Les Preuves/Illégalité et raison d’État

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La Petite République (p. 14-21).

Illégalité et Raison d’État

I

Et ce qu’il y a de plus grave, c’est que cette illégalité certaine, indiscutable, n’était commandée par aucun intérêt national. On a beaucoup dit, dans les journaux, que si on n’avait pas montré à l’accusé et à son défenseur les pièces secrètes communiquées aux juges, c’était afin de ne pas blesser les puissances étrangères, auxquelles ces pièces avaient été dérobées.

Cette raison est misérable, car le huis clos supprimait à cet égard tout péril.

Que craignait-on ? Que pouvait-on craindre ? Que l’avocat commît une indiscrétion ? Mais il méritait autant de confiance que les six juges militaires auxquels les pièces furent montrées.

Craignait-on que l’accusé ne parlât ? Il était au secret, rigoureusement isolé du reste du monde. Et plus tard, s’il était reconnu innocent, nul n’aurait regretté, j’imagine, de lui avoir fourni les moyens de s’expliquer, de se défendre. Si, au contraire, il était reconnu coupable, il était plus que jamais séparé des autres hommes, muré vivant dans un tombeau d’où aucune parole indiscrète ne pouvait s’échapper.

Prononcer le huis clos pour soustraire le débat à l’étranger, et ensuite, dans cette salle bien close, laisser ignorer à l’accusé les pièces sur lesquelles on le juge, c’est une intolérable contradiction.

D’ailleurs, si ce scrupule était sérieux, pourquoi a-t-on montré à Dreyfus et à son avocat le bordereau ? Les deux pièces « secrètes » sont la photographie d’une correspondance entre l’attaché militaire italien et l’attaché militaire allemand. Le bordereau est une lettre d’envoi dérobée à la légation militaire allemande. Au point de vue des relations internationales, la saisie du bordereau, au domicile même de la légation, était bien plus grave que la saisie momentanée d’une correspondance photographiée au passage. Et cela n’empêchait pas tous les journaux acharnés contre Dreyfus, au moment du procès, de parler librement du bordereau et des conditions dans lesquelles il avait été saisi. Cela n’empêchait pas les bureaux de la guerre de verser le bordereau au procès légal et de le communiquer régulièrement à l’accusé et à son défenseur comme aux juges.

Par quelle incohérence, par quel désordre d’esprit peut-on soutenir qu’il était possible, sans compromettre la paix internationale, de soumettre le bordereau à l’accusé et qu’il n’était pas possible de lui soumettre les lettres des attachés ? Ce sont là, manifestement, des raisons trouvées après coup.

II

Aussi bien, depuis le discours de M. Cavaignac à la séance du 7 juillet, il faut renoncer à ces misérables prétextes. M. Cavaignac, ministre de la guerre, a déclaré, aux applaudissements de toute la Chambre : « Nous sommes maîtres de traiter nos affaires chez nous comme nous l’entendons. »

À la bonne heure, et j’applaudis aussi. Mais cela signifie que nous avions le droit et le devoir de conduire le procès Dreyfus selon les formes de la loi française. Cela signifie que jamais la France n’a été obligée de sacrifier à d’humiliants calculs de fausse prudence internationale les garanties légales qu’elle a instituées pour tous ses enfants, et ses devoirs de nation civilisée.

Par ces paroles, M. Cavaignac démontrait, sans le vouloir probablement, que l’illégalité monstrueuse commise contre Dreyfus était doublement criminelle, car, en même temps qu’elle est une violation du droit individuel, elle est, au point de vue national, humiliante et inutile.

Inutile ? elle l’est si évidemment que M. Cavaignac a pu, sans danger, sans inconvénient aucun, lire à la tribune de la Chambre, devant le pays, devant l’Europe, devant le monde entier, les deux pièces que, d’après nos grands patriotes, on ne pouvait pas montrer à l’accusé Dreyfus.

Ainsi, aujourd’hui, en vertu d’une communication publique, officielle, du gouvernement français, toutes les puissances étrangères connaissent les pièces sur lesquelles Dreyfus a été jugé. L’Allemagne les connaît, l’Italie les connaît, le monde entier les connaît.

Seul, l’accusé Dreyfus ne les connaît pas.

Je ne crois pas que dans l’histoire des crimes judiciaires il y ait eu jamais un paradoxe aussi violent.

Le huis clos, dans les procès, a pour but de montrer à l’accusé certaines pièces en les cachant au reste du monde. Les bureaux de la guerre ont conduit si étrangement le procès Dreyfus qu’enfin les pièces du jugement ont été cachées à l’accusé seul et montrées au reste du monde.

C’est un renversement scandaleux non seulement de toute justice, mais de toute raison. C’est un défi au bon sens aussi bien qu’à la conscience.

Peut être, après tout, le peuple de France, si facile aux entraînements chauvins, avait-il besoin de cet exemple et de cette leçon pour savoir où conduit le patriotisme professionnel de certains agités. Quand il a fallu étrangler Dreyfus, quand il a fallu accabler ceux qui pour lui réclamaient la loi commune et la justice, nos grands patriotes ont crié : « C’est dans l’Intérêt de la France qu’on a dû violer la loi ; on a caché à l’accusé les pièces qui décidèrent les juges ! Tant pis ! La France au dessus de tout ! Il ne fallait pas qu’une indiscrétion quelconque pût la compromettre ! »

Et les mêmes hommes acclament M. Cavaignac apportant à la tribune, et livrant à l’univers, les papiers « secrets ! »

Quand donc les « patriotes » cesseront-ils de se moquer de nous ? S’ils veulent subordonner la loi et asservir la France à leurs fantaisies, qu’ils aient du moins quelque suite, et qu’ils ne nous infligent pas l’incohérence dans la servitude !

En tout cas, dès maintenant, et après le discours de M. Cavaignac, il n’est plus permis de dire que l’illégalité est nécessaire ; il n’est même plus permis de dire que le huis clos est nécessaire. Les raisons de prétendu patriotisme dont on couvrait toutes les violences ne tiennent plus ; le tambour dont le roulement couvrait toute discussion, toute parole libre, est crevé.

Il est entendu aujourd’hui que la France peut sans péril juger au grand jour et selon sa loi ; et quand la conscience publique, révoltée enfin contre la monstrueuse iniquité et la monstrueuse erreur de l’affaire Dreyfus, obligera les gouvernants à rouvrir le procès, ce ne sera plus un procès de violence et de ténèbres ; c’est dans la pleine lumière d’un débat public, c’est sous la garantie de la loi, que l’accusé sera jugé de nouveau.


III

Mais puisque la criminelle illégalité commise contre Dreyfus était à ce point inutile, pourquoi le ministre et les bureaux de la guerre s’y sont ils risqués ? Puisqu’ils communiquaient dans les formes légales le bordereau, puisqu’il n’y avait aucun péril à soumettre aussi à l’accusé, dans les formes légales, les deux lettres des attachés militaires, par quelle aberration se sont-ils mis, sans raison décisive, en dehors de la loi ?

Nous le saurons, avec précision, quand un gouvernement probe obligera le général Mercier à parler, à dire enfin dans quelles circonstances et pour quel objet il a pesé sur l’esprit des juges, en dehors du débat, par la production des pièces secrètes.

Mais, dès maintenant, on peut conjecturer que si une illégalité aussi scélérate à la fois et aussi inutile a été commise, c’est par un effet combiné d’inconscience, de honteux calcul et d’entraînement.

Il y a eu inconscience, car les généraux, les juges militaires, peu habitués aux formes légales, au respect de la pensée et de la libre discussion, ne se sont pas rendu parfaitement compte de l’énormité qu’ils commettaient en jugeant un homme sur des pièces qu’ils ne lui soumettaient pas. La preuve, c’est la naïveté tranquille de l’officier racontant à M. Salles, comme chose naturelle, la scandaleuse violation du droit à laquelle il avait participé.

Il y a eu calcul aussi : l’affaire était lancée ; la presse aboyeuse exigeait la condamnation « du juif », quand même, à tout prix. Les habiles et les forcenés des bureaux de la guerre, en relations avec la Libre Parole, avaient promis la victime : il ne fallait point qu’elle échappât. Et pour cela, il fallait qu’elle discutât le moins possible.

Puisque le bordereau, qu’on avait cru suffisant, laissait les juges perplexes, puisqu’ils hésitaient, il fallait leur envoyer en hâte des documents nouveaux, des pièces de renfort.

Mais ces pièces, on ne les jugeait pas très solides, puisqu’on ne les avait même pas jointes au dossier.

Qui sait si l’accusé, admis à les discuter, ne les réduirait pas à néant ? Le plus sage était qu’il ne les vît pas.

D’ailleurs, comment les introduire légalement, au dossier, à la dernière heure ? Il aurait fallu expliquer, devant l’accusé, pourquoi on ne les y avait pas mises plus tôt. Il aurait fallu expliquer pourquoi on ne les avait pas jusque là considérées comme des charges et pourquoi brusquement elles devenaient des moyens d’accusation.

De plus, en improvisant ainsi à la dernière heure des moyens nouveaux de conviction, on aurait appris à l’accusé que la base première de l’accusation chancelait. Et cette première défaite officielle de l’accusation connue du défenseur, pouvait se changer en déroute. Il valait mieux vraiment passer par dessus la tête de l’accusé.

On pouvait dire aux juges : « Vous hésitez, mais voici des pièces que, pour des raisons mystérieuses et diplomatiques, nous n’avions pas jointes au dossier. Puisque le bordereau ne suffit pas, voici ces documents : à la dernière heure, nous les confions à votre patriotisme. »

Oui, cela était plus sûr : et ainsi la condamnation dont on avait besoin était certaine ! Car, comment les juges auraient-ils pu résister ? Des officiers, tant qu’ils jugent selon les formes légales, sont indépendants de tout et de tous. Ils n’ont plus qu’un chef, la loi ; et celle-ci, par sa force souveraine, les élève au dessus de toute crainte ; elle les affranchit de la coutumière discipline. Un moment, ils ne relèvent que de leur conscience.

Au contraire, quand ils sont placés, par une communication irrégulière du ministre, en dehors des conditions légales et pour ainsi dire hors de l’enceinte même de la loi, ils ne sont plus des juges ayant affaire à la loi seule : ils sont des subordonnés ayant affaire à leur chef.

Le ministre agissant hors de la loi, avec son autorité gouvernementale, avec sa puissance de chef, c’est s’insurger contre l’autorité, c’est se rebeller contre le chef que de refuser la condamnation que comme chef il sollicite. Et en ce sens vraiment, on peut dire que le premier Conseil de guerre a jugé par ordre.

La loi qui est la garantie de l’accusé est en même temps la garantie du juge : supprimer la loi, c’est livrer l’accusé à l’arbitraire du juge, c’est livrer le juge à l’arbitraire de ses maîtres.


IV

D’ailleurs, comment les officiers du Conseil de guerre auraient-ils pu examiner sérieusement les pièces qui leur étaient soumises, hors de l’accusé ? Supposons qu’un des juges ait eu un doute. Supposons qu’il ait dit : « Il ne me semble pas, d’après tel détail de ces lettres, qu’elles s’appliquent à Dreyfus. » La tentation devenait alors irrésistible, la nécessité apparaissait impérieuse de provoquer les explications de l’accusé.

Or, c’est cela précisément qui leur était défendu. Ils n’avaient donc plus qu’une ressource : ne pouvant poser des questions à l’accusé, ils ne devaient pas s’en poser à eux mêmes. Ne pouvant éclaircir leurs doutes, ils n’en devaient pas avoir.

Et, en effet, ils n’en eurent pas. Le ministre prenait tout sur lui ; le ministre savait pour eux : ils obéirent. Les yeux fermés, ils frappèrent, et ainsi le crime fut accompli.

La seule excuse de tous ces hommes et du ministre lui même, c’est qu’en tout cela il y eut plutôt entraînement que préméditation. Le général Mercier et M. du Paty de Clam, grisés peu à peu par la passion mauvaise des journaux et de l’opinion, avaient cru que le bordereau leur suffirait à emporter d’emblée la condamnation.

Devant les hésitations des juges, que troublait la démonstration délirante de l’expert Bertillon, ils font en toute hâte une levée de documents nouveaux ; ils ne prennent pas la peine d’en éprouver la valeur ; ils ne laissent aux juges ni le temps ni la liberté d’esprit de les examiner ; ils jettent au dernier moment, et sans que l’accusé soit prévenu, des pièces suspectes dans la balance hésitante de la justice.

Et cet attentat, un des plus douloureux qu’ait vu l’histoire, ressemble à une effroyable improvisation. Mieux préméditée, l’illégalité eût été peut être plus criminelle : elle eût été moins dangereuse. Car, du moins, avant de se prononcer sur des pièces que l’accusé ne connaîtrait pas, eût-on pris la précaution de les étudier sérieusement, d’en contrôler la valeur.

Mais non : c’est à la dernière heure, c’est parce que le procès semblait chanceler qu’on lui applique du dehors et en toute hâte des étais de hasard.

Improvisation dans l’arbitraire ! Étourderie dans le crime ! Non seulement il y avait ainsi violation du droit, illégalité : mais l’illégalité était commise dans des conditions telles que les chances d’erreur étaient terriblement accrues.

Et, en effet, il y a eu erreur. C’est un innocent qui est à l’île du Diable.