Les Foules de Lourdes/Chapitre XIV

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P.-V. Stock (p. 277-296).

XIV


Je commence à être un peu las. Lourdes, vide hier, s’est de nouveau rempli ; le boucan des Ave Maria recommence ; voici trois semaines que je vais, chaque jour, à l’hôpital et à la clinique, que je fais le vague métier d’un carabin. Maintenant, les cas exorbitants, les figures de cauchemars comme celle du paysan de Coutances, les têtes de larves comme celle de cette femme dont l’œil était brandi, tel que celui d’une limace, au bout d’un tentacule, manquent. Sauf un vieillard dont le teint gris-perle me rappelle celui de certains ouvriers, employés dans les manufactures de tabac, tous les nouveaux arrivés de l’hôpital sont des malades sans luxe d’horreur particulière, sans étampe spéciale. J’en ai vu tant de ce genre que je ne flâne plus auprès des lits. À vivre ici, l’on finirait, ma parole, par se désintéresser complètement des affections courantes et ne plus s’exalter que devant des échappés de maladreries, devant des monstres. Le vertige des excès vous gagne ; je sens cela maintenant que ces déballages de bestiaires sont clos ; mais ce que j’éprouve surtout, à ce moment-ci, c’est le besoin de ne plus bouger, le besoin de ne plus humer cette senteur de poussière, de vanille, et de pus qui est l’odeur sigillaire de Lourdes.

Le spectacle que je vois de ma fenêtre, la nouvelle ville couchée dans le fond de cuvette de ses monts ne m’enthousiasme guère Est-ce parce que je suis issu par la ligne paternelle de pays maritime et de sol plat, mais je constate que j’ai de moins en moins le sens de la montagne ; elle me produit l’effet d’un océan figé ; la seule vie qui l’anime est due à une supercherie du ciel ; les nuages qui se meuvent sur les pics, jouent le rôle de vagues muettes, ils bondissent et crêtent leurs cîmes sèches d’écume ; sans eux, ce serait l’immobilité absolue, la mort de la terre stérilisée par l’abus des froids. Le pis est qu’en étant très hautes, ces montagnes n’ont pas l’air d’être élevées, qu’elles ne suggèrent pas une idée d’infini mais une impression d’étouffement. Ah ! décidément, je ne suis pas Alpiniste pour deux sous ! les ascensions cabotines qui se pratiquent, ainsi que chacun sait, avec des jarrets serrés dans des lainages d’Ecosse et des bâtons ferrés à la main, ne m’incitent guères. J’ai encore assez d’imagination pour pouvoir, tout en demeurant dans un fauteuil, me représenter des horizons dont l’immensité dépasse de beaucoup celle qui se déroule du sommet des monts ; le beau est moins ce que l’on voit que ce que l’on rêve et j’avais rêvé, je l’avoue, un tout autre Lourdes ; mais, en fin de compte, puisque j’y suis, je dois convenir que la nature m’émeut plus en largeur qu’en hauteur, et que la traversée si mélancolique des Landes, avec ses couchers de soleil qui s’éperdent dans l’étendue des pinS, m’impressionne bien autrement que ces sites de faîtes et de glaciers si courts.

En tout cas, je suis fatigué des pèlerins et las des paysages ; je reste donc aujourd’hui dans ma chambre et je bouquine des volumes sur les contrefaçons de Lourdes, organisées par la Belgique et la Turquie.

Et je me dis vraiment que la Vierge de Lourdes déconcerte, car les contrefaçons valent l’original, sont parfois même plus fertiles en miracles, plus actives.

L’histoire, en Belgique, du sanctuaire d’Oostakker, situé dans un bourg, au milieu du parc de Slootendriesch, a cinq kilomètres de Gand, est pour le moins singulière. Elle débute par un projet mondain dont la Vierge n’a que faire. En 1870, le goût des aquariums était à la mode dans les familles riches du peuple belge ; une marquise de Courtebourne, qui possédait le château de Slootendriesch, se met dans la tête d’en construire un et comme un aquarium ne va pas sans une fausse grotte, elle décide également d’en bâtir une. L’emplacement une fois choisi dans son parc, on commence les travaux ; sur ces entrefaites, le curé d’Oostackker, l’abbé Moreels, montre une image de la grotte de Lourdes à la marquise et la détermine à réserver, dans l’amas cimenté de ses rocailles, une niche pour y placer une statue de l’Immaculée Conception, imitée de celle des Pyrénées. Le tout fut terminé en 1871 ; et trois ans après, les quelques paysans du hameau qui venaient prier devant l’aquarium et la Vierge avait engendré, on ne sait pas très bien comment, des milliers de visiteurs. Il en vint jusqu’à dix mille en un jour et les miracles éclatèrent.

Le premier qui fut enregistré date du 12 février 1874 ; il échut à Mathilde Verkimpe, une enfant de dix ans, habitant à Loochristi. Elle était boiteuse, incapable de marcher sans béquilles ; tous les médecins des hôpitaux de Gand s’étaient déclarés impuissants à la guérir. Sa mère va demander sa cure à la grotte, rapporte de l’eau de Lourdes qu’on y distribue et, pendant une neuvaine, elle frictionne avec cette eau la jambe de sa fille ; et, à la fin de la neuvaine, la petite se trouve instantanément guérie et peut aller remercier à pied la Vierge.

Et les miracles continuent ; l’on fait d’habitude trois fois le tour de la grotte ; on se lotionne avec l’eau d’un bassin tombée de l’aquarium, dans laquelle on jette, chaque matin, quelques gouttes de la source de Lourdes, et les affections les plus diverses, telles que les coxalgies et les cécités, disparaissent dès que ce liquide les touche.

Au mois de mai de l’année 1875, pour répondre aux besoins des pèlerins, l’on édifia une église de style ogival, sans transept, à deux clochers ; l’on confia le service du pèlerinage aux PP. jésuites de la province belge et Oostakker devint célèbre dans les Flandres. On y brûle des milliers de cierges, comme à Lourdes, et des pyramides d’ex-voto s’élèvent, au-dessus de la grotte, dans les arbres.

Ce fut dans ce lieu que surgit la guérison la plus inouïe qui ait jamais été observée, de mémoire d’homme.

Le 16 février 1867, un paysan du nom de Pierre de Rudder, résidant à Jabbeke, village, situé près de Bruges, eut la jambe gauche cassée par une chute d’arbre ; il y avait fracture du tibia et du péroné et les fragments d’os étaient si nombreux qu’en remuant la jambe, l’on entendait, suivant l’expression du médecin qui lui donna les premiers soins, les os s’entrechoquer, ainsi que des noisettes, dans un sac ; ces fragments ayant été ôtés des tissus, l’on pouvait discerner, dans la plaie, les deux os, demeurés intacts, distants de trois centimètres l’un de l’autre.

L’on ne connaissait pas, à cette époque, l’antisepsie et l’on eut beau se servir de bandages solides, jamais la jonction des deux os, qui baignaient dans le pus, ne parvint à se faire ; la partie inférieure du membre qui n’était plus soudée à l’autre, ballottait, telle qu’une chiffe, dans tous les sens.

Les chirurgiens qui se succédèrent près du malheureux déclarèrent le cas incurable et le professeur Thiriart, de Bruxelles, que l’on consulta en dernier ressort, proposa d’amputer la jambe.

De Rudder refusa ; et il souffrit, pendant plus de huit années, d’atroces tortures, obligé de panser, plusieurs fois par jour, cette plaie dont la sanie ne tarissait pas, se traînant, comme il pouvait, sur des béquilles.

Il avait ouï parler d’Oostakker ; il résolut d’y aller demander à la Vierge, sa guérison. Le 7 avril 1875, trois hommes le hissent dans le train en partance pour Gand ; il est, à sa descente dans cette ville, porté dans l’omnibus d’Oostakker et sa jambe, si bien enveloppée qu’elle soit, laisse échapper des filets d’humeur et de sang qui traversent les linges et tachent la banquette ; arrivé devant la statue de la Vierge, il se repose un peu, boit une gorgée d’eau et veut, ainsi que les autres pèlerins, effectuer, trois fois, le tour de la grotte. Soutenu par sa femme, il accomplit ce tour, deux fois et, à bout de force, il tombe, exténué, sur un banc. Il supplie Notre-Dame de Lourdes de le sauver et il perd subitement la tête, ne sait où il est, se retrouve, en reprenant connaissance, devant Elle, à genoux et se relève, guéri. Plus de trou, les os se sont rejoints ; il ne boite même pas, car les deux jambes sont de longueur égale.

Ce prodige eut un retentissement énorme dans les Flandres ; vingt-deux médecins s’en occupèrent ; on fit des enquêtes minutieuses, dirigées pour plus d’impartialité par des catholiques et par des incrédules ; on interrogea tous les praticiens qui l’avaient soigné, tous les gens du village de Jabbeke qui avaient vu, le jour même du départ, l’état de la blessure, tous ceux qui avaient assisté au miracle ; on soumit de Rudder aux examens les plus rigoureux ; il fallut bien convenir de l’authenticité de ce fait sans précédent, d’une plaie guérie toute seule, en une seconde, et d’un fragment d’os de trois centimètres, destiné à remplacer celui qui manquait, poussé instantanément, à la suite d’une prière.

Il restait, juste, sur la jambe, une tache bleuâtre à l’endroit de la brisure, comme pour attester que l’on n’avait pas été le jouet d’une illusion, que la rupture avait bien existé.

Vingt ans s’écoulent, sans que jamais cette jambe ait fléchi ou ait été, au point de vue de la solidité, inférieure à l’autre et de Rudder, atteint d’une pneumonie, meurt, à l’âge de soixante-quinze ans, le 22 mars 1898. Le 24 mai de l’année suivante, l’on procède à l’autopsie de sa jambe.

L’on constate que la Vierge ne joue pas la difficulté, ainsi que l’on dit au jeu du billard ; Elle a remis cette jambe de même qu’aurait pu le faire le chirurgien le plus habile, si l’opération avait été possible ; et Elle l’a rendue possible par la suppression immédiate d’un foyer purulent, par la création spontanée d’un os.

Cette autopsie d’un miracle est certainement la preuve la plus extraordinaire qui ait jamais pu être fournie d’une action surnaturelle remédiant à l’impuissance humaine dans les guérisons d’ici-bas. Les plaies nerveuses de Zola, l’autosuggestion, la foi qui guérit, toutes les vieilles fariboles des écoles de la Salpêtrière et de Nancy, sont réduites à rien, du coup.

Et il n’y a pas de porte pour s’échapper, ici ; comme l’écrit fort bien le Dr Boissarie, dans les Annales de Noire-Dame de Lourdes. « Nous pouvons dire que, pendant trente-deux ans, les médecins n’ont pas perdu de Rudder de vue ; avec une persistance que rien ne lasse, ils ont attendu sa mort pour faire son autopsie et voir par quel procédé, Dieu pouvait bien guérir les fractures de jambe.

« Grâce aux matériaux qu’ils ont réunis, la guérison de de Rudder restera comme un modèle de ce que l’on peut obtenir par des enquêtes bien conduites.

« Il n’y a pas, dans la science, de fait plus concluant. »

Ce qui peut sembler étrange, au premier abord, c’est qu’un tel miracle, le plus clair peut-être qu’il ait été donné à l’homme de palper et de voir, ait eu lieu, non à Lourdes même, mais dans une de ses succursales. Cependant, ce choix n’est pas étrange, si l’on y réfléchit. Admettez que la guérison de Rudder se soit passée à Lourdes, les incrédules se seraient empressés de la nier ; ils auraient, en tout cas, refusé de participer aux enquêtes, de même qu’ils refusent, malgré toutes les invites qu’on leur adresse, de venir s’assurer de la véracité des phénomènes que l’on observe à la clinique de Lourdes.

Les quelques personnes indépendantes, curieuses de vérifier et d’étudier de visu cette cure, auraient peut-être reculé devant les pertes de temps et les dépenses assez fortes qu’entraîne le parcours des chemins de fer, en France ; bref aucune n’aurait voulu ou n’aurait pu s’atteler, à ses propres frais, à une telle besogne.

Il en est autrement, en Belgique ; les voyages dans ce minuscule pays sont toujours et peu dispendieux et brefs ; puis, il y a dans le tempérament flamand ce qui n’est pas dans le tempérament français plus nerveux et plus pressé, un côté méthodique et minutieux, administratif, lourd même, si l’on y tient, mais capable de ne pas se décourager, de ne pas dévier de la voie qu’il s’est tracée et c’est grâce à ces qualités ou à ces défauts, comme l’on voudra, que nous devons d’être si exactement renseignés sur le cas de de Rudder.

Le choix d’un pays tout à la fois flegmatique et pointilleux, décidé par la Vierge, se comprend donc. Il est à remarquer d’ailleurs que son Fils a agi de même lorsqu’il voulut imposer au monde le nom de l’une de ses stigmatisées, Louise Lateau. Il l’a prise également dans les Flandres et elle y a été l’objet d’enquêtes approfondies, d’expériences de toutes sortes ; les médecins de tous les camps sont allés la visiter dans sa pauvre chaumière de Bois d’Haine. Louise Lateau est célèbre dans l’univers entier. Qui connaît une autre stigmatisée de France dont l’aloi divin peut sembler également sûr ? À part quelques médecins catholiques, tels que le Dr Imbert-Gourbeyre qui fut chargé par Mgr Fournier, l’ancien évêque de Nantes, de la scruter, de la surveiller de très près, personne dans la therapeutique ne s’en est occupé, depuis plus de vingt ans, qu’elle est étendue sur un lit ; et, à l’exception de quelques mystiques, tous ignorent Marie-Julie Jahenny, de la Fraudais !

Il en eût été de même pour Louise Lateau, si, au lieu de résider en Belgique, elle avait demeuré en France.

Pour en revenir à de Rudder, les os de sa jambe sont conservés à l’Université de Louvain, mais des moulages en cuivre ont été concédés à Lourdes où l’on peut les voir, au bureau de la clinique médicale, sur le bureau du Dr Boissarie.

Telle est, en peu de mots, l’histoire du sanctuaire de Oostakker-lez-Gand.

Celui qui fut instauré dans le faubourg de Féri Keuï, à Constantinople, s’explique aisément pour peu que l’on se rappelle combien, depuis des siècles et malgré les efforts de l’Islam, l’hyperdulie s’est maintenue fougueuse et continue, chez les catholiques et chez les schismatiques du Levant.

C’est en Orient qu’est né le culte de la Vierge. D’après une très ancienne tradition mentionnée par le cardinal de Vitry et par les Bollandistes et que l’on retrouve dans les révélations de Marie d’Agréda, saint Pierre aurait fondé, du vivant même de la Vierge, un oratoire en son honneur dans la ville d’Antarados. Ce sanctuaire aurait été le premier, érigé sur la terre, sous son vocable.

Depuis lors, les églises, dédiées à son nom, se sont propagées dans toutes les régions de l’Orient et d’aucunes, au Moyen Âge, furent si fameuses qu’elles attiraient, comme Lourdes maintenant, des pèlerinages venus du monde entier, deux surtout, Notre-Dame de Tartase où, dit Joinville, « Notre-Seigneur a fait maint beau miracle pour honorer sa Mère » — et Notre-Dame de Saidnaya où l’on vénérait le portrait de la Madone attribué à saint Luc.

Et de même que le culte de la fille de Joachim avait, dans le Levant, précédé le nôtre, de même le culte de l’Immaculée Conception y était solennisé par les Grecs dès le VIIIe siècle, alors qu’en Occident, l’on devait longtemps encore discuter la question de savoir si ce privilège pouvait être accordé à la Mère du Sauveur.

Enfin, nulle part, Marie n’a été révérée et choyée d’une façon plus persistante et plus magnifique que dans les liturgies de l’Orient. Les offices de ses différents rites débordent d’effusions, de cris d’enthousiasme, d’éloges enflammés auprès desquels nos prières officielles paraissent bien mesquines et bien froides. Outre les brûlants transports et les câlines hyperboles de leurs hymnographes et de leurs mélodes, leurs messes mêmes, à la fois si dramatiques et si familières, célèbrent ses louanges, ainsi qu’aucun de nos services divins ne le saurait faire.

Toutes les messes arméniennes, maronites, syriaques, débutent par une oraison qui lui est personnellement adressée, au bas de l’autel, par le prêtre, avant qu’il ne commence le Confiteor ; — le Sacrifice s’accomplit sous sa tutelle ; — dans le rite copte, l’on encense son image, pendant les saints mystères ; quant au rite chaldéen, onze fois par jour, il prône sa miséricorde et ses grandeurs.

La place qu’ElIe occupe dans les offices du Levant est, on le voit, beaucoup plus considérable que dans les nôtres ; sans compter encore l’habitude établie dans les temples de déposer son image, entourée de fleurs, sur l’autel, et après les encensements et les chants des Litanies, de bénir le peuple, avec.

La Vierge est donc adulée et aimée dans ces contrées dont Elle est du reste originaire, plus que partout ailleurs et l’on comprend qu’Elle affectionne ces populations qui furent, en somme, ses premières confidentes, ses plus anciennes amies.

Il est, dès lors, tout naturel qu’Elle les ait admises à participer aux grâces qu’Elle distribuait aux fidèles de l’Occident ; et si elle a choisi, pour dispensaire de ses bienfaits, Constantinople, c’est peut-être parce que la renommée de ses miracles pouvait, de là, mieux se répandre dans l’Asie voisine et peut-être aussi parce que c’est dans cette ville que fut définie et proclamée sa Virginité perpétuelle, contre les hérétiques.

Pour organiser cette succursale de Lourdes en Turquie, Elle s’est servi des moyens les plus pratiques et les plus courts.

Elle n’est pas réapparue à une nouvelle bergère, Elle n’a pas créé une nouvelle source, car il est probable qu’en pays infidèle, ses apparitions auraient soulevé des rafales de fanatisme et suscité des luttes de toutes sortes ; Elle ne s’est pas transportée, elle-même, Elle s’est fait transporter sans bruit, de Lourdes à Constantinople où l’on connaissait par ouï-dire son renom de Panaghia des miracles et, de là, Elle a rayonné dans le Levant.

La façon dont s’est effectuée sa translation de l’Occident en Orient est des plus simples.

Les Pères Géorgiens qui avaient fondé, en 1872, à Montauban, une résidence pour l’éducation de leurs novices, durent quitter la France, en 1880, à la suite des décrets d’expulsion et ils retournèrent à Constantinople où était installé leur couvent. En 1881, le 25 mars, fête de l’Annonciation, ils dédièrent dans leur chapelle un autel à Notre-Dame de Lourdes, le surmontèrent d’une statue semblable à celle de la grotte et firent venir de l’eau de la fontaine miraculeuse.

Il n’en fallut pas davantage pour décider l’immédiate éclosion de surprenants miracles ; ils devinrent bientôt si nombreux que le cardinal Vincent Vanutelli, alors archevêque de Sardes et délégué apostolique du Saint-Siège en Turquie, dut instituer une commission d’enquête pour l’examen des guérisons.

Des paralysies, des épilepsies, des cancers disparurent en un clin d’œil ; un juif d’Orta-Keuï, sourd des deux oreilles, et un enfant de treize ans, pied-bot de naissance, furent, en une minute, guéris ; mais ce furent surtout les aveugles et les borgnes qui obtinrent des cures instantanées ; les ophtalmies, si fréquentes et si tenaces, dans les régions du Levant, cédèrent après une simple lotion et des prières. Le bruit déterminé par ces faits extraordinaires fut énorme, et les gens appartenant aux croyances les plus diverses vinrent visiter dans la chapelle des Pères Géorgiens la Notre-Dame de Lourdes.

En sus de femmes de toutes les castes, des pachas, des officiers et des soldats turcs, des ennuques et des derviches, se mêlèrent à la foule qui envahissait le couvent. Des grecs, des arméniens, des bulgares schismatiques, des musulmans, des juifs furent guéris tout aussi bien que les catholiques. L’Immaculée Conception ne paraissait se soucier que fort peu de la différence des cultes et ne se préoccuper nullement, au point de vue des grâces temporelles, de l’axiome « hors de l’Église, point de salut ». Elle avait toujours agi, de la sorte, d’ailleurs, car en 1203, dans son sanctuaire de Notre-Dame de Saidnaya, Elle avait miraculeusement guéri des mahométans et sauvé d’une maladie mortelle le Sultan de Damas, le frère de Saladin, qui, par reconnaissance, voulut entretenir une lampe à perpétuité, devant son icône, dans l’église. Du reste, tous les hommes, chrétiens ou non, ne sont-ils pas ses enfants et le Christ ne s’est-il pas incarné pour les rédimer tous ?

Enfin, comme les catholiques sont peu nombreux dans la Turquie, la chapelle des Géorgiens eût été une bien misérable succursale du grand pèlerinage de Lourdes, tout au plus une pauvre échoppe de prières, si la masse des musulmans et des schismatiques n’y était, — elle aussi, venue — Et ce dut être, à coup sûr, un curieux spectacle que celui de ces cortèges dans lesquels se confondaient toutes les croyances priant Celle qu’ils nomment « Meriem-Ana ou Bikir Meriem » et demandant et obtenant par des voies, plus liturgiques même qu’à Lourdes, des guérisons.

On procédait, en effet, ainsi :

Après les exorations dans la chapelle, devant l’autel de la Vierge, les pèlerins, hommes et femmes, se rendaient dans la sacristie. Là, on les aspergeait d’eau bénite et on leur lisait l’Evangile du jour ; on les bénissait avec l’Évangéliaire posé sur la tête et on leur faisait embrasser la croix gravée sur le plat du livre.

Et les guérisons s’opéraient, en buvant après de l’eau de Lourdes ou en se frictionnant avec cette eau ou encore avec l’huile des lampes allumées devant l’autel de la Madone, dans l’église.

Parfois aussi, les mahométanes dépliaient des mouchoirs et des chemises, destinés, selon l’usage turc, à être portés par les personnes dont elles sollicitaient le retour à la santé — et, avant les prières, elles les plaçaient sur les premières marches de l’autel, pour les reprendre après.

Il y a de cela quelques années, l’on brûlait de quatre à cinq mille cierges dans cette chapelle et l’on y distribuait gratuitement des quantités considérables d’eau et de médailles.

De la Mésopotamie, du Turkestan, l’on en réclamait des envois et, — ce qui est plus étrange — de Médine et de la Mecque, les deux villes saintes de l’Islam !

Parmi les cures reconnues par la Commission d’enquête, il en figure une spécialement intéressante, parce qu’elle reproduit, avant la lettre, une guérison fameuse de Lourdes, celle de la femme à l’aiguille.

Dans le volume si attentif et si lucide du Dr Boissarie, « Lourdes, depuis 1858 jusqu’à nos jours », l’on trouve l’histoire détaillée de cette femme qu’il a observée et étudiée de très près ; on peut la résumer en quelques lignes :

Célestine Dubois avait, depuis sept ans, un fragment d’aiguille brisée dans la paume de la main qui enfla et les doigts contractés se replièrent. L’on pratiqua des incisions, l’on dilata la plaie pendant trois semaines, jamais on ne put extraire ce fragment.

Le 20 août 1886, cette femme plongea sa main dans une des piscines de Lourdes et l’aiguille, se creusant un sillon de huit centimètres, sortit, toute seule, après un trajet subit, sous la peau, par l’extrémité du pouce.

En novembre 1882, c’est-à-dire quatre ans avant cet événement, à Constantinople, une arménienne catholique de Péra vint à la chapelle des Géorgiens, avec un tronçon d’aiguille, perdu dans un doigt ; les chirurgiens renonçaient à l’extirper ; l’inflammation avait gagné la main et le bras et les douleurs étaient atroces. Cette femme fit une neuvaine devant l’autel et, au bout de la neuvaine, l’aiguille partit, d’elle-même et immédiatement l’inflammation cessa.

Qu’est devenue depuis cette époque la chapelle de Féri-Keuï ? — Un article d’un des grands journaux quotidiens de Constantinople, « le Stamboul » m’apprend que, cette année 1906, l’on a célébré les noces d’argent de ce sanctuaire. Le petit couvent des Pères Géorgiens s’est mué en une vaste abbaye, mais l’église est restée la même. Des milliers d’ex-voto tapissent ses murs ; des foules, appartenant à toutes les religions, continuent d’y affluer et comme autrefois, la Vierge y dispense ses grâces.

Des succursales de Lourdes existent dans d’autres pays, en France, en Italie, en Espagne, en Autriche ; les missionnaires ont fondé des temples sous son vocable, dans l’Amérique et l’Océanie, dans la Chine et dans les Indes. Malheureusement, des renseignements précis et soigneusement contrôlés manquent sur les incidents miraculeux qui sans doute s’y produisent.