Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre II

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LIVRE II

L’HISTOIRE D’UNE FAMILLE.

I

Nous devons au lecteur quelques explications sur les personnages que nous lui avons présentés.

Comme il le sait déjà, Dmitri, Ivan et Alexey Fédorovitch étaient les trois fils du pomiestchik Fédor Pavlovitch Karamazov, dont la fin tragique, survenue il y a treize ans[1], fit tant de bruit. Pour l’instant, disons seulement de ce « pomiestchik » (ainsi qu’on l’appelait, quoique toute sa vie se passât hors de ses terres) que c’était un homme étrange. Le type n’en est pourtant pas rare : c’est le débauché qui à ses mauvais instincts ajoute un esprit désordonné, incapable de suite, bien qu’il sache très-bien arranger ses affaires d’intérêt, mais celles-là seulement.

Fédor Pavlovitch avait commencé avec rien. C’était un tout petit pomiestchik, et il vivait en pique-assiette.

Pourtant, à sa mort, on trouva chez lui plus de cent mille roubles[2].

Il avait été marié deux fois. De ses trois fils, l’aîné, Dmitri Fédorovitch, était de la première femme : les deux autres, Ivan et Alexey, étaient de la seconde. La première femme de Fédor Pavlovitch appartenait à la plus haute et la plus riche noblesse, les Mioussov, autres pomiestchiks de notre district. Comment se peut-il qu’une jeune fille riche, jolie et intelligente, ait épousé un homme d’un si mince mérite ? Je ne prendrai pas sur moi de l’expliquer, mais j’ai connu une jeune fille de l’ancienne génération « romantique » qui, après plusieurs années d’un amour bizarre pour un homme qu’elle aurait d’ailleurs pu épouser sans difficulté, finit par inventer des obstacles insurmontables à cette union et choisit une nuit d’orage pour se précipiter du haut d’un rocher dans un fleuve profond et rapide. Je crois qu’elle était jalouse d’Ophélie. Le fait est authentique ; et ce n’est pas le seul de ce genre dont les deux ou trois dernières générations nous aient rendus témoins. La folie d’Adélaïda Ivanovna Mioussova était de cet ordre. Peut-être pensait-elle prouver par là son indépendance personnelle et féminine, réagir contre les préjugés de sa caste, contre le despotisme de sa famille, et son imagination, docile à son désir, se convainquit bientôt que Fédor Pavlovitch, tout pique-assiette notoire qu’il fût, n’en était pas moins un homme d’une certaine valeur, hardi, ironique, mordant, quand, à parler vrai, ce n’était qu’un méchant bouffon. Le plus amusant de l’affaire, c’est que Fédor Pavlovitch fut obligé d’enlever sa fiancée, ce qui flatta singulièrement les goûts romanesques d’Adélaïda Ivanovna.

Fédor Pavlovitch était prêt à tout, résolu à se pousser dans le monde par n’importe quels moyens. D’amour, je crois bien qu’il n’y en avait d’aucun côté, quoique Adélaïda fût très-belle. C’est d’ailleurs la seule femme qu’il n’ait pas aimée, car il était d’un tempérament très-ardent et n’attendait guère d’y être autorisé pour courir après une jupe.

Adélaïda Ivanovna ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’elle ne pouvait avoir que du mépris pour son mari. Sa famille lui avait pardonné son coup de tête et n’avait pas retenu la dot de la fugitive. Mais il y eut bientôt des scènes terribles entre les deux époux, et elles ne devaient pas cesser. On prétendait que Fédor Pavlovitch s’était emparé des vingt-cinq mille roubles qui composaient la dot de sa femme. Le fait est qu’il améliora son propre domaine et entama des négociations pour acquérir une très-belle maison de ville appartenant à sa femme. Elle la lui aurait évidemment cédée par lassitude, si ses parents n’y eussent mis bon ordre. On assure que les querelles dégénérèrent en voies de fait : mais il paraît que ce n’était pas Fédor Pavlovitch qui donnait les coups. Enfin Adélaïda Ivanovna s’enfuit avec un pauvre séminariste en laissant sur les bras de Fédor Pavlovitch son fils, Dmitri, âgé de trois ans.

Aussitôt Fédor Pavlovitch installa chez lui un harem. Il se mit à boire, et quand il n’était pas gris, il faisait une tournée parmi ses connaissances, se plaignant partout de sa femme et débitant sur son compte de telles choses que le fait même de les savoir est une honte pour un mari. Mais ce singulier personnage semblait prendre sa gloire dans le rôle de mari trompé. « On croirait, Fédor Pavlovitch, que c’est là votre meilleur titre de noblesse, tant la joie perce sous votre chagrin », lui disait-on.

Enfin, il retrouva les traces d’Adélaïda Ivanovna. La malheureuse vivait à Saint-Pétersbourg avec son séminariste, en train de s’émanciper complètement. Fédor Pavlovitch se disposa à la poursuivre, il ne savait lui-même dans quel but. Mais avant son départ, il pensa pouvoir s’accorder quelques jours de la plus crapuleuse débauche : sur ces entrefaites survint la nouvelle de la mort d’Adélaïda Ivanovna. De quoi était-elle morte ? De maladie ? de faim ? Les uns racontent que Fédor Pavlovitch, quand il apprit cette nouvelle, courut à travers les rues en criant de joie, tout heureux d’être délivré. D’autres prétendent qu’il pleura à chaudes larmes comme un enfant. Les uns et les autres ont peut-être raison. La plupart des scélérats ont, comme nous-mêmes, plus de naïveté et de bonté qu’on ne le pense généralement.

II

On peut s’imaginer quel père et quel éducateur dut être un pareil homme. Comme il était facile de le prévoir, il abandonna le fils qu’il avait eu d’Adélaïda Ivanovna : non qu’il le détestât particulièrement ou qu’il eût quelque doute sur son authenticité ; sans aucun motif et tout simplement, il l’oublia.

Et tandis qu’il importunait tout le monde de ses jérémiades et transformait sa maison en un repaire de débauches, ce fut un domestique, le fidèle Grigory, qui prit sous sa tutelle le petit Mitia. Car, dans les commencements, l’enfant fut négligé aussi par les parents de sa mère, le grand-père maternel étant mort, la grand’mère très-malade et les tantes mariées. De sorte que, pendant tout un an, Mitia vécut dans l’izba de Grigory. Mais un cousin germain d’Adélaïda Ivanovna, Petre Alexandrovitch Mioussov, arriva de Paris. C’était encore un tout jeune homme, très-instruit, formé par un long séjour à l’étranger, un Européen qui devait finir dans la peau d’un libéral. Il était lié avec les plus illustres libéraux de l’époque, Proudhon, Bakounine[3]. Plus tard, il aimait à raconter les trois grandes journées de la révolution de février 1848, en laissant entendre qu’il avait figuré sur les barricades. Il possédait mille âmes environ. Sa propriété était voisine de notre célèbre couvent auquel, dès sa jeunesse, Petre Alexandrovitch avait intenté un procès interminable, son fameux procès à propos des droits de chasse et de pêche, considérant comme un devoir de nuire autant que possible aux cléricaux. Quand il apprit l’histoire d’Adélaïda Ivanovna, dont il avait jadis remarqué la beauté, il s’interposa entre Mitia et son père, malgré tout le dégoût que lui causait cet individu.

Il déclara tout net à Fédor Pavlovitch qu’il se chargeait de l’éducation de l’enfant, mena l’affaire vivement et fut désigné comme curateur, Fédor Pavlovitch étant le tuteur naturel : car il restait à l’enfant, de l’héritage de sa mère, une petite propriété. Mioussov plaça Mitia chez une de ses tantes de Moscou et retourna à Paris pour un long séjour. Mais il finit lui-même, dans tout le bruit de cette fameuse révolution qu’il ne devait jamais oublier, par négliger l’orphelin. La tante de Moscou mourut, Mitia échut à une de ses cousines et changea ainsi de suite trois ou quatre fois d’asile.

L’adolescence et la jeunesse de Dmitri Fédorovitch furent très-désordonnées. Il n’acheva pas ses études, entra dans une école militaire, fut envoyé au Caucase, obtint des grades, se battit en duel, fut dégradé pour ce fait, reconquit ses galons, fit beaucoup la fête et dépensa, relativement, beaucoup d’argent. Il ne reçut de Fédor Pavlovitch aucun subside avant sa majorité, et jusqu’alors vécut de dettes.

Après sa majorité seulement, il fit connaissance avec son père, étant venu le voir tout exprès pour tirer au clair certaines questions d’intérêt. Son père lui fit une très-mauvaise impression. Il repartit bientôt avec une certaine somme et la promesse d’une pension.

Fédor Pavlovitch comprit dès le début que Mitia s’exagérait le chiffre de sa fortune, mais que c’était un garçon léger, violent, un « noceur », et qu’il ne serait pas difficile de l’amadouer par de petites sommes payées de temps en temps sans un trop rigoureux contrôle.

Telle fut la vie de Mitia durant quatre années, au bout desquelles Fédor Pavlovitch lui déclara qu’il lui avait donné tout ce qui lui revenait, et que le jeune homme n’avait plus rien à exiger.

Cet événement amena une catastrophe dont le récit fera la substance ou plutôt la fable extérieure de mon premier roman[4]. Mais avant de le commencer, il me faut dire quelques mots des deux autres fils de Fédor Pavlovitch.

III

Fédor Pavlovitch, s’étant débarrassé de Mitia, se remaria bientôt. Sa seconde femme, Sofia Ivanovna, vivait dans un autre gouvernement où Fédor Pavlovitch était venu pour affaires. Orpheline, fille d’un pauvre diacre, elle avait été recueillie par la veuve du général Vorokha. Comme elle avait été maltraitée par la générale, Fédor Pavlovitch en profita pour se poser en bienfaiteur, et continua devant elle les orgies auxquelles sa maison était accoutumée. Sofia Ivanovna souffrait d’une maladie nerveuse qui parfois lui faisait perdre la raison. Elle eut deux enfants, Ivan et Alexey, le premier au bout d’un an de mariage, le second trois ans plus tard. Après sa mort, il en fut de ses deux fils comme de Mitia ; ils furent abandonnés aux soins du même Grigory, dont ils partagèrent l’izba.

C’est là que la générale les trouva et les recueillit. Elle vint trois mois après la mort de Sofia Ivanovna chez Fédor Pavlovitch, et ne resta qu’une demi-heure, mais fit beaucoup de choses en peu de temps.

C’était le soir. Fédor Pavlovitch, qui ne l’avait pas revue depuis son mariage, était ivre quand il rencontra la générale. On raconte que, sans autre explication, elle lui administra deux grands soufflets, le secoua trois fois par les cheveux, puis, toujours sans parler, alla directement dans l’izba de Grigory. Quand elle vit les enfants sales, tristes, malades, elle souffleta Grigory à son tour, entoura les enfants de son plaid, les mit dans sa voiture et partit avec eux. Grigory la salua, la remercia d’avoir pensé aux orphelins, mais elle lui jeta un dédaigneux « Vaurien ! » et partit. Fédor Pavlovitch s’applaudit de cet événement. Quant aux soufflets, il fut le premier à en parler à toutes ses connaissances.

La générale mourut peu de temps après. Elle avait inscrit dans son testament chacun des enfants pour mille roubles : « Somme qui devra être intégralement consacrée à leur éducation sous cette seule condition que ce capital leur suffise jusqu’à leur majorité, car c’est bien assez pour de tels enfants ; si quelqu’un trouve que ce n’est pas assez, il n’a qu’à m’imiter, etc., etc… »

Heureusement, le principal héritier de la générale se trouvait être un honnête homme, le chef de la noblesse de son gouvernement, Efim Pétrovitch Poliénov. Voyant qu’on ne pouvait rien espérer de Fédor Pavlovitch, il se chargea personnellement des orphelins, et, comme il aima surtout le cadet, Alexey, il le garda longtemps dans sa famille, fait dont je prie le lecteur de prendre dès maintenant bonne note. C’est à cet Efim Pétrovitch, le plus noble des hommes, que les deux jeunes gens durent leur éducation et peut-être leur vie. Il conserva intact jusqu’à leur majorité le legs de la générale ; les intérêts doublèrent le capital.

L’aîné, Ivan, était d’un tempérament morne, renfermé. Il avait compris, dès sa dixième année, qu’il vivait de charité et qu’il avait pour père un homme dont le nom seul était un opprobre. Encore tout enfant, il montra des dispositions extraordinaires pour les choses de l’esprit. À treize ans. il entra dans un lycée de Moscou et prit sa pension chez un maître célèbre, ami de Efim Pétrovitch. Ni Efim Pétrovitch ni ce maître n’étaient plus de ce monde quand le jeune homme sortit du lycée et entra à l’Université. Comme Efim Pétrovitch avait mal pris ses mesures testamentaires, Ivan, durant ses deux premières années d’université, fut obligé pour vivre de donner des leçons et d’écrire dans les journaux. Il fut donc « cheval de fiacre », mais ses petits articles, toujours curieusement écrits, se distinguaient des productions du nombre incalculable de petits jeunes gens des deux sexes qui, du matin au soir, courent les rédactions sans avoir autre chose à offrir que des traductions du français ou des demandes de manuscrits à copier. Il conserva, même durant ses dernières années d’université, ses relations de journalisme et se fit dans les cercles littéraires une certaine notoriété, par de remarquables analyses de différents livres. Mais ce n’était que dans les derniers temps qu’un hasard lui avait attiré l’attention du grand public ; voici comment. Il avait terminé ses études universitaires et se préparait à partir avec ses deux mille roubles pour l’étranger, quand il publia dans un grand journal un singulier article qui causa une émotion d’autant plus vive que le sujet n’était pas familier à l’auteur : Ivan était naturaliste, et l’article traitait des Tribunaux ecclésiastiques, question alors de la plus piquante actualité. Le principal intérêt était dans le ton et dans l’inattendu de la conclusion. La plupart des ecclésiastiques considérèrent Ivan comme leur défenseur, et les athées de leur côté l’applaudirent également. Enfin quelques clairvoyants comprirent qu’il n’y avait là qu’une farce insolente, une énorme raillerie. Je relate le fait parce qu’il parvint jusqu’à notre célèbre couvent où, naturellement, on s’intéressait à la question. Quand on sut le nom de l’auteur, tous les habitants du district se félicitèrent de l’avoir pour compatriote. Mais on s’étonna qu’il fût le fils de ce Fédor Pavlovitch ! C’est à cette époque, précisément, que l’auteur lui-même arriva parmi nous. Et que diable venait-il faire ? Car comment comprendre qu’un jeune homme tel que lui, riche d’avenir, très-correct extérieurement, vînt dans une maison mal famée comme celle de Fédor Pavlovitch ? Ajoutez que, jusqu’alors, Fédor Pavlovitch ne s’était jamais occupé de son fils et ne l’avait jamais aidé d’aucune manière. Pourtant Ivan élut domicile chez son père et y passa deux mois dans les meilleurs termes avec lui. Tout le monde en fut très-étonné, et plus que personne Petre Alexandrovitch Mioussov, le parent de Fédor Pavlovitch. Il s’était, en ce temps-là, installé dans notre ville et s’intéressait beaucoup au jeune homme… « Il a de l’ambition, disait-il, il n’est pas homme à se laisser manquer jamais d’argent ; il possède deux mille roubles qui lui permettraient de voyager à l’étranger : que fait- il donc ici ? Certes, ce n’est pas l’intérêt qui l’y a amené, car il sait très-bien que son père ne lui donnera pas d’argent. Il n’aime ni boire ni faire la débauche, et pourtant le vieux ne peut plus se passer de lui ! » L’influence du jeune homme sur son père était en effet évidente. Fédor Pavlovitch lui obéissait, et sa conduite devenait même plus convenable…

Par la suite, on apprit que Ivan était venu en partie pour régler les différends de son père et de son frère aîné, Dmitri Fédorovitch, qu’il avait vu, pendant le même voyage, pour la première fois, mais avec qui, dès avant cette époque, il était déjà en correspondance.

IV

Alioscha avait alors vingt ans, quatre ans de moins que son frère Ivan, huit ans de moins que son frère Dmitri. Nous le trouvons au monastère dont nous avons parlé. Ce n’était pas un fanatique, ni même un mystique. C’était seulement un précoce altruiste. Il avait choisi la vie monastique comme un moyen tout offert pour se libérer du milieu de vice et d’ignominie où il vivait, pour se dévouer aux œuvres de lumière et d’amour. Et ce n’était pas le monastère lui-même qui l’avait séduit, mais l’être extraordinaire qu’il y avait rencontré, le starets du couvent, le père Zossima, à qui il s’attacha de toutes les forces de son jeune cœur…

Resté sans mère à quatre ans à peine, il n’avait cessé de penser à elle. Son visage, ses caresses demeuraient comme « vivants » devant lui. Ces sortes de souvenirs peuvent se graver dans l’esprit dès l’âge de deux ans : ce sont des points lumineux que toute l’ombre de la vie ne peut éteindre ; c’est un coin qui demeure d’un grand tableau effacé. Un des plus persistants parmi ces souvenirs était celui-ci : une fenêtre grande ouverte dans une calme soirée d’été, les rayons obliques d’un soleil couchant, une icône dans un coin de la chambre, une lampe allumée devant l’icône et sa mère agenouillée, pleurant comme dans une crise d’hystérie, pleurant et criant, en serrant jusqu’à lui faire mal son petit Alioscha contre sa poitrine, en appelant sur lui les bénédictions de la Madone, en l’offrant sur ses bras à la Vierge et en la suppliant de le protéger… Tout à coup une domestique entre dans la chambre et enlève des bras de sa mère l’enfant épouvanté. Alioscha voyait encore le visage enflammé, mais très-beau, de sa mère… Tels étaient ses souvenirs… Il n’aimait pas à en parler. D’une façon plus générale, on peut dire qu’il n’aimait pas parler. Non qu’il fut méfiant, ni timide, ni sauvage, au contraire : mais il avait une sorte d’inquiétude intérieure, très-spéciale, et qui lui faisait oublier tout le reste. Très-aimant toutefois, il semblait devoir se fier sans prudence à tous ; mais personne ne le prenait pour un naïf. Quelque chose en lui avertissait les autres qu’il ne les jugeait pas, qu’il ne croyait pas volontiers le mal, qu’il ne pouvait même admettre que personne s’arrogeât le droit de juger les actions d’autrui. Quand le mal lui était démontré, il restait plutôt attristé qu’étonné, sans jamais s’effrayer de rien. Arrivé à vingt ans chez son père, dans le plus ignoble lieu de débauche, lui, l’innocent et le pur, il se contentait de se retirer silencieusement quand les scènes auxquelles il assistait dépassaient toute mesure, sans marquer aucun mépris, sans laisser lire sur son visage qu’il condamnait tout cela. Son père, avec son flair d’ancien pique-assiette, l’observait, d’abord avec méfiance ; mais dès la deuxième semaine il se mit à l’aimer sincèrement, profondément, comme il n’avait jamais aimé personne ; et, bien que les larmes qu’il versait en l’embrassant fussent des larmes d’ivrogne, c’étaient des larmes vraies, pourtant.

D’ailleurs, partout on l’aimait, dans quelque monde qu’il allât. C’était ainsi depuis son enfance. Dans la maison de son bienfaiteur Efim Petrovitch Polienov, toute la famille l’avait pris en affection comme un véritable enfant de la maison. Or, il était venu là bien jeune, à l’âge où l’on n’a point l’adresse de se concilier la bienveillance. Mais c’était un don chez lui. À l’école ce fut de même, bien qu’il parût être de ces enfants qui provoquent plutôt chez leurs petits camarades la malice et même la haine que l’amitié. Il fut leur préféré pendant toutes ses années d’étude. C’est qu’il ne se faisait pas valoir et que, par conséquent, ses camarades ne pensaient jamais qu’ils fussent ses rivaux. Et ce n’était pas orgueil de sa part, mais cette chose naïve et excellente : il ne comprenait pas son propre mérite. De plus, il ne gardait jamais le souvenir d’une offense. Une heure après, il parlait avec tant de sérénité à celui qui l’avait offensé qu’on n’eût pu croire que rien de désagréable se fût passé entre eux. Un seul trait de son caractère prêtait à la raillerie, encore à la raillerie la plus douce. C’était sa pudeur farouche. Il ne pouvait supporter certaine façon de « parler femmes », laquelle est malheureusement invétérée parmi les gamins des écoles. Enfants encore et l’âme toute pure, les écoliers disent volontiers des choses qui répugneraient à de vieux troupiers. Je crois même que les enfants de notre « classe dirigeante » connaissent en ce genre certains détails inconnus, dis-je, des vieux troupiers eux-mêmes. Est-ce débauche morale, cynisme réel, inhérent à la nature de l’esprit ? Non, tout au plus fanfaronnade superficielle, où les petits bonshommes trouvent je ne sais quoi de délicat, de fin : une tradition estimable. Voyant qu’Alioscha Karamazov, quand on parlait de « cela », se bouchait vivement les oreilles, on l’entoura d’abord et on lui écarta de force les mains des oreilles pour qu’il ne perdît aucune de ces ordures. Il s’efforça de se dégager et finit par se coucher par terre, mais sans proférer une parole, sans un reproche. On finit par le laisser tranquille, on cessa même de l’appeler « fillette » ; on le prit pour ainsi dire en pitié. Disons en passant qu’il était toujours un des meilleurs élèves, mais jamais le premier.

Après la mort d’Efim Pétrovitch, Alioscha resta au collège deux ans encore. La femme de Polienov, presque aussitôt après la mort de son mari, se retira en Italie avec toute sa famille, et Alioscha fut recueilli, sans qu’on lui dît à quel titre, par deux parents éloignés d’Efim Pétrovitch. C’était un des traits distinctifs de son caractère qu’il ne se souciât jamais de savoir « de quel argent il vivait », très-différent en cela de son frère Ivan Fédorovitch qui, durant ses deux premières années d’université, travailla pour vivre et dès l’enfance avait souffert à la pensée qu’il était entretenu par des étrangers. Mais cette particularité d’Alexey n’aurait pu lui aliéner l’estime de quiconque l’aurait un peu connu : c’était une sorte d’innocent. Eût-il possédé un capital considérable, il n’aurait pas été long à s’en défaire au profit du premier charlatan venu. Lui donnait-on de l’argent de poche (il n’en demandait jamais), il le gardait sans savoir qu’en faire ou le dépensait à l’instant, indifféremment. Petre Alexandrovitch Mioussov, un homme d’une honnêteté bourgeoise et qui connaissait la valeur de l’argent, disait d’Alexey : « Voilà peut-être le seul homme au monde qu’on puisse abandonner sur une place publique, dans une ville d’un million d’âmes où il ne connaîtrait personne, sans craindre qu’il manquât de rien. Ce serait à qui lui offrirait le vivre et le couvert, et il pourrait tout accepter sans humiliation, car c’est lui qui rendrait service en acceptant. »

Il n’avait plus qu’une année à attendre pour avoir terminé ses études scolaires, quand il déclara brusquement à ses deux protectrices qu’il lui fallait partir sur l’heure et se rendre chez son père pour affaires. Elles s’efforcèrent de le retenir, mais il s’obstina dans son dessein. Du moins elles ne lui permirent pas d’engager sa montre — cadeau de la famille de son bienfaiteur — pour subvenir aux frais du voyage, et elles lui donnèrent largement tout ce qui pouvait lui être nécessaire ; mais il leur rendit la moitié de l’argent en déclarant qu’il tenait à prendre la troisième classe. Quand son père lui demanda pourquoi il avait interrompu ses études, il ne répondit rien et resta songeur. On apprit bientôt qu’il recherchait la tombe de sa mère. Ce ne devait pas être l’unique but de son voyage ; mais il est probable qu’il n’eût pu en expliquer les causes réelles. Il avait obéi à une impulsion instinctive… Fédor Pavlovitch fut bien empêché de lui indiquer la sépulture de sa seconde femme, n’étant jamais allé au cimetière. Il ne savait même plus dans quel cimetière elle avait été enterrée.

Alioscha, plus encore que son frère Ivan, eut sur son père une influence moralisatrice. On eût dit le réveil, en ce vieillard, de bons instincts depuis longtemps endormis. « Sais-tu, lui disait-il souvent en le contemplant de bien près, que tu ressembles beaucoup à la klikouscha? » Il appelait ainsi sa seconde femme.

La tombe de la « klikouscha » fut enfin indiquée à Alioscha par Grigory, qui le mena au cimetière, et là, dans un coin écarté, lui montra une plaque en fonte, sans luxe, mais convenable, où étaient inscrits le nom et l’âge de la défunte, ainsi que sa situation sociale et l’année de sa mort. On avait même ajouté à l’épitaphe un quatrain, de cette littérature si chère aux gens de la moyenne classe : Alioscha apprit avec étonnement que c’était l’œuvre de Grigory.

Alioscha ne témoigna d’aucun excès de sentimentalité devant la tombe de sa mère. Il écouta patiemment les explications pompeuses que lui donna Grigory sur la construction du caveau et partit, la tête baissée. Il ne retourna pas une seule fois au cimetière. Cet épisode eut sur Fédor Pavlovitch un effet très-inattendu. Il prit dans sa caisse mille roubles et les porta au monastère pour qu’on dît des prières pour sa femme, non pas la seconde, la mère d’Alioscha, la klikouscha, mais la première, Adélaïde Ivanovna, celle qui le battait. Le même soir, il se grisa et accabla d’injures les moines devant Alioscha. La religion, comme on dit, ne l’étouffait pas.

Peu de temps après, Alioscha déclara à son père qu’il avait l’intention d’entrer au monastère ; que les moines l’avaient accepté et qu’il n’attendait plus que l’autorisation paternelle. Le vieux savait déjà que le starets Zossima avait produit sur le « doux garçon » une profonde impression.

— Ce starets est certainement le plus honnête des moines, dit-il après avoir écouté silencieusement, sans marquer aucune surprise, la demande de son fils. Hum !… alors tu veux vivre avec lui, mon doux garçon… Il était à moitié gris. Il sourit d’un étrange sourire empreint de cette finesse particulière des ivrognes.) Hum ! je pressentais que tu finirais ainsi. Savais-tu que je l’avais pressenti ? Je me doutais bien que tu prendrais ce chemin ! Eh bien, soit, tu as deux mille roubles ; ce sera ta dot. Quant à moi, mon ange, je ne t’abandonnerai jamais. Je donnerai ce qu’il faudra, ce qu’on me demandera. Si l’on ne veut rien, d’ailleurs, je n’insisterai pas ; je sais que tu ne dépenses guère plus qu’un petit oiseau, deux grains de mil par semaine. Hum !… alors tu veux te faire moine ? Crois-moi, Alioscha, je te regrette, je t’aime vraiment… enfin, c’est bien, tu prieras pour nous autres pécheurs, car nous avons beaucoup péché. Je me le suis demandé souvent : Qui priera pour moi ? Mon doux garçon, tu sais que je n’entends pas grand’chose aux affaires de l’autre monde, pourtant j’y pense quelquefois… pas toujours : ce n’est pas une occupation pour un homme ! Je me dis : Il n’est pas possible que le diable oublie de m’accrocher avec sa fourche après ma mort. Eh bien ! mais, cette fourche, qu’est-ce que c’est ? En quoi est-elle ? Où la fabrique-t-on ? Où est la fabrique ? Les moines croient probablement que l’enfer a un plafond ; moi, je suis disposé à croire qu’il y a un enfer, oui, mais sans plafond. Pas de plafond ! c’est plus délicat, plus moderne, comme chez les protestants. Mais avec ou sans plafond, qu’importe ? Seulement, s’il n’y a pas de plafond, il n’y a pas de fourche, et s’il n’y a pas de fourche, comment fera le diable pour m’avoir ? Et où est la justice alors ? Il faudrait les inventer, ces fourches, pour moi, pour moi seul ; car tu ne peux savoir, Alioscha, quel homme abominable je suis !…

— Mais il n’y a pas de fourche, dit Alioscha sérieusement et doucement.

— Oui, les ombres seulement des fourches, je sais, comme dans l’enfer de ce poëte français :

J’ai vu l’ombre d’un cocher
Avec l’ombre d’une brosse
Frotter l’ombre d’un carrosse.

Mais qu’en sais-tu, qu’il n’y a pas de fourche ? Tu chanteras une autre antienne quand tu seras chez les moines. Eh ! vas-y ! peut-être trouveras-tu chez eux la vérité. Alors viens me la dire. Le départ pour l’autre monde me sera plus facile quand je saurai sûrement ce qui s’y passe… Ce sera d’ailleurs plus convenable pour toi de vivre avec eux qu’avec un vieil ivrogne entouré de filles. Tu finirais par te pervertir avec moi. Non pas que je pense que tu me quittes pour longtemps : tu jetteras ton premier feu, mais il s’éteindra, et tu viendras me retrouver ici. Moi, je t’attendrai, car je sais bien que tu es la seule âme au monde qui ne me condamne pas, mon doux garçon, je le sens bien, je ne peux pas ne pas le sentir.

Il se mit à pleurer. Il était sentimental : méchant, mais sentimental.

V

Le lecteur se représente peut-être Alioscha comme un être névrosé, maladif, chétif, peu développé. Au contraire, c’était, à cette époque, un jeune homme robuste, élancé, les joues roses, les yeux gris, grands et clairs, tout plein de santé, très-beau, d’une taille au-dessus de la moyenne, les cheveux châtains avec un visage ovale et régulier. Sans doute, tout cela n’empêche ni le fanatisme ni le mysticisme. Mais j’affirme qu’Alioscha avait le tempérament le plus réaliste. Certes, il croyait aux miracles, mais il était de ces réalistes chez lesquels la foi n’est pas la conséquence du miracle, mais le miracle la conséquence de la foi. Si un réaliste parvient à croire, son réalisme même doit lui faire admettre le miracle. L’apôtre Thomas déclare qu’il ne croira pas avant d’avoir vu ; mais quand il voit, il s’écrie : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Est-ce le miracle qui lui donne la foi ? Le plus probable est pour la négative. Il a acquis cette foi parce qu’il la désirait, et peut-être l’avait-il intérieurement, même avant de dire : « Je ne croirai que si je vois… »

Alioscha était de ces jeunes gens de la dernière génération, lesquels, honnêtes par nature, cherchent la vérité, la demande, et dès qu’ils l’ont acquise, s’y dévouent jusqu’au sacrifice de la vie, s’il le faut. Malheureusement, ces jeunes gens ne comprennent pas que le sacrifice de la vie est souvent le plus facile des sacrifices. Sacrifier cinq ou six ans de sa vie pour quelque tâche pénible, pour la science ou même simplement pour décupler ses forces afin d’être ensuite capable de se mesurer avec la vérité, voilà, pour la plupart, le sacrifice qui dépasse les forces humaines. Alioscha avait choisi sa voie comme ou fait une action d’héroïsme. Dès qu’il se fut sérieusement convaincu que Dieu existe et que l’âme est immortelle, il se dit : « Je veux vivre pour l’immortalité sans aucun compromis. » S’il s’était convaincu que Dieu n’existe pas et que l’âme n’est pas immortelle, il aurait, avec la même entière indépendance, vécu en athée et en socialiste (car le socialisme n’est pas seulement un problème économique et la question du quatrième état ; le socialisme est, dans son essence, la négation de Dieu, la corporisation de l’athéisme contemporain, la Tour de Babel qu’on élève sans Dieu, non pas pour monter de la terre au ciel, mais pour faire descendre le ciel sur la terre). Il semblait impossible à Alioscha de continuer à vivre comme il avait fait jusqu’alors, il est écrit : « Donne tout ce que tu as et suis-moi si tu veux atteindre à la perfection. » Alioscha pensa : « Au lieu de tout, vais-je me contenter de donner deux roubles ? Au lieu de le suivre, me contenterai-je d’aller à la messe ? » Le souvenir de sa mère le conduisant tout enfant au monastère influa peut-être aussi sur sa décision, et peut-être aussi les rayons obliques du soleil couchant devant l’icône à laquelle sa mère l’avait comme dédié ; et peut-être encore était-il venu dans la maison de son père pour voir s’il avait plus de deux roubles à donner. Mais la rencontre du starets avait coupé court à toutes ses hésitations.

Quelques mots ici sur le starets Zossima et sur les staretsi[5] en général. Je suis malheureusement sans compétence en la matière, mais j’en dirai le peu que je sais.

Le starets est un homme qui prend la volonté et l’âme des autres et en fait son âme propre et sa propre volonté. On s’abdique entre ses mains ; il prend sur lui toutes les misères du monde, dans l’espérance d’arriver à se vaincre soi-même, à se maîtriser, afin d’obtenir, par l’obéissance jusqu’à la mort, la véritable et totale liberté, l’affranchissement de tout désir personnel, pensant échapper ainsi au malheur de ceux qui passent leur vie à chercher en eux-mêmes leur propre « moi j sans parvenir à le trouver. Le doyennat comporte un pouvoir illimité. Aussi a-t-il été longtemps interdit. Pourtant, les staretsi s’acquirent rapidement une haute renommée dans le peuple.

Chez le starets de notre monastère accouraient en foule nobles et paysans, pour lui confier leurs doutes, leurs péchés, leurs souffrances, et lui demander des conseils.

Notre starets Zossima avait soixante-cinq ans. C’était un ancien pomiestchik. Dans sa première jeunesse, il avait été officier dans l’armée du Caucase. On disait qu’à force d’entendre des confessions il avait acquis une telle lucidité, une telle pénétration que, du premier regard, il devinait ce que venait lui demander n’importe qui s’adressait à lui. On en était d’abord effrayé, mais personne ne le quittait sans être consolé. Ses plus chauds partisans le tenaient pour un saint et affirmaient qu’après sa mort on obtiendrait certainement des miracles par son intercession. C’était particulièrement le sentiment d’Alioscha, qui avait été témoin des guérisons miraculeuses opérées par le starets : guérisons véritables ou simples améliorations naturelles ? Alioscha ne se faisait pas cette question. Alioscha croyait en aveugle à la puissance spirituelle de son directeur, la gloire du starets faisait la joie d’Alioscha.

Il se réjouissait de voir la foule venir pour contempler le saint vieillard, pleurer de bonheur à sa vue, s’agenouiller, baiser la terre qui le portait. Les femmes lui tendaient leurs enfants… Alioscha ne se demandait pas pourquoi la foule aimait tant le starets ; il comprenait très-bien que pour ces âmes simples, fatiguées de travail, de chagrin, de leurs propres iniquités et de l’iniquité constante du monde, il n’y a pas de plus pressant besoin que celui de la consolation ; et quel bonheur c’est, pour de telles ûmes, que d’avoir un saint à vénérer et de se dire : « Nous pouvons pécher, nous pouvons céder à la tentation : le mensonge est en nous, mais il y a quelque part un saint qui sait, qui possède la vérité ! Ainsi grâce à lui, elle se perpétue dans le monde, elle rayonnera quelque jour jusqu’à nous et régnera sur toute la terre comme il a été prophétisé. » Et la pensée que, du moins, le starets était seul à ce point vénérable n’embarrassait pas Alioscha : « Qu’importe, pensait-il, s’il possède le secret de la régénération universelle, la puissance qui finira par établir le règne de la vérité ? Les hommes alors s’aimeront entre eux, et il n’y aura ni riches, ni pauvres, ni grands, ni petits. Il n’y aura que des enfants de Dieu, des sujets du Christ. »

L’arrivée de ses deux frères impressionna vivement Alioscha. Il se lia plus vite et plus intimement avec Dmitri Fédorovitch qu’avec Ivan Fédorovitch. Il avait longtemps désiré connaître Ivan ; mais, et quoique celui-ci fût dans la maison depuis deux mois, ils ne s’étaient pas liés.

Dmitri parlait d’Ivan avec une profonde admiration. C’est par lui qu’Alioscha apprit tous les détails de l’importante alTaire qui avait causé l’amitié de ses deux frères. L’enthousiasme de Dmitri pour Ivan avait, aux yeux d’Alioscha, ceci de caractéristique que Dmitri était un ignorant auprès d’Ivan : et en effet ils faisaient tous deux un si évident contraste qu’on n’eût pu trouver deux hommes plus différents.

C’est à cette époque qu’avait eu lieu la réunion de toute cette famille hétérogène dans la cellule du starets Zossima.

  1. Le roman des Frères Karamazov a été écrit en 1880.
  2. Le rouble vaut 2 fr. 50.
  3. Le chef de l’école anarchiste.
  4. Les Frères Karamazov comportaient, dans la pensée de Dostoïevsky, une suite de romans. Il n’a eu le temps de finir que le premier.
  5. Pluriel russe de starets.