Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XII

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Livre I. — Partie I. [1326]

CHAPITRE XII.


Comment la roine d’Angleterre se partit de nuit secrètement de Paris, elle et sa route, pour peur qu’elle ne fût prise de son frère et renvoyée en Angleterre ; et s’en alla en l’Empire.


Quand la roine ouït ces nouvelles, si fut plus déconfortée et ébahie que devant, car elle se voyoit entre pieds, et toute arrière du confort et aide qu’elle cuidoit avoir du roi Charles son frère. Si ne sut que dire ni quel conseil prendre, car jà l’éloignoient ceux de France par le commandement du roi, et n’avoit à aucuns conseil ni recours, fors à son cher cousin messire Robert d’Artois tant seulement. Mais cil secrètement la conseilloit et confortoit de ce qu’il pouvoit, et non à vue, car autrement ne l’osoit faire, pour le roi qui défense y avoit mise et en quel haine et malivolence la roine étoit enchue, dont moult lui ennuyoit ; et savoit bien que, par mal et par envie, elle étoit ainsi déchassée. Si étoit ce messire Robert d’Artois si bien du roi qu’il vouloit ; mais il ne lui en osoit parler, car il avoit ouï dire au roi et jurer que, à celui qui lui en parleroit, quelqu’il fut, il lui ôteroit sa terre et le banniroit de son royaume. Si entendit-il secrètement que le roi étoit en volonté de faire prendre sa sœur, son fils, le comte de Kent et messire Roger de Mortimer et de eux remettre ès mains du roi d’Angleterre et du dit Despensier ; et ainsi le vint-il dire de nuit à la roine d’Angleterre, et l’avisa du péril où elle étoit.

Adonc fut la dame moult ébahie, et requit tout en pleurant conseil à monseigneur Robert d’Artois quelle chose elle en pourroît faire, ni où se traire à garant ni à conseil. « En nom Dieu, dit messire Robert, le royaume vous loué-je bien vuider, et traire devers l’Empire : là il y a plusieurs grands seigneurs qui bien aider vous pourroient, et par espécial, le comte Guillaume de Hainaut et messire Jean de Hainaut son frère. Ces deux sont grands seigneurs, prud’hommes et loyaux, craints et redoutés de leurs ennemis, aimés de leurs amis, et pourvus de grand sens et de parfaite honneur ; et crois bien que en eux vous trouverez toute adresse de bon conseil ; car autrement ils ne le voudroient ni sauroient faire. »

La dame s’arrêta sur cet avis, et se réconforta un petit à la parole et prière monseigneur Robert d’Artois ; et fit appareiller toutes ses besognes, et payer et délivrer aux hôtes, le plus coyement et bellement qu’elle put ; et partit de Paris, et son jeune fils avec elle, et le comte de Kent et leur suite, et s’acheminèrent devers Hainaut. Et fit tant la roine d’Angleterre par ses journées qu’elle vint en Cambresis. Quand elle se trouva en l’Empire, si fut un peu plus assurée que devant ; et passa parmi Cambresis, et entra en Ostrevant et en Hainaut, et vint loger à Buignicourt[1] en l’hôtel d’un chevalier qui s’appeloit le sire d’Aubrecicourt[2] ; et la reçut adonc le chevalier et sa femme moult liemment ; et la tint toute aise selon son état, et tant que la roine d’Angleterre et son fils en aima depuis le chevalier et la dame à toujours et les enfans qui d’eux naquirent, et les avança en plusieurs manières.

  1. Village voisin d’Arleux, à l’est de cette ville.
  2. Les seigneurs d’Aubercicourt, que l’on trouve nommés Aubrecicourt, Aubregicourt, Aubrechicourt, Obrecicourt, Auberchicourt, etc., paraissent avoir pris leur nom du village d’Aubercicourt au comté d’Ostrevant, à une lieue de Bouchain : c’est même dans ce village que les imprimés et plusieurs manuscrits font arriver la reine d’Angleterre. Le sire d’Aubercicourt dont il est ici question s’appelait Eustache.