Les Aventures de Nigel/Chapitre 34

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 448-457).


CHAPITRE XXXIV.

LE COMPLOT.


Le chevalier se rendit chez ce brave homme pour le consulter sur son procès. Il le trouva assis dans son comptoir, ayant devant lui des registres et de l’argent, comme des œufs dans des nids pour faire pondre les clients, et leur faire payer ses mauvais conseils.
Hudibras.


Notre lecteur se rappellera sans doute un certain écrivain, Écossais à la langue mielleuse, aux cheveux plats et lisses, habillé de bougran, et qui, dans la première partie de cet ouvrage, fut représenté comme un protégé de George Heriot. C’est chez lui que nous allons nous transporter ; mais les temps sont changés pour lui. Sa petite échoppe s’est transformée en une chambre de représentation ; l’habit de bougran est changé en pourpoint de velours noir, et quoique celui qui le porte ait conservé un air d’humilité puritaine et sa politesse obséquieuse envers les clients d’importance, il peut maintenant regarder les autres en face et les traiter avec tous les airs de supériorité ordinaires à l’opulence. Il n’avait fallu que peu de temps pour opérer cette révolution, et celui pour qui elle s’était faite n’y était pas encore lui-même habitué. Cependant la pratique de chaque jour rendait le changement moins embarrassant. Parmi d’autres acquisitions de luxe, on voyait sur sa table une des meilleures pendules de David Ramsay, dont son œil observait souvent le mouvement, tandis qu’un garçon, qui lui servait de copiste, sortait de temps en temps pour comparer sa marche avec celle de l’horloge de Saint-Dunstan. Le scribe lui-même paraissait fort agité. Il tira d’un coffre-fort un paquet de parchemin, et en lut quelques passages avec une grande attention ; puis il se mit à se parler ainsi tout seul : « La loi ne peut suggérer aucun moyen échappatoire… aucun faux-fuyant… si les terres de Glenvarloch ne sont pas rachetées avant midi sonné, lord Dalgarno en est possesseur à bon marché… Chose étrange qu’il ait fini par braver son patron et par mettre la main lui-même sur les beaux domaines de la possession desquels le puissant Buckingham se flattait depuis si long-temps !… André Skurliewhitter ne pourrait-il pas le jouer à son tour ? Il a été mon patron, il est vrai ; mais Buckingham ne fut pas moins le sien, et maintenant il ne peut plus me servir, car il va partir pour l’Écosse. J’en suis bien aise… je le hais et je le crains. Il connaît trop mes secrets, et moi je connais trop les siens. Mais, non, non, non ; il serait trop dangereux de l’entreprendre, il n’y a pas moyen de l’attraper…. Eh bien, Willie, quelle heure est-il ? — Retournez à votre pupitre, enfant, » reprit l’homme d’affaires après avoir entendu la réponse de Willie. « Que ferai-je maintenant ? je perdrai l’honnête clientèle du vieux comte, et, qui pis est, la pratique moins honnête de son fils. Le vieil Heriot y regarde de trop près dans les affaires pour me laisser rien au-delà des misérables honoraires qui me reviennent. La clientèle de White-Friars était lucrative ; mais elle est devenue dangereuse depuis que… Bast !… pourquoi donc cette idée-là me revient-elle maintenant ? Je ne puis presque tenir ma plume. Si l’on me voyait dans cet état ! Willie (appelant à haute voix le jeune garçon), un verre d’eau distillée ! ah ! bon ; maintenant je pourrais affronter le diable. »

Il dit tout haut ces derniers mots et tout près de la porte de son appartement, qui fut soudainement ouverte par Richie Moniplies, suivi de deux messieurs et de deux porteurs chargés de sacs d’argent. « Si vous pouvez affronter le diable, maître Skurliewhitter, dit Richie, vous n’en serez que mieux disposé à regarder en face quelques sacs d’argent que j’ai pris la liberté de vous apporter… Satanas et Mammon sont proches parents. « Pendant ce temps les porteurs se déchargèrent de leur fardeau qu’ils rangèrent sur le plancher.

« À moi ? à moi ? » dit en balbutiant le scribe surpris. « Je ne sais ce que vous voulez dire, monsieur. — Seulement que je vous apporte de la part de lord Glenvarloch l’argent destiné à racheter une certaine hypothèque placée sur ses biens patrimoniaux. Et me voici avant l’heure avec maître Lowestoffe et un autre honorable gentilhomme du Temple, pour être témoins dans cette affaire. — Je… crois, dit l’écrivain, que le terme est expiré. — Vous nous pardonnerez, maître écrivain, dit Lowestoffe, mais vous ne nous attraperez pas ainsi… Il s’en faut de trois quarts d’heure qu’il soit midi à toutes les horloges de la ville. — Il me faut du temps, messieurs, pour compter l’or et le peser, reprit André. — Faites-le à votre aise ; maître écrivain, répliqua Lowestoffe ; nous avons déjà vu compter et peser le contenu de chaque sac. Les voilà rangés en file, au nombre de vingt, dont chacun renferme trois cents pièces d’or. Nous sommes témoins que les choses sont faites en règle. — Messieurs, objecta encore l’écrivain, cette hypothèque appartient maintenant à un puissant seigneur. Je vous prie d’avoir un peu de patience, et d’attendre que j’envoie chercher lord Dalgarno, ou plutôt je vais y courir moi-même. »

En parlant ainsi il prit son chapeau, mais Lowestoffe s’écria : « Ami Moniplies, tiens la porte fermée, si tu as du cœur. Il ne cherche qu’à gagner du temps… À vous parler net, André, vous pouvez, si vous voulez, aller chercher le diable, qui est le seigneur le plus puissant que je connaisse, mais vous ne bougerez pas d’ici que vous n’ayez répondu à notre proposition en acceptant ou en rejetant l’argent du remboursement qui vous est dûment offert… Prenez-le, ou laissez-le, à votre gré ; j’en sais assez pour ne pas ignorer que la loi en Angleterre est plus puissante qu’aucun seigneur. J’ai du moins appris cela au Temple, si je n’en ai pas appris davantage, et songez à ne pas abuser de notre patience, de peur que nous ne raccourcissions vos longues oreilles d’un pouce, maître Skurliewhitter. — Eh bien ! messieurs, si vous me menacez, répondit l’écrivain, je ne puis résister à la force. — Pas de menaces, pas de menaces, mon petit André, dit Lowestoffe, ce n’est qu’un petit conseil d’amitié… N’oubliez pas, honnête André, que je vous ai vu dans l’Alsace. »

Sans répondre un seul mot l’écrivain s’assit, et rédigea en bonne forme un reçu de l’argent qui lui était présenté.

« Je le prends sur votre parole, maître Lowestoffe, ajouta-t-il ; j’espère que vous vous rappellerez que je n’ai insisté ni sur le poids, ni sur le compte… j’y ai mis de l’honnêteté ; s’il y a du mécompte, c’est moi qui en souffrirai. — Donnez-lui une croquignole sur le nez avec une pièce d’or, Richie, reprit l’étudiant du Temple…. Emportez les papiers, et maintenant allons-nous-en dîner gaiement où tu sais bien. — Si j’avais le choix, dit Richie, ce ne serait pas à cet infernal Ordinaire ; mais comme c’est vous qui en déciderez, messieurs, le régal aura lieu où il vous plaira…

— À l’Ordinaire, s’écria l’autre étudiant du Temple. — Chez Beaujeu, reprit Lowestoffe, c’est la seule maison de Londres pour les bons vins, la promptitude du service, les plats délicats, et…

— Et pour être rançonné, dit Richie Moniplies ; mais je vous le répète, messieurs, vous avez le droit de commander sur ce point, après le service que vous venez de me rendre de si bonne grâce dans cette affaire, sans autre condition que celle d’un petit repas. »

La dernière partie de cette conversation avait lieu dans la rue, où un instant après ils rencontrèrent lord Dalgarno. Il paraissait pressé, et toucha légèrement son chapeau en voyant maître Lowestoffe, qui lui rendit son salut avec la même négligence, et continua de marcher lentement avec son compagnon pendant que lord Dalgarno arrêta Richie Moniplies par un signe impérieux, auquel l’instinct de l’éducation força Moniplies d’obéir, tout indigné qu’il en fût intérieurement.

« Qui suivez-vous maintenant, maraud ? demanda le lord. — Quiconque marche devant moi, milord, répondit Moniplies. — Pas d’impertinence, drôle. Je demande si vous servez encore Nigel Olifaunt ? dit Dalgarno. — Je suis l’ami du jeune lord Glenvarloch, » répondit Moniplies avec dignité.

« C’est vrai, répliqua lord Dalgarno ; ce noble lord s’est dégradé au point de devoir chercher des amis parmi ses laquais… Néanmoins, écoute ici : s’il est encore dans les mêmes dispositions, tu peux lui apprendre que demain à quatre heures je passerai par Enfield-Chase, en me dirigeant vers le nord. J’aurai peu de monde avec moi, ayant l’intention d’envoyer ma suite par Barnet. Je me propose de traverser la forêt à petits pas, et de m’arrêter un moment près Camlet-Moa. Il connaît cet endroit, et, s’il est autre chose qu’un tapageur alsacien, il le trouvera plus convenable à ses projets que le parc Saint-James. Il est, à ce qu’on dit, en liberté, ou va y être remis. S’il manque au lieu désigné, il faudra qu’il vienne me chercher en Écosse, où il me trouvera en possession des terres et domaines de ses pères. — Hein ! murmura Richie. Il faut le consentement des deux parties pour ce contrat-là. »

En même temps il méditait une plaisanterie fondée sur les moyens qu’il savait posséder de tromper l’attente de lord Dalgarno ; mais il y avait dans les yeux du jeune seigneur des symptômes d’irritation qu’il lui sembla dangereux d’exciter ; cette fois donc il régla son esprit sur la prudence, et se contenta de répondre : « Dieu accorde à Votre Seigneurie la jouissance de sa nouvelle conquête… quand elle l’aura… Je m’acquitterai de votre message, milord… ce qui veut dire, ajouta-t-il tout bas, « que je n’en rapporterai pas un mot… Richie n’est pas homme à faire courir à son maître un si grand danger. »

Lord Dalgarno le regarda un moment d’un œil pénétrant, comme pour découvrir le motif du léger ton d’ironie dont Richie, malgré sa circonspection, n’avait pu s’empêcher d’accompagner sa réponse. Le jeune lord lui fit ensuite signe de la main qu’il pouvait continuer sa route. Lui-même marcha lentement jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue tous les trois ; puis, se retournant, il revint rapidement sur ses pas, atteignit la porte de l’écrivain qu’il avait passée pour parler à Richie, et entra dans la maison.

Lord Dalgarno trouva l’homme de loi avec les sacs d’argent devant lui, et il n’échappa pas à son coup d’œil pénétrant que Skurliewhitter était déconcerté et tremblant à sa vue.

« Eh bien ! comment donc, l’ami, lui dit-il, tu n’as pas seulement un petit compliment mielleux à me faire sur mon mariage ? pas un mot de consolation philosophique sur ma disgrâce à la cour ?… Est-ce que ma mine de cornard et de favori disgracié aurait la vertu de la tête de la Gorgone ?… turbatœ Palladis arma[1], comme dirait Sa Majesté… — Milord, je suis charmé… » répondit le tremblant écrivain, qui, connaissant l’impétuosité de caractère de lord Dalgarno, redoutait les conséquences de la communication qu’il avait à lui faire.

« Charmé et désolé… reprit lord Dalgarno, c’est souffler le froid et le chaud tout d’une haleine. Écoute, image personnifiée de la friponnerie, si tu es désolé que je sois trompé, rappelle-toi que c’est par mon propre fait, pendard. Elle a trop peu de sang dans les veines pour s’être laissé égarer par un autre. Eh bien ! je supporterai de mon mieux l’honneur de porter des cornes… Il y a de quoi les dorer du moins ; et, quant à ma disgrâce, la vengeance saura l’adoucir… Oui, la vengeance, et j’entends sonner le bienheureux moment ! »

Midi sonnait effectivement à la paroisse de Saint-Dunstan. « Bravo ! » s’écria lord Dalgarno dans son triomphe ; « voilà qui est bravement sonné : chacun de ces coups retentissants tombe sur la maison de Glenvarloch, et l’écrase de son poids. Si demain mon fer est aussi fidèle à son devoir que ces marteaux d’airain le sont aujourd’hui au leur, le pauvre lord sans terres ne s’apercevra guère de la perte dont ils frappent en ce moment le signal… Les papiers, les papiers, maraud ! demain je pars pour le Nord ; il faut qu’à quatre heures de l’après-midi je sois à Camlet-Moat dans Enfield-Chase… Ce soir, doit partir la plus grande partie de ma suite. Les papiers, allons, dépêchez ! — Milord… les papiers de l’hypothèque Glenvarloch… je… je ne les ai pas. — Tu ne les as pas ! répéta lord Dalgarno ; les aurais-tu envoyés chez moi, drôle ? Ne t’avais-je pas dit que je viendrais ici ?.. Que veux-tu dire en me montrant cet argent ? quelle friponnerie as-tu faite pour l’obtenir ? Il y en a trop là pour que tu aies pu le gagner honnêtement… — Votre Seigneurie le sait aussi bien que moi, » dit l’écrivain fort troublé ; « cet or lui appartient… C’est… c’est… — Non pas l’argent du remboursement de la terre de Glenvarloch ! s’écria Dalgarno ; ne t’avise pas de dire ce mot, ou je sépare à l’instant de la vile carcasse ton âme toute pétrie de fraude et de chicane ! » En parlant ainsi, il saisit l’écrivain par le collet, et le secoua si violemment qu’il le lui arracha de son habit.

« Milord… vous allez m’obliger à appeler du secours, » dit le misérable livré aux plus mortelles angoisses… « C’est le fait de la loi et non le mien… que pouvais-je faire ? — Le demandes-tu ? Eh quoi ! lâche fripon, avais-tu épuisé tous les serments, toute ton astuce et tes mensonges… ou te croyais-tu trop indépendant pour les employer à mon service ? N’aurais-tu pas dû jurer, prendre le ciel à témoin, te parjurer même, plutôt que de mettre obstacle à ma vengeance. Mais écoute-moi bien, continua-t-il ; je connais de tes tours plus qu’il n’en faut pour te pendre… Une ligne de ma main à l’avocat de la couronne, et tu es perdu. — Que voulez-vous que je fasse, milord ? je mettrai en usage tout ce que la ruse et la loi pourront me permettre de faire. — Songe que ta vie en dépend, et rappelle-toi que je ne manque jamais à ma parole… Garde ce maudit or ; ou bien… non, je ne puis me fier à toi ; envoie-le sur-le-champ chez moi… Je vais partir pour l’Écosse, et il y aura bien du malheur si je ne réussis pas à me maintenir dans le château de Glenvarloch contre son propriétaire, au moyen même des munitions que celui-ci m’aura fournies…. Es-tu prêt à me servir ? » L’écrivain exprima la plus complète soumission.

« Eh bien, rappelle-toi que l’heure était passée avant que le paiement eût été offert… et songe à te procurer des témoins qui aient assez de mémoire pour déposer sur ce point. — Bon ! milord, je ferai bien plus, » reprit André se ranimant… « je prouverai que les amis de lord Glenvarloch ont employé les menaces et la violence pour m’effrayer, et qu’ils ont même tiré l’épée sur moi… Votre Seigneurie m’aurait-elle jugé assez ingrat pour croire que j’aurais souffert qu’on lui fît un pareil tort, s’ils ne m’avaient mis un poignard sur la gorge ? — C’est assez, dit lord Dalgarno, c’est parfait ainsi ; songez à continuer de la sorte si vous voulez éviter ma fureur. Je laisse mon page en bas ; appelez des porteurs, et qu’ils le suivent immédiatement chez moi avec cet or. »

En disant ces mots, lord Dalgarno quitta la maison de l’écrivain.

Skurliewhitter, ayant envoyé son petit clerc chercher des commissionnaires de confiance pour transporter l’argent, demeura seul et fort troublé, méditant par quel moyen il pourrait s’affranchir du cruel et vindicatif seigneur qui possédait à la fois la dangereuse connaissance de son caractère et le pouvoir de dévoiler des choses qui devaient entraîner sa perte. Quoiqu’il eût acquiescé au complot que Dalgarno venait de former si rapidement pour s’emparer des biens qui venaient d’être rachetés, l’expérience de l’écrivain lui disait que l’exécution en serait impossible, tandis que d’un autre côté il ne pouvait songer aux différents effets du ressentiment du jeune lord sans être livré à des craintes qui faisaient frissonner son âme lâche et sordide. Se trouver au pouvoir d’un jeune lord dissipateur, et se voir soumis à ses extorsions et à ses caprices au moment où son industrie venait de lui créer des moyens de faire fortune, c’était le tour le plus cruel que le sort pût jouer au nouvel usurier.

Pendant que l’écrivain était en proie à cet accès d’inquiétude et de terreur, quelqu’un frappa à la porte de son appartement, il cria d’entrer, et un homme parut couvert d’un large manteau de drap grossier de Wiltshire attaché par un ceinturon de cuir avec une boucle de fer, tel qu’en portaient généralement alors les paysans et les marchands de bestiaux. Skurliewhitter, croyant que cette visite était celle d’un client campagnard qui pouvait lui être lucrative, ouvrait déjà la bouche pour le prier de s’asseoir, quand l’étranger, rejetant en arrière le capuchon de drap qu’il avait avancé sur sa figure, découvrit à l’écrivain des traits trop bien empreints dans sa mémoire, et qu’il ne voyait jamais sans se sentir prêt à s’évanouir.

« Est-ce vous ? » dit-il d’une voix faible à l’étranger qui avançait de nouveau sur son visage le capuchon qui le cachait.

« Et qui serait-ce ? » répondit le nouveau venu.


Enfant du parchemin, toi qui naquis un soir,
Entre un sac à procès et l’encrier tout noir ;
Toi qui peux appeler l’écritoire ta mère,
La cire ta cousine, et le pinceau ton père,
Comme aussi la potence et la hache d’acier
À ton sort ont dû se lier :
Lève-toi vite en ma présence ;
À qui vaut mieux que toi tu dois la révérence.


— Pas encore parti, dit l’écrivain, après en avoir été si souvent averti ! Croyez-vous que votre manteau de campagnard vous protège, capitaine ?… non, pas plus que tous vos fragments de comédie. — Et que voulez-vous que je fasse ? demanda le capitaine… voulez-vous que je crève de faim ? Si je dois fuir, il faut aider à ma fuite en me garnissant les ailes de quelques plumes… vous êtes à même de le faire, je pense ? — On vous en a déjà donné les moyens, vous avez reçu dix pièces d’or… que sont-elles devenues ? — Elles sont parties ; elles ont passé, n’importe où… j’avais envie de pincer et j’ai été pincé. Voilà tout… Il faut que ma main ait tremblé à la pensée de la besogne de la nuit, car j’ai secoué les dés comme un enfant — De sorte que vous avez tout perdu… Eh bien ! prenez ceci, et partez. — Quoi, deux misérables pièces ! peste soit de votre générosité ! mais rappelez-vous que vous êtes aussi enfoncé dans cette affaire que moi. — Non, de par le ciel ! je ne voulais que débarrasser le vieillard de quelques papiers et d’un peu d’or, et vous lui avez ôté la vie. — S’il vivait encore il aurait préféré la perdre plutôt que de se voir enlever son argent. Mais il ne s’agit pas de cela, maître Skurliewhitter ; c’est vous qui avez ôté les verrous à secret de sa fenêtre, lorsque vous allâtes le trouver sous prétexte de quelque affaire, la veille de sa mort ; ainsi soyez bien assuré que si je suis pris je ne serai pas pendu tout seul. Il est fâcheux que Jack Kempster soit mort, la vieille chanson ne nous va plus si bien :


Voici trois compagnons joyeux ;
Jamais avec plus d’harmonie
Trois autres n’ont su de leur vie
Chanter une triple partie,
Sous un gibet triple comme eux.


— Pour l’amour de Dieu, parlez plus bas : est-ce ici le lieu et l’heure de faire entendre vos refrains nocturnes ? Mais de combien avez-vous besoin dans ce moment ?… je vous répète que je ne suis pas en fonds. — Vous me dites là un mensonge, répondit le spadassin… De combien j’ai besoin, dites-vous ? ma foi je me contenterai d’un de ces sacs pour le moment. — Je vous jure que ces sacs d’argent ne sont pas à ma disposition. — Pas d’une manière honnête peut-être, mais entre nous cela ne fait pas grand’chose. — Je vous jure que je puis n’en disposer d’aucune manière… Ils m’ont été remis en compte… Je dois les envoyer à lord Dalgarno, dont le page attend à la porte ; je ne pourrais pas en détourner une seule pièce sans m’exposer à un éclat dangereux. — Ne pouvez-vous pas différer de les remettre ? » reprit l’Alsacien, sa large main tâtant un des sacs comme si les doigts lui eussent démangé de s’en emparer.

« Impossible ; il part demain pour l’Écosse. — Ah ! » dit le ferrailleur, après un moment de réflexion, il va suivre la route du Nord avec une telle charge. — Il est bien accompagné… cependant… — Cependant… quoi ? dit le spadassin. — Je ne veux rien dire de plus. — Si, si fait, tu es à la piste de quelque bonne idée, reprit Colepepper… je t’ai vu t’arrêter tout court, comme un chien d’arrêt… tu ne diras pas grand’chose, mais tu feras un signe aussi expressif qu’un épagneul bien dressé. — Tout ce que je voulais dire, capitaine, c’est que ses domestiques vont par Barnet, et que lui-même, suivi de son page, traversera Enfield-Chase au petit pas, comme il me l’a dit hier lui-même… — Ah, t’y voilà donc, mon garçon ? — Et il s’arrêtera continua l’écrivain ; il s’arrêtera quelques moments à Camlet-Moat. — Comment diable ! cela vaut mieux qu’un combat de coqs. — Je ne vois pas quel profit vous en pouvez tirer, capitaine… Cependant ils ne pourront aller vite, car le page montera le cheval de somme qui doit porter tout ce poids… Lord Dalgarno tient un œil attentif sur les biens de ce monde. — Ce cheval-là sera bien obligé à ceux qui le débarrasseront de son fardeau, dit le spadassin ; car il n’est pas à l’abri d’une rencontre… Il a toujours à son service ce petit page… ce même lutin, ce démon incarné… en bien ! cet enfant-là m’a déjà fait lever du gibier… Je me vengerai en même temps, car j’ai contre lui une vieille rancune qui date de l’Ordinaire. Voyons… Black Feltham et Dick Shakebag… nous aurons besoin d’un quatrième… j’aime à être sûr de mon coup, et nous partagerons le butin entre nous, outre ce que je pourrai en détourner pour ma propre part. Eh bien, écrivain, prêtez-moi deux pièces… Voilà ce qui s’appelle s’exécuter noblement et généreusement. Je vous souhaite le bonjour ; » et s’enveloppant encore davantage dans son manteau, il sortit de la maison.

Lorsqu’il eut quitté la chambre, l’écrivain se tordit les mains en s’écriant : « Encore du sang, encore du sang ! je croyais en avoir fini ; mais cette fois ce n’est pas ma faute… non… ce n’est pas moi… et d’ailleurs si ce brigand périt, je serai débarrassé des saignées continuelles qu’il fait à ma bourse, et si lord Dalgarno succombe, comme cela est probable, car quoique ce scélérat ait aussi peur d’une épée nue qu’un débiteur d’un créancier, cependant il ne manque jamais son coup quand il tire derrière un buisson… alors de mille manières, je puis me dire sauvé ! sauvé ! »

Nous tirons volontiers le voile sur cet homme et sur ses réflexions.



  1. Les armes de Pallas en fureur. a. m.