Les Preuves/Impossibilités

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La Petite République (p. 189-195).
IMPOSSIBILITÉS
I

Heureusement, la nature de ces pièces est telle, que même sans les explications précises offertes par le colonel Picquart et qu’on refuse, il apparaît qu’elles ne peuvent pas avec quelque vraisemblance être appliquées à Dreyfus.

Il y a l’initiale D… ? Mais les Dupont et les Durand, les Dubois et les Dupuy, fourmillent dans le monde.

De quel droit alors supposer qu’il s’agit de Dreyfus plutôt que de tout autre ?

Les bureaux de la guerre avaient si bien senti l’insuffisance de cette initiale que lorsque leur journal l’Éclair, le 15 septembre 1896, veut frapper l’opinion et arrêter l’enquête du lieutenant-colonel Picquart il publie, par le plus grossier mensonge, que la pièce portait en toutes lettres le nom de Dreyfus.

Aussi bien, si les députés avaient gardé leur sang-froid et leur lucidité d’esprit dans la séance du 7 juillet, l’un d’eux eût demandé sans doute à M. Cavaignac : ― Êtes-vous sûr, monsieur le ministre, que les services d’espionnage ne démarquent pas leurs agents ? Êtes-vous sûr que c’est sous leur vrai nom qu’ils les emploient ?

Le contraire paraît infiniment vraisemblable, ou plutôt, si l’on veut bien se renseigner, le contraire est certain. Il suffit de savoir que certains agents font de l’espionnage et du contre-espionnage : par exemple, tel espion au service de la France s’offrira à l’Allemagne en qualité d’espion, afin de surprendre plus aisément les secrets. Il est inadmissible qu’il s’offre au service allemand sous le nom qu’il porte dans le service français. Ce serait s’exposer à être démasqué trop vite.

D’ailleurs, les légations étrangères, pour ne pas compromettre leurs agents français, doivent éviter le plus possible de les désigner sous leur vrai nom. Elles leur donnent sûrement un nom de guerre et les désignent ensuite par l’initiale de ce nom de guerre de façon à les protéger pour ainsi dire par un double secret. C’est une précaution élémentaire ; c’est, pour les noms propres, l’application de la langue chiffrée, ou tout au moins l’équivalent.

En fait, nous savons par le petit bleu adressé à Esterhazy, par les révélations faites au procès Zola, que M. de Schwarzkoppen signait C, initiale d’un nom de convention. Ayant besoin d’écrire à Esterhazy, il était bien obligé de mettre sur l’adresse son vrai nom, mais il prenait bien garde que rien dans le texte et dans la signature ne pût le compromettre, et il signait C.

Ainsi, même interceptée, même lue par d’autres, cette lettre ne pouvait compromettre Esterhazy, à moins qu’elle ne fût dérobée au point de départ, à la légation même, et c’est à quoi il n’avait point songé.

Au procès Zola, le général de Pellieux a déclaré que la fameuse pièce où il est question de Dreyfus était signée d’un nom de convention. C’est, comme nous le verrons, un faux imbécile, mais le faussaire, pour authentiquer son papier stupide, avait signé du nom de convention habituellement employé par l’attaché militaire.

Comment donc ces attachés militaires, qui prennent eux-mêmes la précaution de changer leur nom, de se démasquer, ne prendraient-ils pas la même précaution pour leurs agents français d’espionnage ?

Donc, il est infiniment probable, on peut même dire, il est moralement certain que l’initiale D… désigne un agent dont le vrai nom ne commence pas par un D.


II

Observez, je vous prie, qu’en ce qui touche Dreyfus, cette certitude morale devient une certitude absolue. Personne n’a jamais pu comprendre pourquoi il aurait trahi. Riche, vivant d’une vie régulière, ayant devant lui un avenir militaire éclatant, très fier d’appartenir lui, fils de juif, à l’État-Major de l’armée française, élevé, comme le rappelle M. Michel Bréal, dans un article d’une sévère beauté, parmi les juifs alsaciens, qui aimaient dans la France la nation émancipatrice de leur race, sachant qu’en Allemagne les hauts grades de l’armée sont interdits aux juifs, tandis qu’ils leur étaient ouverts en France, Dreyfus n’avait aucune raison de trahir.

A moins de supposer l’inexplicable, le goût du crime pour le crime, de la honte pour la honte et du danger pour le danger, il est inadmissible qu’il soit devenu un traître. Mais en tout cas, il n’ignorait pas, il ne pouvait pas ignorer les périls de cet abominable rôle. Il savait qu’à côté de lui fonctionnait le service des renseignements. Il ne pouvait pas ignorer que la correspondance des attachés militaires étrangers était l’objet d’une surveillance particulière, et que la moindre imprudence pouvait le perdre.

Comment dès lors n’eût-il pas demandé lui-même à ses correspondants étrangers de ne le désigner ni par son nom ni même par l’initiale de son nom ? Il pouvait faire ses conditions ! Il n’était pas besogneux : il n’était pas à la merci des attachés étrangers. Comment n’aurait-il pas exigé des précautions élémentaires pour sa propre sécurité ?

Qu’on veuille bien prendre garde aux deux lettres avec l’initiale D… citées par M. Cavaignac. Voici, je crois, une remarque qui n’a point été faite et qui me paraît décisive.

Il résulte de ces lettres que le nommé D… est allé, soit à la légation allemande, soit à la légation italienne, au moins trois fois dans l’espace d’un mois.

Dans la première lettre, celle que les services des renseignements place en mars 1894, l’attaché allemand écrit à l’attaché italien (et si c’est l’inverse, mon raisonnement reste le même) que le nommé D… lui a apporté des choses très intéressantes. Voilà une première visite.

Un peu plus tard, le 10 avril, l’attaché écrit : « Ce canaille de D… m’a porté pour vous douze plans directeurs », et de plus la lettre parle d’une conversation entre l’attaché et D…. Voilà une deuxième visite.

Mais de cette conversation même il résulte qu’il y a eu dans l’intervalle querelle et brouille entre l’autre attaché et D…. Il suffit de relire la lettre pour s’en convaincre. Et cela représente au moins une visite.

Ainsi, dans l’espace d’un mois environ, du courant de mars au 10 avril, le nommé D… fait deux visites au moins à l’attaché militaire allemand et une visite au moins à l’attaché militaire italien.

Qu’un rastaquouère pressé d’argent et vivant aux crochets de légations étrangères ou qu’un agent infime d’espionnage, protégé par son obscurité, multiplie ainsi les démarches imprudentes ; qu’il aille d’une légation à l’autre, qu’il se brouille et se dispute avec l’une, puis coure chez l’autre, avec des documents quelconques, pour solliciter un raccommodement, cela peut se comprendre. Mais qu’un officier d’état-major que la police reconnaîtrait aisément se compromette avec cette étourderie, et qu’il coure de légation en légation pour de basses disputes et d’humiliants marchandages, cela est inadmissible.

Quoi ! c’est ce même Dreyfus que l’acte d’accusation représente comme la prudence et la prévoyance même ! C’est ce même Dreyfus qui déguise son écriture par les complications inouïes que lui attribue Bertillon et qui ne garde chez lui aucune pièce compromettante ! C’est ce même Dreyfus dont la police n’a pu se rappeler aucune démarche suspecte auprès des légations étrangères ! C’est ce même homme qui aurait, dans l’espace d’un mois, franchi trois fois au moins la porte des légations avec de gros paquets de documents sous le bras ! C’est cet homme orgueilleux et riche qui aurait été mendier auprès des attachés une rentrée en grâce, après des scènes bassement violentes ! Cela est criant d’invraisemblance et d’absurdité.

Mais qui pourra penser un seul instant que si Dreyfus se présentait ainsi aux légations allemande et italienne, il s’y présentait sous son vrai nom d’officier français ? Comment ! Dreyfus va voir couramment, fréquemment M. de Schwarzkoppen et M. Panizzardi. Il y va en sortant de son bureau de la rue Saint-Dominique et quand il veut pénétrer dans le cabinet de M. de Schwarzkoppen ou de M. Panizzardi, il se fait annoncer sous son vrai nom ? Il fait demander par l’huissier : Peut-on recevoir M. Dreyfus ?

C’est de la folie. Évidemment, Dreyfus se serait fait annoncer sous un faux nom convenu entre les attachés et lui. Et ensuite, c’est sous ce faux nom que les attachés militaires l’auraient désigné entre eux. Ce n’est donc pas par l’initiale D qu’il pourrait leur être désigné. Et bien loin que cette initiale le désigne, elle l’exclut.

III

Enfin, qui ne voit que, dans ces lettres, il ne peut être question d’un officier d’État-Major ? Voyons, les attachés militaires étrangers auraient cette bonne fortune : un officier d’artillerie, ancien élève de polytechnique, attaché à l’État-Major, travaillant au ministère de la guerre, leur livre des documents et ils se demandent s’ils continueront leurs relations avec lui ! L’un d’eux écrit à l’autre : « Je lui ai dit que vous ne vouliez pas reprendre les relations et qu’il était fou. Faites ce que vous voudrez. »

Évidemment il s’agit d’un bas aventurier, d’un agent infime qui peut bien parfois, grâce au désordre des grandes administrations militaires, dérober quelques papiers intéressants, mais qui n’offre pas aux attachés des garanties sérieuses. Il les fatigue de ses exigences d’argent, il les rebute par l’insuffisance ou la sottise des renseignements que le plus souvent il leur donne. Sur le point d’être congédié et de perdre son misérable gagne-pain, il proteste qu’à l’avenir il fera mieux, qu’il tâchera « de satisfaire ».

Ce ne sont pas là les rapports des attachés avec un officier disposant des documents les plus importants et dispensé par sa fortune des platitudes écœurantes du mercenaire D… Les attachés militaires n’auraient pas aussi aisément songé à se priver du concours d’un traître de marque placé exceptionnellement pour les servir et dont, à coup sûr, ils n’auraient pas retrouvé l’équivalent.

Voilà sans doute ce que Dreyfus et son avocat auraient répondu aux pièces secrètes, du moins aux deux premières, s’ils les avaient connues. Mais on s’est bien gardé de les leur soumettre, et traîtreusement on a accablé Dreyfus d’un document qu’il n’a pu discuter.

IV

Voilà sans doute aussi ce que le colonel Picquart aurait fait remarquer à M. Cavaignac. Et sans doute, connaissant le dossier secret, il y aurait joint des raisons plus particulières. Il aurait expliqué notamment pourquoi il affirmait qu’une au moins des pièces du dossier secret s’appliquait certainement à Esterhazy.

Mais on lui a violemment fermé la bouche. On l’a jeté en prison pour avoir offert au ministère infaillible la preuve qu’il se trompait. Et c’est une preuve de plus que les bureaux de la guerre n’ont guère confiance dans la valeur de ces pièces secrètes : ils ne veulent pas permettre la discussion de ceux qui savent.

N’importe ! Le texte même de ces deux premières pièces, celles à l’initiale D, permet d’affirmer non seulement qu’on n’a pas le droit, sans criminelle témérité, de les appliquer à Dreyfus, mais qu’elles ne peuvent pas lui être appliquées.

Et s’il en fallait une preuve de plus, c’est que les bureaux de la guerre eux-mêmes, sentant la fragilité de ces deux premières pièces, ont tenté deux ans après de les confirmer ou de les suppléer par une troisième pièce, fabriquée par eux.

Oui, la troisième pièce, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres, est un faux scélérat et imbécile qui fait partie de tout un système de faux, pratiqué depuis deux ans rue Saint-Dominique.

C’est ce que je démontrerai samedi prochain.