anciens bâtiments situés du côté occidental de la cour d’honneur et contigus à la chapelle ; bâtiments qui servaient dans ce temps de prison d’État, et qui du nôtre servent de réfectoire aux officiers de la garde tour à tour de service dans cette forteresse. Les doubles portes furent ouvertes, le prisonnier monta quelques degrés, suivi du lieutenant et d’un gardien de première classe. Ils entrèrent dans un appartement vaste, mais bas, sombre, irrégulier et très-mesquinement meublé. Le gardien avait l’ordre d’y faire du feu, et d’obéir aux ordres de lord Glenvarloch, dans les choses compatibles avec son devoir. Là, le lieutenant prit congé de Nigel, après l’avoir salué et dit les mots d’usage pour exprimer à Sa Seigneurie l’espoir qu’elle ne resterait pas long-temps sous sa garde.

Nigel aurait bien voulu faire quelques questions au gardien qui était resté pour mettre l’appartement en ordre, mais cet homme avait pris l’esprit de son état. Il parut ne pas comprendre quelques-unes des questions du prisonnier, quoiqu’elles fussent du genre le plus simple, ne fit aucune réponse à d’autres, et, lorsqu’il se décida à parler, ce fut d’un ton bref et d’un air rechigné qui, sans être positivement de l’insolence, du moins n’était nullement fait pour encourager la conversation.

En conséquence, Nigel le laissa s’occuper de son ouvrage sans lui adresser la parole, et, pour se distraire, il entreprit la tâche mélancolique de déchiffrer les noms, sentences, vers et hiéroglyphes dont ses prédécesseurs en captivité avaient couvert les murs de leur prison. Là, il vit le nom de plus d’une victime oubliée à côté de ceux dont la mémoire sera conservée jusqu’à ce que l’histoire d’Angleterre elle-même périsse ; là, se trouvaient confondues les pieuses effusions tracées par le dévot catholique la veille du jour où il devait sceller à Tyburn sa profession de foi de tout son sang, et celles du ferme protestant sur le point d’alimenter les bûchers de Smith-Field. Là, la main délicate de l’infortunée Jeanne Grey, dont le sort devait arracher des larmes aux générations futures, contrastait avec la touche plus hardie qui grava si profondément sur ces murs l’ours et le drapeau déchiré, orgueilleux emblème des fiers Dudley. C’était comme le livre du prophète, des archives de douleur et de deuil, où l’on trouvait cependant quelques exclamations concises exprimant la résignation, et quelques sentences pleines de la plus courageuse fermeté.

Pendant que lord Glenvarlocb se livrait à cette triste occupation, il fut tout à coup interrompu par le bruit que fit en s’ouvrant la porte de sa chambre. C’était le gardien qui venait l’informer, par ordre du lieutenant de la Tour, que Sa Seigneurie allait avoir un camarade de prison. Nigel se hâta de répondre qu’il n’avait besoin de personne pour lui tenir compagnie, et préférait être seul ; mais le geôlier lui donna à entendre, avec sa politesse bourrue, que c’était au lieutenant de la Tour à décider comment ses prisonniers devaient être logés ; que d’ailleurs cet enfant ne le dérangerait guère, car c’était un jeune marmot qui valait tout au plus la peine qu’on tirât une clef sur lui. « Ici, Gilles, dit-il, amenez l’enfant. » Un autre porte-clefs fit entrer dans la chambre le jeune garçon, et les deux geôliers se retirant, on entendit le bruit des verrous et des chaînes, entraves redoutables à la liberté, qui retombaient sur nos deux prisonniers. Le jeune garçon était vêtu d’un habillement de drap gris très-fin, relevé par un galon d’argent. Il portait un manteau couleur de peau de buffle, garni pareillement ; son bonnet de velours noir, qui avait la forme d’un bonnet de chasse, était enfoncé sur ses yeux, et les longues boucles de ses cheveux, qui tombaient en profusion sur son visage, achevaient de cacher ses traits. Il restait attaché à l’endroit même où l’avait laissé le geôlier, à deux pas de la porte de la chambre, les yeux fixés sur la terre, et tremblant de tous ses membres de honte et de terreur. Nigel se serait fort bien passé de cette compagnie : mais il n’était pas dans son caractère de voir un être souffrant, qu’il le fût par les peines de l’âme ou du corps, sans chercher à lui procurer soulagement.

« Courage, dit-il, mon bel enfant ; il paraît que nous sommes destinés à être camarades pendant quelque temps… J’espère du moins que votre captivité sera courte, car vous êtes trop jeune pour avoir pu rien faire qui mérite une longue prison. Allons, allons, ne vous laissez pas abattre… Votre main est froide et tremblante, et cependant l’air est chaud aujourd’hui… Mais c’est sans doute l’humidité de cette chambre obscure : approchez-vous du feu… Eh quoi ! vous pleurez à chaudes larmes, mon petit homme ? Allons, je vous en prie, ne faites pas l’enfant ; quoique vous n’ayez pas encore de barbe à déshonorer par vos pleurs, cependant vous ne devriez pas verser des larmes comme une femme ; vous n’êtes sans doute renfermé que pour quelque tour d’écolier, et vous pouvez bien passer un jour ici sans vous désespérer. »

Le jeune garçon se laissa conduire près du feu, auprès duquel Nigel le fit asseoir ; mais, après être resté long-temps dans l’attitude qu’il avait prise en s’asseyant, il se mit tout à coup à se tordre les mains avec l’air de la douleur la plus amère ; puis, se couvrant la figure, il pleura si abondamment que les larmes s’échappaient par torrents à travers ses doigts délicats.

Nigel oublia en quelque sorte sa situation, dans le sentiment d’intérêt que fit naître en lui le profond désespoir auquel un être si jeune et si beau paraissait livré ; et, s’asseyant près de l’enfant, il tenta de calmer sa douleur par les expressions les plus consolantes, et en même temps par un geste caressant que la différence de leur âge rendait naturel ; il passa la main sur les longs cheveux du jeune affligé. Telle était la timidité de l’enfant, qu’à ce léger mouvement de familiarité, il tressaillit et voulut se reculer ; mais lorsque lord Glenvarloch, s’apercevant de sa confusion, et en ayant pitié, fut allé s’asseoir à l’autre coin de la cheminée, il eut l’air d’être plus à son aise, et écouta avec une apparence d’intérêt les raisonnements que de temps en temps Nigel lui adressait pour l’engager à modérer du moins la violence de sa douleur : en l’écoutant, les larmes de l’enfant, quoiqu’il continuât d’en verser en abondance, semblaient couler plus librement ; ses sanglots convulsifs se changèrent en soupirs étouffés, qui indiquaient autant de chagrin peut-être, mais moins d’alarme qu’il n’y en avait eu dans ses premiers transports.

« Dites-moi qui vous êtes, mon gentil garçon, dit Nigel. Regardez-moi comme un camarade qui désire vous obliger, si vous voulez lui en indiquer les moyens. — Monsieur… milord… voulais-je dire, » répondit l’enfant de la manière la plus timide, et si bas que Nigel l’entendait à peine, malgré le peu de distance qui les séparait, « vous êtes bien bon… et moi… je suis bien malheureux. »

De nouveaux torrents de pleurs l’interrompirent, et il fallut que lord Glenvarloch recommençât, par ses consolations et ses encouragements, à rendre un peu de calme à l’enfant, pour qu’il retrouvât la faculté de s’exprimer intelligiblement. À la fin cependant il parvint à dire : « Je sens toute votre bonté, milord, et j’en suis bien reconnaissant ; mais je suis un être bien malheureux ; et ce qui augmente mon malheur, c’est que je ne puis en accuser que moi seul. — Il est rare que nous soyons complètement malheureux, mon jeune ami, reprit Nigel, sans en être nous-mêmes plus ou moins responsables. J’ai, plus que tout autre, raison de parler ainsi, moi qui ne dois qu’à moi seul de me trouver dans cette prison… Mais vous… vous êtes si jeune, vous né pouvez encore avoir commis de grandes fautes. — Oh ! monsieur, je voudrais qu’il en fût ainsi ! mais j’ai été volontaire, obstiné, imprudent, indomptable… et maintenant, oh ! combien je paie cher mon entêtement et ma folie ! — Bah ! mon enfant, répondit Nigel, il ne peut être question dans tout ceci que de quelque espièglerie… Vous aurez échappé à vos maîtres, peut-être, et fait l’école buissonnière… Et cependant, comment une escapade de ce genre aurait-elle pu vous conduire à la Tour… Il y a un mystère en vous, jeune homme, que je veux approfondir. — En vérité, milord, je vous assure que je n’ai pas fait de mal, » dit l’enfant, sur lequel ces derniers mots, dont il paraissait fort alarmé, semblaient avoir eu plus d’effet pour le disposer à un aveu, que toutes les prières et les raisonnements pleins de bienveillance que Nigel venait de lui adresser. « Je suis innocent… c’est-à-dire, j’ai bien fait une faute ; mais elle ne méritait pas de me faire renfermer dans cette effrayante prison. — Dites-moi la vérité alors, » reprit Nigel d’un ton où l’autorité se mêlait à la douceur, « vous n’avez rien à craindre de moi, et peu de chose peut-être à en espérer ; cependant, dans la situation où je me trouve, je voudrais savoir à qui je parle. — À un malheureux enfant, monsieur, à un enfant rebelle, comme disait Votre Seigneurie, » reprit le jeune garçon en levant les yeux et montrant un visage sur lequel l’incarnat et la pâleur se succédaient alternativement, suivant que dominait le crainte ou la honte dont il était tour à tour agité. « J’ai quitté la maison de mon père sans permission, pour voir chasser le roi dans le parc de Greenwich… Il s’est élevé un cri de trahison, et toutes les portes se sont fermées… J’ai eu peur, et me suis caché dans un taillis… Là, j’ai été découvert par des gardes du bois, qui m’ont examiné… Ils ont trouvé que je ne leur répondais pas d’une manière satisfaisante… et on m’a envoyé ici. — Je suis un être bien malheureux, » dit lord Glenvarloch en se levant et marchant dans l’appartement ; « personne ne m’approche sans éprouver l’influence de mon triste sort… la mort et la prison poursuivent mes pas et atteignent tout ce qui m’entoure… Cependant il y a quelque chose d’étrange dans l’histoire de cet enfant… Vous dites que vous avez été interrogé, mon petit ami ?… Dites-moi, je vous prie, si vous avez déclaré votre nom et par quel moyen vous étiez entré dans le parc… Dans ce cas, comment aurait-on pu vous retenir ? — Ô milord ! s’écria l’enfant, je me suis bien gardé de dire le nom de l’ami qui m’a fait entrer ; et, quant à mon père, ô Dieu ! je ne voudrais pas qu’il sût où je suis pour toutes les richesses de Londres. — Mais vous ne pouvez pas vous attendre à être relâché, reprit Nigel, que vous n’ayez fait connaître qui vous êtes. — Que leur en reviendra-t-il de garder un être aussi inutile que moi ? dit l’enfant… Ils me laisseront aller, ne fût-ce que par respect humain. — Ne vous fiez pas à cela ; dites-moi votre nom et votre qualité, et je les communiquerai au lieutenant de la Tour. C’est un gentilhomme et un homme d’honneur, et non seulement il vous rendra la liberté, mais je n’ai aucun doute qu’il n’intercède pour vous auprès de votre père. Je suis dans l’obligation de vous aider à sortir de cet embarras autant que mes faibles moyens me le permettent, puisque c’est moi qui ai causé l’alarme d’où provient votre arrestation… Ainsi, dites-moi votre nom et celui de votre père. — Vous dire mon nom, à vous ? oh ! jamais, jamais ! » répondit l’enfant avec une profonde émotion que Nigel ne sut à quoi attribuer.

« Est-ce parce que je suis prisonnier sous le poids d’une grave accusation que vous me craignez ainsi, jeune homme ? demanda Nigel ; mais songez qu’un homme peut se trouver dans cette position sans mériter la captivité ni le soupçon. Pourquoi vous méfieriez-vous de moi ? Vous semblez être livré à l’abandon, et sur ce point il y a tant de rapports entre nous, que je ne puis songer à ma situation sans compatir en même temps à la vôtre. Ayez un peu de raison… Je vous ai exprimé l’intérêt que vous m’inspirez, mes actions ne démentiront pas mes paroles. — Oh ! je n’en doute pas, je n’en doute pas, milord, répliqua l’enfant, et je suis bien convaincu que je pourrais me fier en toute sûreté à votre honneur… mais… je suis cruellement combattu… J’ai été si imprudent… si téméraire… que je n’aurai jamais le courage de vous avouer ma folie… D’ailleurs j’en ai déjà trop dit à quelqu’un dont je me flattais d’avoir touché le cœur… et pourtant je suis ici…

— À qui avez-vous fait cet aveu, mon petit ami ? demanda Nigel.

— Je n’ose le dire, répondit le jeune homme. — Il y a en vous quelque chose d’étrange, mon jeune ami, » dit lord Glenvarloch écartant avec un léger degré de force la main dont le jeune garçon s’était encore une fois couvert les yeux. « Ne vous tourmentez pas à force de penser à votre situation… Votre pouls est agité et votre main brûlante… Étendez-vous sur ce lit, et tâchez d’y trouver quelque repos… c’est le meilleur moyen d’éloigner les chimères dont vous fatiguez votre imagination. — Je vous remercie de ce conseil et de l’intérêt que vous me témoignez, milord, dit l’enfant ; mais, avec votre permission, je préfère rester tranquillement assis sur cette chaise… je suis mieux là que sur le lit… je puis réfléchir sans distraction à ce que j’ai fait et à ce qui me reste à faire ; et si Dieu envoie le sommeil à un être épuisé de fatigues et de soucis, il le recevra comme la plus grande grâce qu’il puisse obtenir.

En parlant ainsi, l’enfant dégagea sa main de celle de lord Glenvarloch, et, s’enveloppant jusqu’à la figure dans les plis de son large manteau, il parut se livrer à la méditation ou au sommeil, tandis que son compagnon, malgré les scènes fatigantes du jour et de la veille, continuait d’arpenter l’appartement, plongé dans ses réflexions.

Tout lecteur peut avoir remarqué qu’il y a des circonstances où l’homme, bien loin de pouvoir maîtriser les événements qui l’entourent, est même incapable de conserver aucun empire sur ses pensées vagabondes et capricieuses. Nigel désirait naturellement réfléchir avec calme sur sa situation, et se déterminer au parti qu’il lui convenait le mieux de suivre comme homme de sens et de courage ; et cependant malgré lui, et malgré la préoccupation qu’aurait dû lui causer exclusivement la situation critique où il se trouvait, la position de son jeune camarade occupa sa pensée bien plus que la sienne. Il lui était impossible d’expliquer cet écart de son imagination, et plus impossible encore d’y résister. Les accents plaintifs de la voix la plus douce qu’il eût jamais entendue retentissaient à son oreille, quoique le sommeil parût avoir enchaîné la langue qui les proférait. Il s’approcha sur la pointe du pied pour s’assurer qu’il en était ainsi. Les plis de son manteau cachaient entièrement la partie inférieure de la figure du jeune homme, mais le bonnet de velours, qui était tombé un peu de côté, laissait voir son front, où se dessinaient de belles veines bleues, et ses yeux fermés et garnis de longues paupières soyeuses.

« Pauvre enfant ! » se dit Nigel à lui-même en le regardant ainsi enveloppé dans les plis de son manteau, « tes paupières sont encore humides de larmes, et, fatigué de pleurer, tu t’es endormi ! Le chagrin est un maître bien dur pour un être si jeune et si délicat… Puisse ton sommeil être paisible ! je ne veux pas le troubler… Mes propres infortunes réclament toute mon attention, et c’est d’elles que je dois m’occuper. »

Il essaya de le faire ; mais il en fut distrait, à chaque instant par des conjectures qui vinrent encore malgré lui se glisser dans son esprit, et qui toutes avaient plus de rapport à l’enfant endormi qu’à son propre sort. Il s’irrita contre lui-même, et se reprocha de se laisser ainsi dominer par un intérêt si impérieux pour quelqu’un dont il ne savait rien, sinon qu’il lui avait été imposé pour compagnon ; c’était peut-être même un espion… Mais en dépit de cette réflexion, il ne put dissiper le charme qui l’obsédait, et les pensées qu’il s’efforçait de chasser revinrent continuellement l’assaillir.

Ainsi se passa un peu plus d’une demi-heure, au bout de laquelle le bruit peu harmonieux des verrous qu’on tirait se fit encore entendre, et la voix du geôlier annonça qu’un homme désirait parler à lord Glenvarloch. « Un homme qui veut me parler ! dans ma position ! que peut-il être ? » John Christie, son ancien hôte du quai Saint-Paul, vint mettre un terme à son incertitude en se présentant devant lui. « Eh ! bonjour, mon digne hôte ! — Soyez le bienvenu, s’écria lord Glenvarloch. Comment aurais-je pu penser que je devais vous revoir dans cet étroit logement ? » et en même temps, avec toute la franchise d’une ancienne amitié, il s’approcha pour lui offrir la main ; mais John se recula en tressaillant, comme s’il eût voulu se soustraire au regard d’un serpent.

« Faites-moi grâce de vos politesses, milord, répondit-il d’un ton bourru ; « j’en ai déjà eu assez pour vous dispenser du reste pendant toute ma vie. — Comment donc, maître Christie, que veut dire cela ? j’espère que je ne vous ai pas offensé ? — Ne me faites aucune question, milord, » dit Christie brusquement, — « je suis un homme pacifique : je ne viens pas vous chercher querelle dans le lieu où les circonstances vous ont amené. Imaginez-vous seulement que je suis bien instruit de toutes les obligations que j’ai à Votre Honneur, et apprenez-moi, en aussi peu de mots que possible, où est cette malheureuse femme ; qu’en avez-vous fait ? — Ce que j’en ai fait ? fait de qui ? je ne sais pas de quoi vous voulez parler. — Oui, oui, milord, efforcez-vous de jouer la surprise ; cela n’empêche pas que vous ne deviez fort bien savoir que je veux parler de la pauvre insensée qui fut ma femme jusqu’au jour où elle devint la maîtresse de Votre Seigneurie. — Votre femme ? Est-ce que votre femme vous aurait quitté ? Et dans ce cas, est-ce à moi que vous devez la redemander ? — Oui, milord, quelque singulier que cela puisse paraître, » répondit Christie, du ton d’une ironie amère et avec une espèce de sourire qui formait un étrange contraste avec l’altération de ses traits, la colère qui étincelait dans ses yeux et l’écume qui couvrait ses lèvres ; « oui, je viens la redemander à Votre Seigneurie… Sans doute vous vous étonnez que je m’en inquiète encore, et je ne pourrais vous le faire comprendre, car les grands et les petits ont une manière de penser tout à fait différente ; mais elle a reposé sur mon sein et bu dans ma coupe, et telle qu’elle est, je ne puis l’oublier… Si je ne dois jamais la revoir, je ne puis du moins la laisser mourir de faim, ou la mettre dans le cas de faire pis pour gagner son pain, quoique Votre Seigneurie pense à coup sûr que la détourner d’une telle route, c’est faire un vol au public. — Sur la foi d’un chrétien et sur l’honneur d’un gentilhomme, dit lord Glenvarloch, s’il est arrivé quelque malheur à votre femme, j’y suis complètement étranger, et je prie Dieu que vous vous trompiez autant en lui attribuant une telle erreur que vous vous méprenez en m’en supposant complice. — Fi ! fi ! milord, répliqua Christie, à quoi bon prendre tant de peine ? Ce n’est que la femme d’un vieux marchand de chandelles qui a été assez imbécile pour épouser une fille qui avait vingt ans de moins que lui. Votre Seigneurie ne peut en retirer plus de gloire qu’elle n’en a déjà obtenu ; et quant au plaisir qui vous en revient, je crois que dame Nelly a cessé d’être nécessaire à votre satisfaction. Je serais très-fâché d’interrompre le cours de vos jouissances ; un vieux cornard doit être plus accommodant : mais Votre respectable Seigneurie étant maintenant claquemurée dans ce lieu avec d’autres sujets précieux du royaume, je ne suppose pas que dame Nelly soit admise plus long-temps à servir à vos plaisirs. » Ici le mari courroucé balbutia, abandonna le ton d’ironie qu’il avait pris, et frappant le plancher de son bâton : « Oh ! pourquoi, s’écria-t-il, ces membres qui auraient dû être rompus le jour où vous avez passé le seuil de mon honnête maison, pourquoi ne sont-ils pas libres des fers qu’ils ont si bien mérités ? je vous laisserais l’avantage de votre jeunesse et de vos armes, et voudrais que le diable prît mon âme, si, avec ce bâton, je ne tirais pas de vous une vengeance faite pour servir d’exemple à tous les ingrats et flagorneurs de courtisans, et pour faire passer en proverbe de quelle manière John Christie étrilla le galant de sa femme. — Je ne puis m’expliquer votre insolence, dit Nigel ; mais je vous la pardonne, parce que je vous vois trompé par quelque méprise. Je n’ai mérité en aucune façon la violente accusation dont vous me chargez. Vous semblez m’imputer la séduction de votre femme ; j’aime à croire qu’elle est innocente ; en ce qui me concerne, du moins, elle est chaste comme un ange bienheureux. Je n’ai jamais formé sur elle une pensée coupable ; je ne lui ai jamais touché la main ou la joue, si ce n’est par un sentiment de politesse où il n’entrait rien que d’honorable. — Oh ! oui, par politesse, c’est précisément cela ; elle a toujours loué l’honorable politesse de Votre Seigneurie : vous m’avez joué tous les deux avec cette politesse-là. Milord, milord ! quand vous êtes venu chez moi, vous n’étiez pas très-fortuné, vous le savez… ce ne fut pas pour l’appât du gain que je vous reçus avec votre espèce d’écuyer, votre don Diego, sous mon humble toit. Je me souciais fort peu que le petit appartement fût loué ou non ; je n’avais pas besoin de cela pour vivre. Si vous n’eussiez pas eu le moyen de le payer, je ne vous aurais jamais rien demandé. Tout le monde sur le quai sait que John Christie a la faculté et le désir d’obliger. Lorsque vous avez touché pour la première fois le seuil de ma demeure, j’étais aussi heureux que peut l’être un homme qui n’est plus jeune et qui a des rhumatismes. Nelly était la meilleure des femmes, et toujours de bonne humeur… Nous pouvions bien avoir de temps en temps quelques paroles au sujet d’un ruban ou d’une robe ; mais, au total, il n’y avait pas un plus excellent naturel que le sien, ni une ménagère de son âge plus soigneuse et plus attentive… Et qu’est-elle maintenant ? Pourtant, je ne serai pas assez sot pour en pleurer, si je puis faire autrement… D’ailleurs, il ne s’agit pas de savoir ce qu’elle est, mais où elle est, et c’est ce que je dois maintenant savoir de vous, monsieur ! — Comment cela est-il possible, quand je vous dis, reprit Nigel, que je l’ignore autant et même plus que vous ? Jusqu’à ce moment, je n’ai jamais entendu parler d’aucune mésintelligence entre votre femme et vous. — C’est un mensonge, » dit brusquement John Christie.

« Eh quoi ! misérable lâche ! s’écria lord Glenvarloch, osez-vous abuser de ma situation pour m’insulter ? Si ce n’était que je vous regarde comme fou, et que votre folie me semble être le résultat de quelque outrage, tout désarmé que je suis, vous n’échapperiez pas à mon ressentiment, je vous ferais sauter la cervelle contre cette muraille. — Oui, oui, faites le tapageur tant qu’il vous plaira, répondit Christie ; vous avez fréquenté les Ordinaires, et vous avez été dans l’Alsace, où vous avez appris le jargon des spadassins et des fanfarons. Mais, je le répète, vous avez dit une fausseté en niant que vous connussiez la faute de ma femme ; car lorsque vos camarades de débauche vous plaisantaient à cet égard, Votre Seigneurie s’en amusait le premier, et ne repoussant en aucune façon l’honneur qu’ils lui attribuaient, se faisait auprès d’eux un mérite de sa galanterie et de sa reconnaissance. »

Il y avait dans cette partie de l’accusation un mélange de vérité qui déconcerta extrêmement lord Glenvarloch ; car il ne pouvait pas, comme homme d’honneur, nier que lord Dalgarno et d’autres personnes ne l’eussent quelquefois plaisanté au sujet de dame Nelly ; quoiqu’il ne se fût pas montré tout à fait le fanfaron des vices qu’il n’avait pas, cependant il sentait qu’il s’était défendu trop faiblement contre le soupçon d’un crime qui, aux yeux de ses amis, devait augmenter sa considération. Ce fut donc avec quelque hésitation et d’un ton plus humble qu’il confessa avoir entendu en effet quelques plaisanteries insignifiantes sur cette supposition, quoiqu’elle n’eût aucune apparence de vérité… John Christie ne voulut pas prêter plus long-temps l’oreille à sa justification.

« Vous convenez, dit-il, que vous avez permis qu’on fît en plaisantant des mensonges sur ce sujet ; comment puis-je savoir que vous dites la vérité, maintenant que vous êtes sérieux ? Vous pensiez sans doute que c’était une belle chose que de vous donner la réputation d’avoir déshonoré une honnête famille… Qui ne pensera que vos lâches bravades avaient un fondement de vérité ? Moi, d’abord, tout le premier, je vous en préviens ; c’est pourquoi, milord, écoutez-moi : vous êtes vous-même en ce moment dans l’embarras et le malheur ; par l’espoir que vous avez d’en sortir heureusement, et de sauver vos jours et vos biens, dites-moi où est cette malheureuse ; dites-le-moi, si vous espérez dans le ciel, si vous redoutez l’enfer, si vous voulez éviter que la malédiction d’une femme entièrement perdue et d’un homme que vous avez réduit au désespoir, vous poursuive pendant votre vie, et vous accuse après votre mort. Vous êtes ému, milord, je le vois ; je ne puis oublier le mal que vous m’avez fait, je ne puis même promettre de le pardonner… mais dites-moi où elle est, et vous ne me reverrez plus, et vous n’entendrez plus de ma part aucun reproche. — Homme malheureux ! répondit lord Glenvarloch, vous en avez dit assez et plus qu’il n’en fallait pour m’émouvoir. Si j’étais en liberté, je vous prêterais tout mon secours pour découvrir celui qui vous a fait cet outrage, d’autant plus que, du moins je le soupçonne, ce fut moi qui, en logeant dans votre maison, y amenai indirectement le séducteur. — Je suis bien aise que Votre Seigneurie convienne au moins de cela, » dit John Christie en reprenant le ton de raillerie amère avec lequel il avait commencé cette étrange conversation. « Je vous épargnerai mes représentations et mes reproches : votre parti est pris, et le mien l’est aussi… Holà ! gardien ! » Le gardien entra, et John continua : « Faites-moi sortir, l’ami, et veillez bien sur votre prisonnier… Il vaudrait mieux que la moitié des animaux sauvages qui sont là-bas dans leurs cages fussent lâchés sur Tower-Hill, que de laisser rentrer dans la société des honnêtes gens ce galant à figure douce et à langue dorée. »

En parlant ainsi, il quitta brusquement l’appartement, et Nigel eut tout le loisir de gémir sur la bizarrerie de son sort, qui semblait ne pas se lasser de le persécuter pour des fautes qu’il n’avait pas commises, et de l’entourer des apparences de crimes qu’il avait en horreur. Il ne put cependant s’empêcher de reconnaître en lui-même qu’il avait en partie mérité le chagrin que lui causait l’accusation de Christie, en laissant croire, par vanité, ou plutôt par la crainte du ridicule, qu’il était capable de violer les lois de l’honneur et de l’hospitalité, parce que des écervelés et des sots ne voyaient là-dedans qu’une affaire de galanterie. Le souvenir de ce que Richie lui avait dit, que les jeunes gens de l’Ordinaire se moquaient de lui derrière son dos comme se donnant la réputation d’une intrigue qu’il n’osait réellement pas entreprendre, ne mit aucun baume sur sa blessure. En un mot, son peu de franchise et de courage dans cette occasion l’exposait, d’un côté, à passer pour un fanfaron, et à être raillé comme tel par les jeunes libertins auprès desquels la réalité de cette intrigue lui aurait fait honneur ; tandis que, de l’autre, il était flétri du nom de lâche séducteur par un mari outragé, obstiné à voir en lui le coupable.



  1. Moine et chroniqueur italien du xvie siècle. a. m.