Les Preuves/L’Intérêt socialiste

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La Petite République (p. 11-14).

L’INTÉRÊT SOCIALISTE


Ce jour-là, nous aurons le droit de nous dresser, nous socialistes, contre tous les dirigeants qui depuis des années nous combattent au nom des principes de la Révolution française.

« Qu’avez-vous fait, leur crierons-nous, de la déclaration des Droits de l’Homme et de la liberté individuelle ? Vous en avez fait mépris ; vous avez livré tout cela à l’insolence du pouvoir militaire. Vous êtes les renégats de la Révolution bourgeoise. »

Oh ! je sais bien ! Et j’entends le sophisme de nos ennemis : « Quoi ! nous dit doucereusement la Libre Parole, ce sont des socialistes, des révolutionnaires qui se préoccupent de légalité ! »

Je n’ai qu’un mot à répondre. Il y a deux parts dans la légalité capitaliste et bourgeoise. Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l’iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste, l’exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution, s’il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. Mais à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d’autres qui résument les pauvres progrès de l’humanité, les modestes garanties qu’elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions.

Or parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu’il soit, sans discuter avec lui est la plus essentielle peut être. Au contraire des nationalistes qui veulent garder de la légalité bourgeoise tout ce qui protège le Capital, et livrer aux généraux tout ce qui protège l’homme, nous, socialistes révolutionnaires, nous voulons, dans la légalité d’aujourd’hui, abolir la portion capitaliste et sauver la portion humaine. Nous défendons les garanties légales contre les juges galonnés qui les brisent, comme nous défendrions au besoin la légalité républicaine contre des généraux de coup d’État.

Oh ! je sais bien encore et ici ce sont des amis qui parlent : « Il ne s’agit pas, disent-ils, d’un prolétaire ; laissons les bourgeois s’occuper des bourgeois. » Et l’un d’eux ajoutait cette phrase qui, je l’avoue, m’a peiné : « S’il s’agissait d’un ouvrier, il y a longtemps qu’on ne s’en occuperait plus. »

Je pourrais répondre que si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : Il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer.

Si on l’a condamné contre toute loi, Si on l’a condamné à faux, quelle dérision de le compter encore parmi les privilégiés ! Non : il n’est plus de cette armée qui, par une erreur criminelle, l’a dégradé. Il n’est plus de ces classes dirigeantes qui par poltronnerie d’ambition hésitent à rétablir pour lui la légalité et la vérité. Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité.

Certes, nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité.

Et Dreyfus lui même, condamné à faux et criminellement par la société que nous combattons, devient, quelles qu’aient été ses origines, et quel que doive être son destin, une protestation aiguë contre l’ordre social. Par la faute de la société qui s’obstine contre lui à la violence, au mensonge et au crime, il devient un élément de Révolution.

Voilà ce que je pourrais répondre ; mais j’ajoute que les socialistes qui veulent fouiller jusqu’au fond les secrets de honte et de crime contenus dans cette affaire, s’ils ne s’occupent pas d’un ouvrier, s’occupent de toute la classe ouvrière.

Qui donc est le plus menacé aujourd’hui par l’arbitraire des généraux, par la violence toujours glorifiée des répressions militaires ? Qui ? Le prolétariat. Il a donc un intérêt de premier ordre à châtier et à décourager les illégalités et les violences des conseils de guerre avant qu’elles deviennent une sorte d’habitude acceptée de tous. Il a un intérêt de premier ordre à précipiter le discrédit moral et la chute de cette haute armée réactionnaire qui est prête à le foudroyer demain.

Puisque, cette fois, c’est à un fils de la bourgeoisie que la haute armée, égarée par des luttes de clan, a appliqué son système d’arbitraire et de mensonge, la société bourgeoise est plus profondément remuée et ébranlée, et nous devons profiter de cet ébranlement pour diminuer la force morale et la puissance d’agression de ces États-Majors rétrogrades qui sont une menace directe pour le prolétariat.

Ce n’est donc pas servir seulement l’humanité, c’est servir directement la classe ouvrière que de protester, comme nous le faisons, contre l’illégalité, maintenant démontrée, du procès Dreyfus et contre la monstrueuse prétention d’Alphonse Humbert de sceller à jamais ce crime militaire dans l’impénétrabilité du huis clos.