Les Foules de Lourdes/Chapitre VIII

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P.-V. Stock (p. 131-156).

VIII


On vit, il faut l’avouer, à Lourdes, dans une température d’âme étonnante ; c’est la chambre de chauffe de la piété. Ces hurlements ininterrompus d’Ave, ces remous de foule que l’on a constamment sous les yeux, cette vue permanente de gens qui souffrent et de gens qui se gaudissent et mangent et boivent sur l’herbe comme un dimanche à Clamart, finissent par vous abasourdir. On vit dans un milieu sans proportions ; l’extrême des douleurs et l’extrême des joies, c’est tout Lourdes. Au bout de quinze jours de ce régime, on est à point ; l’on ne regimbe plus dans l’ambiance ; on aide, soi-même, sans le savoir, à la développer et le premier résultat de cet abandon de sa personne est le désintérêt absolu de ce qui se passe dans le reste de l’univers. Les peuples peuvent s’exterminer et le Fallières périr, peu importe. Lourdes seul, existe ; les journaux n’ont plus de raison d’être, on ne les achète plus ; une feuille que l’on vend sur l’esplanade les remplace tous, le Journal de la Grotte ; il s’agit de savoir combien il y eut de miracles hier et, hormis cette question, plus rien ne vaut. Une note du bureau des Constatations, insérée dans le journal même, prévient le public que ces annonces de guérisons sont hâtives et non contrôlées ; ces réserves ne sont admises par aucun lecteur ; tout individu qui entre dans la pièce du Dr Boissarie ou qui en sort doit être un miraculé ; les prêtres sont encore plus enragés que les autres pour vouloir discerner des miracles partout ; j’en ai vus qui se précipitaient sur des femmes que l’on emportait de la clinique médicale et que l’on prétendait guéries, pour leur faire toucher leurs chapelets et c’étaient de simples hystériques ! — Comment s’entendre avec des gens d’une mentalité pareille ? — et des bruits courent, issus d’on ne sait où, de prodiges extraordinaires que l’on n’a pas eu le temps de vérifier, car ils se sont produits au moment où les pèlerinages partaient ; et les détails deviennent de plus en plus confondants, à mesure qu’ils sont racontés par de nouvelles bouches ; la barrière de bon sens que la clinique s’efforce d’opposer à ces divagations est vite rompue ; l’on pense que le Dr Boissarie met de la mauvaise volonté quand il n’accepte pas, d’emblée, l’origine miraculeuse d’une cure ; c’est une véritable débâcle de la raison !

Mais aussi, l’étrange monde que celui qui s’agite ici ! — les hommes sont, en général, mieux que ceux qui siègent sur les bancs d’œuvre des églises. Il y a bien encore, çà et là, des figures sébacées trouées d’yeux qui serpentent sous des lunettes, mais il y a aussi un élément jeune, aux visages intelligents, surtout parmi les brancardiers ; puis chez des hommes d’âge qui n’ont pas la dégaîne sournoise des bigots, une piété simple et forte, vraiment touchante ; quant aux femmes !

Il y a là des cagotes de province inouïes ; elles errent, jabotent, remuent, ainsi que des juments leurs gourmettes, leurs rosaires ; c’est à qui en récitera le plus, c’est à qui lampera le plus d’eau, à qui fera le plus de chemin de croix. Les dévotes, qui sont déjà une engeance redoutable dans les chapelles de Paris, deviennent effrayantes à Lourdes. Elles sont déchaînées depuis hier soir. Elles ont aperçu un évéque de trente ans qui a des cheveux longs et sales lui tombant dans le dos, une barbe de Christ et des mains tatouées de bleu, comme un lutteur ; et elles se précipitent sur ses traces en criant : Qu’il est beau ! c’est Notre-Seigneur Jésus même ! — et lorsque le bruit se répand que ce prélat serait un évêque de Terre Sainte, c’est du délire !

Les autres pontifes qu’elles guettaient jusqu’alors pour se faire bénir et leur baiser l’anneau ne comptent plus ; cet exotique qui a l’air indolent et souffreteux, les rejette tous dans la pénombre ; et, harcelé par les femmes, il les bénit tant qu’elles veulent, leur tend à sucer son bonbon d’améthyste, visiblement ravi de son succès.

Quel est en réalité ce romanichel violet que ses confrères me paraissent regarder avec défiance ? c’est un évêque de Palestine venu en France afin de trouver pour les prêtres de son diocèse de l’argent et de taper par des quêtes les fidèles.

Et j’entends, autour de moi, des conversations de ce genre : où dit-il sa messe ? ah ! si l’on pouvait être communié par lui !

Quel concept du catholicisme dans ces têtes de pioche ; elles s’imaginent que la communion distribuée par ce jeune oriental serait supérieure à celle dispensée par un simple prêtre !

Et une fois bénies et rebénies par cette complaisante Grandeur, infatigablement elles assiègent la fontaine et vident des gobelets d’eau ; puis elles recommencent à défiler dans la grotte et elles font toucher à la place du roc que l’on baise sous la statue, non seulement des chapelets et des médailles, mais encore des bibelots qui n’ont aucun rapport avec les objets du culte, tel un porte-cigare d’ambre que l’une d’elles frottait sur la crasse grasse de la pierre, sans doute pour sanctifier les lèvres de son heureux mari ! D’autres s’arrêtent devant le filet tendu et y déposent des lettres munies, j’aime à le croire, d’un timbre-poste pour la réponse, afin d’obtenir que la Vierge en prenne connaissance.

Évidemment, à Lourdes, nous atteignons les derniers bas-fonds de la piété !

Ce genre de mômières est certainement recruté dans les couches les plus inintelligentes du peuple, mais je ne sais pas si je ne préfère point la vulgarité de ces édifiantes oies, à la prétention de pieusardes d’un rang supérieur, issues de la souche moyenne de la bourgeoisie riche, car certaines de celles-ci sont hantées par un besoin de cabotinage, par un désir de se faire remarquer et cette ostentation de ferveur finit par devenir insupportable.

Elles sont là qui se traînent sur les genoux en regardant de côté, qui récitent des chapelets, les bras en croix, et baisent la terre. Cela est tout naturel, cela est très bien, quand c’est pratiqué par une personne simple que l’on sent vraiment recueillie et vraiment pieuse ; mais lorsque celles qui opèrent ces exercices ont des figures réparées par des pâtes et les cheveux potassés ; quand elles sont parées de bijoux et vêtues d’éclatantes frusques, cela sonne faux. Une paysanne qui prie humblement de la sorte ne saurait être ridicule, mais il n’en est pas de même alors que ces signaux de dévotions s’accompagnent d’ébouriffants dehors !

Je n’ai pas vu celles-là, d’ailleurs, parmi les admirables infirmières qui soignent et baignent les malades. Il sied toujours, ici, de se rappeler l’abnégation et le dévouement de ces femmes, pour ne pas trop s’indigner contre la gent féminine qui fréquente Lourdes !

Il va y avoir aujourd’hui, plus de huit cents malades à bénir au moment de la procession. Je suivrai le cortège derrière le Saint-Sacrement ; d’habitude, je me place dans la tribune de l’orgue du Rosaire. Il y a là deux losanges de jour ouverts dans les vitraux et d’où l’on embrasse toute l’étendue de l’esplanade. On domine la scène et si un infirme, en un élan subit, se lève, l’on assiste à la course des brancardiers arrivant, de toutes parts, pour l’entourer et le protéger contre la démence d’une foule qui lui arracherait ses vêtements pour en faire des reliques. Aujourd’hui je veux voir, non plus l’ensemble, mais les détails de la procession et je me rends vers trois heures et demie au bureau de l’Hospitalité où le président de cette société m’attend ; ce bureau est situé à côté de celui du Dr Boissarie sous les arches de la rampe qui conduit à la basilique : c’est là, dans cette pièce ressemblant, elle aussi, à la cabine d’un bateau, que se trouve le moteur qui met en marche l’énorme machine de Lourdes. M. Christophe y tient le gouvernail et dirige le vaisseau à travers les récifs des foules. Il assure la mise en train des brancardiers, le service de l’hôpital et des abris, l’arrivée et le départ des malades par les trains ; ce n’est pas, on peut le penser, par ce temps de pèlerinages internationaux, une sinécure. Je me suis souvent demandé comment, dans le tumulte de son bureau, envahi par les directeurs de pèlerinages, des hospitaliers, des curés, il ne perd pas la tramontane et répond, souriant et avec patience, à tous ces gens ; quand j’arrive, il achève de distribuer ses ordres, passe sa bretelle de civière et nous voilà dehors.

Nous nous heurtons à la tête du cortège qui se forme et à une multitude serrée de curieux qui encombrent les allées du Gave. On nous livre passage et nous atteignons la grotte d’où doit partir la procession.

Le Saint-Sacrement, que l’on est allé chercher dans le Rosaire, est posé sur l’autel portatif et il rutile dans cette fournaise des cires. Les évêques sont déjà là, ceux d’Avignon, d’Angoulême, d’Ayre, le jeune homme aux longs cheveux de la Palestine et des dignitaires, des chanoines affublés de pèlerines et de jupes mi-partie violette, mi-partie pourpre, des capucins en bure brune, des prêtres, les uns en surplis, les autres en chasubles d’or, attendent derrière ces Grandeurs auxquelles vient se joindre l’évêque Bénédictin de Metz dont la robe d’un violet qui tourne au rose me rappelle le costume en taffetas tout à fait rose, celui là, dont était vêtu, comme une frêle Cydalise, un prélat Portugais, l’évêque de Macao, que je vis, l’an dernier, à Lourdes.

Des milliers d’ecclésiastiques, des milliers de fidèles, un cierge au poing, s’étendent de la grotte à l’esplanade, tout le long du Gave, sur deux rangs, précédés de la croix, des enfants de chœur, des suisses de la basilique, chamarrés d’argent sur fond bleu.

Au centre de la procession qu’ils semblent trancher en deux, devant des bannières qui flottent, deux autres suisses, deux longs escogriffes amenés par je ne sais plus quel diocèse — par celui de Nantes, je crois — sont habillés de vermillon et d’or et coiffés de bicornes gigantesques, surmontés d’un énorme panache de catafalque, blanc.

L’on attend le signal du départ ; des prêtres agenouillés prient devant le Saint-Sacrement ; j’allume le cierge qu’on m’apporte ; des estafettes laïques vont et viennent, de l’esplanade à la grotte ; des messieurs d’une importance incroyable jouent le rôle d’agents de police, bousculent les prêtres, tarabustent les pèlerins. Les étonnantes gens ! n’ai-je pas entendu l’un d’eux, un jour, alors qu’on célébrait la messe à la grotte, dire à la foule : Nous allons donner la sainte communion — ce Nous est un monde !

Tout à l’heure, devant l’ostensoir, l’un d’eux encore semblera désigner au Christ, avec son ombrelle blanche qu’il agitera dans sa main, ceux des malades qu’Il doit guérir, tandis qu’un autre fera le geste, bien inutile d’ailleurs, puisqu’il s’adresse à des catholiques, de s’agenouiller devant le Saint-Sacrement, lorsqu’il se tiendra devant eux.

Enfin, avec l’assentiment de ces sacristes, la procession s’ébranle ; je suis les évêques et, derrière moi, la troupe des brancardiers ferme la marche.

On chante un ambigu de latin et de français, un pot-pourri composé du Magnificat, alternant, verset par verset, avec cette strophe :


Vierge, notre espérance,
Étends vers nous ton bras,
Sauve, sauve la France,
Ne l’abandonne pas ! (Bis).


Nous avançons lentement, comme dans un couloir profond de foule et quand, après avoir longé la rivière, nous débouchons sur l’esplanade, c’est un mur de multitude, une mer de têtes qui moutonnent aussi loin que nous pouvons les voir ; la rampe, les escaliers, la terrasse au-dessus du Rosaire, les allées, le parvis de la basilique pullulent de monde. Le blanc des bonnets fourmille et des coups de feu sont tirés, çà et là, par des ombrelles rouges ; la montagne du chemin de croix est couverte et ses lacets débordent ; rien ne monte ni ne descend, tout grouille sur place ; jamais il n’y eut une telle affluence de pèlerins et de curieux. Des appareils photographiques sont hissés, au sommet d’échelles, en bas de la rampe.

L’immense cirque de l’esplanade, dans le vide duquel nous allons pénétrer, est limité, formé par la haie des voiturettes des alités, posées au premier rang ; derrière elles, sur des bancs, s’entassent les infirmes qui peuvent encore s’asseoir et les infirmières chargées de les garder ; et plus loin, à perte de vue, en une masse compacte, le public s’amoncelle.

La procession qui nous précédait nous a quittés, pour la bénédiction des malades ; après avoir traversé toute l’esplanade, elle a rejoint le Rosaire, et là sur le parvis, en colonnes serrées, elle se range. Contre les portes closes, au-dessous du bas-relief de Maniglier, se dressent les bannières de velours nacarat et de soie blanche, brodées d’or. D’un bout à l’autre de la façade, une grande ligne s’étend, blanche en haut et noire en bas, la ligne tracée par les prêtres dont les surplis coupent la soutane aux genoux.

Dans le buisson en feu des cierges dont chacun hausse une ramille, tous ces ecclésiastiques s’amassent, avec, devant eux, sur le bord des marches, la troupe des enfants de chœur, revêtus de la livrée bleue de la Vierge et les suisses, aux uniformes d’azur et d’argent, de vermillon et d’or.

Et, dans le fond de ce tableau resté, pendant quelques minutes, immobile, j’aperçois des mouvements qui s’opèrent ; d’abord c’est le coup brun, le ton de motte à brûler de robes de capucins que l’on pousse en avant, et c’est ensuite la soudaine explosion des tuniques violettes et pourprées des chanoines, sortis du remous blanc et noir des prêtres et placés au premier rang.

L’évêque d’Avignon tient l’ostensoir, sous une ombrelle, entouré de sacerdotes en chasubles et de céroféraires qui portent des lanternes, aux vitres cramoisies, allumées.

Nous commençons à longer après lui, lentement, la haie des malades, et déjà le cœur s’étreint. Ah ! les visages qui divaguent de détresse et d’espoir, les visages désordonnés de ce moment-là ! il y en a qui pleurent, sans bruit, la tête basse, d’autres, au contraire, qui lèvent des yeux inondés de larmes ; et des voix suffoquent, des voix à bout de souffle, des voix déjà mortes essaient de répéter le cri vivant des invocations que lance, de toute la force de ses poumons, un prêtre qui stationne, seul, sur l’esplanade ;


Seigneur, celui que vous aimez est malade !
Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir !


Et des bras se tendent vers l’ostensoir, des lèvres tremblent et balbutient, des mains se joignent qui retombent, désolées, après.

Le Saint-Sacrement passe.

Une femme, la tête dans ses doigts qui ruissellent, a le corps soulevé par des sursauts.

Et rien ne bouge, les alités restent étendus.

Voilà que je reconnais dans les rangs mes pauvres amis inconnus de l’hôpital ; dans le groupe des malades hollandais qui ouvrent des yeux bleus, tout noyés, dans des faces de panaris mûrs, dans des faces trop blanches, le petit gnome est enfoui sous des couvertures sur sa minuscule civière ; ses traits sont rigides, ses bras et ses jambes en fuseaux sont roides. Il dort ou est évanoui ; et voici le môme de Belley qui a la jambe emprisonnée dans sa gouttière de bois. La sœur bleue qui l’accompagne est prosternée sous son hennin et égrène son rosaire ; lui, regarde d’un air curieux, sans s’émouvoir.

Et le Saint-Sacrement passe.

On chante trois fois la strophe « Monstra te esse Matrem » que la foule répète en un immense écho qui se prolonge et résonne, repris là-haut, par les pèlerins installés sur la montagne du chemin de croix.

Et toujours rien ne bouge.

Ce champ de la maladie que nous venons de suivre, cette récolte couchée sous l’averse des maux, me semblent, hélas ! bien perdus. Nous sommes arrivés à la moitié de notre course, aux marches du Rosaire et aucun impotent n’a été, dans un souffle divin, projeté debout.

Là, gisent, sur des brancards, les grands malades ; un homme, dont le visage couleur de feuille sèche, ouvre les yeux ; deux tisons, subitement allumés, flambent dans des paupières de cendre. Il fixe avidement la monstrance, puis tout s’éteint : son visage, éclairé une seconde, redevient un visage d’ombre ; la femme au mal de Pott, qui baigne dans son pus, n’ouvre même pas les yeux ; elle paraît être déjà hors de la terre ; d’autres également sont plongées dans le coma et la bouche d’une fillette que l’on essuie, écume ; plus loin, dans le rang serré des matelas, je retrouve la petite sœur blanche, la sœur Justinien qui paraît morte, exposée dans son panier comme dans un cercueil.

Ah ! j’ai le cœur angoissé, en la voyant. Je ne sais… je crois que celle-là va se dresser, que le ciel va enfin répondre à nos suppliques…

Le Saint-Sacrement l’enveloppe dans la croix de son éclair d’or. Elle demeure, inerte et livide…

Le prêtre accélère les invocations ; la foule les répète en un long grondement :


Seigneur, faites que je voie !
Seigneur, faites que j’entende !
Seigneur, faites que je marche !


Et l’on entonne « l’Adoremus in æternum » — et toujours rien ne se produit ; nous avons longé le devant du Rosaire ; nous redescendons maintenant, à gauche l’avenue que nous avons montée à droite.

D’une voix rauque qui s’exaspère, l’implorateur clame :

— À genoux, tout le monde les bras en croix !

Et la multitude immense obéit ; les prières dévalent, se précipitent et aucun malade ne se lève !

Des maux hideux défilent devant nous. Je croyais avoir tout vu à l’hôpital, hélas ! il y a là des lots d’hydrocéphales et de choréiques — un homme perturbé par la paralysie agitante, dont la tête va et vient, secouée comme un battant de cloche et dont les doigts crispés font sans cesse le geste de déboutonner son gilet ; il y a surtout des êtres effrayants, sortis de je ne sais où, un vieillard qui a un mufle de veau, cachou, tout en croûtes, une femme dont le nez est devenu une trompe de tapir et dont l’œil, entraîné par cette poussée en avant, projette un globe blanc, au bout d’un pédoncule ; il y a là, cachées derrière des voiturettes, des figures en viande écorchée et des figures en viande mortifiée, vertes ; c’est un déballage de l’hôpital saint Louis, un musée d’horreurs.

L’invocateur continue, sans se lasser.


Seigneur, dites seulement une parole et je serai guéri !


On chante le « Parce Domine », trois fois, et, dans un cri désespéré, le prêtre, les bras au ciel, vocifère :


Seigneur ! sauvez-nous, nous périssons !


Et le cri, répété par des milliers de voix, roule dans la vallée !

Le Saint-Sacrement passe toujours et rien ne se montre.

On finit par être pris de tentation ; les reproches sont prêts à vous jaillir des lèvres. Que fait-Elle, alors qu’il lui serait si facile de guérir tous ces gens ? Il y a, malgré tout ce qui peut la choquer, ici, tant de Foi, tant de prières, tant de charité, tant d’efforts, qu’attend-elle ?

Cette clairière où l’exorateur rugit ses appels n’est cependant pas vide. Le Christ, Marie et les Anges sont là, qui regardent, invisibles et écoutent, silencieux. Jésus l’a formellement promis : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Et nous sommes des milliers réunis pour le prier ! — Pourquoi ne répond-il pas ? Et j’ai l’immédiate vision d’un vieux tableau du Jugement dernier à Bruges, d’un Primitif des Flandres, Jan Provost, où le Christ, entouré d’une cour d’anges, s’affirme, terrible, une épée à la main et montre de l’autre la plaie de son cœur à la Vierge qui le supplie à genoux d’épargner les pécheurs ; et Elle réplique, au geste de courroux, en découvrant la poitrine qui l’allaita, en opposant à son cœur percé par les hommes, son sein.

N’est-ce pas ce qu’Elle doit faire à ce moment-ci ?

Et pourtant aucun grabataire n’est allégé. Ici, une femme tend, éperdue, un enfant dont les yeux chavirent dans une face qui se décompose et retombe sur ses genoux, en sanglotant ; là, un pauvre homme, aveugle, se tient agenouillé, le chapeau à la main. Il semble demander à Dieu l’aumône et, comme aux autres, Dieu qui passe ne lui donne rien !

C’est vraiment affreux !

L’implorateur s’énerve, hurle :


Vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant !


Et il épuise ce qui lui reste de forces, en jetant le grand cri après lequel souvent les miracles éclatent.


Hosannah ! au Fils de David !


La foule, les bras en croix, lance furieusement au ciel cette clameur de triomphe ; elle sent qu’elle joue son va-tout.

Et le Saint-Sacrement continue sa marche, indifférent, insensible.

Je suis découragé, je n’ai plus envie de prier ; cependant je sollicite la guérison du malheureux à la peau boursouflée, au cuir chagriné, couleur lie de vin ; il est là, si triste, grappillant ses patenôtres, dissimulant derrière la capote d’une voiturette sa lamentable figure.

La procession est revenue à son point de départ ; tous les malades ont été bénis ; nous faisons volte-face et, traversant alors la clairière, dans son milieu, nous nous dirigeons, en droite ligne, sur le Rosaire.

L’on recommence l’ « Adoremus in æternum », l’on reprend le « Monstra te esse Matrem » et l’évêque d’Avignon atteint le parvis de l’église ; il entre sous le dais d’or qui l’attend et présente l’ostensoir, dont le métal étincelle, aux assistants. L’on chante le « Tantum ergo » et, dans le grand silence de toute l’esplanade prosternée, il élève la monstrance et trace au dessus des milliers de têtes, une croix lumineuse d’or.

C’est fini ; l’on va quérir les voitures, les civières, ramasser ce bagage de débris humains et le reporter à l’hôpital.

Ah ! tout de même ! je ne puis m’empêcher de songer à ces malheureux arrivés de si loin, qui ont subi tant de fatigue de chemin de fer et qui ne sont pas guéris ! ils vont rentrer dans les funèbres salles, rejoindre leurs lits, exténués par ces transbordements sur des brancards ou dans des attelages. — Et cependant, je me dis tout bas que ce que nous demandons, ici, à la Vierge, est fou ! Lourdes a pris, en quelque sorte, le contre-pied de la Mystique, car enfin l’on devrait, devant la grotte, réclamer non la guérison de ses maux, mais leur accroissement ; l’on devrait s’y offrir en expiation des péchés du monde, en holocauste !

Lourdes serait donc, si l’on se plaçait à ce point de vue, le centre de la lâcheté humaine venue pour notifier à la Vierge le refus d’admettre « l’adimpleo quæ desunt passionum Christi » de saint Paul ; et l’on pourrait s’étonner alors que la Madone opérât des cures !

Mais d’abord, en dehors même de la vocation spéciale qui n’est pas donnée à tous d’être des victimes réparatrices, beaucoup, une fois à Lourdes, s’omettent et sollicitent la grâce que des gens plus malades qu’eux guérissent à leur place ; beaucoup, nous le savons, proposent de garder leurs souffrances en échange de conversions. Il y a dans le camp de ces grabataires, épurés par la douleur, des abîmes de charité qu’on ignore ; et combien désirent la santé moins pour eux que pour les autres, des mères pour pouvoir élever leurs enfants, des jeunes filles pour entrer dans un cloître et servir Dieu, des religieuses pour retourner à leur poste, auprès des infirmes !

Combien aussi dont le rôle propitiatoire est terminé et que la Mère délivre ! d’autres qui ne sont pas guéries une année, le sont l’année suivante, quand leur temps d’expiation est accompli ; — d’autres qui n’ont rien obtenu, à Lourdes même, sont exonérées en rentrant à Paris, comme Mlle Glaser, à Notre-Dame des Victoires, ou chez elles, comme Marie-Louise Louchet d’Yvetot, qui, en 1904, s’éloigne de Lourdes ainsi qu’elle y était arrivée, avec une plaie suppurante occasionnée par une opération de l’appendicite et se réveille un matin, dans sa chambre, complètement guérie ; comme Louise Lécuyer qui, atteinte de coxalgie à la hanche droite, recouvre la santé, en septembre 1902, après qu’elle a réintégré l’hôpital de Pont-de-Veyle ; comme tant d’autres enfin qui sont libérés de leurs maux, après qu’ils ont rejoint leur chez eux.

Il n’y a donc jamais lieu de désespérer, puisque bien souvent le miracle se produit quand on ne l’attendait plus.

Dans tous les cas, ce n’est pas en vain que l’on consent aux tortures du trajet de Lourdes. L’on pourrait croire que ces gens qui partent dans le même état qu’ils sont venus sont anéantis par le désespoir. Il en est très rarement ainsi, car à défaut d’un allègement corporel, la Vierge accorde presque toujours la patience et la résignation à supporter ses maux. Le déplacement est, d’une façon ou d’une autre, payé.

Nous voulons raisonner et notre pauvre entendement est si borné ! nous ne voulons voir à Lourdes que du palpable et du visible ! À cette heure où j’étais tenté de reprocher à Notre-Dame de ne pas guérir tant de malheureux, Elle s’occupait certainement de chacun d’eux, agissant au mieux de ses intérêts, sachant que si un tel redevenait valide, il perdrait par des sottises le bénéfice assuré de ses souffrances — et, dans bien des cas, Elle sauve l’âme au détriment du corps qui, s’il recouvrait la santé, devrait bien, d’ailleurs, retomber malade, ne fût-ce qu’une fois encore, pour mourir.

Enfin, sur ces champs catalauniques de la terre et du ciel, sur ce champ de bataille où il n’y a pas de cadavres mais seulement des blessés, dans cette lutte que nous engageons, à coups de prières, contre un Dieu qui résiste et qui, pour des motifs que nous n’avons pas à connaître, refuse de se rendre, que deviendrait le mérite de la Foi, si nous ne comptions que des succès ?

Je rumine ces réflexions, en suivant les voiturettes qui montent à la queue-leu-leu dans les allées pour rejoindre l’avenue de la grotte et l’hôpital ; et je me secoue, j’ai besoin, je le sens, de me détendre les nerfs, d’échapper à cette tristesse qui, malgré tout, m’accable. Je vais aller m’attabler à la terrasse de l’hôtel Royal ; là sont déjà réunis des groupes d’espagnols, de belges, de hollandais. Chaque pays y revit avec ses usages ; les prêtres espagnols fument des cigarettes, rient avec leurs compatriotes qui s’éventent, souriant à la foule, dégustant des glaces ou buvant du chocolat, séparées par une équipe de Belges en train de lamper de la bière et de fumer des cigares, du petit camp des hollandais qui prennent le thé ou savourent l’apéritif, le schiedam en fumant, eux aussi, des cigares.

Cela me rappelle les petits quartiers de l’Exposition, les cases où chacun apporte ses habitudes et implante, en France, un raccourci de sa patrie, un diminutif de ses mœurs ; ici, c’est une petite Néerlande contenue dans les quelques îlots de ses tables, séparée de la mer de la foule qui moutonne sur la chaussée, par la digue du trottoir ; les femmes, aux casques d’or, qui attiraient les visiteurs du Champ de Mars sont représentées, par deux magnifiques échantillons, non plus de servantes de bars, mais de riches fermières du Zuyderzée, venues, en grand costume, avec le casque et les tirebouchons d’or et les fines dentelles. Personne ne s’occupe des autres et chacun est chez soi, à Lourdes ; les hollandais détellent ; il y a les directeurs de leur pèlerinage, des camériers d’honneur du pape, reconnaissables à leur ceinture violette, et rien n’est plus charmant que la bonhomie de ces vieux prêtres, à cheveux blancs, qui ont de bons yeux et de petites bouches qu’ils plissent pour dérouler le tourbillon de fumée bleue de leurs cigares ; ils plaisantent paternellement avec les jeunes hollandaises coiffées de bérets blancs et décorées d’un ruban jaune souci, avec les mères qui apprêtent, elles, le thé et s’interrompent, pour rire à leur aise, de le verser dans les tasses. De jeunes prêtres, bien découplés, aux figures limpides, forment le cercle autour de leurs chefs et de leurs ouailles et sirotent du genièvre, en fumant. On devine une placidité d’âme, une absence de bourrasques nerveuses dans ce clergé qui vit comme les fidèles, ne constitue pas une caste à part, une espèce de parias ignorant tout de la vie, ainsi que notre clergé déprimé par la peureuse éducation de nos séminaires. Tous ces abbés hollandais ont l’air ravi d’arborer dans la rue cette soutane qu’ils ne revêtent en Hollande, de même que dans tous les pays protestants, que chez eux.

L’on peut, à première vue, penser que ces compatriotes de sainte Lydwine manquent un peu d’ascétisme, mais il faut se dire aussitôt que ces ecclésiastiques ont fait, depuis l’aube, un véritable métier de portefaix et de charretiers. Il n’y a presque pas de laïques dans leur pèlerinage ; aussi doivent-ils s’employer en qualité de brancardiers et de baigneurs ; tous ont la bretelle de cuir sur le dos ; ils sont échinés et il est assez juste qu’ils se reposent et se divertissent avant de reprendre, demain, leur pieux fardeau.

N’en déplaise à une ratichonne qui se plaignait à moi de ces allures, je trouve très bien ce manque de gêne, cette franchise de tenue chez des gens qui se considèrent tels que des enfants venus de loin pour rendre visite à leur Mère ; Elle les reçoit, en effet, ainsi qu’une mère, les dispense de toute cérémonie, les installe commodément et les gâte. Ils sont chez eux en étant chez Elle ; quoi de plus naturel, quoi de plus simple ?

Et puis, cet attablement au café, ces cordiaux que l’on avale sont vraiment utiles ; je le sens bien, par moi-même, moi, qui n’ai pas cependant trimé comme eux. Je suis las de plaies, de prières, de cris ; les voiturettes des malades continuent de passer et je ne veux plus les regarder. Tout au plus, suis-je ému par la lamentable vision d’une grande jeune fille qu’on enlève, devant l’hôtel, de sa voiture et qu’on porte sur les bras, jusqu’à l’ascenseur, pour la remonter dans sa chambre. Elle est si défaite, si pâle qu’elle ferait pleurer de pitié ! mais non, je détourne les yeux, je ne veux plus voir ; j’ai tenté tout ce que je pouvais pour ces malheureux, j’ai ardemment imploré leur guérison. Je demande grâce, moi aussi, jusqu’à demain.

Le spectacle auquel on assiste, du bord de cette terrasse, est plus amusant, plus varié que celui de n’importe quel café des boulevards ; tout le cosmopolitisme de Lourdes défile devant nous et l’on n’entend même plus parler le français. Des vagues de foule déferlent, de la chaussée, sur les trottoirs. Les tramways, dont la station est en face de l’hôtel, roulent dans un bruit de ferrailles, sonnent des coups de timbres, sans arrêt, pour dégager les rails ; un bureau télégraphique, que l’on a provisoirement installé dans ces parages, est envahi ; c’est un va-et-vient de gens empressés qui entrent et qui sortent. Tout autour de nous flotte une odeur de poussière et de vanille ; des montagnards empestent Lourdes, du matin au soir, en promenant des paquets de vieilles gousses, aux sucs épuisés par les pâtissiers et les parfumeurs et fallacieusement ranimées par quelques gouttes d’essence ; des marchands de peaux de moutons, de tapis, de fourrures, auxquels manque sur la tête le fez des Juifs algériens de la rue de Rivoli, se glissent entre les tables du café et essaient d’écouler leurs marchandises aux femmes, et, dans un brouhaha de toutes les langues auxquelles se mêle le patois des Pyrénées, l’on a le tympan percé par les notes stridentes du chalumeau d’un homme qui amène un troupeau de chèvres et vend du lait chaud à la tasse.

Des gamins courent, criant : le Journal de la Grotte ! lisiez les derniers miracles ! des fillettes, aux yeux effrontés, essaient de carotter aux passants des sous ; des religieuses filent, les paupières baissées, en récitant leurs chapelets ; des prêtres de province hasardent un regard de côté sur les prêtres étrangers qui fument ; et voilà qu’un tramway descend, bourré de femmes ; c’est un premier départ d’espagnoles qui vont rejoindre la gare ; et elles hanchent, braillent des vivat, poussent des cris de bêtes fauves, agitent des mouchoirs. Les autres espagnoles, assises au café et qui demeurent jusqu’à demain à Lourdes, leur répondent ; et les jeunes hollandaises auxquelles elles envoient des baisers se lèvent, les saluent de la main, leur souhaitent bon voyage. C’est une riposte de courtoisies, un échange de bonsoirs ; toute une fraternité s’est établie, sans même que l’on s’en soit aperçu, dans ce petit monde qui ne s’était peut-être pas encore parlé.

Le manteau de la Vierge couvre tout, ainsi qu’en ces très vieux tableaux de « Madones protectrices » où Marie, très grande, et debout, étend un large manteau d’hermine soutenu par deux saintes femmes, au-dessus de minuscules personnages, de toutes classes, de tous pays, de tous rangs, qui prient à sa gauche et à sa droite et ne forment, en somme, qu’un unique troupeau, abrité sous une seule et même tente.