Les Lois (trad. Cousin)/Livre douzième

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome septième & huitième
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LIVRE DOUZIÈME.
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L’ATHÉNIEN.

Si quelqu’un usurpe auprès d’un gouvernement étranger le titre d’ambassadeur ou de héraut envoyé au nom de l’État ; ou si, étant réellement envoyé, il ne porte pas fidèlement les paroles qu’il est chargé de porter ; ou enfin si à son retour il ne rend pas un compte exact de ce que lui ont dit les ennemis ou les alliés, en sa qualité d’ambassadeur ou de héraut, on lui fera son procès, comme s’il avait violé, malgré la défense de la loi, des ordres et des instructions reçus de Mercure ou de Jupiter ; et s’il est convaincu, les juges estimeront quelle peine ou quelle amende il doit subir.

Détourner sourdement de l’argent est une action basse : l’enlever ouvertement est un trait d’impudence. Aucun des enfans de Jupiter ne s’est plu à faire ni l’un ni l’autre, soit par fraude, soit par violence. Que personne donc ne se laisse tromper par ce que débitent les poètes et tout autre conteur de fables, ni ne s’enhardisse à commettre rien de semblable sur la fausse persuation que le vol et la rapine n’ont rien de honteux, et qu’il ne fait en cela que ce que font les dieux mêmes ; car cela n’est ni vrai ni vraisemblable, et quiconque se porte à de telles injustices n’est ni dieu ni enfant des dieux. Le législateur doit naturellement savoir mieux ce qui en est que tous les poètes ensemble. Celui qui ajoute foi à ce discours est heureux, et nous souhaitons qu’il le soit toujours. Mais que celui qui refuse de le croire, ait affaire après cela à la loi suivante : Quiconque aura détourné, soit une grande, soit une petite partie des deniers publics, doit être puni d’une peine égale ; car la petitesse de la somme prouve dans celui qui la dérobe, non moins d’avidité, mais moins de pouvoir ; et celui qui prend la meilleure partie d’un argent qui ne lui appartient pas, est aussi coupable que s’il avait pris le tout. Ce n’est donc point à la grandeur du vol que la loi veut qu’on ait égard en punissant l’un moins ‘que l’autre, mais à ce que l’un est peut-être encore susceptible de guérison, au lieu que l’autre est désespéré. Ainsi tout étranger ou tout esclave qui sera convaincu en justice d’avoir touché aux deniers publics, sera puni dans sa personne ou dans ses biens comme un homme qui probablement peut encore s’amender. Au contraire, tout citoyen convaincu d’avoir volé sa patrie par des voies sourdes ou violentes, après une éducation telle que celle qu’il a reçue de nous, sera regardé comme un malade désespéré, et par cette raison condamné à mort, soit qu’il ait été pris sur le fait ou non.

Pour ce qui concerne les expéditions militaires, il y aurait bien des conseils à donner, bien des lois à faire. Ce qu’il y a de plus important est que personne, soit homme, soit femme, ne secoue en aucune rencontre le joug de la dépendance, ni ne s’accoutume dans les combats véritables, ou même dans les jeux, à agir seul et de son chef, mais qu’en paix comme en guerre tous aient sans cesse les yeux sur celui qui les commande, ne faisant rien que sous sa direction, et s’abandonnant à sa conduite dans les plus petites choses ; de sorte qu’au premier signal ils s’arrêtent, ils marchent, ils s’exercent, ils prennent le bain ou leur repas, ils se lèvent la nuit pour monter la garde, pour porter ou recevoir des ordres ; que dans la mêlée ils ne poursuivent personne ni ne reculent devant qui que ce soit, à moins d’un ordre de leur chef ; en un mot qu’ils s’accoutument à ne savoir jamais ce que c’est que d’agir seul et sans concert ; mais plutôt que tous ensemble n’aient toujours et en tout qu’une vie commune. On ne peut, on n’a jamais pu rien trouver de plus beau, de plus avantageux, de plus propre à assurer à l’État son salut à la guerre et la victoire, qu’un pareil concert : c’est à quoi nos citoyens doivent s’exercer dès l’enfance au sein de la paix, apprenant à commander aux uns et à obéir aux autres. Quant à l’indépendance, il la faut bannir du commerce de la vie, non seulement entre les hommes, mais même entre les animaux soumis aux hommes. C’est à ce but que doivent tendre toutes les danses destinées à former d’excellens guerriers, et tous les exercices propres à donner de l’agilité et de l’adresse ; c’est dans cette vue encore qu’il faut apprendre à souffrir la faim, la soif, le froid, le chaud, à coucher sur la dure, et surtout à ne point affaiblir la force naturelle de la tête et des pieds, en les tenant enveloppés de corps étrangers, et en rendant inutiles par là les cheveux et la peau que la nature a donnés à ces parties pour les couvrir ; car comme elles sont situées aux deux extrémités du corps, elles influent puissamment sur sa bonne ou sa mauvaise disposition, selon qu’on les tient en bon ou en mauvais état. Enfin, les pieds sont faits plus qu’aucun autre membre pour obéir au reste du corps, comme la tête pour commander, puisque c’est en elle que la nature a placé tous nos sens principaux. Tel est l’éloge de là vie militaire qu’il est bon de faire entendre à nos jeunes gens : voici maintenant les lois. Tous ceux qui seront enrôlés ou qui auront quelque emploi dans l’armée iront à la guerre. Quiconque se sera absenté par lâcheté, et sans le congé des généraux, sera accusé devant les chefs de l’armée, au retour de la campagne, d’avoir refusé le service militaire. Toute l’armée assistera à ce jugement, l’infanterie et la cavalerie séparément, ainsi que les autres corps de troupes. Le fantassin sera jugé par l’infanterie, le cavalier par la cavalerie, et les autres pareillement par ceux de leur corps. Celui qui sera condamné ne pourra plus désormais prétendre au prix de la valeur, ni accuser personne d’avoir refusé de servir, ni faire à cet égard l’office de dénonciateur. De plus, le tribunal réglera la peine qu’il doit souffrir dans sa personne ou dans ses biens. Après le jugement de toutes les causes touchant le refus de service, les chefs indiqueront pour un autre jour une nouvelle assemblée, où chacun adjugera le prix de la valeur à celui de son corps qu’il croira l’avoir mérité. Il n’y sera point fait mention des guerres précédentes ; on n’en citera aucun exploit ni aucun témoignage pour donner plus de poids à son suffrage ; mais on prononcera uniquement sur ce qui s’est passé dans la guerre présente. La récompense du vainqueur sera une couronne d’olivier qu’il suspendra avec une inscription dans le temple de quelque divinité guerrière, à son choix, comme un monument du jugement qu’on a porté de sa bravoure. Ceux qui auront remporté le second et le troisième prix feront la même chose. Si quelqu’un étant allé à la guerre quitte le camp pour retourner chez lui avant le temps et sans l’agrément des chefs, il sera accusé de désertion devant les mêmes juges qui ont prononcé sur le refus de service, et s’il est convaincu il sera condamné aux mêmes peines que les précédens. Dans toutes les accusations, il faut craindre de charger à faux une personne innocente, soit avec intention de le faire, soit même sans cette intention, autant que cela est possible ; car la Justice est appelée avec raison fille de la Pudeur[1] : or la Pudeur et la Justice haïssent naturellement le mensonge. Mais s’il est nécessaire d’apporter, en accusant, beaucoup de circonspection pour ne point pécher contre la justice, c’est surtout lorsqu’il s’agira d’accuser un soldat d’avoir jeté ses armes dans le combat, parce qu’un soldat peut y être contraint en certains cas, et que le reproche qu’on lui en ferait alors par méprise, comme d’une action honteuse, l’exposerait à une peine qu’il ne mérite pas. Ces cas de nécessité ne sont point du tout aisés à distinguer des autres ; toutefois il est à propos que la loi essaie en quelque manière d en montrer la différence, du moins en certains cas particuliers. Pour cela ayons recours à la fable. Si Patrocle rapporté dans sa tente, sans armes, eût donné des signes de vie, comme la chose est arrivée à une infinité de guerriers, tandis que ces premières armes que les dieux, dit le poète[2], avaient données à Pelée comme la dot de Thétis le jour de ses noces, étaient au pouvoir d’Hector, tout ce qu’il y avait alors de lâches dans l’armée grecque auraient eu occasion de reprocher au fils de Menœtius la perte de ses armes. D’autres les ont perdues ayant été précipités de lieux escarpés, ou en combattant sur mer, ou bien dans des lieux exposés aux orages, s’étant trouvés emportés tout à coup par quelque torrent, enfin en mille autres circonstances semblables, qu’on peut alléguer pour se justifier d’un reproche où triomphe aisément la calomnie. Il est donc indispensable de distinguer avec le plus grand soin ce qui est véritablement honteux et impardonnable en ce genre, de ce qui ne l’est pas. Nous trouvons en quelque sorte cette distinction établie dans les noms injurieux qu’on se donne en ces occasions. Par exemple, on peut dire de tous, sans exception, qu’ils ont perdu leurs armes ; mais on ne peut pas reprocher à tous de les avoir jetées : ce reproche ne pouvant tomber également sur celui à qui on a arraché ses armes par force et sur celui qui les a rendues de lui-même ; car il y a une différence du tout au tout entre ces deux cas. Telles seront donc à ce sujet les dispositions de la loi. Si quelqu’un étant joint par l’ennemi, et ayant les armes à la main, au lieu de lui faire face et de se défendre, les lui abandonne lâchement ou les jette, aimant mieux mettre sa vie en sûreté par une honteuse fuite que de périr d’une mort glorieuse et heureuse en combattant vaillamment ; s’il a perdu ainsi ses armes, qu’on l’accuse de les avoir jetées. Mais les juges n’entreront point dans l’examen de la perte des armes, dans les cas dont on a parlé plus haut. Il faut toujours punir les lâches, pour leur inspirer plus de courage, et jamais les malheureux parce que cela ne sert à rien. Mais quel peut être le châtiment convenable de ceux qui ont jeté les armes qu’on leur avait données pour se défendre ? Il n’est pas possible à l’homme de changer quelque chose en son contraire, comme fit autrefois un dieu[3], qui métamorphosa, dit-on, en homme Cénée le Thessalien, de femme qu’il était auparavant ; et cependant la métamorphose contraire d’homme en femme serait de tous les châtimens le plus naturel à l’égard d’un guerrier qui a jeté ses armes ; mais puisque son attachement pour la vie a presque fait cette métamorphose, afin de le tenir désormais éloigné de tout danger et de prolonger avec ses jours sa honte et sa lâcheté, la loi ordonne ce qui suit : Le guerrier qui sera convaincu d’avoir perdu honteusement ses armes, ne pourra être employé comme soldat ni par les généraux ni par aucun des officiers ; il ne fera partie d’aucun corps militaire. Si un chef contrevient à cette défense, les censeurs le taxeront à mille dragmes d’amende, si c’est un citoyen de la première classe ; à cinq mines, s’il est de la seconde ; à trois, s’il est de la troisième ; à une, s’il est de la quatrième. Quant au guerrier condamné pour sa lâcheté, outre qu’il se tiendra éloigné, comme il lui convient, des périls réservés au courage, il paiera une amende de mille dragmes, s’il est de la première classe ; de cinq mines, s’il est de la seconde ; de trois, s’il est de la troisième ; et d’une, s’il est de la quatrième.

Les magistrats étant, les uns tirés au sort et annuels, les autres choisis par voie de suffrage et pour plusieurs années, comment nous y prendrons-nous pour créer des censeurs ? Où trouver des hommes capables de faire rendre compte aux autres de leur administration ? S’il arrive que des magistrats accablés sous le poids de leur charge, ou n’ayant pas les forces suffisantes pour la soutenir, rendent quelque sentence ou commettent quelque action injuste ; quelque difficile qu’il soit de rencontrer un homme que la supériorité de sa vertu rende digne de veiller sur leur conduite, il faut néanmoins, à quelque prix que ce soit, essayer de découvrir quelques-uns de ces hommes divins. Telle est en effet la nature des choses : dans un gouvernement, comme dans un vaisseau ou dans un animal, il y a différens ressorts dont aucun ne saurait être attaqué sans entraîner une dissolution complète. Ces ressorts, dont la destination est la même, s’appellent de divers noms, selon les diverses choses auxquelles ils appartiennent : ici câbles et ceintures[4], là nerfs et tendons. Mais entre tous les ressorts d’où dépend le salut ou la perte d’un État, celui dont nous parlons n’est pas le moindre. Car si ceux qui font rendre compte aux magistrats sont meilleurs qu’eux, et s’ils montrent dans l’exercice de la censure une équité au-dessus de tout reproche, toute la cité avec son territoire est heureuse et florissante. Mais si les censeurs s’acquittent mal de leur fonction, alors la justice, qui est le lien commun de toutes les parties du gouvernement, venant à se dissoudre y les magistrats, loin de conspirer à la même fin, se séparent et se divisent ; d’une seule république ils en font plusieurs, et, la remplissant de séditions, ils en précipitent la perte. C’est pourquoi il faut que nos censeurs soient des hommes admirables par la réunion de toutes les vertus. Imaginons un peu la manière dont on procédera à leur élection. Tous les ans, lorsque le soleil aura passé des signes d’été aux signes d’hiver, toute la ville s’assemblera dans un lieu consacré au Soleil et à Apollon ; là chacun fera connaître au dieu, par son suffrage, les trois citoyens au-dessus de cinquante ans qu’il estime les plus vertueux : aucun ne pourra se proposer lui-même. Parmi les proposés on choisira ceux qui auront eu le plus de suffrages, jusqu’à la concurrence de la moitié si le nombre est pair ; s’il ne l’est pas, on exclura celui qui aura eu le moins de voix, et on laissera l’autre moitié qui compte pour soi moins de suffrages. Si plusieurs ont eu un nombre égal de voix, en sorte qu’une moitié soit plus forte que l’autre, on retranchera l’excédant en commençant par les plus jeunes ; ensuite on ira derechef aux voix, jusqu’à ce qu’il s’en trouve trois qui aient plus de suffrages que les autres. Si tous les trois ou deux d’entre eux avaient un égal nombre de suffrages, alors appelant à son secours un hasard heureux, on laissera la décision au sort, et l’on couronnera d’olivier celui auquel il aura été favorable, en lui adjugeant la première place ; on en fera autant pour le second et pour le troisième, et après leur avoir donné le prix de la vertu, on publiera que la république des Magnètes, conservée de nouveau par la protection de Dieu, vient de choisir, en présence du Soleil, les trois plus vertueux citoyens, et les consacre, suivant l’ancien usage, au Soleil et à Apollon, comme les prémices de l’État, pour tout le temps où leur conduite répondra au jugement qu’on en a porté. Ceux-ci désigneront, la première année, douze censeurs qui seront en charge jusqu’à ce que chacun d’eux ait atteint l’âge de soixante et quinze ans ; après quoi on n’en créera plus que trois nouveaux chaque année. Ces censeurs, divisant toutes les charges publiques en douze parts, examineront la conduite de ceux qui les remplissent, par toutes les voies convenables vis-à-vis de personnes libres. Pendant tout le temps de leur censure ils feront leur demeure dans le lieu consacré à Apollon et au Soleil, où ils ont été choisis. Après avoir, tantôt chacun en particulier, tantôt tous ensemble, jugé les magistrats sortis de charge, ils exposeront dans la place publique des tablettes où sera marquée la peine ou l’amende à laquelle chacun d’eux est condamné par sentence des censeurs. Si quelque magistrat ne convient point de l’équité de la sentence rendue contre lui, il citera les censeurs devant les juges d’élite ; et si après avoir rendu compte de sa conduite à ce tribunal, il est renvoyé absous, il intentera, s’il veut, un procès aux censeurs ; s’il est jugé coupable, et qu’il ait été condamné à mort par les censeurs, on le fera simplement mourir, n’étant pas possible de doubler cette peine : à l’égard des autres peines^ qui peuvent être doublées, il sera condamné au double. Mais il est à propos d’écouter aussi quel contrôle on exercera sur les censeurs eux-mêmes, et de quelle manière. Ceux à qui toute la cité aura déféré le prix de la vertu occuperont pendant leur vie la première place à toutes les assemblées solennelles. De plus, à l’époque où ont lieu en Grèce les sacrifices, les spectacles et les autres cérémonies qui se font au nom de tous, c’est parmi eux qu’on choisira les chefs de la théorie[5]. Eux seuls, entre tous les citoyens, auront droit de porter une couronne de laurier. Us seront tous prêtres d’Apollon et du Soleil ; et chaque année on élira pour grand prêtre le plus digne d’entre les prêtres de l’année précédente. Son nom sera inscrit dans les actes publics, pour servir à compter le nombre des années, tant que l’État subsistera. Après la mort, l’exposition de leur corps, leur convoi et leur sépulture, seront distingués de la pompe funèbre des autres citoyens On les revêtira d’une robe blanche ; les pleurs et les gémissemens ne se feront point entendre à leurs funérailles. Deux chœurs, l’un de quinze jeunes filles, l’autre de quinze jeunes garçons, rangés de chaque côté du cercueil, chanteront tour à tour un hymne composé à l’honneur des prêtres, et le béniront dans leurs chants durant tout le jour. Le lendemain matin cent jeunes gens de ceux qui fréquentent encore les Gymnases, choisis par les parens du mort, accompagneront le cercueil au monument. Les adolescens marcheront à la tête du convoi en habit de guerre, les cavaliers montés sur leurs chevaux, les fantassins avec leurs armes pesantes, et les troupes légères avec leurs armes distinctives. Les jeunes garçons, placés immédiatement devant le cercueil, chanteront un hymne destiné à cet usage ; derrière seront les jeunes filles et les femmes qui ont passé le temps d’avoir des enfans. Ensuite viendront les prêtres et les prêtresses, qui, bien qu’exclus des autres funérailles, assisteront à celles-ci, comme n’ayant rien que de pur, pourvu néanmoins que la Pythie y consente. Le monument, travaillé sous terre, sera en forme de voûte oblongue, ayant de chaque côté des niches parallèles faites de pierres précieuses et capables de résister au temps. On y déposera le corps de ce bien heureux mortel, et après avoir fait un tertre circulaire, on plantera autour un bois sacré, à la réserve d’un côté, afin que le monument puisse se prolonger sans qu’il soit besoin de nouveaux tertres pour les corps que l’on y dépose par la suite. Chaque année on célébrera en leur honneur des combats musicaux, gymniques et équestres. Telles seront les récompenses des censeurs intègres. Mais si quelqu’un d’eux, se reposant sur le choix qu’on a fait de lui, laisse apercevoir qu’il est homme, et se conduit mal après son élection, la loi ordonne à tout citoyen de l’accuser, et la cause s’instruira de la manière suivante : Le tribunal sera composé, en premier lieu, des gardiens des lois ; en second lieu, des autres censeurs qui lui survivent ; en troisième lieu, des juges d’élite. La formule d’accusation sera conçue en ces termes : Tel ou tel est indigne du prix de la vertu et de la censure. L’accusé, s’il est convaincu, sera déposé de sa charge, privé de la sépulture et des autres distinctions attachées à sa place. Mais si l’accusateur n’a pas pour lui la cinquième partie des suffrages, il sera condamné à une amende de douze mines, s’il est de la première classe ; de huit, s’il est de la seconde ; de six, s’il est de la troisième ; et de deux, s’il est de la quatrième.

La manière dont on rapporte que Rhadamanthe terminait les procès a droit d’exciter notre admiration. Comme il voyait que les hommes de son temps étaient intimement persuadés de l’existence des dieux, avec d’autant plus de raison que pour lors il y avait sur la terre plusieurs enfans des dieux, du nombre desquels était, dit-on, Rhadamanthe lui-même, il paraît qu’il avait pensé que le jugement des causes ne devait point être confié aux hommes, mais aux dieux. De là sa manière de rendre la justice était également simple et prompte. Il déférait le serment aux deux parties sur les points en litige, et terminait ainsi leurs différends avec autant de célérité que de sûreté. Mais aujourd’hui qu’il y a des hommes, les uns qui ne croient pas à l’existence des dieux, les autres qui s’imaginent qu’ils ne se mêlent point des choses d’ici-bas, d’autres en plus grand nombre et les plus méchans de tous, qui sont dans l’opinion que les dieux, agréant leurs petits sacrifices et leurs adulations, deviennent souvent complices de leurs vols et les exemptent des grands supplices : la méthode de juger suivie par Rhadamanthe ne serait plus de saison avec les hommes d’aujourd’hui. Ainsi, puisque les sentimens au sujet des dieux ont changé, il faut aussi changer les lois. Lorsqu’il s’intentera aujourd’hui un procès, les lois, si elles ont été faites avec intelligence, n’exigeront le serment d’aucune des parties ; mais elles assujettiront celle qui accuse à mettre simplement par écrit ses chefs d’accusation, et celle qui se défend, à produire de même ses moyens de justification, sans souffrir que ni l’une ni l’autre en remettant ses pièces aux magistrats y ajoute le serment. Et véritablement ce serait une chose affreuse, si, vu la multitude des procès qui s’élèvent dans un État, nous savions, à n’en pouvoir douter, que presque la moitié de nos citoyens est composée de parjures, qui prennent sans aucune difficulté leurs repas en commun avec les autres et se trouvent partout avec eux tant en public qu’en particulier. Voici donc ce que règle la loi : Seront astreints au serment le juge avant de rendre sa sentence ; celui qui présidera à l’élection des magistrats, par la voie du serment ou par celle des suffrages qu’il recueille sur l’autel ; le président des chœurs et de la musique, les arbitres et les distributeurs des prix aux jeux gymniques et équestres, Eu général, le serment portera sur tout ce qui ne peut profiter au parjure, suivant l’opinion des hommes ; mais lorsqu’il paraît avec évidence qu’il y a un grand avantage à nier une chose et à la désavouer avec serment, on aura recours aux voies ordinaires de la justice, où les différends seront vidés sans qu’il intervienne aucun serment des parties. Les juges ne souffriront en aucune manière qu’on fasse, en leur présence, pour donner plus de croyance à ses paroles, ni sermens ni imprécations contre soi et sa famille, ni prières indécentes et lamentations qui ne conviennent qu’aux femmes ; mais ils ordonneront aux parties d’exposer jusqu’à la fin leurs raisons avec bienséance, et d’écouter de même celles d’autrui ; sinon tout ce que Ton dira hors de là sera regardé comme étranger à la cause, et les juges y ramèneront sans cesse. Quant aux étrangers, ils pourront dans leurs débats avec d’autres étrangers, faire et recevoir le serment, comme cela se pratique aujourd’hui ; car ne devant point demeurer dans notre république jusqu’à la vieillesse, et le plus souvent n’y faisant pas leur nid, il n’est point à craindre qu’ils y laissent après eux des enfans héritiers de leurs mœurs. Le serment sera aussi permis aux citoyens libres, dans toute affaire où la désobéissance aux lois de l’État ne mériterait ni le fouet ni la prison ni la mort. Si, en certains cas, on manque d’assister aux chœurs, aux processions solennelles et aux autres cérémonies publiques, et encore si on refuse de contribuer aux frais des sacrifices en temps de paix et aux dépenses en temps de guerre ; le premier moyen de réparer ces fautes sera de se soumettre à l’amende marquée. Si Ton refuse de la payer, ceux que l’État et les lois auront établis pour l’exiger y contraindront par voie de saisie ; et si, malgré la saisie, on s’obstine à ne pas payer, les effets saisis seront mis en vente au profit du trésor public. S’il était besoin d’une punition plus grande, les magistrats que le cas regarde obligeront à comparaître en justice, et imposeront telle amende qu’ils jugeront convenable, jusqu’à ce qu’on ait fait ce qui est exigé. Dans un État où l’on ne connaîtra d’autre commerce intérieur que celui des denrées que produit la terre, et où il n’y aura point de commerce extérieur, il est nécessaire de faire des règlemens touchant les voyages en pays étranger, et la manière dont on recevra les étrangers qui viendront chez nous. Voici d’abord l’instruction que le législateur donnera à ce sujet aux citoyens, en s’efforçant de la leur faire goûter. L’effet naturel du commerce fréquent entre les habitans de divers États, est d’introduire une grande variété dans les mœurs, par les nouveautés que ces rapports avec des étrangers font naître nécessairement : ce qui est le plus grand mal que puissent éprouver les États policés par de sages lois. Comme la plupart de ceux d’aujourd’hui n’ont que de mauvais gouvernemens, ce mélange d’étrangers qu’ils reçoivent chez eux ne leur importe en rien, non plus que la liberté avec laquelle leurs citoyens vont vivre en d’autres cités, lorsqu’il leur prend fantaisie de voyager en quelque pays et en quelque temps que ce soit, soit dans la jeunesse, soit dans un âge plus avancé. D’un autre côté refuser aux étrangers l’entrée dans notre État, et à nos citoyens la permission de voyager chez les autres peuples, c’est une chose qui ne se peut faire absolument, et qui de plus paraîtrait inhumaine et barbare aux autres hommes : ils nous appliqueraient probablement le reproche de chasser de chez nous les étrangers[6], et d’avoir des mœurs rudes et sauvages. Or, il faut se garder de tenir pour peu de chose de passer ou de ne passer pas pour gens de bien auprès des autres peuples. Car les hommes méchans et vicieux ne se trompent pas autant dans le jugement qu’ils portent de la vertu des autres, qu’ils sont éloignés de la pratiquer eux-mêmes : il y a dans ces hommes mêmes je ne sais quelle sagacité merveilleuse ; de sorte qu’un grand nombre d’eux, malgré l’extrême corruption de leurs mœurs, savent faire dans leurs discours et dans leurs jugemens un discernement exact des gens de bien et de ceux qui ne le sont pas. C’est pourquoi on ne peut qu’approuver la maxime qui a cours dans la plupart des États, de faire beaucoup de cas de la bonne réputation auprès des autres. Mais le meilleur et le plus important est de commencer par être réellement homme vertueux, et de n’en rechercher la réputation qu’à cette condition ; du moins si l’on aspire à une vertu parfaite. Il est donc convenable au nouvel État que nous fondons en Crète, de se donner auprès des autres hommes la plus belle et la plus entière réputation de vertu ; et si notre projet s’exécute comme nous l’avons conçu, il y a tout lieu d’espérer que le soleil et les autres dieux le verront probablement dans peu tenir son rang parmi les cités et les États les mieux policés. Voici donc ce qu’il me paraît nécessaire de régler par rapport aux voyages dans les autres pays et à la réception des étrangers. En premier lieu, qu’il ne soit permis à aucun citoyen, avant l’âge de quarante ans, de voyager quelque part que ce soit hors des limites de l’État. De plus, que personne ne voyage en son nom, mais au nom de l’État, en qualité de héraut, d’ambassadeur ou d’observateur. Il ne faut point compter parmi les voyages les expéditions et les courses militaires, comme si elles étaient de même nature. On députera des citoyens pour assister aux sacrifices et aux jeux qui se font à Pytho en l’honneur d’Apollon, à Olympie en l’honneur de Jupiter, à Némée et à l’Isthme ; on en députera, en aussi grand nombre qu’il se pourra, les mieux faits et les plus vertueux, ceux qu’on jugera les plus propres à donner une haute idée de notre cité dans ces assemblées consacrées à la religion et à la paix, et à la distinguer autant par là que les autres cherchent à illustrer leur patrie par la gloire militaire ; de retour chez eux ils apprendront à notre jeunesse que les lois des autres peuples sont inférieures à celles de leur pays. Ce sont aussi des hommes semblables que les gardiens des lois devront admettre et envoyer en qualité d’observateurs. Si quelques citoyens ont envie d’aller étudier plus à loisir ce qui se passe chez les autres hommes, qu’aucune loi ne les en empêche ; car jamais notre cité ne pourra ni parvenir à la perfection dans la politesse et la vertu, si faute d’entretenir des relations avec les étrangers elle n’acquiert aucune connaissance de ce qu’il y a de bon et de mauvais parmi eux, ni observer fidèlement ses lois, si elle n’en a que l’usage et la pratique sans en posséder l’esprit. Il se trouve toujours parmi la foule des personnages divins, en petit nombre à la vérité, dont le commerce est d’un prix inestimable, qui ne naissent pas plus dans les États bien policés que dans les autres ; et des citoyens qui vivent sous un bon gouvernement doivent se livrer à une recherche persévérante de ces hommes qui se sont préservés de la corruption, et les poursuivre par terre et par mer, en partie pour affermir ce qu’il y a de sage dans les lois de leur pays, en partie pour rectifier ce qui s’y trouverait de défectueux. Jamais notre état n’aura une constitution parfaitement assise, si l’on ne fait ces observations et ces recherches, ou si on les fait mal.

CLINIAS.

Comment donc s’y prendre ?

L’ATHÉNIEN.

De cette manière. Il faut premièrement que l’observateur, pour être tel que nous le souhaitons, ait plus de cinquante ans ; en second lieu, qu’il se soit distingué en tout, mais particulièrement dans le métier de la guerre, afin de donner dans sa personne aux autres États un modèle des gardiens de nos lois. Dès qu’il aura passé l’âge de soixante ans, il mettra fin à ses observations. Après avoir observé autant de temps qu’il voudra dans l’espace de dix ans, à son retour dans sa patrie, il se rendra au conseil des magistrats chargés de l’inspection des lois. Ce conseil, mêlé déjeunes gens et de vieillards, se tiendra régulièrement tous les jours depuis l’aube jusqu’à ce que le soleil soit sur l’horizon. Il sera composé en premier lieu des prêtres qui auront été jugés les plus vertueux de l’État, ensuite des dix gardiens des lois les plus anciens ; enfin de celui qui préside actuellement à l’instruction de la jeunesse, et de ceux qui l’ont précédé dans cette charge. Aucun d’eux n’ira seul au conseil ; mais il y sera accompagné d’un jeune homme entre trente et quarante ans, que lui-même aura choisi. Leurs entretiens, quand ils seront assemblés, rouleront toujours sur les lois, sur les institutions de leur pays, et sur la différence de celles qui existent ailleurs, s’il leur en vient quelque rapport. Us s’entretiendront aussi des sciences qui leur paraîtront relatives au sujet de leurs méditations, dont l’étude contribuerait à leur faciliter la connaissance des lois, et dont la négligence la leur rendrait plus épineuse et plus obscure. Les vieillards feront choix de ces sciences, et les jeunes gens s’y appliqueront avec toute l’ardeur dont ils sont capables. Si quelqu’un de ceux-ci était jugé indigne d’assister au conseil, toute l’assemblée en fera des reproches au vieillard qui Fa amené. Quant à ceux de ces jeunes gens qui seront considérés du conseil, tous les citoyens auront les yeux fixés sur eux et donneront à leur conduite une attention particulière ; ils les honoreront s’ils se conduisent bien, comme aussi ils auront un plus grand mépris pour eux, s’ils deviennent plus méchans que les autres. C’est à ce conseil que se rendra, au retour de ses voyages, l’observateur des mœurs des autres peuples ; il lui fera part de ce qu’il aura entendu dire sur l’établissement de certaines lois, l’éducation et la culture de la jeunesse, ainsi que des réflexions qu’il aura faites lui-même sur ces objets. S’il ne revient ni pire ni meilleur, on lui saura gré du moins du zèle qu’il a montré. S’il revient beaucoup meilleur, on lui donnera de grands éloges, et après sa mort tout le conseil lui rendra les honneurs convenables. Si l’on jugeait au contraire qu’il se fût gâté dans ses voyages, malgré ses prétentions à une sagesse qu’il n’a point, il lui sera défendu d’avoir commerce soit avec les jeunes soit avec les vieux. S’il obéit à cette défense, on le laissera vivre en simple particulier ; mais s’il est convaincu en justice de vouloir introduire des changemens dans l’éducation et les lois, il sera condamné à mort. Celui des magistrats qui, l’ayant trouvé en faute, ne l’aura point déféré aux juges, essuiera des reproches pour cette négligence, lorsqu’il sera question d’adjuger le prix de la vertu. Tel doit être le citoyen à qui les lois permettent de voyager, et telles sont les conditions qu’on lui fera. Il faut aussi faire accueil aux étrangers qui voyagent chez nous. Or il y en a de quatre sortes, dont il est à propos que nous parlions ici. Les premiers sont ceux qui, semblables aux oiseaux de passage, ne paraissent que durant l’été, cette saison leur permettant de faire une foule de courses. La plupart d’entre eux prennent, pour ainsi parler, leur vol par mer, et voltigent de contrée en contrée pendant la belle saison, pour faire le commerce et s’enrichir. Des magistrats établis à cet effet les recevront dans les marchés, dans les ports et les édifices publics situés hors des murs, mais à portée de la ville ; ils prendront garde que ces étrangers n’entreprennent rien contre les lois ; ils jugeront leurs différends avec équité, et n’auront de commerce avec eux que pour les choses nécessaires, et le plus rarement qu’il se pourra. Les seconds sont ceux qui viennent pour repaître leurs yeux et leurs oreilles de ce que les spectacles et la musique offrent de propre à les charmer. Il faut qu’il y ait pour ces étrangers des Hôtels situés auprès des temples, où ils trouvent une hospitalité généreuse. Les prêtres et ceux qui sont chargés de l’entretien des temples auront soin qu’il ne leur manque rien ; et qu’après avoir séjourné pendant un espace raisonnable de temps, après avoir vu et entendu les choses qui les ont attirés chez nous, ils se retirent sans avoir causé ni reçu aucun dommage. Tous les différends qui pourraient survenir à leur occasion, soit que l’on commette quelque injustice à leur égard, ou qu’eux-mêmes en commettent à l’égard d’autrui, seront décidés par les prêtres, lorsque le tort ne passera pas cinquante dragmes ; s’il va au delà, la décision en appartiendra aux agoranomes. Les étrangers de la troisième espèce seront reçus et traités aux frais de l’État : ce sont ceux qui viennent d’un autre pays pour des affaires mêmes d’État. Les généraux, les commandans de la cavalerie et les Taxiarques auront seuls le droit de les loger ; et celui qui les logera aura soin de leur entretien de concert avec les Prytanes. Les étrangers de la quatrième espèce, si jamais il en arrive, ce qui ne peut être que bien rare, sont ceux qui viendraient chez nous dans le même but que les observateurs que nous faisons voyager. Il faut en premier lieu que l’observateur étranger n’ait pas moins de cinquante ans ; en second lieu, qu’il se propose ou de voir dans notre cité quelque chose de plus beau que ce qu’on voit ailleurs ou de nous montrer quelque chose de semblable qu’il aurait remarqué dans un autre État. Il pourra, sans être invité, aller dans les maisons des citoyens riches et sages, puisqu’il est lui-même semblable à eux. Qu’il aille, par exemple, loger chez le magistrat qui préside à l’éducation de la jeunesse ; il pourra se flatter avec raison d’y trouver une hospitalité digne de lui, puisqu’il sera dans la maison d’un de ceux qui ont remporté le prix de la vertu. Après s’être instruit dans ses entretiens avec quelques uns d’entre eux de ce qu’il désire apprendre, et leur avoir aussi fait part de ce qu’il sait, il s’en retournera comblé d’honneurs et de présens, tel qu’un ami a droit d’en attendre de ses amis. Voilà les lois qu’on observera à l’égard des étrangers de l’un et de l’autre sexe que nous accueillerons chez nous, et de nos citoyens que nous enverrons dans les autres pays. En cela nous honorerons Jupiter hospitalier ; et nous nous garderons de repousser les étrangers en les éloignant de notre table et de nos sacrifices, comme font aujourd’hui les habitans du Nil, ou en publiant des défenses barbares.

Si quelqu’un se fait caution pour un autre, qu’il donne sa promesse par écrit, marquant expressément les conditions sous lesquelles il s’engage, en présence de trois témoins pour le moins, si la somme qu’il garantit monte à mille dragmes, et de cinq, si elle va au delà. Celui qui vend au nom d’un autre sera aussi caution pour lui, s’il y a quelque fraude dans la vente, ou qu’il ne soit pas en état de répondre : et l’un et l’autre, tant le vendeur que celui au nom duquel la chose se vend, pourront être cités en justice.

Celui qui, ayant perdu quelque chose, voudra faire des perquisitions dans la maison d’autrui y entrera nu, ou en simple tunique et sans ceinture, après avoir pris les dieux à témoin qu’il espère y trouver ce qu’il a perdu. L’autre sera obligé de lui ouvrir sa maison, et de lui permettre de regarder dans tous les endroits scellés ou non scellés. Si quelqu’un est empêché de faire de pareilles perquisitions par celui chez qui il veut les faire, il le citera en justice, après avoir estimé la valeur de ce qu’il cherche ; et si l’autre est convaincu, il la paiera au double. Dans l’absence du maître de la maison, ses gens laisseront la liberté de visiter tout ce qui n’est point scellé ; et l’intéressé mettra son propre sceau sur tout ce qui l’est, commettant qui il voudra pour le garder durant l’espace de cinq jours. Si l’absence du maître dure plus long-temps, il prendra avec lui les astynomes, et après avoir levé les cachets en leur présence, il fera ses perquisitions ; ensuite il remettra les cachets devant les gens de la maison et les astynomes.

A l’égard des possessions douteuses, il y aura un espace de temps déterminé, au delà duquel celui qui en aura joui ne pourra plus être inquiété. Il ne peut point y avoir de doute chez nous pour les fonds de terre et les maisons. Mais si celui qui a pris possession de quelque autre chose s’en sert dans la ville, sur la place publique, dans les temples, sans que personne le réclame, et que cependant le maître de la chose prétende l’avoir fait chercher pendant ce temps, quoique l’autre de son côté n’ait jamais affecté de la receler : après qu’un an se sera passé, d’un côté, à jouir de la chose, de l’autre, à la chercher, il ne sera plus permis de réclamer. Si l’on ne se servait point de la chose trouvée à la ville ni dans la place publique, mais seulement à la campagne à découvert, et que celui à qui elle appartient ne s’en soit point aperçu dans l’espace de cinq ans, ce terme écoulé, il ne sera plus en son pouvoir de la revendiquer. Si on faisait usage de la chose en ville dans sa maison seulement, la prescription n’aura lieu qu’au bout de trois ans ; et au bout de dix, si on n’en usait qu’à la campagne dans l’intérieur de sa famille. Enfin, si on ne s’en servait qu’en pays étranger, il n’y aura jamais de prescription, et la chose reviendra à son premier maître en quelque temps qu’il la retrouve.

Si quelqu’un emploie la force pour empêcher sa partie ou les témoins de sa partie de paraître en justice, et que celui auquel il fait cette violence soit son esclave ou l’esclave d’autrui, la sentence qu’il aura obtenue sera nulle et de nul effet. Si c’est une personne libre, outre la nullité de la sentence, le détenteur sera mis aux fers pour un an, et il sera libre au premier venu de l’accuser de plagiat.

Quiconque aura empêché de vive force son concurrent de venir disputer le prix aux combats gymniques, musicaux, ou à toute autre espèce de combats, on en donnera avis aux présidens des jeux, qui procureront une entrée libre à celui qui veut combattre. Mais si cela n’était plus possible, au cas que la victoire soit demeurée à celui qui a empêché son rival, le prix sera donné à ce dernier, et, comme vainqueur, il fera inscrire son nom dans quel temple il voudra. Pour l’autre, il lui sera défendu de laisser nulle part aucune inscription, ni aucun monument de sa victoire ; et soit qu’il sorte de la dispute vainqueur ou vaincu, celui qu’il a exclu aura action contre lui pour le tort qu’il en a reçu.

Quiconque recèlera une chose volée, sachant qu’elle l’est, quelque petite qu’elle soit, sera sujet à la même peine que s’il l’avait volée. Il y aura peine de mort pour celui qui retirerait chez soi un banni.

Qu’on n’ait point d’autres amis, ni d’autres ennemis que ceux de l’État. Et si quelqu’un faisait en son propre nom, sans délibération publique, la paix ou la guerre avec qui que ce soit, il sera puni de mort. Si quelque partie de l’État faisait en son particulier un traité de paix ou une déclaration de guerre, les généraux citeront en justice les auteurs dune telle entreprise, et, s’ils sont convaincus, ils seront condamnés à mort.

Il faut que ceux qui sont chargés de quelque fonction publique l’exercent sans jamais recevoir de présens, sous quelque prétexte que ce soit, et sans alléguer une raison assez généralement approuvée, qu’on peut en recevoir pour faire bien, mais non pour faire mal. Ce discernement n’est point toujours aisé, et lorsqu’on l’a fait, il ne l’est pas davantage de s’abstenir de rien prendre. Le plus sûr est d’écouter la loi, de lui obéir, et d’exercer sa charge avec désintéressement. Quiconque l’aura violée en ce point, même une seule fois, s’il est convaincu en justice, sera puni de mort.

A l’égard des contributions pour les besoins de l’État, il est nécessaire, pour plusieurs raisons, que l’on ait une estimation juste des biens des citoyens ; et que dans chaque tribu on donne par écrit aux agronomes un état de sa récolte annuelle, afin que, comme il y a deux modes de contributions, le fisc puisse choisir chaque année celui qu’il jugera à propos, après une mûre délibération, soit qu’il aime mieux se faire payer à proportion de l’estimation générale des biens, ou à proportion du revenu de chaque année, sans y comprendre néanmoins ce que chacun doit fournir pour les repas en commun.

Il convient que tout homme qui a la médiocrité en partage ne fasse aux dieux que des offrandes médiocres. Aux yeux de tous, la terre et le foyer de chaque habitation sont déjà consacrés à tous les dieux ; ainsi, que personne ne les leur consacre une seconde fois. Dans les autres États, For et l’argent qui brillent dans les maisons particulières et dans les temples, excitent l’envie. L’ivoire, dépouillé d un corps séparé de son ame, n’est point une offrande qui puisse être agréée. Le fer et l’airain sont destinés à être les instrumens de la guerre. Que chacun présente donc comme offrande dans les temples l’ouvrage qu’il lui plaira, en bois ou en pierre, pourvu qu’il soit fait d’une seule pièce. Il ne faut point que ce qu’on offrira en tissu excède l’ouvrage qu’une femme peut faire en un mois. La couleur blanche est celle qui convient davantage aux dieux dans les ouvrages de tissu comme en tout le reste : on n’y fera nul usage des teintures, qui seront réservées pour les ornemens militaires. Les dons les plus divins sont des oiseaux et les images qu’un seul peintre pourra faire en un jour. Toutes les autres offrandes se feront sur le modèle de celles-ci. A présent que nous avons distribué les diverses parties de l’État dans le nombre et Tordre convenables, et que nous avons porté de notre mieux des lois sur les conventions les plus importantes, il nous reste à régler ce qui concerne l’administration de la justice. Et, pour commencer parles tribunaux, les premiers juges seront ceux que le demandeur et le défendeur auront choisis d’un commun accord : le nom d’arbitres leur convient mieux que celui de juges. Le second tribunal sera composé des juges de chaque bourg et de chaque tribu ; il aura son siège dans chaque douzième partie de l’État. On aura recours à ce tribunal lorsqu’on n’aura pu s’accorder au premier, et la peine sera plus grande pour celui qui succombera. La partie intimée qui, ayant appelé à ce tribunal, y sera condamnée de nouveau, paiera en amende la cinquième partie de la somme \ portée dans la formule d’accusation. Celui qui n’étant point satisfait de ses juges voudra plaider pour la troisième fois, portera la cause aux juges d’élite ; et s’il succombe encore, il paiera la totalité de la somme qui fait le fond du procès et la moitié en sus. Quant au demandeur, s’il est condamné par les arbitres, et que ne voulant pas s’en tenir à leur sentence, il en appelle au second tribunal, au cas qu’il gagne sa cause, la cinquième partie de la somme sera pour lui ; au cas qu’il la perde, il la paiera lui-même comme amende. Si l’on refusait d’acquiescer au jugement des deux premiers tribunaux et qu’on se pourvût au troisième, le défendeur venant à perdre, paiera, comme nous avons dit, la totalité de la somme qu’on exige de lui et la moitié en sus ; et si c’est le demandeur, il paiera la moitié de cette même somme. Il a été parlé plus haut de la formation des tribunaux, de la manière de les remplir, de l’établissement de ceux qui doivent seconder les magistrats dans l’exercice de leur charge, et des époques où doit se faire chacune de ces choses ; nous avons traité aussi de la façon dont les juges donneront leurs suffrages, des sursis et des autres formalités indispensables dans la matière des procès, comme les actions intentées en première et en seconde instance, la nécessité des répliques et des débats, et les autres procédures semblables ; mais ce qui est bon, même répété deux et trois fois, est encore beau. Il faut que le vieux législateur ne se mette pas en peine des règlemens de moindre conséquence et faciles à imaginer, et qu’il laisse au jeune législateur le soin de suppléer à son silence. Les tribunaux particuliers seront assez bien réglés de cette manière. A l’égard des tribunaux publics et communs, et de ce que les magistrats doivent faire pour remplir chacun les obligations de leur charge ; il y a dans plusieurs États un bon nombre d’institutions dont la sagesse atteste assez celle de leurs auteurs. Parmi ces institutions, les gardiens des lois choisiront celles qui conviennent le mieux à notre gouvernement naissant. La réflexion et l’expérience les aideront dans ce choix et dans les changemens qu’ils auront à faire, jusqu’à ce que chaque chose leur paraisse avoir toute la perfection convenable : alors mettant fin à leur travail, et apposant à ces règlemens le sceau de leur autorité pour les rendre inébranlables, ils ne cesseront jamais de les observer eux et les autres. Par rapport au silence des juges, à leur discrétion en parlant et aux défauts contraires, ainsi qu’à beaucoup d’autres pratiques différentes de celles qui passent pour justes, bonnes et honnêtes en plusieurs autres États, nous en avons déjà touché quelque chose et nous en parlerons encore sur la fin de cet entretien. Quiconque aspirera à la qualité de juge accompli, aura sans cesse les yeux sur ces règlemens ; il les aura par écrit et les étudiera. Car entre toutes les sciences, celle des lois est sans comparaison la plus capable de rendre meilleur celui qui en fait son étude. Si les lois sont conformes à la droite raison, elles ne peuvent manquer de produire cet effet ; ou bien ce serait en vain que la loi essentiellement divine et admirable aurait un nom analogue à celui d’intelligence[7]. De plus les écrits composés par le législateur sont la meilleure pierre de touche pour juger et des écrits en vers dont l’objet est de louer ou de blâmer, et des écrits en prose ainsi que de tous les entretiens familiers où nous voyons chaque jour que par un esprit de dispute on conteste mal à propos, et quelquefois aussi on accorde des choses qu’on ne devrait point accorder. Il est donc nécessaire que l’excellent juge, l’ame remplie de ces discours sur les lois comme d’un antidote contre tous les autres discours, s’en serve pour se bien conduire, lui et l’État, aidant les gens de bien à persévérer et à faire des progrès dans la justice, ramenant à leur devoir les méchans qui s’en écartent par ignorance, par libertinage, par lâcheté, ou en général par tout autre principe d’injustice, autant que cela est possible, lorsque leur maladie ne paraît pas sans remède. A l’égard de ceux en qui le vice est comme un arrêt de la destinée, pour des âmes ainsi disposées, la mort est le seul remède ; et, comme nous ne pouvons trop le répéter, les juges et les magistrats qui sont à leur tête, employant à propos cette dernière ressource, n’ont que des éloges à attendre de la part des citoyens. A mesure que les procès qui se présentent dans le cours de l’année seront terminés, voici les règlemens qu’il faudra suivre. D’abord le tribunal qui aura prononcé livrera à la partie gagnante tous les biens de la partie adverse, à la réserve du fond inaliénable et de ce qui y est attaché[8] ; ce qui sera déclaré aussitôt après la sentence par un héraut en présence des juges. Si dans l’espace d’un mois depuis la sentence portée, la partie perdante ne prend point de gré à gré des arrangemens avec celle qui a gagné, le tribunal qui aura, connu de l’affaire, appuyant le droit de la partie gagnante, lui abandonnera tous les biens de l’autre. Si ces biens ne suffisent pas, et qu’il s’en manque au moins d’une dragme, la partie perdante ne pourra intenter procès à personne, jusqu’à ce qu’elle ait acquitté toute sa dette ; et néanmoins tous les autres citoyen s pourront avoir action contre elle. Si quelqu’un, après le jugement, porte préjudice aux juges qui l’ont condamné, ceux qu’il a lésés le déféreront au tribunal des gardiens des lois, et s’il est convaincu, il sera condamné à mort, parce qu’un crime de cette nature est un attentat contre l’État et les lois. Après qu’un citoyen né et élevé dans notre ville sera devenu père, qu’il aura nourri ses enfans, et que dans ses rapports avec les autres il aura été fidèle à ses engagemens ; après qu’il aura réparé les torts qu’il a pu faire, et exigé pareillement la réparation de ceux qu’il a soufferts ; en un mot, lorsque, suivant la loi du destin, il sera parvenu à la vieillesse dans l’observation des lois : il faudra bien enfin qu’il paie le tribut à la nature et qu’il meure. A l’égard des morts, soit hommes soit femmes, les interprètes seront absolument les maîtres de régler les cérémonies et les sacrifices qu’on doit faire en ces occasions aux divinités de la terre et des enfers. On ne creusera point de tombeau, on n’élèvera point de monument, ni petit ni grand, dans toute terre bonne à travailler : mais on consacrera à cet usage la terre dont on ne peut tirer d’autre service que celui de recevoir et cacher dans son sein les corps des morts, sans aucune incommodité pour les vivans. Il ne faut pas que qui que ce soit, pendant sa vie ou après sa mort, prive aucun citoyen de la nourriture que la terre, mère commune des hommes, est disposée à lui fournir. Le tertre tumulaire n’aura pas plus de hauteur que cinq hommes ne peuvent lui en donner en cinq jours de travail. La pierre funéraire ne doit avoir que la grandeur suffisante pour contenir l’éloge du mort, éloge que l’on renfermera en quatre vers héroïques. Le corps ne sera exposé dans l’intérieur de la maison que le temps nécessaire pour s’assurer si celui qui paraît mort l’est véritablement ; or, selon le cours des choses humaines, le terme de trois jours suffira pour que le convoi funèbre puisse sortir. Il faut ajouter foi en toutes choses au législateur, mais principalement lorsqu’il dit que l’ame est entièrement distincte du corps ; que dans cette vie même, elle seule nous constitue ce que nous sommes[9], que notre corps n’est qu’une image qui accompagne chacun de nous, et que c’est avec raison qu’on a donné le nom de simulacres aux corps des morts ; que notre être individuel est immortel de sa nature et s’appelle ame, qu’après la mort cette ame va trouver d’autres dieux, pour leur rendre compte de ses actions, comme le dit la tradition[10], compte aussi rassurant pour l’homme de bien que redoutable pour le méchant qui ne trouvera pas à ce moment grand secours autour de lui : car c’était durant sa vie que ses proches devaient venir ‘à son secours, afin qu’il vécût sur la terre aussi justement, aussi saintement qu’il est possible, et que dans l’autre vie il échappât aux supplices destinés aux actions criminelles. Puisqu’il en est ainsi, il ne faut point se ruiner en dépenses, dans la vive persuasion que cette masse de chair que l’on conduit au tombeau, est la personne même qui nous est si chère ; au contraire, on doit se mettre dans l’esprit que ce fils, ce frère, cette personne que dans notre douleur nous croyons accompagner à sa tombe, nous a quittés, après avoir achevé et rempli sa carrière ; et que pour le présent nous nous acquittons de ce qui lui est dû, en faisant une dépense médiocre comme pour un autel inanimé consacré aux dieux souterrains. Personne ne peut mieux estimer que le législateur à quoi cette dépense doit monter. Voici donc la loi : Les frais des funérailles n’excéderont pas la juste mesure, s’ils ne vont point au delà de cinq mines pour les citoyens de la première classe, de trois pour ceux de la seconde, de deux pour ceux de la troisième, et d’une mine pour ceux de la quatrième. Les gardiens des lois ont beaucoup d’autres devoirs à remplir, beaucoup d’autres objets auxquels leurs soins doivent s’étendre ; mais il faut que, surtout en ceci, ils veillent sur les enfans, sur les hommes faits, sur les citoyens de tout âge. Lorsque quelqu’un sera mort, les parens du défunt choisiront un d’entre les gardiens des lois pour présider à ses funérailles. Ce sera un sujet d’éloge pour lui, si les choses se passent dans la décence et les bornes prescrites, et un sujet de blâme, si elles se font autrement. L’exposition du cadavre et le reste se fera conformément à ce que les lois ont réglé. Il faut encore permettre à la loi civile le règlement suivant. Il serait indécent d’ordonner ou de défendre de verser des larmes sur le mort ; mais il convient d’interdire les lamentations et les cris hors de la maison, et d’empêcher qu’on porte le cadavre à découvert dans les rues, qu’on lui adresse la parole durant le convoi et qu’on soit hors de la ville avant le jour. Tels seront les règlemens sur cette matière. Quiconque les observera fidèlement sera à l’abri de toute punition ; mais si quelqu’un désobéit en ce point à un des gardiens, des lois, ces magistrats lui feront subir telle peine qu’ils jugeront à propos. Pour ce qui est des funérailles particulières qu’on fera à certains morts ^ et des crimes pour lesquels on sera privé de la sépulture, tels que le parricide, le sacrilège et les autres crimes de cette nature : il en a été parlé plus haut. Ainsi le plan de notre législation est presque achevé.

Néanmoins une entreprise quelconque n’est point censée conduite à sa fin, lorsqu’on a exécuté ou acquis ou établi ce dont on avait l’idée : ce n’est qu’après avoir trouvé des expédiens pour conserver à jamais son ouvrage dans toute sa perfection, qu’on peut se flatter d’avoir fait tout ce qu’il y a à faire ; jusque là l’entreprise doit passer pour imparfaite.

CLINIAS.

Étranger, rien n’est plus vrai ; mais explique-nous plus clairement à quel dessein tu parles de la sorte.

L’ATHÉNIEN.

Mon cher Clinias, entre beaucoup de choses de l’antiquité qu’on loue avec raison, j’admire surtout les noms qui ont été donnés aux Parques.

CLINIAS.

Quels sont-ils ?

L’ATHÉNIEN.

On appelle la première Lachésis, la seconde Clotho, et la troisième Atropos, qui met la dernière main au travail attribué à ses deux sœurs, nom pris de l’idée des choses tordues au feu, qui leur a donné la vertu de ne pouvoir se détordre. De même en tout État et en tout gouvernement il faut ne point se borner à procurer aux corps la santé et la sûreté, mais il faut inspirer aux âmes l’amour des lois et faire en sorte que les lois subsistent toujours ; or, il me paraît que ce qui manqua à nos lois, c’est le moyen de leur donner la vertu de ne pouvoir jamais être détournées en un sens contraire.

CLINIAS.

Ce n’est pas un point de petite importance, s’il est vrai qu’on puisse amener les choses à cette perfection.

L’ATHÉNIEN.

Cela est possible, du moins autant que j’en puis juger en ce moment.

CLINIAS.

Ne quittons donc en aucune manière notre entreprise, avant d’avoir procuré cet avantage à nos lois. Car il serait ridicule de prendre pour quoi que ce soit une peine inutile, qui n’aboutirait à rien de solide.

MÉGILLE.

J’approuve ton empressement, et tu me trouveras prêt à te seconder.

CLINIAS.

J’en suis ravi. En quoi consiste donc ce moyen de conserver et notre État et nos lois, et comment faut-il s’y prendre ?

L’ATHÉNIEN.

N’avons-nous pas dit qu’il devait y avoir dans notre État un conseil composé des dix plus anciens gardiens des lois et de tous ceux qui ont obtenu le prix de la vertu ; dont feraient encore partie ceux qui auraient voyagé au loin pour s’instruire de ce qui peut contribuer au maintien des lois, et qui, à leur retour, après les épreuves par lesquelles le conseil lui-même s’assurera que leur vertu n’a pas été altérée, seraient jugés dignes de siéger dans son sein ? N’avons-nous pas ajouté que chacun d’eux devait y conduire un jeune homme qui n’eût pas moins de trente ans, et après avoir jugé par lui-même qu’il en est digne par son caractère et son éducation, le proposer ensuite aux autres ; en sorte qu’il ne fût admis que du consentement commun, et que s’il était rejeté, ni les autres citoyens, ni le jeune homme surtout, ne sussent rien du jugement porté sur sa personne ? De plus, que ce conseil devait se tenir dès la pointe du jour, lorsque personne n’est encore empêché par aucune affaire, soit publique, soit particulière ? N’est-ce pas là à peu près ce qui a été dit ci-dessus ?

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Revenant donc à parler de ce conseil, je dis, que si on sait s’en servir comme de l’ancre de tout l’État, comme cet ancre a tout ce qu’il faut pour exercer l’action qui lui est propre, il conservera tout ce que nous voulons conserver.

CLINIAS.

Comment cela ?

L’ATHÉNIEN.

C’est à moi désormais de m’expliquer, et de ne rien négliger pour faire bien entendre ma pensée.

CLINIAS.

Fort bien : fais la chose comme tu las en vue.

L’ATHÉNIEN.

Il faut d’abord remarquer, mon cher Clinias, qu’il n’existe rien qui n’ait en soi un principe conservateur : tels sont dans tout animal l’ame et la tète.

CLINIAS.

Comment dis-tu ?

L’ATHÉNIEN.

Je dis que c’est à la vertu propre de ces deux choses que tout animal doit la conservation de son être.

CLINIAS.

Comment encore ?

L’ATHÉNIEN.

Dans l’ame réside, entre autres facultés, l’intelligence ; dans la tête, entre autres sens, la vue et rouie ; or, ce qui résulte de l’union de l’intelligence et de ces deux sens principaux, peut être appelé avec raison le principe conservateur de chacun de nous.

CLINIAS.

Il y a toute apparence.

L’ATHÉNIEN.

Sans contredit. En qui réside, par rapport à un vaisseau, ce mélange de l’intelligence et des sens, qui le conserve également dans la tempête et dans le calme ? N’est-il pas vrai que le pilote et les matelots réunissant leurs sens avec l’intelligence qui réside dans le pilote seul, se sauvent eux-mêmes ainsi que le vaisseau ?

CLINIAS.

Qui en doute ?

L’ATHÉNIEN.

Il n’est pas besoin d’un grand nombre d’exemples. Voyons seulement, par rapport à l’art militaire et à la médecine, quel but les généraux et les médecins se proposent pour parvenir à la conservation de leur armée ou de leur malade.

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

Le but du général n’est-il point la victoire et la défaite de l’ennemi ? Celui du médecin et de ceux qui exécutent ses ordonnances n’est-il pas de rendre aux corps la santé ?

CLINIAS.

Assurément.

L’ATHÉNIEN.

Mais si le médecin ignorait en quoi consiste ce que nous appelons santé, et le général ce que c’est que la victoire ; et j’en dis autant du pilote et des matelots ; pourrait-on dire qu’ils ont l’intelligence du but de leur art ?

CLINIAS.

Non ceintes.

L’ATHÉNIEN.

Mais quoi ! lorsqu’il est question d’un État, si on ignore le but auquel doit tendre tout politique, peut-on être appelé à juste titre magistrat : et sera-t-on jamais en état de conserver une chose dont on ne connaît pas le but ?

CLINIAS.

Et comment le pourrait-on ?

L’ATHÉNIEN.

Si nous voulons par conséquent que notre colonie ait toute sa perfection, il faut qu’il y ait dans le corps de l’État une partie qui connaisse premièrement le but auquel doit tendre notre gouvernement ; en second lieu, par quelles voies il y peut parvenir, et quelles sont d’abord les lois, puis les personnes dont les conseils l’en approchent ou l’en éloignent. Si cette partie manque dans un État, il ne doit point paraître étonnant que, privé alors d’intelligence et de sens, il se laisse conduire au hasard dans toutes ses démarches,

CLINIAS.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

Maintenant pourrions-nous dire dans quelle partie ou dans quelle institution de notre État se trouve suffisamment le principe conservateur ?

CLINIAS.

Étranger, je ne le saurais dire avec certitude ; mais s’il est permis de conjecturer, il me semble que tu as en vue ce conseil que tu disais tout à l’heure devoir se tenir avant le jour.

L’ATHÉNIEN.

Tu as très bien deviné, Clinias ; et comme il est évident par les raisons qu’on vient de déduire, il faut que ce conseil réunisse en soi toutes les vertus politiques, dont la principale est de ne point porter une vue incertaine sur plusieurs buts différens, mais de la fixer sur un seul, vers lequel pour ainsi dire on lance sans cesse tous ses traits.

CLINIAS.

Cela doit être.

L’ATHÉNIEN.

Nous comprendrons à présent qu’il n’est pas surprenant qu’il n’y ait rien de fixe dans les institutions de la plupart des États, parce que dans chacun les lois tendent à différens buts. Et il n’est point étrange que dans certains gouvernemens on fasse consister la justice à élever aux premières places un certain ordre de citoyens, soit qu’ils aient de la vertu ou non ; qu’ailleurs on ne pense qu’à s’enrichir, sans se mettre en peine si on est esclave ou libre ; que chez d’autres tous les vœux soient pour la liberté ; que quelques uns dirigent leurs lois vers ce double objet, d’établir la liberté au dedans et la domination au dehors ; qu’enfin ceux qui se croient les plus habiles se proposent tous ces différens buts à la fois, sans pouvoir dire qu’ils aient un objet principal auquel tout doive se rapporter.

CLINIAS.

En ce cas, Étranger, nous avons donc bien fait, lorsqu’au commencement de cet entretien nous avons dit que toutes nos lois devaient toujours tendre à un seul et unique objet, et que nous sommes demeurés d’accord que cet objet ne pouvait être que la vertu.

L’ATHÉNIEN.

Oui.

CLINIAS.

Qu’ensuite nous avons divisé la vertu en quatre parties.

L’ATHÉNIEN.

Fort bien.

CLINIAS.

Et que nous avons mis à la tète de toutes l’intelligence, comme celle à laquelle doivent se rapporter les trois autres et tout le reste.

L’ATHÉNIEN.

Tu as parfaitement suivi ce qui a été dit, Clinias ; suis de même ce qui nous reste à dire. Nous avons expliqué quel est le but où doit tendre l’intelligence du pilote, du médecin et du général : nous en sommes à la recherche du but de l’homme d’État. Supposons pour un moment que nous parlons à un de ces hommes d’État, et demandons-lui : Et toi, mon cher, quel est ton objet ? Quel est le but unique auquel tu tends ? Le médecin intelligent dans son art sait fort bien nous dire quel est le sien. Toi qui te piques de l’emporter en sagesse sur tous les sages, ne pourrais-tu dire quel est le tien ? Mégille et Clinias, me diriez-vous bien avec précision, à sa place, quel est ce but, comme j’ai fait moi-même pour d’autres vis-à-vis de vous en plusieurs occasions ?

CLINIAS.

Étranger, je ne le saurais.

L’ATHÉNIEN.

Me direz-vous du moins qu’il ne faut rien négliger pour le connaître, et m’apprendrez-vous où il le faut chercher ?

CLINIAS.

Où donc ?

L’ATHÉNIEN.

Puisque la vertu, comme nous avons dit, se partage en quatre espèces, il est évident que chacune de ces espèces est une, puisqu’elles sont quatre.

CLINIAS.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Cependant nous les appelons toutes quatre d’un nom commun : nous disons que le courage est vertu, la prudence vertu, et ainsi des deux autres espèces, comme si ce n’était point plusieurs choses, mais une seule, savoir, la vertu.

CLINIAS.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Il n’est pas difficile d’expliquer en quoi le courage et la prudence diffèrent, et pourquoi elles i ont chacune leur nom, et de même des deux autres espèces ; mais il n’est pas également aisé j de dire pourquoi on a donné à ces deux choses î et aux deux autres le nom commun de vertu.

CLINIAS.

Que veux-tu dire ?

L’ATHÉNIEN.

Une chose qui n’est pas difficile à faire entendre. Pour cela interrogeons-nous et répondons tour à tour.

CLINIAS.

Comment, je te prie ?

L’ATHÉNIEN.

Demande-moi pourquoi, après avoir compris sous un seul nom l’idée de vertu, nous lui donnons ensuite deux noms, celui de courage et celui de prudence. Je t’en dirai la raison, qui est que le courage s’exerce sur les objets capables de faire peur, ce qui fait qu’il se trouve dans les animaux, et dans l’ame des enfans dès leurs premiers ans : car l’ame peut être courageuse par nature, et sans que la raison s’en mêle : au lieu que là où la raison n’est point, il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il n’y aura jamais d’ame douée de prudence et d’intelligence ; cela prouve que la prudence n’est point le courage.

CLINIAS.

Tu dis vrai.

L’ATHÉNIEN.

Je viens de t’expliquer en quoi ces espèces de vertu diffèrent et sont deux : à ton tour explique-moi comment elles ne sont qu’une et même chose. Figure-toi que c’est à toi de me dire comment ces quatre espèces sont un ; et quand tu l’auras montré, demande-moi comment elles sont quatre. Considérons ensuite si, pour avoir une connaissance exacte de quelque chose que ce soit qui a un nom et une définition, il suffit d’en savoir le nom, quoiqu’on en ignore la définition : ou s’il n’est pas honteux pour quiconque a quelque valeur d’ignorer et le nom et la définition des choses, surtout de celles qui sont distinguées par leur excellence et leur beauté.

CLINIAS.

Il me paraît que cela est honteux.

L’ATHÉNIEN.

Y a-t-il et pour un législateur, et pour un gardien des lois, et pour tout homme qui croit l’emporter en vertu sur les autres et qui a effectivement obtenu le prix de la vertu, des objets plus intéressans que ceux qui nous occupent en ce moment, le courage, la tempérance, la prudence, la justice ?

CLINIAS.

Comment y en aurait-il ?

L’ATHÉNIEN.

Ne faut-il pas que sur tous ces objets, les interprètes, les maîtres, les législateurs, les gardiens des autres citoyens, soient plus en état que personne d’enseigner et d’expliquer en quoi consiste la vertu et le vice à ceux qui désirent le savoir, et à ceux qui s’écartant du devoir ont besoin d’être redressés et corrigés ? Souffrirons-nous qu’un poète qui viendra dans notre ville, ou tout autre qui se donnera pour instituteur de la jeunesse, paraisse mieux instruit de ces sortes de | choses, qu’un citoyen qui a eu le prix de toutes les vertus ? Et si les gardiens d’un État ne savent pas assez parler et agir, s’ils n’ont pas une connaissance profonde de la vertu, faudra-t-il s’étonner qu’un pareil État étant à l’abandon éprouve les mêmes maux que la plupart des États d’aujourd’hui ?

CLINIAS.

Nullement, et l’on doit s y attendre.

L’ATHÉNIEN.

Eh bien, ferons-nous ce que je dis ? Comment nous y prendrons-nous pour rendre nos gardiens des hommes plus vigilans en fait de vertu que le reste des citoyens, par leurs discours comme par leur conduite ? De quelle manière notre État ressemblera-1-il à la tête et aux sens des hommes sages, comme possédant en soi une garde semblable à celle-là ?

CLINIAS.

Comment et de quelle manière, Étranger, cette image lui conviendrait-elle ?

L’ATHÉNIEN.

Il est évident que ce ne peut être qu’autant que l’État représentera le corps ; que, placés Comme les yeux au haut de la tête, les jeunes gardiens, l’élite de ceux de leur âge, jouissant de toute l’énergie de leurs facultés, porteront leurs regards autour de l’État tout entier ; que sentinelles vigilantes, ils confieront à leur mémoire ce qui aura frappé leurs sens, et instruiront les vieux gardiens de ce qui se passe dans l’État ; que ceux-ci, représentant l’intelligence à raison du nombre et de la gravité des objets qui les occupent, prendront des délibérations, et que, se servant du ministère des jeunes gardiens avec une sage discrétion, ils sauveront l’État par leurs efforts réunis. N’est-ce pas ainsi que la chose doit se faire ? Ou croyez-vous qu’on puisse réussir d’une autre manière ? Voudriez-vous que tous les citoyens se ressemblassent, et qu’il n’y en eût point quelques uns de mieux élevés et de mieux instruits que les autres ?

CLINIAS.

O mon cher ! cela est impossible.

L’ATHÉNIEN.

Il faut donc inventer une éducation plus parfaite que celle dont il a été parlé plus haut.

CLINIAS.

Peut-être bien.

L’ATHÉNIEN.

Mais celle dont nous venons de toucher un mot en passant, n’est-elle pas celle-là même dont nous avons besoin ?

CLINIAS.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

Ne disions-nous pas que pour être un excellent ouvrier, un excellent gardien en quelque genre que ce soit, il ne suffit pas d’être en état de porter ses regards sur plusieurs objets, mais qu’il fallait de plus tendre à un but unique, le bien connaître, et après l’avoir connu, y subordonner tout le reste en embrassant tous les objets d’une seule vue ?

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

Est-il une méthode plus exacte pour examiner quoi que ce soit, que de rapprocher sous une seule idée plusieurs choses qui diffèrent entre elles ?

CLINIAS.

Non, il n’y en a peut-être pas.

L’ATHÉNIEN.

Laisse le peut-être, mon cher, et dis hardiment qu’il n’y a point pour l’esprit humain de méthode plus lumineuse que celle-là.

CLINIAS.

Je le crois sur ta parole, Étranger : marchons donc par cette route dans notre entretien.

L’ATHÉNIEN.

Il nous faudra par conséquent, selon toute, apparence, obliger les gardiens de notre divine république à se former d’abord une juste idée de cette chose que nous appelons avec raison d’un seul nom, celui de vertu, et qui, quoiqu’étant une de sa nature, se divise, disons-nous, en quatre, le courage, la tempérance, la justice et la prudence. Et si vous le voulez, mes chers amis, pressons fortement ce point, et ne le lâchons pas que nous n’ayons suffisamment expliqué quel est ce but auquel il faut viser, soit comme à une chose simple, soit comme à un tout, soit comme à l’un et l’autre, en un mot quelle qu’en soit la nature. Si ce point nous échappe, pourrons-nous nous flatter d’avoir jamais une connaissance tant soit peu exacte de ce qui appartient à la vertu, étant hors d’état d’expliquer si c’est plusieurs choses, quatre par exemple, ou si elle est simple ? C’est pourquoi, si vous suivez mes conseils, nous ferons tous nos efforts pour introduire cette connaissance dans notre État ; ou, si vous l’aimez mieux, n’en parlons plus.

CLINIAS.

Point du tout. Étranger ; au nom de Jupiter hospitalier, ne quittons point cette matière. Ce que tu dis nous paraît excellent : mais comment parvenir au but que tu proposes ?

L’ATHÉNIEN.

N’examinons point encore comment nous y parviendrons : commençons par décider d’un commun accord, si cela est nécessaire ou non.

CLINIAS.

Si la chose est possible, elle est nécessaire.

L’ATHÉNIEN.

Mais quoi, n’avons-nous point à l’égard du beau et du bon la même opinion qu’à l’égard de la vertu ? Est-ce assez que nos gardiens connaissent que chacune de ces choses est plusieurs ? Ne faut-il pas de plus qu’ils sachent comment et par où elles sont une ?

CLINIAS.

Il me paraît indispensable qu’ils conçoivent comment elles sont une.

L’ATHÉNIEN.

Suffit-il qu’ils le conçoivent, si d’ailleurs ils ne peuvent le démontrer ?

CLINIAS.

Non, sans doute : cette incapacité ne se rencontre ordinairement que dans des hommes grossiers.

L’ATHÉNIEN.

N’en faut-il pas dire autant de tous les objets d’un intérêt sérieux ; et n’est-il pas nécessaire que celui qui doit être un véritable gardien des lois, connaisse à fond le vrai sur chacun de ces objets, soit en état de l’expliquer, de s’y conformer dans la pratique, et de prononcer sur ce qui est ou n’est point réellement suivant les règles du beau ?

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Or, une des plus belles connaissances, n’est-ce pas celle qui a pour objet les dieux, et ce que nous avons démontré avec tant de soin touchant leur existence et l’étendue de leur pouvoir ? Ne faut-il pas que l’on sache en ce genre tout ce qu’il est permis à un homme de savoir ; et si la plupart des habitans de notre cité sont excusables de se borner en ce point à ce que les lois leur en apprennent, n’est-il pas impossible de confier la garde de l’État à ceux qui ne se sont point appliqués à acquérir tout ce qu’on peut avoir de connaissances sur les dieux ? Et ne faut-il pas s’abstenir d’élever à la dignité de gardien des lois, de compter parmi les citoyens distingués pour leur vertu, quiconque ne sera pas un homme divin et profondément versé dans ces matières ?

CLINIAS.

Il est juste en effet de déclarer, comme tu dis, étranger aux belles choses celui qui n’aurait ni zèle ni intelligence pour celles-là.

L’ATHÉNIEN.

Sais-tu que deux choses nous conduisent à croire ce qui a été exposé plus haut touchant les dieux ?

CLINIAS.

Quelles sont-elles ?

L’ATHÉNIEN.

La première est ce que nous avons dit de l’ame, qu’elle est le plus ancien et le plus divin de tous les êtres à la génération desquels le mouvement a présidé, et à qui il a donné une mobile essence. L’autre est l’ordre qui règne dans les révolutions des astres et de tous les autres corps gouvernés par l’intelligence qui a tout disposé dans l’univers. Il n’est personne, quelque ennemi qu’on le suppose de la divinité, qui, après avoir considéré cet ordre avec des yeux tant soit peu attentifs et intelligens, n’éprouve le contraire de ce que le vulgaire attend de cette contemplation. Le vulgaire s’imagine que ceux qui, par le secours de l’astronomie et des autres sciences qui en sont le cortège nécessaire, s’appliquent à la contemplation des objets célestes, deviennent athées, parce qu’ils découvrent par là qu’il est possible que tout arrive en ce monde par nécessité, et non selon les desseins d’une providence qui dirige tout vers le bien.

CLINIAS.

Qu’en est-il donc ?

L’ATHÉNIEN.

C’est maintenant, comme j’ai dit, tout le contraire de ce que l’on pensait lorsqu’on considérait les astres comme des corps inanimés. Ce n’est pas qu’alors même, après une contemplation attentive, l’esprit ne fût frappé de bien des merveilles et qu’on ne commençât à soupçonner cette vérité généralement admise aujourd’hui que des corps privés de vie et d’intelligence n’auraient jamais des mouvemens calculés avec une précision si admirable. Quelques-uns même d’entre ces savans[11] se sont risqués à dire que l’intelligence a combiné tous les mouvemens célestes. Mais d’un autre côté ces mêmes philosophes se trompant sur la nature de l’ame qui est antérieure aux corps, et s’imaginant qu’elle leur est postérieure, ont, pour ainsi dire, tout bouleversé, et se sont jetés eux-mêmes dans les plus grands embarras. Tous les corps célestes qui s’offraient à leurs yeux leur ont paru pleins de pierres, de terre et d’autres matières inanimées[12], auxquelles ils ont attribué les causes de l’harmonie de l’univers. Voilà ce qui produisit alors tant d’accusations d’athéisme, et a dégoûté tant de gens de l’étude de ces sciences. Voilà pourquoi les poètes comparaient les Philosophes à des chiens qui font retentir l’air de leurs vains aboiemens, et se livraient à d’autres invectives aussi peu raisonnables : comme j’ai dit, c’est aujourd’hui tout le contraire.

CLINIAS.

Comment cela ?

L’ATHÉNIEN.

Il n’est pas possible qu’aucun mortel ait une solide piété envers les dieux, s’il n’est convaincu des deux choses dont nous parlions, d’abord que l’ame est le plus ancien de tous les êtres qui existent par voie de génération, qu’elle est immortelle et commande à tous les corps ; ensuite, comme nous l’avons dit souvent, qu’il y a dans les astres une intelligence qui préside à tous les êtres. Il faut encore qu’il soit versé dans les sciences nécessaires pour préparer à ces connaissances[13] ; et qu’après avoir saisi le rapport intime qu’elles ont avec la musique, il s’en serve pour mettre de l’harmonie dans les mœurs et dans les lois ; enfin qu’il soit capable de rendre raison des choses dont on peut rendre raison. Quiconque ne pourra joindre ces connaissances aux vertus civiles, ne sera jamais un magistrat capable de diriger les affaires générales de l’État, et ne sera propre qu’à exécuter les ordres d’autrui. C’est à nous, Mégille et Clinias, de voir si à toutes les lois précédentes nous ajouterons celle qui établit un conseil nocturne de magistrats instruits dans les sciences dont nous venons de parler, pour être le gardien du salut public, ou si nous nous y prendrons autrement.

CLINIAS.

Et comment n’ajouterions-nous point cette loi, pour peu que la chose soit en notre pouvoir ?

L’ATHÉNIEN.

C’est donc à cela que nous devons désormais nous appliquer : je m’offre de grand cœur à vous seconder dans cette entreprise ; et peut-être que, vu mon expérience et les longues recherches que j’ai faites sur ces matières, j’en trouverai d’autres qui se joindront à moi.

CLINIAS.

Étranger, il nous faut suivre cette route par laquelle Dieu lui-même semble nous conduire. Il s’agit maintenant de découvrir et d’expliquer les moyens de réussir.

L’ATHÉNIEN.

Mégille et Clinias, il n’est pas possible encore de faire des lois sur cet objet, avant que les membres de ce conseil suprême n’aient été formés : alors il sera temps de fixer l’autorité qu’ils doivent avoir. Or, pour arriver ici à d’heureux résultats, il faut les préparer par l’instruction et de fréquens exercices.

CLINIAS.

Comment ? que veux-tu dire par là ?

L’ATHÉNIEN.

Nous commencerons d’abord par faire choix de ceux qui seront propres à la garde de l’État par leur âge, leurs connaissances, leur caractère et leurs habitudes. Après quoi, pour les sciences qu’ils doivent apprendre, il n’est point aisé ni de les inventer soi-même ni d’en prendre leçon d’un autre qui les aurait inventées. De plus, il serait déraisonnable de fixer le temps où l’on doit commencer et finir l’étude de chaque science ; car ceux même qui s’appliquent à une science ne peuvent savoir au juste le temps nécessaire pour l’apprendre que quand ils s’y sont rendus habiles. C’est pourquoi il ne faut pas parler de tout cela, puisque nous ne saurions en bien parler ; et il n’en faut point parler à l’avance parce que tout ce qu’on en pourrait dire avant le temps n’éclaircirait rien.

CLINIAS.

Si la chose est ainsi, Étranger, qu’avons-nous donc à faire ?

L’ATHÉNIEN.

Mes amis, comme dit le proverbe, il n’y a rien de fait et tout est encore entre nos mains ; mais si nous voulons risquer le tout pour le tout, et amener, comme disent les joueurs, le plus haut point ou le plus bas[14], il ne faut rien négliger. Je partagerai le péril avec vous, en vous proposant et vous expliquant ma pensée sur l’éducation et sur l’institution dont nous venons de nous entretenir. Le danger est grand, à la vérité, et je ne conseillerais pas à tout autre de s’y exposer. Pour toi, Clinias, je t’exhorte à en faire l’essai ; car si une bonne forme de gouvernement s’établit dans la république des Magnètes, ou quelque autre nom que les dieux veuillent lui donner, tu acquerras une gloire immortelle pour l’avoir préparée ; ou du moins, dans le cas contraire, tu pourras être assuré de te faire une réputation de courage à laquelle n’atteindra aucun de ceux qui naîtront après toi. Lors donc que nous aurons établi ce conseil divin, nous lui confierons, mes chers amis, la garde de l’État. Il n’est aucun législateur aujourd’hui qui fût d’un autre avis Alors nous verrons accompli en réalité ce que cet entretien ne nous a montré tout à l’heure qu’en songe, dans l’emblème de l’union de la tète et de l’intelligence, si on s’applique à bien unir les membres de ce conseil, si on leur donne une éducation convenable, et qu’après l’avoir reçue, placés dans la citadelle de l’État comme dans la tête, ils deviennent des gardiens accomplis, plus capables de servir l’État que personne que nous ayons rencontré dans le cours de notre vie.

MÉGILLE.

Mon cher Clinias, après tout ce que nous venons d’entendre, il faut ou abandonner le projet de notre État, ou ne pas laisser aller cet Étranger, mais l’engager au contraire par toutes sortes de moyens et de prières à nous seconder dans cette entreprise.

CLINIAS.

Tu dis très vrai, Mégille : c’est aussi ce que je veux faire ; aide-moi de ton côté.

MÉGILLE.

Je t’aiderai.



FIN DES LOIS.


Notes[modifier]

  1. Hésiode, Les œuvres et les jours, v. 254
  2. Homère, Iliade, livre XVI.
  3. Ce fut Neptune qui opéra, dit-on, celte métamorphose. Ovide, Métamorphoses, liv. XII.
  4. Pièces de bois qui ceignaient le corps des vaisseaux et en soutenaient la charpente. Athénée, V. Vitruve, X, 21, 6.
  5. Espèce de députation que chaque État grec envoyait aux assemblées générales.
  6. Le Xénélasie. Ceci regarde les Lacédémoniens qui ne voyageaient point et ne souffraient point chez eux les Étrangers. Plutarque, Vie de Lycurgue. Manso, Sparta, t. I, p. I, p. 159.
  7. Νόος, Νόμος.
  8. C’est-à-dire donnera droit à la partie gagnante de prendre ce qui lui est dû sur tous les biens de la partie adverse, hormis le fonds de terre assigné à chaque citoyen, et ce qui est nécessaire pour le cultiver.
  9. Voyez l’Alcibiade.
  10. Voyez le Phédon.
  11. Anaxagoras. Voyez le Phédon.
  12. Voyez le Phédon, et Aristote, Métaphysique, liv. Ier, 4.
  13. Les mathématiques. Voyez le livre VII, p. 72.
  14. Le texte : trois six ou trois. On jouait alors avec trois dés ; de sorte que trois fois six était le plus haut point, et trois le plus bas. Ce proverbe se disait de ceux qui s’exposaient à de grands dangers. Voyez le Scholiasle de Runhken.