Les Possédés/Deuxième Partie/9

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Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 101-112).

Sur ces entrefaites se produisit un incident qui m’étonna, et qui mit sens dessus dessous Stépan Trophimovitch. À huit heures du matin, Nastasia accourut chez moi et m’apprit qu’une perquisition avait eu lieu dans le domicile de son maître. D’abord je ne pus rien comprendre aux paroles de la servante, sinon que des employés étaient venus saisir des papiers, qu’un soldat en avait fait un paquet et l’avait « emporté dans une brouette ». Je me rendis aussitôt chez Stépan Trophimovitch.

Je le trouvai dans un singulier état : il était défait et agité, mais en même temps son visage offrait une incontestable expression de triomphe. Sur la table, au milieu de la chambre, bouillait le samovar à côté d’un verre de thé auquel on n’avait pas encore touché. Stépan Trophimovitch allait d’un coin à l’autre sans se rendre compte de ses mouvements. Il portait sa camisole rouge accoutumée, mais, en m’apercevant, il se hâta de passer son gilet et sa redingote, ce qu’il ne faisait jamais quand un de ses intimes le surprenait en déshabillé. Il me serra chaleureusement la main.

_— Enfin un ami ! _(il soupira profondément.) _Cher, _je n’ai envoyé que chez vous, personne ne sait rien. Il faut dire à Nastasia de fermer la porte et de ne laisser entrer personne, excepté, bien entendu, ces gens-là… _Vous comprenez ? _

Il me regarda d’un œil inquiet, comme s’il eût attendu une réponse. Naturellement, je m’empressai de le questionner ; son récit incohérent, souvent interrompu et rempli de détails inutiles, m’apprit tant bien que mal qu’à sept heures du matin était « brusquement » arrivé chez lui un employé du gouverneur…

_— Pardon, j’ai oublié son nom. Il n’est pas du pays, _mais il paraît que Lembke l’a amené avec lui ; _quelque chose de bête et d’allemand dans la physionomie. Il s’appelle Rosenthal._

— N’est-ce pas Blum ?

— Blum. En effet, c’est ainsi qu’il s’est nommé. _Vous le connaissez ? Quelque chose d’hébété et de très content dans la figure, pourtant très sévère, roide et sérieux. _Un type de policier subalterne, _je m’y connais._ Je dormais encore, et, figurez-vous, il a demandé à « jeter un coup d’œil » sur mes livres et sur mes manuscrits, _oui, je m’en souviens, il a employé ces mots._ Il ne m’a pas arrêté, il s’est borné à saisir des livres… _Il se tenait à distance, _et, quand il s’est mis à m’expliquer l’objet de sa visite, il paraissait craindre que je… _enfin il avait l’air de croire que je tomberais sur lui immédiatement, et que je commencerais à le battre comme plâtre. Tous ces gens de bas étage sont comme ça, _quand ils ont affaire à un homme comme il faut. Il va de soi que j’ai tout compris aussitôt. _Voilà vingt ans que je m’y prépare. _Je lui ai ouvert tous mes tiroirs et lui ai remis toutes mes clefs ; je les lui ai données moi-même, je lui ai tout donné. _J’étais digne et calme._ En fait de livres, il a pris les ouvrages de Hertzen publiés à l’étranger, un exemplaire relié de la « Cloche », quatre copies de mon poème, _et enfin tout ça._ Ensuite, des papiers, des lettres, _et quelques unes de mes ébauches historiques, critiques et politiques._ Ils se sont emparés de tout cela. Nastasia dit que le soldat a chargé sur une brouette les objets saisis et qu’on a mis dessus la couverture du traîneau ; _oui, c’est cela, _la couverture.

C’était une hallucination. Qui pouvait y comprendre quelque chose ? De nouveau je l’accablai de questions : Blum était-il venu seul ou avec d’autres ? Au nom de qui avait-il agi ? De quel droit ? Comment s’était-il permis cela ? Quelles explications avait-il données ?

_— Il était seul, bien seul ; _du reste, il y avait encore quelqu’un _dans l’antichambre, oui, je m’en souviens, et puis… _Du reste, il me semble qu’il y avait encore quelqu’un, et que dans le vestibule se tenait un garde. Il faut demander à Nastasia ; elle sait tout cela mieux que moi. _J’étais surexcité, voyez-vous. Il parlait, parlait… un tas de choses ; _du reste, il a très peu parlé, et c’est moi qui ai parlé tout le temps… J’ai raconté ma vie, naturellement, à ce seul point de vue… _J’étais surexcité, mais digne, je vous l’assure. _Cependant je crois avoir pleuré, j’en ai peur. La brouette, ils l’ont prise chez un boutiquier, ici, à côté.

— Oh ! Seigneur, comment tout cela a-t-il pu se faire ! Mais, pour l’amour de Dieu, soyez plus précis, Stépan Trophimovitch ; voyons, c’est un rêve, ce que vous racontez là !

_— Cher, _je suis moi-même comme dans un rêve… _Savez-vous, il a prononcé le nom de Téliatnikoff, _et je pense que celui-là était aussi caché dans le vestibule. Oui, je me rappelle, il a parlé du procureur et, je crois, de Dmitri Mitritch… _qui me doit encore quinze roubles que je lui ai gagnées au jeu, soit dit en passant. Enfin je n’ai pas trop compris. _Mais j’ai été plus rusé qu’eux, et que m’importe Dmitri Mitritch ? Je crois que je l’ai instamment prié de ne pas ébruiter l’affaire, je l’ai sollicité à plusieurs reprises, je crains même de m’être abaissé, _comment croyez-vous ? Enfin il a consenti… _Oui, je me rappelle, c’est lui-même qui m’a demandé cela : il m’a dit qu’il valait mieux tenir la chose secrète, parce qu’il était venu seulement pour « jeter un coup d’œil » _et rien de plus…_et que si l’on ne trouvait rien, il n’y aurait rien… Si bien que nous avons tout terminé _en amis, je suis tout à fait content._

— Ainsi, il vous avait offert les garanties d’usage en pareil cas, et c’est vous-même qui les avez refusées ! m’écriai-je dans un accès d’amicale indignation.

— Oui, l’absence de garanties est préférable. Et pourquoi faire du scandale ? Jusqu’à présent, nous avons procédé _en amis, _cela vaut mieux… Vous savez, si l’on apprend dans notre ville… _mes ennemis… et puis à quoi bon ce procureur, ce cochon de notre procureur, qui deux fois m’a manqué de politesse et qu’on a rossé à plaisir l’autre année chez cette charmante et belle Nathalie Pavlovna, quand il se cacha dans son boudoir ? Et puis, mon ami, _épargnez-moi vos observations et ne me démoralisez pas, je vous prie, car, quand un homme est malheureux, il n’y a rien de plus insupportable pour lui que de s’entendre dire par cent amis qu’il a fait une sottise. Asseyez-vous pourtant, et buvez une tasse de thé ; j’avoue que je suis fort fatigué… si je me couchais pour un moment et si je m’appliquais autour de la tête un linge trempé dans du vinaigre, qu’en pensez-vous ?

— Vous ferez très bien, répondis-je, — vous devriez même vous mettre de la glace sur la tête. Vous avez les nerfs très agités, vous êtes pâle, et vos mains tremblent. Couchez-vous, reposez-vous un peu, vous reprendrez votre récit plus tard. Je resterai près de vous en attendant.

Il hésitait à suivre mon conseil, mais j’insistai. Nastasia apporta une tasse remplie de vinaigre, je mouillai un essuie-mains et j’en entourai la tête de Stépan Trophimovitch. Ensuite Nastasia monta sur la table et se mit en devoir d’allumer une lampe dans le coin devant l’icône. Le fait m’étonna, car rien de semblable n’avait jamais eu lieu dans la maison.

— J’ai donné cet ordre tantôt, immédiatement après leur départ, murmura Stépan Trophimovitch en me regardant d’un air fin : — _quand on a de ces choses là dans sa chambre et qu’on vient vous arrêter, _cela impose, et ils doivent rapporter ce qu’ils ont vu…

Lorsqu’elle eut allumé la lampe, la servante appuya sa main droite sur sa joue, et, debout sur le seuil, se mit à considérer son maître d’un air attristé…

Il m’appela d’un signe près du divan sur lequel il était couché :

_— Éloignez-là _sous un prétexte quelconq ue ; je ne puis souffrir cette pitié russe, _et puis ça m’embête._

Mais Nastasia se retira sans qu’il fût besoin de l’inviter à sortir. Je remarquai qu’il avait toujours les yeux fixés sur la porte et qu’il prêtait l’oreille au moindre bruit arrivant de l’antichambre.

_— Il faut être prêt, voyez-vous, _me dit-il avec un regard significatif, — _chaque moment… _on vient, on vous prend, et ff…uit — voilà un homme disparu !

— Seigneur ! Qui est-ce qui viendra ? Qui est-ce qui peut vous prendre ?

_— Voyez-vous, mon cher, _quand il est parti, je lui ai carrément demandé ce qu’on allait faire de moi.

— Vous auriez mieux fait de lui demander où l’on vous déportera ! répliquai-je ironiquement.

— C’est aussi ce qui était sous-entendu dans ma question, mais il est parti sans répondre. _Voyez-vous : _en ce qui concerne le linge, les effets et surtout les vêtements chauds, c’est comme ils veulent : ils peuvent vous les laisser prendre ou vous emballer vêtu seulement d’un manteau de soldat. Mais, ajouta-t-il en baissant tout à coup la voix et en regardant vers la porte par où Nastasia était sortie, — j’ai glissé secrètement trente-cinq roubles dans la doublure de mon gilet, tenez, tâtez… Je pense qu’ils ne me feront pas ôter mon gilet ; pour la frime j’ai laissé sept roubles dans mon porte-monnaie, et il y a là, sur la table, de la monnaie de cuivre bien en évidence ; ils croiront que c’est là tout ce que je possède, et ils ne devineront pas que j’ai caché de l’argent. Dieu sait où je coucherai la nuit prochaine.

Je baissai la tête devant une telle folie. Évidemment on ne pouvait opérer ni perquisition ni saisie dans des conditions semblables, et à coup sûr il battait la campagne. Il est vrai que tout cela se passait avant la mise en vigueur de la législation actuelle. Il est vrai aussi (lui-même le reconnaissait) qu’on lui avait offert de procéder plus régulièrement ; mais, « par ruse », il avait repoussé cette proposi tion… Sans doute, il n’y a pas encore bien longtemps, le gouverneur avait le droit, dans les cas urgents, de recourir à une procédure expéditive… Mais, encore une fois, quel cas urgent pouvait-il y avoir ici ? Voilà ce qui me confondait.

— On aura certainement reçu un télégramme de Pétersbourg, dit soudain Stépan Trophimovitch.

— Un télégramme ? À votre sujet ? À cause de votre poème et des ouvrages de Hertzen ? Vous êtes fou : est-ce que cela peut motiver une arrestation ?

Je prononçai ces mots avec une véritable colère. Il fit la grimace, évidemment je l’avais blessé en lui disant qu’il n’y avait pas de raison pour l’arrêter.

— À notre époque on peut être arrêté sans savoir pourquoi, murmura-t-il d’un air mystérieux.

Une supposition saugrenue me vint à l’esprit.

— Stépan Trophimovitch, parlez-moi comme à un ami, criai-je, — comme à un véritable ami, je ne vous trahirai pas : oui ou non, appartenez-vous à quelque société secrète ?

Grande fut ma surprise en constatant l’embarras dans lequel le jeta cette question : il n’était pas bien sûr de ne pas faire partie d’une société secrète.

— Cela dépend du point de vue où l’on se place, _voyez-vous…_

— Comment, « cela dépend du point de vue » ?

— Quand on appartient de tout son cœur au progrès et… qui peut répondre… on croit ne faire partie de rien, et, en y regardant bien, on découvre qu’on fait partie de quelque chose.

— Comment est-ce possible ? On est d’une société secrète ou l’on n’en est pas !

_— Cela date de Pétersbourg, _du temps où elle et moi nous voulions fonder là une revue. Voilà le point de départ. Alors nous leur avons glissé dans les mains, et ils nous ont oubliés ; mais maintenant ils se souviennent. _Cher, cher, _est-ce que vous ne savez pas ? s’écria-t-il douloureusement : — on nous rendra à notre tour, on nous fourrera dans une kibitka, et en route pour la Sibérie ; ou bien on nous oubliera dans une casemate…

Et soudain il fondit en larmes. Portant à ses yeux son foulard rouge, il sanglota convulsivement pendant cinq minutes. J’éprouvai une sensation pénible. Cet homme, depuis vingt ans notre prophète, notre oracle, notre patriarche, ce fier vétéran du libéralisme devant qui nous nous étions toujours inclinés avec tant de respect, voilà qu’à présent il sanglotait comme un enfant qui craint d’être fouetté par son précepteur en punition de quelque gaminerie. Il me faisait pitié. Nul doute qu’il ne crût à la « kibitka » aussi fermement qu’à ma présence auprès de lui ; il s’attendait à être transporté ce matin même, dans un instant, et tout cela à cause de son poème et des ouvrages de Hertzen ! Si touchante qu’elle fût, cette phénoménale ignorance de la réalité pratique avait quelque chose de crispant.

À la fin il cessa de pleurer, se leva et recommença à se promener dans la pièce en s’entretenant avec moi, mais à chaque instant il regardait par la fenêtre et tendait l’oreille dans la direction de l’antichambre. Nous causions à bâtons rompus. En vain je m’évertuais à lui remonter le moral, autant eût valu jeter des pois contre un mur. Quoi qu’il ne m’écoutât guère, il avait pourtant un besoin extrême de m’entendre lui répéter sans cesse des paroles rassurantes. Je voyais qu’en ce moment il ne pouvait se passer de moi, et que pour rien au monde il ne m’aurait laissé partir. Je prolongeai ma visite, et nous restâmes plus de deux heures ensemble. Au cours de la conversation, il se rappela que Blum avait emporté deux proclamations trouvées chez lui.

— Comment, des proclamations ? m’écriai-je pris d’une sotte inquiétude : — est-ce que vous…

— Eh ! on m’en a fait parvenir dix, répondit-il d’un ton vexé (son langage était tantôt dépité et hautain, tantôt plaintif et humble à l’excès), — mais huit avaient déjà trouvé leur emploi, et Blum n’en a saisi que deux…

La rougeur de l’indignation colora tout à coup son visage.

_— Vous me mettez avec ces gens là ? _Pouvez-vous supposer que je sois avec ces drôles, avec ces folliculaires, avec mon fils Pierre Stépanovitch, _avec ces esprits forts de la lâcheté ? _ Ô Dieu !

— Bah, mais ne vous aurait-on pas confondu… Du reste, c’est absurde, cela ne peut pas être ? observai-je.

_— Savez-vous, _éclata-t-il brusquement, — il y a des minutes où je sens _que je ferai là-bas quelque esclandre._ Oh ! ne vous en allez pas, ne me laissez pas seul ! _Ma carrière est finie aujourd’hui, je le sens._ Vous savez, quand je serai là, je m’élancerai peut-être sur quelqu’un et je le mordrai, comme ce sous-lieutenant…

Il fixa sur moi un regard étrange où se lisaient à la fois la frayeur et le désir d’effrayer. À mesure que le temps s’écoulait sans qu’on vît apparaître la « kibitka », son irritation grandissait de plus en plus et devenait même de la fureur. Tout à coup un bruit se produisit dans l’antichambre : c’était Nastasia qui, par mégarde, avait fait tomber un portemanteau. Stépan Trophimovitch trembla de tous ses membres et pâlit affreusement ; mais, quand il sut à quoi se réduisait le fait qui lui avait causé une telle épouvante, peu s’en fallut qu’il ne renvoyât brutalement la servante à la cuisine. Cinq minutes après il reprit la parole en me regardant avec une expression de désespoir.

— Je suis perdu ! gémit-il, et il s’assit soudain à côté de moi ; _cher, _je ne crains pas la Sibérie, _oh ! je vous le jure, _ajouta-t-il les larmes aux yeux, — c’est autre chose qui me fait peur…

Je devinai à sa physionomie qu’une confidence d’une nature particulièrement pénible allait s’échapper de ses lèvres.

— Je crains la honte, fit-il à voix basse.

— Quelle honte ? Mais, au contraire, soyez persuadé, Stépan Trophimovitch, que tout cela s’éclaircira aujourd’hui même, et que cette affaire se terminera à votre avantage…

— Vous êtes si sûr qu’on me pardonnera ?

— Que vient faire ici le mot « pardonner » ? Quelle expression ! De quoi êtes-vous coupable pour qu’on vous pardonne ? Je vous assure que vous n’êtes coupable de rien !

_— Qu’en savez-vous ? _Toute ma vie a été…_ cher… _Ils se rappelleront tout, et s’ils ne trouvent rien, ce sera encore pire, ajouta-t-il brusquement.

— Comment, encore pire ?

— Oui.

— Je ne comprends pas.

— Mon ami, mon ami, qu’on m’envoie en Sibérie, à Arkhangel, qu’on me prive de mes droits civils, soit — s’il faut périr, j’accepte ma perte ! Mais… c’est autre chose que je crains, acheva-t-il en baissant de nouveau la voix.

— Eh bien, quoi, quoi ?

— On me fouettera, dit-il, et il me considéra d’un air égaré.

— Qui vous fouettera ? Où ? Pourquoi ? répliquai-je, me demandant avec inquiétude s’il n’avait pas perdu l’esprit.

— Où ? Eh bien, là… où cela se fait.

— Mais où cela se fait-il ?

— Eh ! _cher_, répondit-il d’une voix qui s’entendait à peine, — une trappe s’ouvre tout à coup sous vos pieds et vous engloutit jusqu’au milieu du corps… Tout le monde sait cela.

— Ce sont des fables ! m’écriai-je, — se peut-il que jusqu’à présent vous ayez cru à ces vieux contes ?

Je me mis à rire.

— Des fables ! Pourtant il n’y a pas de fumée sans feu ; un homme qui a été fouetté ne va pas le raconter. Dix mille fois je me suis représenté cela en imagination !

— Mais vous, vous, pourquoi vous fouetterait-on ? Vous n’avez rien fait.

— Tant pis, on verra que je n’ai rien fait, et l’on me fouettera.

— Et vous êtes sûr qu’on vous emmènera ensuite à Pétersbourg ?

— Mon ami, j’ai déjà dit que je ne regrettais rien, _ma carrière est finie._ Depuis l’heure où elle m’a dit adieu à Skvorechniki, j’ai cessé de tenir à la vie… mais la honte, le déshonneur, _que dira-t-elle, _si elle apprend cela ?

Le pauvre homme fixa sur moi un regard navré. Je baissai les yeux.

— Elle n’apprendra rien, parce qu’il ne vous arrivera rien. En vérité, je ne vous reconnais plus, Stépan Trophimovitch, tant vous m’étonnez ce matin.

— Mon ami, ce n’est pas la peur. Mais en supposant même qu’on me pardonne, qu’on me ramène ici et qu’on ne me fasse rien, — je n’en suis pas moins perdu. _Elle me soupçonnera toute sa vie…_ moi, moi, le poète, le penseur, l’homme qu’elle a adoré pendant vingt-deux ans !

— Elle n’en aura même pas l’idée.

— Si, elle en aura l’idée, murmura-t-il avec une conviction profonde. — Elle et moi nous avons parlé de cela plus d’une fois à Pétersbourg pendant le grand carême, à la veille de notre départ, quand nous craignions tous deux… _Elle me soupçonnera toute sa vie…_ et comment la détromper ? D’ailleurs, ici, dans cette petite ville, qui ajoutera foi à mes paroles ? Tout ce que je pourrai dire paraîtra invraisemblable… _Et puis les femmes…_ Cela lui fera plaisir. Elle sera désolée, très sincèrement désolée, comme une véritable amie, mais au fond elle sera bien aise… Je lui fournirai une arme contre moi pour toute la vie. Oh ! c’en est fait de mon existence ! Vingt ans d’un bonheur si complet avec elle… et voilà !

Il couvrit son visage de ses mains.

— Stépan Trophimovitch, si vous faisiez savoir tout de suite à Barbara Pétrovna ce qui s’est passé ? conseillai-je.

Il se leva frissonnant.

— Dieu m’en préserve ! Pour rien au monde, jamais, après ce qui a été dit au moment des adieux à Skvorechniki, jamais !

Ses yeux étincelaient.

Nous restâmes encore une heure au moins dans l’attente de quelque chose. Il se recoucha sur le divan, ferma les yeux, et durant vingt minutes ne dit pas un mot ; je crus même qu’il s’était endormi. Tout à coup il se souleva sur son séant, arracha la compresse nouée autour de sa tête et courut à une glace. Ses mains tremblaient tandis qu’il mettait sa cravate. Ensuite, d’une voix de tonnerre, il cria à Nastasia de lui donner son paletot, son chapeau et sa canne.

— Je ne puis plus y tenir, prononça-t-il d’une voix saccadée, — je ne le puis plus, je ne le puis plus !… J’y vais moi-même.

— Où ? demandai-je en me levant aussi.

— Chez Lembke. _Cher_, je le dois, j’y suis tenu. C’est un devoir. Je suis un citoyen, un homme, et non un petit copeau, j’ai des droits, je veux mes droits… Pendant vingt ans je n’ai pas réclamé mes droits, toute ma vie je les ai criminellement oubliés… mais maintenant je les revendique. Il faut qu’il me dise tout, tout. Il a reçu un télégramme. Qu’il ne s’avise pas de me faire languir dans l’incertitude, qu’il me mette plutôt en état d’arrestation, oui, qu’il m’arrête, qu’il m’arrête !

Il frappait du pied tout en proférant ces exclamations.

— Je vous approuve, dis-je aussi tranquillement que possible, quoique son état m’inspirât de vives inquiétudes, — après tout, cela vaut mieux que de rester dans une pareille angoisse, mais je n’approuve pas votre surexcitation ; voyez un peu à qui vous ressemblez et comment vous irez là. _Il faut être digne et calme avec Lembke. _Réellement vous êtes capable à présent de vous précipiter sur quelqu’un et de le mordre.

— J’irai me livrer moi-même. Je me jetterai dans la gueule du lion.

— Je vous accompagnerai.

— Je n’attendais pas moins de vous, j’accepte votre sacrifice, le sacrifice d’un véritable ami, mais jusqu’à la maison seulement, je ne souffrirai pas que vous alliez plus loin que la porte : vous ne devez pas, vous n’avez pas le dr oit de vous compromettre davantage dans ma compagnie. _Oh ! croyez-moi, je serai calme ! _Je me sens en ce moment _à la hauteur de ce qu’il y a de plus sacré…_

— Peut-être entrerai-je avec vous dans la maison, interrompis-je. — Hier, leur imbécile de comité m’a fait savoir par Vysotzky que l’on comptait sur moi et que l’on me priait de prendre part à la fête de demain en qualité de commissaire : c’est ainsi qu’on appelle les six jeunes gens désignés pour veiller au service des consommations, s’occuper des dames et placer les invités ; comme marque distinctive de leurs fonctions, ils porteront sur l’épaule gauche un nœud de rubans blancs et rouges. Mon intention était d’abord de refuser, mais maintenant cela me fournit un prétexte pour pénétrer dans la maison : je dirai que j’ai à parler à Julie Mikhaïlovna… Comme cela, nous entrerons ensemble.

Il m’écouta en inclinant la tête, mais sans paraître rien comprendre. Nous nous arrêtâmes sur le seuil.

_— Cher, _dit-il en me montrant la lampe allumée dans le coin, _cher_, je n’ai jamais cru à cela, mais… soit, soit ! (Il se signa.) _Allons._

— « Au fait, cela vaut mieux », pensai-je, comme nous nous approchions du perron, — « l’air frais lui fera du bien, il se calmera un peu, rentrera chez lui et se couchera… »

Mais je comptais sans mon hôte. En chemin nous arriva une aventure qui acheva de bouleverser mon malheureux ami…