Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre I

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PREMIÈRE PARTIE


LIVRE PREMIER

UNE RÉUNION MALENCONTREUSE.

I

C’était vers la fin du mois d’août, par une belle matinée claire et chaude. La réunion de la famille Karamazov chez le starets[1] Zossima devait avoir lieu à onze heures et demie. On avait eu recours, en désespoir de cause, à cette assemblée d’un conseil de famille, sous le patronage du vénérable vieillard, pour trancher les différends survenus entre Fédor Pavlovitch Karamazov et son fils aîné Dmitri Fédorovitch. La situation entre le père et le fils était extrêmement tendue. Dmitri Fédorovitch réclamait l’héritage de sa mère, et Fédor Pavlovitch prétendait avoir donné à son fils tout ce qui lui était dû.

Les invités furent amenés par deux voitures. Dans la première, un équipage attelé de forts chevaux, arrivèrent Petre Alexandrovitch Mioussov, — parent de Fédor Pavlovitch par alliance, — et Petre Fomitch Kalganov, qui se préparait à entrer à l’Université, un garçon silencieux et un peu gauche. Mais dans l’intimité, il s’animait, causait et plaisantait gaiement. C’était l’ami du plus jeune des trois fils de Fédor Pavlovitch, Alexey Fédorovitch, alors novice au couvent du starets Zossima.

L’autre voiture, vieille et cahotante, portait Fédor Pavlovitch et son fils Ivan Fédorovitch. Dmitri Fédorovitch, averti pourtant de l’heure du rendez-vous dès la veille, était en retard. Sauf Fédor Pavlovitch, les invités semblaient n’avoir jamais vu de couvents. Quant à Mioussov, un vieux libéral qui depuis longtemps vivait à Paris, il y avait peut-être trente ans qu’il n’était entré dans une église.

— Mais que diable, on ne sait à qui parler, dans cette cahute ! Le temps passe, dit-il à peine entré, finissons-en !

À ce moment, se montra un petit homme chauve avec des yeux doux et qui semblait se cacher sous un ample manteau. Il souleva son chapeau, s’annonça comme un pomiestchik de Toula, et indiqua aux arrivants la cellule du starets. Finalement il leur proposa de les accompagner.

En chemin, ils rencontrèrent un moine qui très-poliment leur dit :

— Le Père supérieur vous invite à dîner chez lui après que vous aurez visité le monastère, à une heure, pas plus tard. Vous aussi, ajouta-t-il en s’adressant au pomiestchik de Toula.

Le pomiestchik se rendit aussitôt chez le supérieur, et le moine se chargea de guider les étrangers.

Ils traversèrent un petit bois.

— Voilà la retraite ! s’écria Fédor Pavlovitch, nous y sommes. La porte est fermée…

Il se mit à faire de grands signes de croix devant les saints figurés en peinture au-dessus et sur les côtés de la porte cochère.

— Il y en a vingt-cinq, dit-il, qui se regardent les uns les autres en mangeant de la choucroute. Pas une femme n’a jamais franchi ce seuil ! Est-ce étonnant ! Et c’est vrai ? Pourtant, on dit que le starets reçoit aussi les dames. Comment cela se fait-il ? demanda-t-il tout à coup au moine.

— En effet, des paysannes ; voyez, il y en a maintenant même qui attendent. Quant aux dames de la haute société, on a construit ici dans la galerie, hors de l’enceinte, deux cellules dont vous voyez les fenêtres : c’est à travers ces fenêtres que le starets leur parle… Tenez, voici une pomiestchitsa de Kharkov qui l’attend avec sa fille malade. Il leur a sans doute promis de les entendre, quoique, depuis quelque temps, il soit très-affaibli et sorte rarement.

— Il y a donc tout de même une porte pour les barinias, dans ce sanctuaire ?… N’allez pas croire, saint Père, que je dis cela par malice, non ! Mais au couvent d’Athènes, non-seulement les femmes n’entrent pas, mais on n’y tolère rien de féminin, ni poules, ni dindes, ni génisses…

— Fédor Pavlovitch, dit Mioussov, si vous ne cessez pas, je vous laisse, et je vous préviens qu’on vous sortira d’ici par la force.

— Bon ! Est-ce que je vous gêne ?…

— Attendez-moi un peu, messieurs, dit le moine, je vais prévenir le starets.

— Fédor Pavlovitch, murmura Mioussov, pour la dernière fois, je vous avertis que, si vous vous conduisez mal, je vous en ferai repentir.

— Je ne comprends guère cette émotion de votre part, dit Fédor Pavlovitch d’un air narquois. Ce sont peut-être vos péchés qui vous tourmentent ? Vous savez que le starets lit dans les yeux des gens le motif qui les amène ! Mais tenez-vous donc tant à l’opinion des moines, vous, un Parisien, un homme avancé ? En vérité, vous m’étonnez.

Mioussov n’eut pas le temps de répondre à ces sarcasmes, le moine vint avertir les visiteurs qu’on les attendait.

II

Ils entrèrent dans une sorte de salon. Le starets vint à leur rencontre. Il était accompagné d’Alioscha[2] et d’un autre novice.

Tous saluèrent le vieillard avec une politesse affectée. Il allait lever les mains pour les bénir, mais il s’en abstint, et, rendant le salut, les invita à s’asseoir. Le sang monta aux joues d’Alioscha.

Le starets prit place sur un petit divan en acajou couvert de cuir, et les étrangers s’assirent aussi.

Deux moines assistaient à cette entrevue, assis l’un auprès de la porte, l’autre auprès de la fenêtre. Alioscha, un autre novice et un séminariste restèrent debout. La cellule était exiguë et l’atmosphère maussade ; des meubles grossiers et pauvres, et juste l’indispensable. Il y avait devant la fenêtre deux pots de fleurs et dans les coins beaucoup d’icônes, l’une d’elles représentant la sainte Vierge, assez grande image certainement très-antérieure au temps du Raskol[3], et devant laquelle était suspendue une lampe allumée. Deux autres icônes enrichies d’ornements éclatants brillaient à côté de celle de la Vierge, et encore des chérubins, des œufs en faïence, une croix catholique en ivoire avec une Mater dolorosa qui l’entourait de ses bras, des gravures de célèbres tableaux italiens des siècles passés, véritables et précieuses œuvres d’art mêlées à de grossières lithographies pieuses des plus communes. Et sur les murs pendaient des portraits lithographies d’évêques morts ou vivants. Mioussov jeta un coup d’œil distrait sur ces attributs essentiels d’un intérieur ecclésiastique et arrêta fixement son regard sur le starets.

Dès l’abord, le starets lui déplut. Et en effet le visage de ce vieillard laissait voir des caractères qui eussent pu déplaire à d’autres que Mioussov. C’était un homme petit, voûté, aux jambes vacillantes, âgé seulement de soixante-cinq ans, mais que la maladie vieillissait d’au moins dix années. Le visage était desséché, tout sillonné de petites rides, surtout autour des yeux, des yeux petits, vifs, étincelants comme deux tisons. Il n’avait de cheveux qu’autour des tempes, des cheveux gris et courts ; sa barbe, qu’il portait en pointe, était rare ; il souriait avec des lèvres minces comme deux ficelles. Son nez était de longueur moyenne, mais plus pointu qu’un bec d’oiseau.

« Tout présage en cet homme une âme fielleuse et vaniteuse », pensait Mioussov.

L’horloge sonna midi. Comme si elle n’eût attendu que ce signal, la conversation s’engagea aussitôt.

— Juste l’heure ! s’écria Fédor Pavlovitch, et mon fils Dmitri n’est pas encore là ! Je vous prie de l’excuser, saint vieillard.

Alioscha tressaillit à ce saint vieillard.

— Quant à moi, continua Fédor Pavlovitch, je suis toujours exact. Heure militaire ! L’exactitude est la politesse des rois.

— Mais vous prenez-vous pour un roi ? murmura Mioussov.

— En effet, je ne suis pas un roi, soyez certain que je le savais moi-même, Petre Alexandrovitch. Que voulez-vous ? Je parle toujours hors de propos… Votre sainteté, s’écria-t-il avec une vivacité soudaine, vous voyez devant vous un véritable bouffon. C’est comme tel que je me présente. Une habitude, hélas ! invétérée m’oblige à parler hors de propos, mais c’est avec l’intention de faire rire et d’être agréable. Il faut toujours être agréable, n’est-ce pas ?… Grand starets, à propos, j’allais oublier ! Il y a trois ans que j’ai résolu de venir ici me renseigner pour élucider quelques doutes. Seulement, je vous prie de ne pas laisser Petre Alexandrovitch m’interrompre. Est-il vrai, vénérable Père, qu’on parle quelque part dans le Martyrologe d’un saint martyr qui, après avoir été décapité, ramassa sa tête, la baisa avec amour, et marcha longtemps en la tenant toujours et sans cesser de la baiser ? Est-ce vrai ou faux, mes bons Pères ?

— Ce n’est pas vrai, dit le starets.

— Rien de semblable ne se trouve dans le Martyrologe. Quel était ce saint ? demanda le Père bibliothécaire.

— Je ne sais pas son nom, je ne sais pas du tout. On m’aura trompé. Et c’est Petre Alexandrovitch Mioussov ici présent qui m’a fait ce conte.

— Jamais ! c’est faux ! D’ailleurs, quand vous ai-je parlé ?

— En effet, ce n’est pas à moi que vous parliez. Mais vous avez conté cette histoire dans une réunion où je me trouvais, il y a trois ans. Vous avez ébranlé ma foi par ce récit ridicule, Petre Alexandrovitch. Vous ne vous en doutiez guère, mais moi, je suis rentré chez moi, un peu incrédule ce soir-là, et, depuis, ma foi périclite de jour en jour. Oui, Petre Alexandrovitch, vous êtes la première cause de mon abaissement moral !

Fédor Pavlovitch était très-pathétique, bien que personne ne pût prendre au sérieux la farce qu’il jouait. Pourtant Mioussov se fâcha.

— Quelles sottises ! murmura-t-il. Autant de mots, autant de sottises ! J’ai pu dire, en effet, cela, jadis… Mais pas à vous ; on m’a raconté à moi-même cette plaisanterie… un Français… à Paris… un homme très-savant qui étudie spécialement la statistique de la Russie… Il a vécu longtemps en Russie… Je n’ai pas, quant à moi, vérifié la chose sur le Martyrologe… Je n’ai même pas l’intention de le lire… On bavarde à table… car c’était pendant un souper…

— Eh oui ! un souper qui m’a coûté la foi ! dit Fédor Pavlovitch.

— Que m’importe votre foi ! s’écria Mioussov.

Puis il se reprit et ajouta d’un ton méprisant :

— Vous souillez tout ce que vous touchez.

Le starets se leva vivement.

— Pardonnez-moi, messieurs, je vous laisse pour quelques instants, dit-il, mais il y a des gens qui m’attendent et qui sont venus avant vous.

Il sortit, Alioscha et le novice s’empressèrent de le soutenir pour l’aider à descendre dans l’escalier. Alioscha semblait ravi de cette occasion de quitter ses parents avant qu’ils eussent eu le temps d’offenser le starets.

Le starets se dirigeait vers la galerie pour bénir ceux qui l’attendaient, mais Fédor Pavlovitch le retint encore à la porte de la cellule.

— Saint homme, s’écria-t-il d’une voix émue, permettez-moi de baiser votre main. Oui, je vois qu’on peut vous parler librement, qu’on peut vivre dans votre ombre. Vous me prenez sans doute pour un sempiternel bouffon ? Sachez donc que j’ai joué cette comédie jusqu’ici pour vous éprouver. Je voulais savoir si mon abjection trouverait grâce devant votre sainteté. Eh bien ! je vous donne un diplôme d’honneur : on peut vivre avec vous. Et maintenant, je vais me taire ; jusqu’à la fin de notre entrevue, je ne parlerai plus. Vous avez désormais la parole, Petre Alexandrovitch. Vous êtes le personnage le plus important… pour dix minutes.

III

En bas, dans la galerie en bois qui dessinait l’enceinte, il n’y avait que des femmes, une vingtaine de babas. On les avait prévenues que le starets les recevrait. La pomiestchitsa Khokhlakov avec sa fille attendaient dans la cellule réservée aux femmes du monde. La mère, riche, élégante, d’un extérieur avenant, un peu pâle, les yeux vifs et presque noirs, jeune encore, une femme de trente-trois ans, était dans sa cinquième année de veuvage. Sa fille, âgée de quatorze ans, avait les jambes paralysées ; depuis six mois, il lui était impossible de marcher, et on la roulait dans un fauteuil.

Très-jolie, quoique amaigrie par la souffrance, elle souriait toujours, et l’espièglerie rayonnait dans ses yeux grands et sombres, frangés de longs cils. La pomiestchitsa aurait voulu dès le printemps l’emmener à l’étranger, mais l’administration de son bien l’avait retenue. Arrivées depuis plus d’une semaine, elles n’avaient vu le starets pour la première fois que trois jours avant celui où commence ce récit. Elles étaient revenues, bien qu’on les eût informées que le starets ne recevait presque plus, demander instamment qu’on leur accordât une fois encore le bonheur de voir le grand médecin.

Le starets se dirigea d’abord vers les babas. Aussitôt elles se pressèrent en foule vers le perron élevé de trois marches qui séparait l’enceinte de la basse galerie.

Le starets s’arrêta sur la plus haute marche, il revêtit une étole et commença à bénir les femmes agenouillées. On amena devant lui à grand’peine une klikouscha[4]. À peine eut-elle aperçu le starets qu’elle se mit à jeter des cris perçants, à hoqueter et à trembler. Le starets lui mit l’étole sur la tête, fit une courte prière, et aussitôt la malade se tut et se calma.

J’ai souvent, dans mon enfance, à la campagne, vu et entendu des klikouschas. On les menait à l’église où elles entraient en hurlant comme des chiens : et, tout à coup, devant l’autel où le Saint Sacrement était exposé, elles se calmaient, la possession cessait pour quelque temps. Cela m’intriguait fort. Mais les pomiestchiks et mes professeurs m’expliquèrent que tous ces manèges n’étaient que supercheries, et que les prétendues klikouschas simulaient la possession par paresse, afin qu’on les dispensât de travailler, que la sévérité venait toujours à bout de ces fausses maladies, et ils citaient à l’appui divers exemples. Par la suite, j’appris avec étonnement de certains médecins spécialistes qu’il n’y a là aucune supercherie, qu’il s’agit d’une terrible et trop réelle maladie féminine, particulièrement fréquente en Russie. Cette maladie, une des meilleures preuves de l’insupportable condition de nos paysannes, provient soit de travaux trop pénibles, supportés trop peu de temps après de laborieux accouchements opérés sans l’intervention d’aucun médecin, soit de chagrins profonds, de mauvais traitements, etc., toutes choses que certains tempéraments de femmes ne peuvent supporter. Quant à l’étrange guérison instantanée de la possédée conduite devant le Saint Sacrement, guérison qu’on traite encore de comédie due peut-être à l’initiative des « cléricaux », c’est probablement la chose la plus naturelle du monde ; en effet, ces babas qui conduisent la malade, et la malade elle-même, croient comme à une incontestable vérité que l’esprit malin qui la tourmente s’enfuira dès qu’on sera parvenu à introduire la possédée dans une église et à l’agenouiller devant le Saint Sacrement : l’attente du miracle, — et d’un miracle certain, — doit nécessairement déterminer une révolution dans un organisme en proie à une maladie nerveuse, et, au moment où est accompli le rite prescrit, c’est cette révolution même qui produit le miracle.

La plupart des femmes qui se trouvaient là pleuraient d’enthousiasme et d’attendrissement. Les autres se pressaient pour baiser au moins le vêtement du saint. D’autres encore murmuraient des prières. Il les bénit toutes et échangea quelques paroles avec plusieurs d’entre elles.

— Celle-là vient de loin, dit-il en montrant une femme extrêmement maigre, une alcoolique dont le visage était non pas bronzé, mais noirci par le soleil.

Elle se tenait à genoux et regardait fixement le starets. Il y avait de l’extase dans ce regard.

— Oui, de loin, mon petit Père, oui, de loin ; trois cents verstes. Oui, de loin, Père ; oui, de loin, fit la femme, en traînant sur les mots.

Elle parlait comme on prie.

Le chagrin du peuple est ordinairement taciturne et patient. Mais quelquefois il éclate en pleurs, en lamentations qui ne cessent plus, surtout chez les femmes. Ce chagrin-là n’est pas plus facile à supporter que le chagrin silencieux. L’espèce de soulagement que procurent ces lamentations est factice et ne fait qu’agrandir la blessure du cœur, comme on irrite une plaie en la touchant. C’est une douleur qui ne veut pas de consolations ; elle se nourrit d’elle-même.

— Vous êtes probablement une mestchanka[5], continua le starets, sans la quitter de son regard curieux.

— Nous sommes de la ville, mon Père, nous sommes de la ville, quoique paysans. Je suis venue pour te voir, mon Père. Nous avons entendu parler de toi ! J’ai enterré mon fils, mon bébé, et je suis allée prier Dieu. Je suis allée dans trois monastères, mais on m’a dit : « Va donc, Nastassiouchka[6], là-bas ! » Là-bas, c’est chez vous, mon doux petit Père, ici. Et voilà, je suis venue, hier à l’église et aujourd’hui chez vous.

— Qui pleures-tu ?

— C’est mon fils que je pleure, mon petit Père. Il n’avait que trois ans moins trois mois. C’est à cause de lui que je me désole, Père ; c’est à cause de mon fils ! C’était le dernier. Nous en avions quatre, Nikitouschka[7] et moi. Mais chez nous, ils ne restent pas longtemps debout, les enfants ; ils ne restent pas longtemps debout ! Les trois premiers, je les ai moins regrettés ; mais le dernier, je ne puis l’oublier. Il me semble toujours le voir auprès de moi, il ne veut pas me quitter !… Je regarde ses petits linges, ses chemises, ses petits souliers, et je fonds en larmes. J’étale devant moi tout ce qui me reste de lui, tout ce qui l’a touché, je regarde longtemps et je me désespère. J’ai dit à Nikitouschka, mon mari : « Patron, laisse-moi partir en pèlerinage… » Il est izvostchik[8]. Nous ne sommes pas pauvres, mon Père, pas pauvres. Nous avons des charrettes, des chevaux et une voiture à nous. Mais à quoi cela nous servira-t-il maintenant ! Il commence à boire sans moi, mon Nikitouschka. Il buvait déjà auparavant quand je n’y prenais pas garde. Mais aujourd’hui, dès que je ne suis pas là, il s’enivre. D’ailleurs je ne m’occupe plus de lui. Voilà trois mois que j’ai quitté ma maison. J’ai oublié, j’ai tout oublié, et je ne veux même plus penser à rien. Qu’y ferais-je ? tout est fini pour moi, tout, tout !…

— Écoute, mère, dit le starets. Un jour, un grand Saint d’autrefois rencontra dans un temple une mère qui pleurait comme toi son enfant mort, un enfant unique que Dieu avait rappelé à lui. « Ne sais-tu donc pas, lui dit le Saint, comment les enfants savent se faire écouter de Dieu ? Maître, lui disent-ils, à quoi bon nous donner la vie, puisque c’est pour nous la retirer aussitôt ? Et ils prient et supplient avec tant d’insistance que Dieu finit par leur donner une place parmi les anges. Ne te désole donc plus, femme : ton enfant est maintenant un ange devant Dieu. » Ainsi parla le Saint, un grand Saint qui ne pouvait mentir. Sache donc, toi aussi, mère, que ton fils est devant l’autel du Seigneur, plein de joie et priant pour toi. Pleure si tu veux, mais que ce soit des larmes de joie.

La femme l’écoutait sans relever sa tête courbée dans sa main. Elle soupira profondément.

— C’est ce que Nikitouschka me dit aussi pour me consoler. « Sotte que tu es, qu’il me dit, pourquoi pleurer ? Notre fils est chez Dieu et chante avec les autres anges les louanges du Très-Haut. » Mais il a beau dire, il pleure lui-même ; je le vois bien, qu’il pleure comme moi, et je lui réponds : Oui, Nikitouschka, je le sais, il ne peut être ailleurs que dans la maison de Dieu. Mais ici, ici, Nikitouschka, il n’y est plus, assis auprès de nous comme naguère. Si du moins je pouvais le voir une fois encore, rien qu’une fois, sans même m’approcher de lui, sans lui parler, blottie dans un coin en le regardant un instant pendant qu’il jouerait dans la cour, en criant comme jadis de sa petite voix : Maman, où es-tu ? Oh ! l’entendre seulement trotter avec ses petits pieds à travers la chambre ! Toc, toc, ses petits pieds allaient si vite quand il courait à moi en criant et en riant. Entendre seulement le bruit de ses petits pieds ! l’entendre seulement, le reconnaître ! Mais non, mon petit Père, plus jamais, je ne l’entendrai plus jamais. Voilà sa petite ceinture, mais lui, il n’y est plus ! et jamais je ne le verrai ! et jamais je ne l’entendrai !

Elle tira de son corsage une petite ceinture galonnée, et à peine l’eut-elle vue, qu’elle tressaillit, en proie à une crise de sanglots.

Elle cacha son visage dans ses mains, et entre ses doigts les larmes coulaient à flots.

— Voilà l’antique Rachel, dit le starets, qui pleure ses enfants et ne peut se consoler parce qu’ils ne sont plus. Pleure ! pleure ! mais en pleurant, rappelle-toi que ton fils est parmi les anges de Dieu, qu’il te regarde du haut du ciel, se réjouit de tes larmes et les montre au Seigneur. Ils ne tariront pas, ces longs pleurs, mais à la longue ta douleur deviendra douce et tes larmes ne seront plus qu’une rosée attendrissante qui te lavera de tes péchés. Je prierai pour le repos de l’âme de ton fils. Comment l’appelais-tu ?

— Alexey, mon petit père.

— Joli nom ! C’est donc pour Alexey, l’homme de Dieu, que je prierai.

— Oui, mon petit père, « l’homme de Dieu », Alexey, « l’homme de Dieu. »

— Quel grand saint ! Je prierai pour l’âme de ton enfant, mère, ce grand saint Alexey ; je prierai pour que tu sois moins triste, et je prierai aussi pour la santé de ton mari. Mais c’est un péché de l’abandonner. Retourne chez lui et soigne-le. Si ton fils apprend que tu délaisses ainsi son père, il en sera désolé : veux-tu troubler sa paix délicieuse ? Car il vit, entends-tu, il vit ! L’âme est imortelle, et si son apparence n’est plus visible pour toi, l’âme, l’âme elle-même continue pourtant à t’environner. Comment aurait-elle de la joie à vivre dans ta maison si tu la hais, si tu la quittes ? Chez qui pourrait aller ton fils s’il ne sait où trouver réunis son père et sa mère ? Tu le vois dans tes rêves, et, à cause de ta fuite, tes rêves sont des cauchemars ; mais si tu retournes chez ton mari, tes rêves deviendront très-doux. Retourne, femme, retourne chez toi aujourd’hui même.

— J’irai, Père, j’irai puisque tu le veux. Tu m’as touchée… Nikitouschka, tu m’attends, mon cher Nikitouschka, tu m’attends !…

Elle éclata de nouveau en sanglots.

Mais le starets s’était déjà détourné vers une petite vieille vêtue en citadine, contrairement à l’usage des pèlerins. Elle expliqua qu’elle était veuve d’un sous-officier et qu’elle arrivait de la ville. Elle avait un petit-fils, Vassignka[9], employé en Sibérie, dont elle était sans nouvelles depuis un an.

— Je voulais m’informer, savoir ce qu’il fait, mais je ne savais à qui m’adresser. Alors une de mes connaissances, une riche marchande, me dit : « Voyons, qu’elle me dit, Prokhorovna, fais-le inscrire à l’église, qu’elle me dit, pour qu’on prie pour le repos de son âme ; alors son âme, qu’elle me dit, sera offensée, et il t’écrira, c’est sûr. On en a déjà plusieurs fois fait l’expérience », qu’elle me dit. J’ai pourtant des doutes, moi… Vous, notre lumière, dites si c’est vrai ou non ; faut-il le faire ? dites !

— N’y pense même pas ! C’est une honte ! Est-il possible, une âme vivante ! Sa propre mère prierait pour le repos d’une âme vivante ! C’est un grand péché, quelque chose comme le crime de sorcellerie. Cela te sera pardonné à cause de ton ignorance, mais prie plutôt la Reine du ciel, notre protectrice assurée, prie-la de défendre ton fils, de veiller sur sa santé et de te pardonner à toi-même ta mauvaise pensée. Écoute encore, Prokhorovna : ou bien ton fils sera bientôt ici lui-même, ou il t’écrira, entends-moi bien et crois-moi. Va en paix. Ton fils est vivant, je te l’affirme.

— Tu es notre bien-aimé ! Que Dieu te récompense ! notre bienfaiteur ! Toi qui pries pour tous, toi qui nous remets nos péchés !…

Le starets fut ensuite attiré par deux yeux qui luisaient dans la foule, deux yeux fatigués et luisants de fièvre. C’était une jeune paysanne malade. Elle restait silencieuse ; ses yeux suppliaient, mais elle n’osait s’approcher.

— Que désires-tu, ma fille ?

— Absous-moi, mon Père, dit-elle doucement ; et elle s’agenouilla sans hâte. J’ai péché, mon Père, et mon péché me fait peur.

Le starets s’assit sur le plus bas degré, la femme s’approcha de lui en se traînant sur ses genoux.

— Je suis veuve depuis trois ans, commença-t-elle d’une voix basse et en tremblant. La vie conjugale a été pénible pour moi. Mon mari était vieux, il me battait. Il est tombé malade, et je me suis dit : « S’il guérit, il se lèvera de nouveau, et que deviendrai-je ?… » Et alors une pensée m’est venue…

— Attends, dit le starets, et il approcha son oreille des lèvres de la jeune femme.

La femme continua en murmurant si bas que personne, sauf le starets, ne put l’entendre ; ce fut d’ailleurs très-court.

— Il y a trois ans de cela ? demanda le starets.

— Il y a trois ans. D’abord, je n’y pensais pas, mais maintenant je suis malade de chagrin.

— Tu viens de loin ?

— Cinq cents verstes d’ici.

— Tu as dit cela en te confessant ?

— Je l’ai dit, je l’ai dit, deux fois de suite.

— T’a-t-on permis la communion ?

— Oui ; mais j’ai peur de la mort.

— Non, ne crains pas, il ne faut jamais rien craindre. Ne te lamente pas. Repens-toi, et Dieu te pardonnera. Il n’y a pas au monde un péché que Dieu refuse de pardonner à quiconque possède le vrai repentir. L’homme, d’ailleurs, quels que soient ses péchés, ne peut épuiser la miséricorde divine. Ô femme, la miséricorde divine est si grande ! Toi-même, pécheresse, et même à cause de ton péché, Dieu t’aime ! Il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour dix justes qui persévèrent, — c’est une bien ancienne parole ! Va donc et cesse de craindre. Sois douce aux offenses des hommes. Pardonne dans ton cœur à celui qui est mort, pardonne-lui tout le mal qu’il t’a fait, et la paix véritable descendra en toi. L’amour efface tout ! Songe : si moi qui suis un pécheur comme toi, j’ai pitié de toi, femme, combien plus grande doit être la pitié de Dieu ! L’amour est un trésor tellement inestimable qu’il suffit à racheter tous les péchés du monde, non-seulement les nôtres, entends-tu, mais tous ceux du monde ! Va, et ne crains plus.

Il fit trois fois le signe de la croix sur elle, ôta de son cou une petite médaille et l’attacha au cou de la jeune femme, qui se prosterna devant lui jusqu’à terre.

Le starets se leva et sourit à une grosse baba, toute rouge de santé, qui portait dans ses bras un petit enfant.

— Je viens de Nischegoria, mon Père.

— Cela fait six verstes. Tu as dû te fatiguer beaucoup avec ton enfant ! Que veux-tu ?

— Mais, je suis venue pour te contempler. Ce n’est pas la première fois que je viens, m’as-tu oubliée ? Tu n’as pas bien bonne mémoire ! On disait chez nous : Il est malade. Alors je me suis dit : Il faut que j’aille le voir. Et je vois maintenant que tu n’es pas déjà si mal. Tu vivras encore vingt ans, sois-en sûr ! Que Dieu te garde ! Assez de gens prient pour toi, tu n’as rien à craindre, va !

— Merci, ma fille.

— À propos, j’ai une petite prière à te faire. J’ai apporté soixante kopeks : donne-les, mon Père, à une plus pauvre que moi. Je me suis dit : C’est par son intermédiaire que je veux les donner.

— Merci, ma fille, merci. Tu es une bonne âme. Je ferai comme tu veux. Est-ce une fille que tu portes là sur tes bras ?

— Une fille, mon père, Lizaveta.

— Que Dieu vous bénisse toutes deux ! Tu m’as fait plaisir, mère. Adieu, mes enfants.

Il bénit tout le monde et salua profondément.

IV

La pomiestchitsa, qui assistait à cette scène, pleurait doucement. C’était une femme du monde, sensible et d’instincts sincèrement bons. Elle fit quelques pas au-devant du starets qui venait vers elle, et lui dit avec enthousiasme :

— Que je suis émue !…

L’émotion l’empêcha de continuer.

— Comme je comprends, reprit-elle, que le peuple vous aime ! J’aime le peuple, moi aussi, et comment ne pas l’aimer, notre grand et bon peuple russe ?

— Comment va votre fille ? Vous avez désiré avoir encore un entretien avec moi ?

— Oh ! je serais volontiers restée trois jours à genoux devant votre porte pour obtenir de vous quelques instants. Nous sommes venues vous exprimer notre ardente gratitude. Vous avez guéri ma Liza[10]. Vous l’avez absolument guérie, et comment ? Seulement en priant pour elle et en lui imposant les mains. Nous sommes venues pour les baiser, ces mains vénérables, et pour vous dire toute notre admiration.

— Comment ? Je l’ai guérie ? Pourquoi donc est-elle encore étendue dans son fauteuil ?

— Du moins, les fièvres nocturnes ont disparu depuis deux jours, précisément depuis jeudi, se hâta de dire la dame ; ses jambes sont devenues plus valides. Ce matin, elle s’est éveillée toute rétablie, après une bonne nuit. Voyez ses joues roses et ses yeux brillants. Elle pleurait, elle rit, elle est gaie et joyeuse. Aujourd’hui, elle a voulu se lever, debout, sur ses pieds, et elle est restée toute une minute sans que personne la soutînt. Elle prétend que dans quinze jours elle dansera le quadrille. J’ai fait venir le médecin de la ville, Herzenschtube. Il a haussé les épaules et a déclaré n’y rien comprendre. Et vous voulez que nous vivions sans vous remercier ? Liza, remercie donc ! remercie !

Le visage souriant de Liza devint tout à coup sérieux ; elle se souleva autant qu’elle put sur son fauteuil, et se tournant vers le starets, elle joignit les mains. Mais, n’y pouvant plus tenir, elle éclata de rire…

— C’est de lui ! c’est de lui ! dit-elle en désignant Alioscha avec un dépit enfantin.

Le visage d’Alioscha s’empourpra aussitôt. Ses yeux étincelaient, il les ferma.

— Elle a quelque chose à vous dire, Alexey Fédorovitch. Comment vous portez-vous ? dit la dame en s’adressant à Alioscha et en lui tendant sa fine main gantée.

Le starets se retourna et regarda attentivement Alioscha pendant que celui-ci s’approchait de la jeune fille avec un sourire embarrassé. Liza prit un air important.

— Katherina Ivanovna vous envoie par mon intermédiaire ceci, dit-elle en lui donnant une lettre. Elle vous prie de venir la voir tout de suite, et de n’y pas manquer.

— Elle me prie de venir chez elle, moi ?… Pourquoi faire ? murmura Alioscha, étonné et soucieux.

— C’est à propos de Dmitri Fédorovitch et… de tous ces derniers événements, se hâta de dire la pomiestchitsa. Katherina Ivanovna a pris un parti. Mais elle a besoin de vous voir… Dans quel but, je l’ignore, mais elle demande à vous voir le plus tôt possible. Vous irez chez elle, n’est-ce pas ? le sentiment chrétien vous le commande.

— Je ne l’ai vue qu’une fois, reprit Alioscha, toujours étonné… C’est bien, j’irai, continua-t-il après avoir lu la lettre qui ne contenait qu’une pressante prière de venir.

— Ce sera une bonne action de votre part, dit Liza avec animation. Moi qui disais à maman : Il n’ira jamais, il est trop occupé de faire son salut… Que vous êtes bon ! je le sais depuis longtemps, et j’ai plaisir à vous le dire.

— Lise ! fit la mère d’un ton qui voulait être grondeur, mais elle sourit presque aussitôt… Aussi vous nous oubliez trop, Alexey Fedorovitch, vous ne venez jamais chez nous. Pourtant, ma Liza m’a dit plus d’une fois qu’elle ne se sentait bien qu’auprès de vous.

Alioscha baissa les yeux, rougit de nouveau et sourit sans savoir pourquoi. Le starets avait détourné de lui son attention. Il causait avec un moine qui se tenait auprès du fauteuil de Liza, un moine très-simple, d’origine paysanne, aux idées étroites, mais plein de foi et très-obstiné. Il dit qu’il venait du Nord, d’Obdorsk, du couvent de Saint-Sylvestre, un pauvre couvent composé de vingt moines seulement. Le starets le bénit, et l’invita à venir le visiter dans sa cellule quand il lui plairait. À ce moment, la pomiestchitsa lui demanda de quelle maladie il pouvait souffrir, ayant tous les dehors d’une excellente santé et la gaieté peinte sur le visage.

— Je me sens aujourd’hui mieux que de coutume, mais ce mieux est passager. Je connais mon mal, et si je vous semble si gai c’est que l’homme est créé pour le bonheur et qu’il se sent heureux dès qu’il peut se dire : « J’ai fait mon devoir. » Je suis d’ailleurs content de votre remarque, car tous les saints étaient gais.

— Avec quelle assurance vous dites de si grandes paroles ! Vos paroles sont comme des traits. Mais le bonheur, où est-il pourtant ? Qui peut dire de lui-même qu’il est heureux ? Puisque vous avez la bonté de nous permettre de rester quelques instants encore, laissez-moi vous dire aujourd’hui tout ce que je n’ai pu vous dire l’autre jour, tout ce qui m’oppresse depuis si longtemps. Je souffre, pardonnez-moi, je souffre…

Elle joignit les mains avec exaltation.

— Mais de quoi particulièrement souffrez-vous ?

— Je souffre… du manque de foi.

— Du manque de foi en Dieu ?

— Oh ! non ! je n’ose même pas penser à un tel doute. Mais la vie future, c’est si problématique ! Personne ne peut rien dire de certain sur ce sujet. Écoutez, vous êtes le médecin des âmes… Cette pensée de la vie d’outre-tombe m’émeut jusqu’à la souffrance, jusqu’à la peur, jusqu’à la terreur. Et je ne sais à qui m’adresser, jamais je n’ai osé parler de cela. Mais avec vous, j’ose… Tout le monde croit à la vie future : mais d’où vient cette foi ? Les savants assurent que la foi est née de la peur que causaient aux premiers hommes les phénomènes terrifiants de la nature, que la foi n’a pas d’autre origine… Ô ciel ! J’aurai cru toute ma vie : je meurs, et il n’y a rien ! rien que l’ortie qui poussera sur ma tombe, comme a dit je ne sais plus quel poëte. Mais c’est affreux ! Comment croire, après cela ? Du reste, je n’ai jamais cru que dans mon enfance, machinalement, sans réfléchir. Et comment savoir la vérité ? Je regarde autour de moi, personne ne se soucie de ces choses, presque personne aujourd’hui. Mais moi, mon ignorance m’est insupportable ! C’est affreux, affreux !

— Certes, c’est affreux. Prouver est impossible, pourtant on peut se convaincre…

— Comment ?

— Par l’expérience d’un amour actif. Tâchez d’aimer votre prochain activement et sans cesse. À mesure que votre amour grandira, vous vous convaincrez davantage de l’existence de Dieu et de l’immortalité de votre âme. Et si vous arrivez à l’abnégation, alors vous croirez sans plus douter,

— L’amour actif ! Voilà encore une question, et quelle question ! Voyez-vous, j’aime à un tel point l’humanité que je rêve parfois d’abandonner tout, d’abandonner ma Liza, et de me faire sœur de charité. Dans ces moments-là rien ne pourrait m’effrayer, je panserais les blessés, je laverais de mes propres mains les blessures, je baiserais volontiers les plaies…

— C’est déjà beaucoup de pouvoir concevoir de tels désirs.

— Oui, mais pourrais-je longtemps supporter cette vie de dévouement ? continua-t-elle avec ardeur ; voilà ma plus grande inquiétude. Je ferme les yeux et je me demande : Aurais-je longtemps persévéré dans cette vocation ? Si le malade était ingrat, exigeant, si ses caprices me faisaient souffrir, s’il se plaignait de moi, que ferais-je ? l’ingratitude pourrait décourager mon amour pour l’humanité… je veux travailler pour être payée, comprenez-vous ? Je veux un salaire, je veux de l’amour en échange de mon amour, et sans cet échange, je ne puis aimer !

— C’est ce que me disait, il y a longtemps, un médecin, un homme avancé en âge et d’un très-grand esprit. Il parlait comme vous, avec sincérité, quoiqu’il affectât de plaisanter, — mais il riait jaune. Plus j’aime l’humanité, plus je déteste l’individu, me disait-il. Mes rêves s’exaltent parfois jusqu’au désir de me sacrifier pour l’humanité ; oui, je me ferais volontiers crucifier pour l’amour des hommes ! Mais partager, deux jours durant, la même chambre avec un autre, je ne le puis. Je peux arriver à haïr le meilleur homme du monde en vingt-quatre heures, l’un parce qu’il prolongera outre mesure ses repas, l’autre parce qu’il se mouchera sans cesse à cause d’un coriza. En un mot, je suis l’ennemi naturel de quiconque m’approche.

— Mais que faire ? que faire alors ? Faut-il donc désespérer de tout ?

— Non, il suffit de souffrir. Faites ce que vous pouvez, et cela vous sera compté. D’ailleurs, vous avez déjà fait beaucoup, puisque vous êtes arrivée à vous connaître vous-même. Mais si vous ne m’avez fait cette confession que pour que je vous loue de votre sincérité, vous n’arriverez pas à l’amour actif. Vos projets ne dépasseront pas votre pensée, et votre vie s’effacera comme une ombre.

— Vous m’épouvantez, car vous dites vrai : je n’attendais que vos éloges.

— Eh bien, cet aveu prouve que vous êtes sincère et que votre cœur est bon : vous êtes dans la bonne voie, tâchez d’y rester. L’important est de fuir le mensonge, surtout le mensonge qu’on se fait à soi-même. Ne vous effrayez pas de vos propres hésitations devant votre désir d’aimer activement. Je regrette de ne pouvoir rien vous dire de plus. L’amour actif est terriblement différent de l’amour spéculatif ! Ne vous étonnez pas si, un jour, malgré tous vos efforts, il vous semble que non-seulement vous ne vous êtes pas rapprochée du but, mais que vous vous en êtes éloignée : c’est ce jour-là, je vous le prédis, que vous serez le plus près d’atteindre le but, et que vous reconnaîtrez enfin la force divine qui vous a guidée et soutenue.

— Excusez-moi de vous laisser, on m’attend. Au revoir.

La dame pleurait.

— Bénissez donc Liza ! s’écria-t-elle.

— Elle ne le mérite pas, dit le starets en riant, elle n’a pas cessé de faire des espiègleries depuis qu’elle est là. Qu’a-t-elle donc tant à rire d’Alexey ?

En effet, Lise avait remarqué la confusion d’Alioscha, chaque fois que leurs regards se rencontraient : aussi épiait-elle les yeux du jeune homme qui les baissait aussi souvent qu’il les levait, et dut enfin se détourner et se cacher derrière le starets. Mais bientôt après, comme poussé par une force irrésistible, il risqua un regard pour voir ce que faisait Liza : elle était penchée en dehors de son fauteuil et attendait qu’Alioscha se laissât voir. Dès qu’elle l’aperçut, elle éclata de rire si bruyamment que le starets ne put s’empêcher de dire :

— Pourquoi donc, petite espiègle, vous amusez-vous à le rendre honteux ?

Liza rougit, ses yeux étincelèrent, son visage devint sérieux, et elle se mit à parler nerveusement et vivement.

— Pourquoi a-t-il tout oublié ? Toute petite il me portait sur ses bras, et nous jouions ensemble. Il m’apprenait à lire… Il y a deux ans, en nous quittant, il promettait de ne jamais m’oublier, que nous serions des amis éternels, éternels, éternels !… Et voilà qu’il se joue de moi, maintenant ? Croit-il que je vais le manger, quoi ?… Pourquoi ne veut-il pas s’approcher, me regarder ? Pourquoi ne vient-il pas chez nous ? Est-ce vous qui le lui défendez ? Il a pourtant le droit d’aller partout ! Il est inconvenant que je sois obligée de l’inviter à venir chez nous ! C’était à lui de se souvenir… Mais voilà, il fait son salut maintenant ! Pourquoi lui avez-vous fait endosser cette longue robe ? Il ne pourrait pas courir sans tomber…

Et tout à coup, ne pouvant plus se retenir, elle cacha son visage entre ses mains et se mit à rire d’un long rire nerveux.

Le starets l’écouta en souriant, et la bénit avec tendresse. Mais quand elle lui prit la main pour la baiser, elle porta brusquement cette main à ses yeux et éclata en sanglots.

— Ne soyez pas fâchée contre moi, je suis une sotte… Alioscha a peut-être raison, bien raison, de ne pas vouloir venir chez une sotte comme moi.

— Je vous l’enverrai sûrement, dit le starets.

V

Le starets était resté vingt-cinq minutes hors de sa cellule.

Il était déjà midi et demi, et Dmitri Fédorovitch, pour qui la réunion avait lieu, n’arrivait pas. Mais on l’avait presque oublié, et le starets, en rentrant, trouva ses hôtes très-animés par une discussion à propos d’une récente étude d’Ivan sur la question alors passionnante des tribunaux ecclésiastiques, travail qui avait été très remarqué. Le starets prit part à cette discussion, qui dura près d’une demi-heure encore. On finit par parler de la réorganisation de la société d’après les principes des socialistes chrétiens.

— À ce sujet, dit Mioussov, permettez-moi de vous rapporter une petite anecdocte. C’était à Paris, quelque temps après le coup d’État du 2 décembre. J’étais en visite chez un personnage très-influent alors : je fis chez lui la connaissance d’un homme singulier, le chef de toute une bande d’espions politiques. Profitant de ce fait que j’étais reçu par un de ses supérieurs, — fait qui pouvait me faire augurer de sa part quelque considération, — je me mis à le questionner sur les agissements des socialistes révolutionnaires. Il me parla plus poliment que sincèrement, — à la française, — mais je finis par obtenir de lui une sorte d’aveu : « Quant aux socialistes anarchistes, athées et révolutionnaires, me dit-il, nous ne les craignons pas beaucoup. Nous les surveillons et sommes au courant de tout ce qu’ils font. Mais ceux qui sont à la fois chrétiens et socialistes, voilà des hommes terribles ! Ceux-là, nous les craignons ! » Ces paroles m’intriguèrent, et je ne sais pourquoi elles me reviennent aujourd’hui…

— Est ce à dire que vous parlez pour nous, et que vous nous prenez pour des socialistes ? dit presque brutalement le Père Païssi, un des moines.

Mais avant que Petre Alexandrovitch eût pu répondre, la porte s’ouvrit, et Dmitri Fédorovitch entra. On l’attendait si peu que son entrée soudaine étonna, au premier abord.

Dmitri était un jeune homme de taille moyenne, d’agréable extérieur, mais à qui l’on aurait donné plus de vingt-huit ans. Il était très-musclé et semblait avoir une très-grande force physique, malgré son visage maladif, maigre, ses joues creuses, son teint jaune. Ses grands yeux noirs, à fleur de tête, avaient une expression à la fois entêtée et vague. Même quand il s’agitait et parlait avec humeur, ses yeux conservaient cette expression étrangère à celle de sa physionomie. Aussi eût-on difficilement pénétré malgré lui dans ses pensées. Cet air maladif s’expliquait d’ailleurs, aussi bien que ses extraordinaires emportements dans ses disputes avec son père, par la vie de désordres qu’il menait. Il était vêtu en dandy : redingote boutonnée, gants noirs ; à la main un chapeau haut de forme. Il marchait à grands pas, d’un air décidé. Il s’arrêta un instant sur le seuil, puis se dirigea vers le starets, devinant en lui le « maître de la maison ». Il le salua très-bas et lui demanda sa bénédiction. Le starets se leva et le bénit. Dmitri Fédorovitch lui baisa respectueusement la main, et, très-ému, presque irrité, il dit :

— Ayez la générosité de me pardonner. Je vous ai fait attendre longtemps, mais le laquais Smerdiakov, que mon père m’a envoyé, m’a trompé sur l’heure de la réunion. « C’est pour une heure », m’a-t-il dit du ton le plus décisif, et voilà que j’apprends…

— Ne vous tourmentez pas, dit le starets, vous êtes un peu en retard, il n’y a pas grand mal.

— Je vous remercie. Je n’attendais pas moins de votre bonté.

Dmitri Fédorovitch salua encore, puis, se tournant vers son « petit père », il lui fit le même salut respectueux et solennel. On sentait que ce salut était calculé d’avance, qu’il était sincère, et que Dmitri voulait par là témoigner de ses bonnes intentions.

Fédor Pavlovitch parut d’abord décontenancé. Mais presque aussitôt il reprit possession de lui-même. Pour répondre au salut de son fils, il se leva de son fauteuil, et gravement fit, lui aussi, un salut très-profond et très-solennel. Son visage était tout à coup devenu sérieux et imposant, mais cette impression, à vrai dire, demeurait plus maligne que majestueuse. Dmitri Fédorovitch fit ensuite un silencieux salut général aux autres personnes présentes, puis il s’approcha de la fenêtre, s’assit et se prépara à écouter la conversation qu’il avait interrompue. Elle continua avec le même entrain, mais Petre Alexandrovitch négligea de répondre à la question pressante du Père Païssi.

— Permettez-moi d’éviter ce sujet, dit-il avec une sorte de laisser-aller d’homme du monde. Tout cela est très-compliqué… Mais je vois sourire Ivan Fédorovitch, il a sans doute quelque chose d’intéressant à nous dire : interrogez-le donc de préférence à moi.

— Oh !… une simple remarque, répondit Ivan. En général, le libéralisme européen et même notre dilettantisme confondent les buts du socialisme et du christianisme. La même confusion est souvent commise par les gendarmes. Votre anecdote parisienne est très-caractéristique, Petre Alexandrovitch.

— Je demande encore une fois la permission de laisser là ce sujet, dit Mioussov, j’aimerais mieux vous conter une autre anecdote, bien plus caractéristique encore, et qui concerne Ivan Fédorovitch lui-même. Pas plus tard qu’il y a cinq jours, dans une réunion où le sexe féminin prédominait, il a déclaré que rien sur la terre ne peut pousser l’homme à aimer son prochain, qu’il n’y a pas de loi naturelle qui force l’homme à aimer l’humanité, et que, si cet amour existe, c’est seulement en vue d’une récompense sur laquelle la croyance générale en l’immortalité de l’âme permet de compter. Ivan Fédorovitch ajoutait encore que, si on enlevait à l’homme cette croyance, il perdrait du même coup et l’amour de l’humanité et toute force vitale : il n’y aurait plus de morale, tout serait naturel, même l’anthropophagie. Il conclut en affirmant que la loi morale de chaque particulier changerait aussitôt avec la perte de cette croyance, et que l’égoïsme le plus féroce deviendrait la loi universelle et nécessaire, loi d’ailleurs incontestablement noble et louable. Vous pouvez, messieurs, juger du reste par ce paradoxe : du reste, c’est-à-dire de tout ce que pourra nous conter notre cher et paradoxal Ivan Fédorovitch.

— Permettez, s’écria tout à coup Dmitri Fédorovitch, ai-je bien entendu ? La férocité non-seulement est permise, mais devient la loi naturelle et logique d’un athée ! Est-ce bien cela ? En un mot : Tout est permis à un athée, est-ce bien cela ?

— C’est cela, dit le Père Païssi.

— Je ne l’oublierai pas.

Dmitri se tut comme il avait parlé : inopinément. Tout le monde le regarda avec curiosité.

— Est-ce vraiment votre conviction ? Croyez-vous que l’athéisme produise nécessairement ce résultat ? demanda le starets à Ivan Fédorovitch.

— Oui, je l’ai affirmé. Il n’y a pas de vertu s’il n’y a pas d’immortalité.

— Vous êtes heureux, si vous possédez tant de foi, heureux… ou, au contraire, très-malheureux.

— Pourquoi malheureux ? dit Ivan en souriant.

— Parce qu’il est bien probable que vous ne croyez vous-même ni à l’immortalité de l’âme, ni à tout ce que vous avez écrit sur la question ecclésiastique.

— Peut-être avez-vous raison ! Pourtant, je ne plaisantais pas tout à fait, avoua Ivan Fédorovitch en rougissant étrangement.

— Non, vous n’avez pas tout à fait plaisanté, c’est vrai. La question n’est pas encore résolue en vous, et vous souffrez de cette incertitude. Mais le désespéré se plaît souvent à jouer avec son désespoir, — par désespoir peut-être. Vous jouez, en attendant, avec votre désespoir et par désespoir : de là vos articles dans les journaux, vos conversations dans les salons. Mais vous ne croyez pas vous-même à vos raisonnements ; c’est vous qui vous raillez, et la mort dans l’âme. Non, la question n’est pas encore résolue en vous, et c’est votre grand chagrin, car elle veut être résolue, cette question !…

— Mais peut-elle donc l’être ? et peut-elle l’être… par l’affirmative ? reprit Ivan Fédorovitch, continuant de sourire de son sourire indéfinissable.

— Pour vous elle ne peut l’être ? ni par l’affirmative, ni par la négative, vous le savez vous-même ; c’est la tournure particulière de votre âme, c’est le mal spécial dont vous souffrez. Mais remerciez le Créateur qui vous a doué d’une âme d’élite capable d’une pareille souffrance. Raisonner sur la sagesse et tâcher de s’élever jusqu’à elle, c’est là que doit tendre notre existence. Puissiez-vous avoir fait votre choix à temps, et que Dieu bénisse vos voies !

Le starets leva la main, et, de sa place, fit le signe de la croix sur Ivan Fédorovitch. qui aussitôt s’approchant du vieillard, lui baisa la main, puis se rassit. Il accomplit cette action si simple avec une telle étrangeté, une si singulière solennité, qu’il se fit autour de lui un silence d’étonnement. Alioscha parut même effrayé. Mioussov hocha la tête, et Fédor Pavlovitch sursauta sur son siége.

— Saint Père, s’écria-t-il en désignant Ivan Fédorovitch, c’est mon fils, c’est la chair de ma chair, ma progéniture préférée ! C’est pour moi le respectueux Karl Moor, tandis que l’autre, celui qui vient d’entrer, c’est l’irrespectueux Frantz Moor, les deux brigands de Schiller, et moi je suis le Pregierender Graf von Moor. Jugez-nous et sauvez-nous. Nous vous demandons vos prières et plus encore : vos prédictions.

— Pourquoi encore cette bouffonnerie ? Pourquoi offenser vos fils ? murmura le starets d’une voix basse et affaiblie.

— C’est la comédie déplacée que je pressentais en venant ici, dit Dmitri Fédorovitch avec indignation en se levant à son tour. Pardonnez, Révérend Père, j’ai une pauvre éducation et je ne sais même pas dans quels termes m’adresser à vous. Mon père ne désire qu’un scandale, et pourquoi ? Il le sait peut-être… et je crois le savoir aussi…

— Tout le monde m’accuse ! gémit Fédor Pavlovitch. Petre Alexandrovitch lui-même !… Car vous m’avez accusé, Petre Alexandrovitch, vous m’avez accusé !… répéta-t-il en s’adressant à Mioussov, comme si celui-ci avait protesté contre ce reproche — et il en était bien loin. — On m’accuse d’avoir caché l’argent de mes enfants dans mes bottes. Mais permettez ! Nous avons des juges !… On vous rendra des comptes, Dmitri Fédorovitch, vos propres reçus feront foi ! On saura le chiffre de vos gaspillages et quelle somme peut encore vous revenir. Pourquoi Petre Alexandrovitch évite-t-il de donner son opinion ? Dmitri Fédorovitch ne lui est pas étranger. Tous tombent sur moi, et pourtant, c’est Dmitri qui est mon débiteur, et non pas d’une petite somme : plusieurs milliers de roubles ! J’ai les preuves… Toute la ville a horreur de ses débordements ! Dans son ancienne garnison, il achetait mille et deux mille roubles la virginité des filles ! Tout cela nous est connu, Dmitri Fédorovitch, jusqu’au dernier détail, et je vous le prouverai… Saint Père, croiriez-vous qu’il s’est fait aimer d’une noble jeune fille, d’excellente famille, riche, la fille de son ancien chef, un brave colonel, décoré ! Il l’a demandée en mariage et compromise irréparablement, et maintenant qu’elle est ici, orpheline, il ose, sous le nez de cette noble fille, faire la cour à une hétaïre ! Cette hétaïre, pourtant, vivait maritalement avec un homme très-considéré ; c’était, pour ainsi dire, une forteresse inabordable, tout comme une femme légitime, — car elle est vertueuse quand même, saint Père, oui ! elle est vertueuse ! — Mais Dmitri Fédorovitch veut ouvrir cette forteresse avec une clef d’or : c’est pourquoi il veut m’extorquer de l’argent, et en attendant, il a déjà dépensé pour elle des milliers de roubles ! Il emprunte de l’argent sans cesse, savez-vous chez qui ? Voulez-vous que je le dise ? Faut-il le dire, Mitia ?

— Taisez-vous ! cria Dmitri Fédorovitch, attendez que je sorte d’ici ! N’essayez pas de souiller devant moi une noble jeune fille ! Son nom seulement sur vos lèvres serait un blasphème ! Je ne vous le permets pas !…

Il étouffait.

— Mitia, Mitia, disait d’un air sentimental et attendrissant Fédor Pavlovitch, ne tiens-tu point de compte de ma bénédiction paternelle ? Que feras-tu si je te maudis ?

— Effronté ! hypocrite ! rugit Dmitri Fédorovitch.

— C’est à son père qu’il parle ainsi ! Songez comment il peut traiter les autres ! Ainsi, messieurs, imaginez-vous qu’il y a ici un pauvre et honnête homme, un malheureux capitaine en retraite, qu’on a obligé à donner sa démission, — mais sans scandale, sans procès, très-honorablement, — un homme chargé de famille. Il y a trois semaines, notre Dmitri Fédorovitch, dans un café, l’a pris par la barbe et l’a traîné par cette barbe jusqu’à la rue, et là, devant tout le monde, l’a assommé, — et tout cela parce que ce malheureux est mon mandataire dans une certaine petite affaire !

— Mensonges ! Cela peut paraître vraisemblable, mais en réalité c’est faux. Je n’essayerai pas de justifier mes actes. Oui, j’avoue publiquement que j’ai agi comme une bête fauve avec ce capitaine. Je regrette ce que j’ai fait, je méprise la colère que j’eus alors. Mais ce capitaine, votre chargé d’affaires, mon père, était allé chez cette dame que vous appelez une hétaïre, et lui avait proposé en votre nom de prendre chez vous mes billets à ordre et de les remettre au tribunal pour qu’on me mît en prison, si je vous presse trop de régler mes comptes. Et vous me reprochez mon inclination pour cette dame, quand c’est vous qui lui avez suggéré l’idée de m’attirer chez elle ! Elle me l’a avoué elle-même en se moquant de vous ! Et maintenant c’est par jalousie que vous voudriez vous défaire de moi en me faisant mettre en prison, car vous l’obsédez de vos protestations d’amour ; c’est elle encore, entendez-vous ? c’est elle-même qui me l’a dit en riant de vous ! — Saint Père, considérez cet homme qui fait de la morale à son fils ! Vous tous, pardonnez-moi ma colère : j’étais venu ici dans l’intention de pardonner, s’il me tendait la main, de pardonner et de demander pardon. Mais il vient d’offenser la plus noble des créatures, une jeune fille dont je n’ose même pas prononcer le nom devant lui : je suis bien obligé de le démasquer publiquement, malgré qu’il soit mon père…

Il ne pouvait plus continuer, ses yeux jetaient des éclairs. Il respirait avec peine. D’ailleurs tout le monde était très-ému. Tous, excepté le starets, étaient debout.

Les moines avaient des airs graves et attendaient que le starets parlât.

Il était très-pâle, et un sourire rayonnait sur ses lèvres. Il levait de temps en temps les mains, comme pour arrêter les disputants, et certes une seule parole de lui eût mis fin à la scène, mais il semblait attendre quelque chose, il regardait fixement les uns et les autres, comme s’il eût cherché à se faire à lui-même une conviction.

À la fin, Petre Alexandrovitch Mioussov s’écria :

— Nous avons tous une part de responsabilité dans ce scandale. Mais j’avoue qu’en venant ici, je n’avais pas prévu une telle ignominie. Pourtant je savais à qui j’avais affaire… Il faut en finir ! Saint Père, j’ignorais les détails qu’on vient de dévoiler devant nous ; du moins, je ne voulais pas y croire… Un père jaloux de son fils à cause d’une femme de mauvaises mœurs et s’entendant avec cette créature pour faire mettre son fils en prison !… Et c’est en cette compagnie que je suis ici ! On m’a trompé ! je déclare hautement qu’on m’a trompé…

— Dmitri Fédorovitch, gémit d’une voix inouïe Fédor Pavlovitch, si vous n’étiez pas mon fils, je vous provoquerais en duel… au pistolet, à trois pas… à travers un mouchoir ! À travers un mouchoir ! répéta-t-il en frappant du pied.

Dmitri Fédorovitch fronça les sourcils et regarda son père avec mépris.

— Je rêvais… je révais, dit-il d’une voix douce et retenue, de revenir dans mon pays, avec l’ange de mon amour, ma fiancée, et d’adoucir les derniers jours de ce vieillard… mais je n’ai trouvé qu’un sale débauché, doublé d’un vil comédien !

— En duel ! s’écria de nouveau Fédor Pavlovitch d’une voix étranglée en crachant de la salive avec chaque mot. Vous, Petre Alexandrovitch Mioussov, sachez, monsieur, que peut-être dans tous vos ancêtres il n’y a pas eu de femme aussi honnête que celle dont vous avez osé dire qu’elle est une créature de mauvaises mœurs ! Et vous, Dmitri Fédorovitch, n’avez-vous pas vous-même sacrifié votre fiancée à cette « créature » ? C’est donc que votre fiancée, à vos propres yeux, ne vaut pas la plante des pieds de cette « vile créature » !

— Quelle infamie ! dit tout à coup un des moines, le Père lossif.

— Pourquoi vit un tel homme ? murmura comme en rêve Dmitri Fédorovitch. Dites, peut-on lui permettre de souiller encore de ses pieds la terre ? ajouta-t-il en regardant autour de lui, tout en désignant du geste le vieillard.

— Entendez-vous ? entendez-vous, moines, ce parricide ? dit Fédor Pavlovitch. Voilà l’ « infamie », Père lossif ! Eh quoi ? « quelle infamie ! » Cette « vile créature », cette « femme de mauvaises mœurs » est peut-être plus sainte que vous tous qui faites ici votre salut ! Qui sait ? C’est le milieu où elle vivait qui la fait pécher dans sa jeunesse : « mais elle a beaucoup aimé ! » Et à celle qui a beaucoup aimé le Christ lui-même pardonna !…

— Ce n’est pas pour cet amour-là que le Christ a pardonné, répondit naïvement le bon Père lossif.

— Si, moine ! si ! c’est pour cet amour-là, moine ! Vous faites votre salut ici en mangeant de la choucroute, et vous vous croyez justes ! Vous pensez acheter Dieu au prix d’un petit poisson par jour !

— C’en est trop, firent des voix de tous côtés.

Mais cette scène de violence eut la fin la plus inattendue. Le starets se leva tout à coup de sa place. Tout éperdu de peur, Alioscha eut pourtant la présence d’esprit de le soutenir par un bras. Le starets se dirigea vers Dmitri Fédorovitch et, tout près de lui, s’agenouilla. Alioscha crut d’abord que le vieillard était tombé de faiblesse, mais il n’en était rien : à genoux, le starets salua Dmitri Fédorovitch en se prosternant jusqu’à terre, en touchant de son front le plancher. Alioscha demeura si stupéfait qu’il ne pensa même pas à soutenir le vieillard quand il se releva. Un faible sourire plissait à peine les lèvres du starets.

— Pardonnez, pardonnez-vous tous, dit-il en saluant tout autour de lui ses visiteurs.

Dmitri Fédorovitch resta d’abord comme pétrifié. Comment ! un salut jusqu’à terre ! à lui ! Quoi donc ?

— Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup ; et étreignant son front dans ses mains, il se précipita hors de la chambre.

Tous les invités le suivirent sans même penser à prendre congé du starets ; seuls, les moines s’approchèrent pour la bénédiction.

— Que signifie ce salut jusqu’à terre ? Est-ce un symbole ? demandait Fédor Pavlovitch, visiblement troublé, mais cherchant à se rassurer en parlant, sans toutefois s’adresser à personne en particulier.

Ils dépassèrent l’enceinte.

— Tas de fous ! dit Mioussov, d’un air méchant. En tout cas, je vais me dispenser de votre compagnie, Fédor Pavlovitch, et pour toujours, vous pouvez m’en croire… Où donc est le moine qui nous a invités à dîner chez le supérieur ?…

Précisément, ce moine venait à la rencontre des invités.

— Je vous prie, mon Père, de m’excuser auprès du Père supérieur, moi, Mioussov. Des circonstances imprévues m’enlèvent l’honneur de partager sa collation, malgré tout mon sincère désir, dit avec irritation Petre Alexandrovitch.

— Cette « circonstance imprévue », c’est moi, dit aussitôt Fédor Pavlovitch, entendez-vous, Père ? C’est avec moi que Petre Alexandrovitch ne veut pas rester. Mais daignez, Petre Alexandrovitch, daignez vous rendre chez le Père supérieur, et bon appétit ! C’est moi qui m’esquive. À la maison ! Chez moi ! C’est chez moi que je mangerai. Ici, je ne pourrais, Petre Alexandrovitch, mon cher parent.

— Je ne suis pas votre parent, je ne l’ai jamais été, homme vil que vous êtes !

— Je l’ai dit exprès pour vous offenser. Ah ! vous déclinez l’honneur de ma parenté ? Eh ! je n’en suis pas moins votre parent, je vous le prouverai. Quant à toi, Ivan Fédorovitch, j’enverrai ma voiture te chercher, tu peux rester aussi. Petre Alexandrovitch, les convenances mêmes exigent que vous alliez chez le Père supérieur le prier de vous excuser après cette algarade…

— Mais est-il bien vrai que vous partez ? Vous ne mentez pas ?

— Petre Alexandrovitch ! Comment oserais-je, après tout cela ? Je me suis emporté, pardonnez-moi, messieurs, j’ai honte… Messieurs, il y a des hommes qui ont le cœur pareil à celui d’Alexandre de Macédoine, d’autres l’ont pareil à celui des pauvres chiens toujours fouettés. Je suis de ceux-ci, j’ai peur. Comment, après cet esclandre, oser dîner ici, avaler les ragoûts du monastère ? Je ne puis, excusez-moi.

« Diable ! et s’il nous trompe ! » songeait Mioussov très-perplexe, en suivant du regard le bouffon qui s’en allait.

Après quelques pas, Fédor Pavlovitch se retourna et, voyant que Petre Alexandrovitch le regardait, lui envoya un baiser.

— Y allez-vous, vous ? demanda sèchement Mioussov à Ivan Fédorovitch.

— Pourquoi pas ? D’autant plus que je suis invité particulièrement par le Père supérieur depuis hier.

— Malheureusement je crois que je suis obligé d’y aller aussi, dit Mioussov avec amertume, sans même remarquer que le moine l’écoutait. — Il faudra nous excuser, expliquer que ce n’était pas notre faute. Qu’en pensez-vous ?

— Sans doute. D’ailleurs mon père n’y sera pas, dit Ivan Fédorovitch.

— Oh ! le maudit dîner !

Cependant, tous s’y rendirent. Le petit moine écoutait silencieusement. Ce fut seulement en traversant le jardin qu’il observa que le Père supérieur attendait depuis une demi-heure déjà. Personne ne souffla mot. Mioussov jetait à Ivan Fédorovitch des regards de haine.

« Et il y va ! comme si rien ne s’était passé ! pensait-il ; un front d’airain et une conscience de Karamazov ! »

VI

Alioscha accompagna le starets dans sa chambre à coucher et l’aida à s’asseoir sur le lit. La cellule était très-exiguë, très-succinctement meublée : une étroite couchette en fer, garnie d’une couverture en feutre au lieu de matelas ; dans un coin, près des icônes, un petit autel surmonté d’une croix placée sur le livre des évangiles. Le starets s’assit, très-las. Ses yeux brillaient de fièvre, il respirait difficilement. Il regarda Alioscha d’un œil fixe, comme s’il eût été absorbé dans ses pensées.

— Va-t’en, mon fils, Porfiry me suffira, tu es plus utile là-bas. Va chez le Père supérieur et sers le dîner.

— Accordez-moi la permission de ne pas vous quitter, dit Alioscha d’une voix suppliante.

— Tu seras plus utile là-bas, la paix n’y règne pas ; tu serviras, on a besoin de toi. Si les démons s’agitent, prie ; et sache, mon fils (le starets aimait à donner ce titre à Alioscha), que ton avenir n’est pas ici. Rappelle-toi cela, jeune homme. Aussitôt que Dieu m’aura rappelé à lui, quitte le monastère, quitte-le.

Alioscha tressaillit.

— Qu’as-tu ? Pour le moment, te dis-je, ta place n’est pas ici. Il te faut la grande épreuve du monde, ton pèlerinage est encore long. Il faudra te marier, il le faudra. Il faudra que tu aies supporté bien des choses avant de revenir ici. D’ailleurs, je ne doute pas de toi, et c’est précisément pourquoi je t’envoie au-devant des dangers. Le Christ est avec toi : reste-lui fidèle. Il ne t’abandonnera pas. Tu auras des malheurs, mais tu seras consolé. Voilà mon testament : cherche ton bonheur dans les larmes. Travaille, travaille sans relâche. Rappelle-toi ce que je te dis aujourd’hui. J’aurai sans doute l’occasion de te parler encore, mais non-seulement mes jours, mes heures mêmes sont comptées.

Le visage d’Alioscha trahissait une violente émotion. Les coins de ses lèvres tremblaient.

— Qu’as-tu donc encore ? dit le starets en souriant doucement. C’est aux laïques à pleurer les morts : mais nous, nous devons nous réjouir quand l’un de nous s’en va, et prier pour lui. Reste auprès de tes frères : non pas auprès de l’un d’eux, mais auprès de tous les deux.

Le starets leva sa main pour le bénir. Malgré tout son désir, Alioscha ne put résister à cet ordre. Il aurait voulu lui demander, — et même la question brûlait ses lèvres, — ce que signifiait le salut jusqu’à terre devant Dmitri, mais il n’osa pas. Il savait que le starets lui aurait donné sans se les laisser demander toutes les explications qu’il aurait jugées nécessaires. Pourtant, ce salut inquiétait Alioscha, il y soupçonnait quelque sens mystérieux, — mystérieux et peut-être terrible.

En dépassant l’enceinte de l’ascétère et tout en se hâtant pour arriver à temps chez le Père supérieur, Alioscha sentit son cœur se serrer. Il s’arrêta. Il entendit de nouveau vibrer dans sa mémoire les paroles du starets relatives à sa fin prochaine. Une telle prédiction, si précise, devait se réaliser à coup sûr, Alioscha y croyait aveuglément. Mais que deviendrait-il alors ? Vivre sans le voir, sans l’entendre ? Et où aller ? Il me défend de pleurer ! Il m’ordonne de quitter le monastère ! Dieu ! ô mon Dieu !

Il y avait longtemps qu’Alioscha n’avait été aussi triste. Il hâta sa marche et parvint dans le petit bois qui séparait l’ascétère du monastère. Là, ne pouvant plus supporter ses pensées, il se mit à considérer les sapins centenaires qui bordaient le sentier dans le bois. La traversée n’était pas longue, cinq cents pas tout au plus. À cette heure, le chemin était ordinairement désert ; mais, à un détour, Alioscha rencontra le séminariste Rakitine. Ce dernier semblait attendre quelqu’un.

— Ce n’est pas moi que tu attends ? lui demanda Alioscha en le rejoignant.

— Précisément toi, dit Rakitine en souriant. Tu vas chez le Père supérieur ? Je sais qu’on dîne chez lui. La table n’a pas été aussi bien servie depuis le jour, tu te rappelles, où il a reçu l’évêque et le général Pakhatov. Moi, je n’y vais pas. Toi, va servir les sauces… Mais, dis-moi, Alexey, qu’est-ce que signifie le salut du starets à ton frère Dmitri Fédorovitch ? Il a heurté le sol avec son crâne, j’ai entendu.

— C’est du Père Zossima que tu parles ?

— Oui, du Père Zossima.

— « Avec son crâne ? »…

— Ah ! je ne me suis pas assez respectueusement exprimé ? soit. Mais qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne sais, Micha[11].

— Je me doutais qu’il ne te l’expliquerait pas. Il est vrai que c’est assez facile à comprendre. Ce sont les éternelles niaiseries. C’est un truc. Voilà de quoi causer pour tous les bigots de la province ! On se demandera : Qu’est-ce que ça veut dire ? Quant à moi, le vieux me semble avoir la vue longue. Il a pressenti un crime. Ça pue le crime chez vous.

— Quel crime ?

— Un crime qui sera commis dans ta famille, entre tes frères et ton père trop riche. Mais en attendant, le Père Zossima a heurté son crâne, et si quelque chose arrive, on ne manquera pas de dire : Le saint Père l’avait bien prévu ! Quoique ce soit une étrange prédiction que ce coup de crâne sur la terre. — Ah ! mais, c’est un emblème, une allégorie… Diable soit !… Il a désigné le coupable. — Les innocents ! On se signe dans le cabaret et l’on jette des pierres dans le temple ! Ton starets est ainsi, il frapperait le juste avec son bâton et salue le coupable ?

— Mais quel crime ? quel coupable ? que dis-tu ?

— Quel coupable ? Comme si tu ne le savais pas ! Je parie que tu y as déjà pensé toi-même. — Tu dis toujours la vérité, mais tu sais t’asseoir entre deux chaises : au moins cette fois, dis-moi franchement si tu n’avais pas pensé à cela.

— Oui, j’y ai pensé, dit à voix basse Alioscha.

Rakitine lui-même se troubla.

— Comment ! toi aussi tu y as pensé !

— Moi… c’est-à-dire, bégaya Alioscha, j’y ai pensé en t’écoutant parler d’une façon si étrange.

— Tu vois bien ! tu vois bien ! moi, l’idée du crime m’est venue en regardant ton père et ton frère Mitia.

— Mais… d’où conclus-tu… ? Pourquoi t’en occupes-tu autant ? Voilà ce que je voudrais savoir.

— Ce sont deux questions différentes, mais logiques. Je vais te répondre avec ordre. D’où je conclus cela ? Je n’aurais rien pensé de pareil si je n’avais pas compris ton frère Dmitri Fédorovitch tout entier d’un regard. Il y a une limite que les natures comme la sienne, honnêtes, mais sensuelles, ne doivent pas dépasser sans courir le risque de poignarder leur propre père. Or ton père est un ivrogne, un débauché effréné, qui ne connaît pas de mesure. Ils ne seront ni l’un ni l’autre retenus par rien, et tous deux rouleront dans l’abîme.

— Non, Micha, non. Si ce n’est que cela, tu me rends courage, les choses n’iront pas jusque-là.

— Et pourquoi trembles-tu ? Tout en admettant qu’il soit honnête, — bête, mais honnête, — tu conviens au moins que ton frère est sensuel. C’est sa caractéristique. C’est d’ailleurs l’héritage paternel. Ce qui m’étonne, c’est que toi, Alioscha, tu puisses être encore vierge. — Tu es pourtant un Karamazov ! Dans ta famille, la sensualité est à l’état aigu… Eh bien, les trois autres, tous trois sensuels, ont tous trois un couteau caché dans la botte, ils vont tous trois se donner de la corne, et peut-être les imiteras-tu, toi quatrième.

— Quant à cette femme, tu te trompes ; Dmitri… la méprise, fit Alioscha en tressaillant.

— C’est de Grouschegnka que tu parles ? Non, frère, c’est toi qui te trompes, il ne la méprise pas, puisqu’il a quitté pour elle sa fiancée ! Il y a là… Il y a là, frère, quelque chose que tu ne peux encore comprendre. Un homme peut devenir amoureux d’une beauté quelconque, de la beauté corporelle, ou même d’une partie seulement du corps féminin (il n’y a que les sensuels qui peuvent comprendre cela). Il donnera pour elle alors ses propres enfants, il vendra pour elle père, mère, patrie. Honnête, il volera. Doux, il égorgera. Fidèle, il trahira. Pouschkine a célébré les petits pieds des femmes ; mais il y a des gens qui ne sont pas poëtes et qui pourtant ne peuvent regarder ces petits pieds-là sans tressaillir, et… pas les petits pieds seulement… Le mépris, en ce cas, ne sert de rien. Dmitri peut mépriser Grouschegnka…

— Je comprends, dit naïvement Alioscha.

— Ah ! vraiment ? Oui, tu comprends, insinua ironiquement Rakitine. Tu l’as dit malgré toi, c’est un aveu d’autant plus précieux. Cela prouve que ce sujet ne t’est pas inconnu, tu as déjà réfléchi sur la sensualité. Ah ! le vierge ! Tu es un Éliacin, un petit saint, j’en conviens, mais le diable sait tout ce que tu as pensé déjà, tout ce que tu connais ou devines ! Vierge, mais tu as déjà risqué un œil dans les profondeurs… de l’abîme depuis longtemps. Allons ! tu es tout de même un Karamazov. Oui, la naturelle sélection est pour beaucoup là dedans. Par ton père, tu es un sensuel, et par ta mère un innocent… Mais pourquoi donc trembles-tu ? C’est parce que j’ai dit la vérité ? Sais-tu ? Grouschegnka m’a demandé de t’amener chez elle, et elle a juré de t’enlever ta soutane. Et si tu savais comme elle insistait : « Amène-le ! amène-le ! » Qu’a-t-elle donc trouvé de si curieux en toi ? C’est une femme extraordinaire, je t’assure.

— Salue-la de ma part et dis-lui que je n’irai pas, dit Alioscha en riant du bout des dents.

— Vieille chanson, frère !… Or, si la sensualité est en toi, songe ce que peut être ton frère Ivan, qui est du même ventre que toi. C’est un Karamazov, lui aussi, c’est-à-dire un sensuel doublé d’un innocent. Lui, il écrit des articles sur la question ecclésiastique pour s’amuser, en attendant, et qu’il publie dans quelque sot calcul mystérieux, quoiqu’il soit, comme il l’avoue lui-même, un athée. Sous main, il tâche de souffler à son frère Mitia sa fiancée, et je crois qu’il y parviendra, et du consentement de Mitegnka lui-même. Mitegnka lui abandonnera sa fiancée pour s’en défaire plus vite et aller librement chez Grouschegnka. Voilà des hommes sur lesquels pèse vraiment une fatalité. Ils comprennent que leur action est vile et la commettent quand même. Écoute encore : ton vieux père voudrait couper l’herbe sous les pieds de Mitia ; il est fou de Grouschegnka, lui aussi. L’eau lui vient à la bouche, quand il la regarde. Ce n’est qu’à cause d’elle qu’il a fait tout à l’heure ce scandale ; c’est parce que Mioussov l’a appelée fille perdue. Il est plus amoureux qu’un chat. Le père et le fils se heurteront fatalement, tu le vois. Grouschegnka n’accorde rien à l’un ni à l’autre, rit de tous les deux et se demande lequel il vaut mieux garder. Car le père est riche, mais il n’épousera pas, et un beau jour il fermera sa bourse ; Mitegnka a donc son prix : il n’a pas d’argent, mais il est capable d’épouser. Oui, il ferait cela ! Il abandonnerait sa fiancée, une beauté incomparable, riche, noble, et il épouserait Grouschegnka, l’ancienne maîtresse d’un vieux moujik débauché. Voilà d’où peut naître le crime. Et c’est là ce que ton frère Ivan attend. Il aura Katherina Ivanovna, pour qui il meurt d’amour, et ses soixante mille roubles avec. Pour un petit homme nu comme un ver, c’est tentant. D’autant plus qu’en faisant cela, loin d’offenser Mitia, il lui rendra service. La semaine dernière, étant ivre, dans un cabaret, avec des tziganes, Mitegnka criait à qui voulait l’entendre qu’il ne vaut pas sa fiancée, et que son frère Ivan est seul digne d’elle. Au bout du compte, Kategnka Ivanovna est sans défense contre un séducteur comme Ivan Fédorovitch. Elle hésite déjà entre les deux. Mais par où donc vous a-t-il tous charmés, cet Ivan ? Car vous êtes à sa dévotion, et il se moque de vous, il se régale à votre compte.

— Comment sais-tu cela ? Pourquoi en parles-tu si brutalement ? dit Alioscha offensé.

— Pourquoi me fais-tu cette question, puisque tu crains en même temps ma réponse ? Conviens toi-même que je dis vrai.

— Tu n’aimes pas Ivan. Ivan est un homme désintéressé.

— Vraiment ? et la beauté de Katherina Ivanovna ? Soixante mille roubles, cela n’est pas à dédaigner.

— Ivan est un homme supérieur à ces choses-là. Ce ne sont pas des millions de roubles qui le séduiraient, il se dévoue peut-être.

— Qu’est-ce que cette nouvelle songerie ? Ô vous autres, les nobles !

— Eh ! Micha ! son âme est haute, il a l’esprit absorbé par une grande pensée qui n’a pas encore pris son essor ! Il est de ceux auxquels il faut autre chose que de l’argent : il leur faut résoudre le problème.

— C’est un plagiat, Alioscha. Tu as paraphrasé le starets. Quel problème il est lui-même pour vous, cet Ivan ! dit Rakitine avec une méchanceté évidente. Un sot problème, d’ailleurs, sans solution ; fais manœuvrer ta cervelle, et tu comprendras. Son article est ridicule, cela n’a pas de sens. J’ai entendu sa théorie : s’il n’y a pas d’immortalité, il n’y a pas de vertu, et tout est pourri. Et ton frère Mitegnka qui s’écrie : « Je m’en souviendrai ! » Quelle théorie séduisante pour les coquins !… Je dis de gros mots, j’ai tort. Des coquins, non, des écoliers, des fanfarons, avec un problème insoluble dans la tête, des vantards ! La théorie est ignoble. L’humanité trouvera en elle-même la force de vivre pour la vertu, sans avoir besoin de croire à l’immortalité de l’âme. C’est dans l’amour pour la liberté que l’humanité trouvera cette force…

Rakitine s’exaltait. Tout à coup, comme s’il se rappelait quelque chose, il s’interrompit.

— Mais c’est assez, dit-il. Tu ris ! Tu me trouves banal ?

— Non, je n’ai pas pensé… tu es très-intelligent, mais… laisse donc cela, j’ai souri sottement. Tu allais t’exalter, Micha. J’ai compris à tes emportements qu’à toi-même Katherina Ivanovna n’est pas indifférente. Je soupçonnais cela, frère, depuis longtemps, et c’est là pour quoi tu détestes Ivan. Tu es jaloux de lui…

— Et de son argent aussi, ajoute encore cela.

— Non, je ne parle pas d’argent. Je ne veux pas te faire cette injure.

— Je te crois. Mais que le diable t’emporte avec ton frère Ivan ! Je puis le détester sans que Katherina Ivanovna y soit pour rien. Et pourquoi aurais-je de l’amitié pour lui ? Il me fait bien l’honneur de me détester : pourquoi ne lui rendrais-je pas la pareille ?

— Je ne l’ai jamais entendu parler de toi ni en bien ni en mal.

— Mais moi, j’ai entendu dire qu’avant hier, chez Katherina Ivanovna, il m’a habillé de la belle manière. Voilà à quel point il s’intéresse à ton serviteur. Lequel des deux est jaloux de l’autre, frère ? Je n’en sais vraiment rien. Il a daigné dire que, si je ne consens pas à devenir archiprêtre le plus tôt possible, j’irai certainement à Pétersbourg ; j’entrerai dans quelque importante revue, certainement dans le bataillon des critiques ; j’écrirai durant une dizaine d’années, et au bout du compte, la revue m’appartiendra. Je la dirigerai vers le libéralisme et l’athéisme, voire vers le socialisme, tout en me tenant exactement sur la réserve, étant à la fois des uns et des autres et en la faisant aux sots. Et le socialisme ne m’empêchera pas de mettre un petit magot de côté pour l’utiliser à l’occasion, sous la direction de quelque Juif, jusqu’au moment où je pourrai faire bâtir une grande maison à Pétersbourg pour y installer la rédaction.

— Ah ! Micha ! Mais cette prédiction pourrait bien se réaliser à la lettre ! s’écria Alioscha en éclatant de rire.

— Hi ! hi ! vous prenez goût au sarcasme, vous aussi, Alexey Fédorovitch !

— Non, excuse-moi, je plaisante. J’ai bien autre chose en tête… Écoute. Qui a pu te renseigner si bien ? Tu n’étais pas toi-même chez Katherina Ivanovna quand Ivan parlait de toi.

— Je n’y étais pas, mais Dmitri Fédorovitch y était, et c’est de lui que je tiens la chose. Non pas qu’il me l’ait dite lui-même à moi-même, mais je l’ai entendu, malgré moi, certes, étant caché dans la chambre à coucher de Grouschegnka.

— Ah ! oui, j’oubliais, vous êtes parents…

— Parents ? Moi, parent de Grouschegnka ! s’écria Rakitine en rougissant. Tu rêves ! tu es fou !

Comment ! vous n’êtes pas parents ? Je croyais…

— Qui a pu te dire cela ? Ohé ! les Karamazov ! vous vous faites passer pour les descendants de très-vieux nobles, et chacun sait que ton père n’est qu’un bouffon et un pique-assiette ! Je ne suis, moi, que le fils d’un pope, et je ne compte pas auprès de vous, messeigneurs… Pourtant ne m’offensez pas avec tant de désinvolture ! J’ai de l’honneur, moi aussi, Alexey Fédorovitch ! Non, je ne suis pas le parent d’une fille publique, je vous prie de le croire !

Rakitine était très-excité.

— Pardon, je ne pensais pas t’offenser. D’ailleurs, est-ce donc une fille publique ? Est-ce vraiment cela ? dit Alioscha, très-confus. Je te répète, on m’avait dit qu’il y avait entre vous des liens de parenté. Et en effet, je te voyais aller très-souvent chez elle, et tu me disais qu’elle n’était pas ta maîtresse… Je ne pouvais m’imaginer que tu eusses pour elle tant de mépris. Mérite-t-elle donc une opinion si sévère ?

— Si je vais chez elle, j’ai mes raisons pour cela. Contente-toi de cette explication. Quant à la parenté, c’est plutôt toi qui en auras une avec elle par ton père ou par ton frère. Mais nous voilà arrivés. Va à ta cuisine, va. Hé ! qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce que c’est ? Arrivons-nous trop tard ? Ils n’ont pourtant pu dîner en si peu de temps. Peut-être les Karamazov auront-ils encore fait des leurs ? C’est ce qu’il y a de plus probable : voici ton père avec Ivan Fédorovitch, ils sortent de chez le supérieur, et voici le Père Lezisof qui les interpelle du perron. Et ton père crie, agite les mains… C’est sans doute une querelle. Baste ! Et voilà Mioussov aussi qui monte dans sa voiture ! Il passe et s’en va. Et le pomiestchik qui court aussi ! C’est encore un scandale ! Le dîner n’aura certainement pas eu lieu. Peut-être ont-ils battu le Père supérieur ? À moins qu’on les ait battus eux-mêmes ? Ils le mériteraient bien !

Rakitine ne s’étonnait pas pour rien.

VII

Au moment où Mioussov et Ivan entraient chez le supérieur, Petre Alexandrovitch était à demi calmé. On ne pouvait, songeait-il, faire aucun reproche aux moines ; toute la faute était à Fédor Pavlovitch, un si dégoûtant personnage qu’il n’y avait pas moyen de se formaliser avec lui. Le Père Nikolaï était ou devait être d’extraction noble. Pourquoi ne pas se conduire avec ces bonnes gens selon les règles de la plus stricte politesse ? Ne devait-il pas leur prouver que lui, Mioussov, n’avait rien de commun avec cet Ésope, ce bouffon, ce Pierrot ? Ne ferait-il même pas sagement, d’autant plus que le profit, en cas de gain, serait mince, de renoncer au procès qu’il avait jadis intenté aux moines pour je ne sais quels droits de chasse et de pêche ? — Ses bonnes intentions s’affermirent encore après qu’il fut entré dans la salle à manger :

Ce n’était pas une salle à manger proprement dite, tout l’appartement du Père supérieur se composant de deux chambres, plus vastes, il est vrai, que celle du starets. L’ameublement n’était pas très-confortable non plus. Des meubles acajou et cuir, du style démodé de 1820 ; le parquet n’était pas même peint[12]. En revanche, tout reluisait de propreté. Des fleurs rares ornaient les tablettes des fenêtres. Mais le luxe principal consistait, naturellement, en une table servie avec élégance, une élégance relative, il est vrai : une nappe blanche, un couvert étincelant, trois espèces de pains très-dorés, deux bouteilles de vin, deux autres bouteilles d’hydromel fait au monastère, et une grande cruche en verre de kvas renommé dans le pays. Point d’eau-de-vie.

Rakitine raconta plus tard que le dîner était composé de cinq services. Il y avait une soupe à l’esturgeon et des gâteaux au poisson ; puis un poisson cuit d’une manière particulièrement recherchée, puis des boulettes de poisson rouge, de la glace, une compote, et enfin un blanc-manger. Rakitine n’avait pas été jugé digne de prendre part à ce gala. On y avait invité le Père lossif, le Père Païssi et un autre moine. Ces trois religieux attendaient déjà quand Mioussov, Kalganov et Ivan Fédorovitch entrèrent. Le pomiestchik Maximov se tenait à l’écart. Le Père supérieur vint au-devant de ses invités. C’était un vieillard de haute taille, maigre, mais très-solide encore, aux cheveux noirs abondamment semés d’argent, le visage long, imposant, émacié. Il salua silencieusement, les invités s’approchèrent pour qu’il les bénît ; Mioussov voulut même lui baiser la main, mais le supérieur la retira ; pourtant Kalganov et Ivan la baisèrent à la russe.

— Nous devons nous excuser auprès de Votre Révérence, commença Petre Alexandrovitch d’un ton aimable, à la fois important et respectueux. Fédor Pavlovitch ne peut se rendre à votre invitation, il a dû décliner cet honneur, et pour cause. Dans la cellule du Révérend Père Zossima, il a prononcé de malencontreuses paroles, emporté par la chaleur d’une discussion… avec son fils… en un mot, des paroles tout à fait inconvenantes. Il est probable (il jeta un coup d’œil furtif sur les moines) que Votre Révérence est déjà au courant… Il a reconnu son tort, en a eu honte, et, se jugeant indigne de paraître devant vous, il nous a chargés, son fils Ivan et moi, de vous exprimer ses regrets sincères… En un mot, il espère racheter sa faute par la suite. Quant à présent, il vous demande votre bénédiction et votre pardon.

Mioussov se tut. En débitant sa tirade il avait perdu tout souvenir de son irritation récente. Il était content de lui, et par conséquent il aimait toute l’humanité. Le supérieur l’écouta gravement, baissa la tête et dit :

— Je regrette beaucoup l’absent. Peut-être, pendant la collation, serait-il revenu à de meilleurs sentiments envers nous. Je vous invite, messieurs, à prendre place.

Le supérieur pria devant l’icône, tous s’inclinèrent respectueusement.

C’est à ce moment que Fédor Pavlovitch fit une nouvelle frasque.

Il avait d’abord voulu réellement partir, non qu’il fût honteux et qu’il eût conscience de son indignité, loin de là ; seulement il se rendait vaguement compte qu’il serait inconvenant de sa part et pour lui-même désagréable de se montrer après tout cela. Mais au moment de monter dans sa voiture, il se ravisa.

— Il me semble toujours, quand j’entre quelque part, avait-il coutume de dire, que je suis plus vil que tous les autres et qu’on doit me prendre pour un bouffon, et c’est précisément pourquoi je joue le rôle d’un bouffon, c’est parce que je sais que tous, jusqu’au dernier, vous êtes plus bêtes et plus vils que moi !…

Il voulut se venger sur les autres de ses propres infamies. À ce propos, il se rappela qu’un jour, comme on lui demandait pourquoi il haïssait un tel, il avait répondu avec son impudence ordinaire : « Voici pourquoi : il ne m’a rien fait, mais moi, je lui ai fait la plus ignoble crasse, voilà pourquoi je le hais. » Il sourit méchamment à ce souvenir. « Puisque j’ai commencé, continuons ! » dit-il avec une soudaine résolution.

Il ordonna au cocher d’attendre, regagna le monastère à grands pas et se rendit tout droit chez le supérieur. Il ne savait pas lui-même ce qu’il allait faire, mais il savait seulement qu’il n’était déjà plus maître de lui.

Tous les invités allaient s’asseoir quand il entra. S’arrêtant sur le seuil, il regarda la compagnie et éclata de rire, de son rire effronté, prolongé, méchant, tout en regardant droit dans les yeux de tous ceux qui étaient là.

— On me croyait parti ? me voilà !!!

Il y eut un mouvement de stupéfaction et de silence. On pressentait qu’une scène répugnante allait avoir lieu. Petre Alexandrovitch redevint plus sombre que jamais ; toutes ses rancunes endormies se réveillèrent brusquement.

— Non, je ne supporterai pas cela ! Je ne le puis absolument et… absolument !

Le sang lui montait au visage, il ne trouvait plus ses mots. Il saisit son chapeau.

— Quoi ! vous ne pouvez pas ? s’écria Fédor Pavlovitch. « Il ne peut pas absolument et… absolument ! » Votre Révérence, puis-je entrer, oui ou non ? M’agréez-vous pour convive ?

— Je vous prie… de tout mon cœur. Messieurs, permettez-moi de vous prier d’oublier vos querelles, de ne pas troubler la paix de cette réunion.

— Non ! non ! jamais ! cria Petre Alexandrovitch hors de lui.

— Si Petre Alexandrovitch ne peut pas, je ne puis pas non plus. Je ne resterai pas. Je suis venu pour lui et je ne ferai rien que ce qu’il fera. S’il reste, je reste ; je pars s’il part. N’est-ce pas, Von-Zohn ? dit-il en s’adressant au pomiestchik. Car voici encore Von-Zohn ! Bonjour, Von-Zohn !

— C’est à moi que vous parlez ? murmura, tout ahuri, le pomiestchik Maximov.

— Certainement, à toi ! Et à qui donc ? Ce n’est pas le Père supérieur qui s’appelle Von-Zohn !

— Mais moi non plus ! Je m’appelle Maximov.

— Non, tu es Von-Zohn. Votre Révérence, savez-vous ce que c’est que Von-Zohn ? Vous ne vous souvenez pas du célèbre procès criminel Von-Zohn ? On l’a tué dans un lieu d’abomination (n’est-ce pas ainsi qu’on appelle chez vous les mauvaises maisons ?)… on l’a tué, dévalisé, et, malgré son âge respectable, enfermé et envoyé dans un coffre bien ficelé de Saint-Pétersbourg à Moscou avec un numéro. Les pécheresses, pendant qu’on le ficelait, chantaient, jouaient de la harpe et du piano. Et c’est ce Von-Zohn-là ! Il est ressuscité d’entre les morts. N’est-ce pas, Von-Zohn ?

— Mais quoi ? qu’est cela ? murmurèrent les moines.

— Sortons ! s’écria Petre Alexandrovitch, en s’adressant à Kalganov.

— Non, permettez, interrompit Fédor Pavlovitch faisant un pas en avant, permettez-moi de finir. On a prétendu que je m’étais conduit irrespectueusement dans la cellule, en parlant des petits poissons. Petre Alexandrovitch Mioussov, mon cher parent, préfère la noblesse à la sincérité. Moi, au contraire, je préfère la sincérité à la noblesse. Je crache sur la noblesse, n’est-ce pas, Von-Zohn ? Permettez, Père supérieur : que je sois un bouffon ou que je me présente comme tel, je n’en suis pas moins un chevalier d’honneur, tandis que Petre Alexandrovitch n’a que de l’amour-propre blessé, rien de plus… Chez vous autres, ce qui tombe n’a pas le droit de se relever ? Je me relèverai pourtant ! Mais, saint Père, il y a quelque chose chez vous qui me révolte ! La confession ! C’est une chose sacrée, devant quoi je m’incline, je suis prêt à m’agenouiller. Mais dans vos cellules, on se confesse à haute voix ! Est-il donc permis de se confesser à haute voix ? Les saints ont décidé qu’on ne doit se confesser qu’à voix basse, c’est là l’essence du sacrement depuis son institution. Comment puis-je dire tout haut ceci, cela, et autre chose ? C’est inconvenant ! À la première occasion je soumettrai cela au synode, et, en attendant, je retirerai d’ici mon fils Alexey.

Notons en passant que Fédor Pavlovitch avait entendu dire quelque chose dans ce sens, mais il ne savait au juste quoi. Des calomnies avaient couru au sujet des staretsi : ils auraient, au préjudice de leurs supérieurs, abusé des saints sacrements, calomnies qui, depuis, sont tombées d’elles-mêmes.

— C’est intolérable ! s’écria Petre Alexandrovitch.

— Excusez, dit tout à coup le Père supérieur. Il est dit : On t’insultera, on te calomniera ; écoute et pense que c’est une épreuve que Dieu t’envoie pour humilier ton orgueil. Nous vous remercions donc humblement, cher hôte.

Il salua jusqu’à la ceinture Fédor Pavlovitch.

— Ta ! ta ! ta ! bigoterie ! vieille phrase ! vieille comédie ! vieux mensonge ! cérémonial officiel et banal ! tous vos saluts jusqu’à terre, nous les connaissons… « Embrasse sur la bouche et plonge un poignard dans le cœur… » comme dans les Brigands de Schiller. Je n’aime pas l’hypocrisie. Je veux qu’on soit franc. La vérité n’est pas dans les petits poissons. Pères, moines, pourquoi jeûnez-vous ? pourquoi pensez-vous que toutes vos privations auront dans le ciel leur récompense ? Pour une telle récompense, moi aussi je jeûnerais ! Non, saint moine, sois vertueux dans la vie, utile à la société, plutôt que de t’enfermer dans un monastère où tu trouves un pain que tu n’as pas cuit. Ne compte pas sur la récompense céleste. Ah ! ce sera plus difficile alors de bien vivre… Je sais aussi bien parler, Père supérieur, vous voyez… Qu’a-t-on donc préparé ici ? dit-il en s’approchant de la table : du vieux porte-weine factory, du médoc… Oh ! oh ! mes Pères, cela s’accorde mal avec les petits poissons ! Voyez ! que de bouteilles, mes Pères ! Oh ! oh ! qui donc a fourni tout cela ? Les moujiks ! Ils peinent pour vous, n’est-ce-pas ? et vous apportent le dernier sou qu’ils tirent de terre avec leurs mains calleuses, au préjudice de la famille et de la patrie. Mes saints Pères, vous pressurez le peuple !

— C’est intolérable, répéta le Père Iossif après Mioussov.

Le Père Païssi gardait le silence, Mioussov se jeta hors de la chambre, et Kalganov le suivit.

— Eh bien ! mes Pères, je vais suivre Petre Alexandrovitch, et je ne remettrai jamais les pieds chez vous. Vous me supplieriez à genoux, je ne viendrais pas ! Je vous ai donné mille roubles, et c’est pourquoi vous me faites les yeux doux ? Eh ! eh ! c’est tout, mes bons Pères ; c’est bien tout, et c’est assez, mes Pères. Nous sommes dans un siècle libéral, le siècle des bateaux à vapeur et des chemins de fer ! Ni mille, ni cent roubles, ni deux kopeks, vous n’aurez plus rien de moi !

Le supérieur s’inclina encore.

— Il est dit : Supporte joyeusement l’outrage et demeure pacifique, sois sans haine pour celui qui te blesse. Nous suivrons la Parole.

— Ta ! ta ! ta ! ta ! Dominus vobiscum, et autres balivernes… Vous voudriez bien me retenir, mes petits papas, mais je m’en vais quand même, et j’use de mon autorité paternelle pour vous reprendre mon fils Alexey. Ivan Fédorovitch, mon fils le plus respectueux, permettez-moi de vous ordonner de me suivre, et toi, Von-Zohn, que vas-tu faire ici ? Viens chez moi, on s’y amuse ! il n’y a qu’une verste à faire, et au lieu de friture, je te ferai manger du cochon de lait. Tu auras du cognac, des liqueurs. Voyons, Von-Zohn, ne laisse pas échapper ton bonheur.

Il sortit en criant et en gesticulant. C’est à ce moment que Rakitine l’aperçut et le montra à Alioscha.

— Alexey, cria de loin Fédor Pavlovitch, déménage aujourd’hui même. Prends ton oreiller et ton matelas.

Alioscha resta comme cloué sur place. Fédor Pavlovitch monta dans sa voiture, et, sans même se retourner pour saluer Alioscha, Ivan Fédorovitch, silencieux et morne, monta aussi. Tout à coup, apparut sur le marchepied de la voiture le pomiestchik Maximov. Il était essoufflé, ayant couru de peur d’arriver trop tard. Dans sa hâte, il mit un pied sur celui d’Ivan, et saisissant la bâche, il prenait déjà son élan pour monter.

— Moi aussi, je viens avec vous ! cria-t-il en riant d’un rire qui illuminait toute sa face. Prenez-moi aussi.

— Eh bien ! ne vous l’avais-je pas dit, s’écria Fédor Pavlovitch tout transporté, que c’est Von-Zohn, le véritable Von-Zohn, ressuscité d’entre les morts ! Mais comment as-tu pu leur échapper ? Qu’as-tu encore von-zohnifié ? Sais-tu ? tu es tout de même une fameuse canaille ! Moi aussi, je suis une canaille, et pourtant ta canaillerie m’étonne, mon frère ! Allons, saute vivement ! Laisse-le monter, Vania, il nous amusera. Il s’étendra à nos pieds. Couche-toi, Von-Zohn ! Ou bien, si on le mettait à côté du cocher ? C’est cela, saute sur le siége, Von-Zohn !

Mais Ivan Fédorovitch qui était déjà installé repoussa de toutes ses forces, sans parler, Maximov qui fit un bond de plusieurs mètres. Il ne dut qu’au hasard de n’avoir pas fait une chute dangereuse.

— En route ! cria au cocher Ivan Fédorovitch d’un ton irrité.

— Qu’as-tu donc ? Qu’as-tu donc ?… Pourquoi ? dit Fédor Pavlovitch.

Mais la voiture partait déjà, Ivan ne répondit pas.

— Voyons ! reprit Fédor Pavlovitch après deux minutes de silence, en regardant son fils de côté. Mais c’est toimême qui as proposé cette réunion au monastère. Pourquoi te fâches-tu donc ?

— Assez de sottises, reposez-vous un peu maintenant, dit Ivan sèchement.

— Si nous buvions un coup de cognac ? dit Fédor Pavlovitch quelques instants plus tard.

Ivan ne répondit pas.

— Quand nous serons arrivés, tu boiras aussi.

Ivan restait toujours silencieux, Fédor Pavlovitch attendit encore deux minutes.

— Je vais reprendre Alioscha, quelque désagréable que cela vous puisse être, mon respectueux Karl von Moor.

Ivan Fédorovitch haussa dédaigneusement les épaules, se détourna et regarda la route. Ils ne se parlèrent plus jusqu’à l’arrivée.

  1. Littéralement, le vieillard. Les staretsi, dans le clergé régulier russe (appelé aussi le « clergé noir » ), sont de vieux moines voués surtout à la confession et qui occupent dans les monastères une situation à peu près indépendante de toute hiérarchie. On trouvera dans le livre II quelques détails sur les staretsi.
  2. Diminutif d’Alexey.
  3. Littéralement : séparation, doctrine dissidente des Raskolniki, secte des Vieux-Croyants qui conservent les Écritures telles qu’elles étaient avant les corrections du patriarche Nikon.
  4. Possédée.
  5. Femme de mestchanine.
  6. Diminutif de Nastasia.
  7. Diminutif de Nikita.
  8. Charretier.
  9. Diminutif de Vassili.
  10. Diminutif de Lizaveta.
  11. Diminutif de Michaïl.
  12. Jusqu’à ces derniers temps, les parquets en Russie étaient peints et non cirés.