Les Aventures de Nigel/Chapitre 32

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 429-442).


CHAPITRE XXXII.

LE MARIAGE ET LA SÉPARATION.


Benedict… Voilà qui ne ressemble guère à une noce.
Shakspeare. Beaucoup de bruit pour rien.


Maître George Heriot ne fut pas plus tôt rentré dans l’appartement du roi, que Jacques s’informa si le comte de Huntinglen était présent ; sur la réponse affirmative, il ordonna qu’il fût introduit. Le vieux lord écossais ayant salué de la manière accoutumée, le roi lui donna sa main à baiser, et lui parla en ces termes, d’un ton grave et mêlé de compassion :

« Nous avons dit à Votre Seigneurie, dans une épître secrète que nous avons écrite ce matin de notre propre main pour lui prouver que nous n’avons pas perdu le souvenir de ses fidèles services, que nous avions à vous communiquer des choses qui demandent, pour être supportées, beaucoup de patience et de courage ; c’est pourquoi nous vous avons exhorté à lire quelques-uns des plus éloquents passages de Sénèque et de Boetius, de Consolatione, afin d’y puiser des forces proportionnées au fardeau que vous allez avoir à soutenir… C’est un conseil que nous vous avons donné d’après notre propre expérience…


Non ignora mali, miseris succurrere disco[1],


disait Didon, et je pourrais dire aussi personnellement, non ignarus. Mais en changeant le genre, la prosodie s’en ressentirait ; et c’est un point sur lequel nos sujets anglais sont chatouilleux. Ainsi donc, lord Huntinglen, je me flatte que vous avez suivi notre conseil, et que vous êtes exercé à la patience avant d’en avoir besoin : Venienti occurite morbo, préparez le remède dès le commencement de la maladie. — Sous le bon plaisir de Votre Majesté, répondit lord Huntinglen, je suis un vieux soldat plutôt qu’un savant… et si mon caractère naturellement un peu dur ne suffit pas pour me faire supporter les calamités qui m’attendent, j’espère que Dieu me fera grâce d’en chercher et d’en trouver la force dans quelque texte des saintes Écritures. — Oui, vraiment[2] ! dit le roi… La Bible, mon ami, » ajouta-t-il en touchant son bonnet, « est en effet principium et fons[3]; mais il est bien dommage que Votre Seigneurie ne puisse la lire dans l’original… car, quoique nous en ayons nous-même encouragé la traduction… puisqu’il est dit, comme vous pourrez le lire au commencement de toutes les bibles, que lorsque quelques nuages sombres eurent paru menacer d’envelopper le pays après la disparition de cet astre brillant, la reine Élisabeth, notre apparition, comme celle du soleil, eut bientôt dissipé ces vapeurs naissantes… Comme je le disais donc, quoique nous ayons protégé la prédication de l’Évangile, et surtout la traduction des saintes Écritures, des langues originales et sacrées, cependant nous avouons nous-même avoir trouvé une consolation à les consulter dans le texte hébreu que nous n’éprouvons pas dans la version latine des Septante, et encore moins dans la traduction anglaise. — N’en déplaise à Votre Majesté, dit lord Huntinglen, si Votre Majesté remet à me communiquer les mauvaises nouvelles dont sa très-honorable lettre m’a menacé, jusqu’à ce que j’entende l’hébreu aussi bien qu’elle, il est à craindre que je ne meure avant de connaître les malheurs qui sont tombés sur ma maison, ou qui sont sur le point de l’accabler. — Vous ne les apprendrez que trop tôt, milord, répondit le roi. Je le dis avec peine, mais il arrive que votre fils Dalgarno, que je croyais un saint, le voyant si souvent avec Steenie et fanfan Charles, est un infâme scélérat. — Un infâme ! » s’écria lord Huntinglen, et il se hâta d’ajouter « mais c’est Votre Majesté qui a prononcé ce nom. » Le ton dont il prononça cette exclamation fut tel que le roi en recula comme s’il eût reçu un coup. Cependant il se remit aussitôt, et dit avec un accent d’humeur qui indiquait ordinairement son mécontentement… « Oui, milord, c’est nous qui l’avons dit… non surdo canis, nous ne sommes pas sourd ; nous vous prions donc de ne pas tant élever la voix quand vous nous parlez ; voilà le mémoire lisez et jugez vous-même. »

Le roi mit alors dans la main du vieux seigneur un papier contenant l’histoire de lady Hermione, avec les preuves à l’appui, et exposée d’une manière si concise et si claire, que l’infamie de lord Dalgarno, l’amant qui l’avait si perfidement trompée, y était démontrée d’une manière incontestable. Mais un père n’abandonne pas si aisément la cause de son fils.

« N’en déplaise à Votre Majesté, objecta-t-il, pourquoi cette histoire n’a-t-elle pas été publiée plus tôt ? Il y a des années que cette femme est ici… pourquoi n’a-t-elle pas réclamé contre moi dès le moment où elle toucha le sol anglais ? — Dites comment cela s’est fait, Geordie, » dit le roi en s’adressant à Heriot.

« Je regrette d’affliger milord Huntinglen, dit Heriot ; mais il faut que je dise la vérité. Pendant long-temps lady Hermione ne put supporter la pensée de donner de la publicité à sa situation douloureuse, et quand elle changea d’opinion à cette égard, il devint nécessaire de se procurer les preuves du faux mariage, ainsi que les lettres et les papiers qui y avaient rapport, et qu’elle avait déposés à son arrivée à Paris, un peu avant que je la rencontrasse, entre les mains d’un correspondant de son père. Cet individu ayant fait banqueroute, les papiers de cette dame passèrent par malheur dans d’autres mains ; et ce n’est que depuis quelques jours que j’ai pu découvrir ce qu’ils étaient devenus, et en recouvrer la possession. Sans ces documents qui prouvent les faits qu’elle avance, c’eût été une imprudence de sa part que de porter plainte contre un homme protégé, comme lord Dalgarno, par des amis puissants. — C’est une impertinence à vous de parler ainsi, interrompit le roi ; je vois bien ce que vous voulez dire : vous pensez que Steenie aurait mis le pied dans la balance de la justice et l’aurait fait ainsi pencher de son côté. Vous oubliez, Geordie, quelle main la tient, et vous faites d’autant plus de tort au pauvre Steenie, que Dalgarno l’avait trompé, le pauvre innocent, en lui faisant accroire que c’était sa maîtresse, ce dont Steenie resta persuadé, quoiqu’il eût dû penser qu’une femme de ce genre ne lui aurait pas résisté. — Lady Hermione, dit George Heriot, a toujours rendu la plus grande justice à la conduite du duc, quoique ayant de fortes préventions contre son caractère ; il dédaigna toujours d’abuser de sa position malheureuse, et lui fournit au contraire les moyens de sortir d’embarras. — Je le reconnais bien là, le gentil garçon, que Dieu le bénisse ! et je crois au récit de cette dame d’autant plus facilement, milord Huntinglen, qu’elle n’a pas dit de mal de Steenie ; et pour couper court, milord, l’opinion de notre conseil et la nôtre, aussi bien que celle de fanfan Charles et de Steenie, est que votre fils doit réparer ses torts en épousant cette dame, ou s’attendre à la plus honteuse disgrâce dans laquelle on puisse tomber auprès de nous. »

Celui auquel il parlait était incapable de lui répondre. Il était immobile devant le roi, fixant sur lui de grands yeux dont les paupières mêmes étaient sans mouvement, comme s’il eût été soudainement converti en une ancienne statue des temps de chevalerie. Ses traits austères et ses membres robustes avaient été soudainement frappés de paralysie par le coup qu’il avait reçu. Une seconde après, comme s’il était frappé de la foudre, il tomba par terre en poussant un profond gémissement. Le roi fut saisi des plus vives alarmes ; il appela Heriot et Maxwell à son secours, et la présence d’esprit n’étant pas son fort, il se mit à parcourir son cabinet avec agitation, en s’écriant : « Mon bon et fidèle serviteur qui as sauvé notre personne sacrée, vœ atque dolor[4] ! Lord Huntinglen, levez la tête, levez la tête, mon bon ami !… votre fils peut épouser la reine de Saba, si bon lui semble. »

Cependant Maxwell et Heriot avaient relevé le vieux lord et l’avaient placé sur une chaise, tandis que le roi, remarquant qu’il commençait à revenir, reprit ses consolations avec un peu plus de réflexion.

« Relevez la tête, allons, remettez-vous, et écoutez votre prince et compatriote… S’il y a de la honte, mon ami, elle n’arrive pas les mains vides… Il y a de l’or… une bonne dot et une famille qui n’est déjà pas si mauvaise… Si elle a été déshonorée, c’est la faute de votre fils, et il peut lui rendre son honneur. »

Ces réflexions, quelque raisonnables qu’elles fussent dans les cas ordinaires, n’apportèrent aucune consolation au lord Huntinglen, s’il est vrai même qu’il les comprît bien. Mais quand il vit son bon vieux maître, tout en prononçant ces paroles, commencer à larmoyer, ce spectacle fit sur lui un effet plus rapide. Deux grosses larmes s’échappèrent involontairement de ses yeux pendant qu’il baisait les mains flétries et ridées que le roi, pleurant avec moins de dignité, lui abandonnait d’abord l’une après l’autre, ensuite toutes deux à la fois, jusqu’à ce qu’enfin la sensibilité de l’homme l’emportant entièrement sur le sentiment de la dignité royale, il saisit et pressa les mains de lord Huntinglen avec autant de compassion et d’intérêt que l’aurait fait son égal et son ami.

« Compone lacrymas[5] ; soyez tranquille, soyez tranquille, mon ami, dit Jacques, le conseil, fanfan Charles et Steenie peuvent tous aller au diable ! il ne l’épousera pas si vous le prenez si fort à cœur. — Il l’épousera, de par Dieu ! » répondit le vieux comte, qui, se redressant, essuya brusquement la larme qui mouillait encore ses yeux ; et s’efforça de reprendre son calme ordinaire. « Je demande pardon à Votre Majesté, mais il l’épousera avec son déshonneur pour dot, fût-elle la plus vile courtisane de toute l’Espagne ; s’il a donné sa parole, il la tiendra, fût-ce envers la dernière créature des rues… Il le fera, ou ce poignard lui arrachera la vie que je lui ai donnée. S’il a pu s’abaisser à une aussi lâche imposture pour tromper une femme publique, en bien, il épousera une femme publique ! — Non, non, continua le monarque, les choses n’en sont pas là… Steenie lui-même n’a jamais pensé qu’elle fût une femme publique, même quand il en avait la plus mauvaise opinion. — Si ceci peut servir à consoler milord Huntinglen, dit le marchand, je puis l’assurer que cette dame est d’une très-bonne naissance et d’une réputation irréprochable. — J’en suis fâché, » s’écria lord Huntingten ; puis se reprenant, il ajouta : « Que le ciel me pardonne mon ingratitude pour une telle consolation !… mais je suis presque fâché qu’elle soit telle que vous la représentez ; c’est bien plus que ne méritait l’infâme ! être condamné à épouser une femme belle, vertueuse, et d’une naissance honnête. — Et riche, riche, qui plus est, milord, ajouta le roi : c’est un sort plus doux que ne le méritait sa perfidie… — Il y a long-temps, » dit le père avec amertume, « que je m’étais aperçu qu’il était insensible et égoïste… mais un imposteur, un parjure !… Je n’aurais jamais cru que ma race fût souillée d’une tache semblable… Je ne le reverrai de ma vie… — Bah ! bah, milord, reprit le roi, il faut que vous le tanciez vertement. Je conviens que vous aurez raison de lui parler plutôt dans le style de Demea que dans celui de Mitio, vi nempe et via pervulgata patrum[6] ; mais, quant à ne jamais le revoir, lui, votre fils unique, il n’y a pas de raison là-dedans. Je vous dis, mon ami (et je ne voudrais pas, pour rien au monde, que fanfan Charles m’entendît), que mon fils, à moi, pourrait enjôler la moitié des filles de Londres avant que je pusse trouver le courage de lui dire des paroles aussi dures que celles que vous venez de prononcer contre votre diable de Dalgarno. — Votre Majesté voudrait-elle bien me permettre de me retirer, dit lord Huntinglen, et arranger cette affaire d’après ses idées royales de justice ? car je ne veux pas qu’il lui soit fait de grâce. — Eh bien ! milord, ainsi soit-il ! et si Votre Seigneurie, ajouta le monarque, pense qu’il soit en notre pouvoir de faire quelque chose pour la consoler… — La généreuse compassion de Votre Majesté, répondit lord Huntinglen, m’a déjà procuré toute la consolation que je puis espérer dans ce monde ; le reste doit venir du Roi des rois. — C’est à lui que je vous recommande, mon vieux et fidèle serviteur, » dit Jacques avec émotion.

Lorsque le comte se fut retiré de sa présence, le roi resta plongé dans la réflexion pendant un moment, puis il dit à Heriot : « Geordie, vous connaissez depuis trente ans toutes les intrigues secrètes de notre cour, quoique, eu homme sage, vous écoutiez, voyiez et ne disiez rien ; cependant il y a une chose que je voudrais savoir pour en faire le profit d’une observation philosophique… N’avez-vous jamais entendu dire que l’ancienne comtesse de Huntinglen, l’épouse défunte du vieux lord, eût quelquefois glissé dans son passage sur cette terre ; je veux dire, qu’elle eût pu faire un faux pas, ou laissé tomber sa jarretière, ou quelque chose de semblable ? vous m’entendez ? — Sur ma parole d’honnête homme, » répondit George Heriot un peu surpris de la question, « je ne l’ai jamais entendu flétrir par l’ombre du soupçon. C’était une femme respectable, très-circonspecte dans sa conduite, qui vivait dans une très-grande union avec son mari ; seulement la comtesse était un peu puritaine, et fréquentait peut-être plus les ministres que ne le désirait lord Huntinglen, quij comme Votre Majesté le sait bien, est un homme de l’autre siècle, habitué à boire et à jurer. — Ah ! Geodie, s’écria le roi, ce sont effectivement des faiblesses de l’autre siècle dont nous n’osons pas dire que nous soyons nous-même complètement exempt… Mais le monde devient de plus en plus pervers, Geordie, et les jeunes gens de nos jours peuvent bien dire avec le poète :


Ætas parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores[7].


Ce Dalgarno ne boit pas et ne jure pas comme son père, mais il est libertin, Geordie, et il viole sa parole et même son serment. Quant à ce que vous disiez de la dame et des ministres, nous sommes des créatures fragiles, Geordie, prêtres et rois aussi bien que tous les autres ; et qui sait si ceci n’explique pas la différence qu’il y a entre Dalgarno et son père ? Le comte est l’honneur en personne, et ne s’inquiète pas plus des biens de ce monde qu’un noble lévrier ne se soucie de poursuivre une fouine ; mais, quant à son fils, il nous a tous bravés avec un front d’airain, nous-même, Steenie, fanfan Charles et notre conseil, jusqu’à ce qu’il eût entendu parler du contrat ; alors, sur ma parole royale, il se mit à sauter comme un coq sur un fumier… Ce sont là des dissemblances entre un père et son fils qu’on ne peut expliquer naturellement, suivant Batista Porta, Michael Scott, de Secretis, et autres. Ah ! Geordie, si le tintement des casseroles, pots et vases de toutes les espèces de métaux, ne vous avait pas fait fuir la grammaire de la tête, j’aurais pu vous parler plus longuement à ce sujet. »

Heriot était trop franc pour exprimer beaucoup de regrets de la perte de sa science grammaticale dans cette occasion ; mais après avoir modestement donné à entendre qu’il y avait plus d’un fils qui n’était pas en état de remplacer son père, quoique personne ne soupçonnât son père d’avoir été remplacé, il s’informa si lord Dalgarno avait consenti à faire la réparation qu’il devait à lady Hermione.

« Ma foi, mon ami, je ne doute guère qu’il ne finisse par là, répondit le roi. Je lui ai donné l’état des biens qu’elle a dans ce monde, que vous nous avez remis dans le conseil, et nous lui avons laissé une heure pour faire ses réflexions. On a bien de la peine à l’amener à la raison. J’ai laissé Charles et Steenie lui indiquant son devoir ; et s’il peut résister à ce qu’ils veulent de lui, je voudrais bien qu’il m’en enseignât le moyen. Oh ! Geordie, Geordie ! c’était une belle chose que d’entendre fanfan Charles appuyer sur le crime de la dissimulation, et Steenie prêchant sur la turpitude de l’incontinence. — J’aurais craint, » dit Heriot avec plus de vivacité que de prudence, « que cela ne m’eût fait penser au vieux proverbe de Satan réprimandant le Péché. — Le diable soit de vous, voisin ! » dit le roi en rougissant, « vous ne vous gênez pas. Nous vous avons permis de parler librement ; mais, sur notre âme ! vous n’en laissez pas perdre le privilège non utendo[8] ; il ne souffrira pas la prescription entre vos mains. Pensez-vous qu’il soit convenable que fanfan Charles découvre publiquement ses pensées ?.. Non, non, les pensées des princes sont arcana imperii[9] ; qui nescit dissimulare nescit regnare[10]. Tout fidèle sujet est obligé de dire la vérité tout entière à son souverain, mais l’obligation n’est pas réciproque ; et si Steenie a été quelquefois un coureur de femmes, c’est à vous, qui êtes son orfèvre et à qui il doit, je n’en doute pas, des sommes énormes, à le lui jeter au nez. »

Heriot ne se crut pas obligé de jouer le rôle de Zénon, et de se sacrifier pour soutenir la cause de la vérité morale ; cependant il ne désavoua pas ses paroles, mais il se contenta d’exprimer le regret d’avoir offensé son maître ; ce qui suffit pour apaiser le bon roi.

« Maintenant, l’ami, termina le roi, nous allons trouver le coupable, et entendre ce qu’il a à nous dire ; car je veux voir cette affaire éclaircie dans ce bienheureux jour. Il faut que vous veniez avec moi, car votre témoignage peut être nécessaire. »

Le roi, en conséquence, passa dans un plus grand appartement, où le prince, le duc de Buckingham, et un ou deux conseillers privés étaient assis à une table devant laquelle se tenait lord Dalgarno, dans une attitude aussi élégante et avec un air aussi indifférent et aussi aisé que pouvait le permettre la roideur du costume et des manières du temps.

Tout le monde se leva et salua avec respect, tandis que le roi, s’avançant en dandinant vers son fauteuil ou trône, faisait signe à Heriot de se tenir derrière lui.

« Nous espérons, dit Sa Majesté, que lord Dalgarno est préparé à faire réparation à cette malheureuse dame, ainsi qu’à sa réputation et à son honneur. — Oserais-je demander quel sera mon châtiment, dit lord Dalgarno, dans le cas où je me trouverais malheureusement dans l’impossibilité de souscrire à la demande de Votre Majesté ? — Votre bannissement de notre cour, milord, dit le roi, de notre cour et de notre présence. — Dans le malheur de l’exil, » répliqua Dalgarno du ton d’une ironie déguisée, « j’aurai du moins la consolation d’emporter avec moi le portrait de Votre Majesté ; car je ne verrai jamais un roi qui lui ressemble. — Et votre exil de nos États, milord, » dit le prince d’un ton sévère.

« Il faudra pour cela les formes légales, n’en déplaise à Votre Altesse Royale, » reprit Dalgarno avec une affectation de profond respect, « et je n’ai pas entendu dire qu’il y eût de loi qui forçât, sous peine d’un tel châtiment, à épouser toutes les femmes avec qui on a pu faire une folie… Peut-être Sa Grâce le duc de Buckingham daignera-t-il m’éclairer sur ce point ? — Dalgarno, vous êtes un scélérat ! » s’écria l’altier et impétueux favori.

« Fi, milord ! fi ! à un prisonnier, et en présence de votre royal et paternel compère !… dit lord Dalgarno. Mais je couperai court à cette délibération… J’ai parcouru cet état des biens et propriétés d’Arminia Pauletti, fille de feu le noble… oui, si je ne me trompe pas, il est appelé le noble Giovani Pauletti, de la maison de Sansovino, de Gênes, et de la non moins noble dame Maud Olifaunt de la maison de Glenvarloch. Eh bien ! je déclare que je suis déjà engagé par un contrat antérieur, fait en Espagne avec cette dame, et qu’il y a entre nous certaine prœlibatio matrimonii. Et maintenant, qu’exige de plus cette respectable assemblée ? — Que vous répariez l’outrage infâme que vous avez fait à cette dame, en l’épousant d’ici à une heure, » répondit le prince.

« Oh ! n’en déplaise à Votre Altesse Royale, répondit Dalgarno, j’ai une petite parenté avec un vieux comte qui se dit mon père, et qui peut réclamer d’être consulté dans cette affaire. Hélas ! tous les fils n’ont pas le bonheur d’avoir un père qui leur obéisse. » Et il hasarda un léger coup d’œil vers le trône pour rendre plus claires ses dernières paroles.

« Nous avons parlé nous-même à lord Huntinglen, dit le roi, et nous sommes autorisé en son nom. — Je ne me serais jamais attendu à l’intervention d’un proxeneta (ce que le vulgaire traduit par un mot peu honnête) d’une si haute dignité, » dit Dalgarno cachant à peine un sourire moqueur… « et mon père a donné son consentement ? Il avait coutume de dire, avant son départ d’Écosse, que le sang de Huntinglen et celui de Glenvarloch ne se mêleraient pas, quand même on les verserait dans le même bassin… Peut-être a-t-il envie d’en faire l’épreuve. — Milord, dit Jacques, vous n’abuserez pas plus long-temps de notre patience… Voulez-vous à l’instant même prendre cette dame pour épouse dans notre chapelle ? — Statim atque instanter[11], répondit lord Dalgarno ; car je vois qu’en faisant ainsi, j’obtiendrai les moyens de rendre de grands services à l’État… D’abord en acquérant des richesses pour subvenir aux besoins de Votre Majesté, et une jolie femme pour être à la disposition de Sa Grâce le duc de Buckingham. »

Le duc se leva, s’approcha du bout de la table où se tenait Dalgarno, et lui dit tout bas à l’oreille : « Vous n’avez pas attendu si long-temps pour mettre votre jolie sœur à ma disposition. »

Ce sarcasme eut un effet soudain sur le calme affecté de lord Dalgarno ; il tressaillit comme si un serpent l’eût piqué ; mais se remettant à l’instant, et jetant sur la figure du duc, qui conservait encore un sourire insultant, un regard plein d’une haine inexprimable, il mit l’index de sa main gauche sur la garde de son épée, mais de manière à n’être remarqué de personne, excepté de Buckingham. Le duc lui répondit par un autre sourire d’amer mépris, et retourna vers son siège pour obéir aux ordres du roi, qui continuait de s’écrier : « Asseyez-vous, Steenie, asseyez-vous, je vous l’ordonne… nous ne voulons pas de tapage ici. — Votre Majesté n’a rien à craindre de ma patience, dit Dalgarno, et afin de mieux la conserver, je ne prononcerai pas un mot de plus en sa présence, si ce n’est ceux qui me sont ordonnés dans cette bienheureuse portion du livre de prière qui commence par bien aimé et finit par étonnement[12]. — Vous êtes un scélérat endurci, Dalgarno, et si j’étais à la place de la fille, par la tête de mon père, j’aimerais mieux supporter la honte d’avoir été votre concubine que de courir le risque de devenir votre femme ; mais elle sera sous notre protection spéciale… Allons, milords, nous allons assister nous-même à cette joyeuse noce. » Le roi donna le signal du départ en se levant lui-même et se dirigeant vers la porte. Tout le monde le suivit, ainsi que lord Dalgarno, qui, ne parlant à personne et personne ne lui parlant, avait cependant l’air aussi à son aise, dans sa démarche et tous ses mouvements, que s’il eût été en effet le plus heureux des époux.

Ils arrivèrent à la chapelle par une porte secrète qui communiquait avec l’appartement du roi. L’évêque de Winchester, dans ses habits pontificaux, était à côté de l’autel : de l’autre, Monna Paula soutenait la forme décolorée et presque inanimée de lady Hermione ou Erminia Pauletti. Lord Dalgarno la salua profondément ; et le prince, remarquant l’horreur avec laquelle elle recevait ce salut, s’approcha d’elle et lui dit avec beaucoup de dignité : « Madame, avant de vous mettre sous l’autorité de cet homme, permettez-moi de vous apprendre qu’il a rendu la justice la plus complète à votre honneur relativement à vos premières liaisons ; c’est à vous de réfléchir s’il vous convient de confier votre bonheur et votre fortune aux mains de celui qui s’est montré si indigne d’un tel dépôt. »

La dame dans son trouble eut de la peine à trouver des expressions pour répondre : « Je dois aux bontés de Sa Majesté, dit-elle, d’avoir daigné prendre le soin de me faire réserver une portion de ma fortune, suffisante pour m’assurer une existence honnête. Le reste ne peut être mieux employé qu’à racheter la bonne réputation dont je suis privée, et la liberté de finir mes jours dans le repos et la retraite. — Le contrat, reprit le roi, a été dressé sous vos yeux : il décharge spécialement le mari de potestas maritalis, et il y est stipulé que les époux vivront séparés. Ainsi donc, liez-les, mons l’évêque, le plus vite que vous pourrez, afin qu’ils se séparent tout de suite. »

L’évêque, en conséquence, ouvrit son livre, et commença la cérémonie du mariage dans des circonstances bien bizarres et sous de bien tristes auspices. Les réponses de l’épouse ne furent exprimées que par une inclination de tête, tandis que celles du mari furent prononcées d’un ton distinct et hardi, et avec un air de légèreté, pour ne pas dire de mépris. Quand tout fut achevé, lord Dalgarno s’avança comme pour embrasser sa femme, mais voyant qu’elle se reculait en donnant des signes d’effroi et d’aversion, il se contenta de lui faire un profond salut. Il se redressa ensuite de toute sa hauteur, étendit ses membres comme pour s’assurer de leur force, mais tout cela sans aucun effort marqué, et avec une certaine élégance. « Je pourrais danser encore, quoique je porte des chaînes, dit-il, car elles sont dorées et peu pesantes… Mais je m’aperçois que tout le monde ici me fait la mine, et qu’il est temps que je me retire. Le soleil ne brille pas seulement en Angleterre… Cependant, je demanderai auparavant comment on va disposer de cette belle lady Dalgarno… il me semble assez décent que j’en sois instruit… Doit-elle être envoyée au sérail de milord duc, ou chez cet honnête citoyen comme précédemment ? … — Retiens ta langue impure et sacrilège !» s’écria lord Huntinglen son père, qui, pendant la cérémonie, s’était tenu à l’écart, et qui, s’avançant tout à coup, saisit la mariée par le bras, et regarda en face son indigne époux… « Lady Dalgarno, continua-t-il, habitera ma maison comme si elle était veuve… Elle l’est à mes yeux autant que si la tombe se fût refermée sur son époux déshonoré. »

Lord Dalgarno laissa échapper pendant un instant tous les signes d’une extrême confusion, et dit d’un ton humble : « Si vous… milord… souhaitez ma mort, moi, quoique votre héritier, je ne puis vous faire le même compliment… Il n’en est pas beaucoup, parmi les premiers nés d’Israël, » continua-t-il en se remettant du seul signe d’émotion qu’il eût donné, « qui puissent en dire autant… Mais je vous convaincrai avant de partir que je suis le véritable descendant d’une maison célèbre pour conserver la mémoire des injures. — Je suis étonné que Votre Majesté daigne l’écouter plus long-temps, dit le prince Charles… Il me semble que nous devons être fatigués de son audacieuse insolence. »

Mais Jacques, qui prenait à cette scène l’intérêt d’une véritable commère, ne put supporter d’y voir mettre fin si brusquement ; il imposa donc silence à son fils en s’écriant : « Chut ! chut ! fanfan Charles… Voilà un bon garçon !… allons chut !… Je veux entendre ce que cet effronté aura l’impudence de dire. — Seulement, sire, que, sans une ligne de ce contrat, tout ce qu’il contient, du reste, n’aurait pu me décider à mettre la main de cette femme dans la mienne. — Cette ligne est sans doute la summa totalis, dit le roi. — Non pas, sire… La somme totale pourrait être en effet de quelque considération, même pour un roi écossais ; mais elle aurait eu pour moi peu d’attrait si je n’avais vu là un article qui me donne le pouvoir de me venger de la famille Glenvarloch, et m’apprend que cette pâle épouse, en me présentant le flambeau nuptial, me fournit le moyen de réduire en cendres la maison de sa mère. Qu’est-ce que cela ? s’écria le roi… que veut-il dire, Geordie ? — Cet obligeant citoyen, sire, dit lord Dalgarno, a dépensé une somme appartenant à milady, et maintenant à moi, pour acquérir une certaine hypothèque sur la terre de Glenvarloch, qui, n’étant pas remboursée demain à midi, me mettra en possession des beaux domaines de ceux qui se dirent jadis les ennemis de notre maison. — Est-ce bien possible ? demanda le roi. — Cela n’est que trop vrai, sire, répond le marchand. Lady Hermione ayant avancé l’argent au premier créancier, j’ai été obligé en tout honneur et toute conscience, de lui en transmettre les droits, et il est certain qu’ils passent maintenant à son mari. — Mais le mandat… le mandat que je lui ai donné sur notre trésorier… n’y avait-il pas là de quoi fournir au jeune homme le moyen de racheter ses biens ? — Malheureusement, sire, il l’a perdu, où il en a disposé… bref, il ne se trouve pas… C’est le plus malheureux jeune homme ! — « Voilà une belle affaire ! » dit le roi commençant à s’agiter dans l’appartement, et à jouer avec les aiguillettes de son pourpoint et de ses chausses d’un air de découragement… « Nous ne pouvons pas venir à son secours sans payer nos dettes deux fois, et dans l’état actuel de notre trésor, nous avons déjà bien de la peine à les payer une. — Vous m’apprenez là des nouvelles, dit lord Dalgarno ; mais je n’en abuserai pas. — Garde-t’en bien ! s’écria son père… Puisque tu dois être un scélérat, sois-le du moins avec courage ; venge-toi avec les armes d’un gentilhomme, et non avec celles d’un usurier. — Pardonnez-moi, milord, répliqua lord Dalgarno, la plume et l’encre sont maintenant mes plus sûrs moyens de vengeance ; et plus de terres ont été gagnées avec le parchemin de l’homme de loi qu’avec l’épée du guerrier… — Mais, comme je l’ai déjà dit, je ne veux pas abuser de ce que j’ai entendu. Je resterai en ville jusqu’à demain, près de Covent-Garden… si quelqu’un vient payer à mon procureur l’argent nécessaire au rachat de son bien, tant mieux pour lord Glenvarloch, sinon je prends le lendemain en poste la route du Nord pour aller m’en mettre en possession. — Emporte avec toi la malédiction d’un père ! s’écria lord Huntinglen. — Et celle d’un roi qui est pater patriœ, ajouta Jacques. — J’espère avoir le courage de supporter l’une et l’autre, » dit lord Dalgarno ; et saluant autour de lui, il se retira laissant tout le monde étourdi et consterné de tant d’audace et d’effronterie. Il semblait à chacun qu’il respirait plus facilement quand il eut débarrassé la compagnie de sa présence… Le comte Huntinglen, s’efforçant de consoler sa nouvelle belle-fille, se retira aussi avec elle ; et le roi, avec son conseil privé qu’il n’avait pas congédié, rentra dans la salle des séances, quoiqu’il fût beaucoup plus tard que de coutume. Heriot eut ordre de rester présent, mais sans qu’on lui expliquât le motif qui rendait sa présence nécessaire.



  1. Malheureuse, j’appris à plaindre le malheur. Delille. a. m.
  2. Are you there with your bears ? dit le texte ; êtes-vous là avec votre ours ? allusion biblique. a. m.
  3. Origine et source. a. m.
  4. Malheur et douleur ! a. m.
  5. Retiens tes larmes. a. m.
  6. Avec le ton d’autorité que prennent ordinairement les pères. a. m.
  7. Nos père, moins que nos bons aïeux, nous ont laissés plus méchants qu’eux-mêmes, etc. Ode d’Horace, liv. iii. a. m.
  8. Par désuétude. a. m.
  9. Secrets d’état. a. m.
  10. Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner. a. m.
  11. Aussitôt et à l’instant. a. m.
  12. Allusion aux prières du mariage selon la liturgie anglaise. a. m.