Les Preuves/Faux évident

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La Petite République (p. 196-201).

FAUX ÉVIDENT


I

Certainement, la troisième pièce, celle qui contient le nom de Dreyfus, est fausse.

En octobre 1896, à la veille de l’interpellation Castelin, Esterhazy, du Paty de Clam et l’État-Major savaient que le colonel Picquart avait réuni contre Esterhazy les charges les plus écrasantes. Ils savaient que le bordereau était d’Esterhazy, que le dossier secret ne contenait contre Dreyfus aucune pièce sérieuse, que l’innocence du malheureux condamné allait éclater et que l’État-Major allait être compromis.

Pour arrêter la campagne de réhabilitation qui allait s’ouvrir, Esterhazy et ses complices de l’État-Major décidèrent de fabriquer une fausse lettre qui prouverait enfin la culpabilité de Dreyfus.

C’est cette fausse lettre que les généraux ont prises au sérieux. C’est celle que M. Cavaignac a osé citer à la Chambre comme la pièce décisive.

Qu’il n’y ait là qu’un faux, et le faux le plus misérable, le plus grossier, le plus imbécile, tout le prouve : le style, le texte, la date.

Qu’on veuille bien seulement relire ce papier, œuvre d’un sous-Norton. Voici le texte donné par M. Cavaignac :

« Si… (ici un membre de phrase que je ne puis lire), je dirai que jamais j’avais des relations avec ce juif. C’est entendu. Si on vous demande, dites comme ça ; car il faut pas que on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui. »

Ce n’est ni du français, ni de l’allemand, ni de l’italien ; c’est du nègre.

Évidemment, le faussaire, maladroit ouvrier de mensonge, s’est dit qu’un attaché militaire étranger ne devait pas écrire avec une correction irréprochable : peut-être même s’est-il rappelé les fautes légères que contient la lettre : « Ce canaille de D… » et il a forcé la note : il a converti les quelques incorrections en un charabia vraiment burlesque. C’est si évident que cela devrait suffire.

Mais le fond est aussi absurde, aussi grotesque que la forme.

Pourquoi l’attaché militaire X… éprouve-t-il le besoin d’écrire à l’attaché militaire Y… ? Malgré la suppression d’un membre de phrase, opérée par M. Cavaignac, le sens est très clair : un attaché militaire est censé écrire en substance à l’autre : « Si mon gouvernement me demande des explications, je dirai que je n’ai jamais eu de relations avec Dreyfus. Répondez de même au vôtre s’il vous interroge. »

Et il est certain que M. de Schwarzkoppen était quelque peu embarrassé à l’égard de son ambassadeur, M. de Munster. Celui-ci avait promis à la France que les attachés militaires ne s’occuperaient pas d’espionnage : et les attachés militaires, manquant à sa parole, avaient pratiqué l’espionnage ; ils avaient eu des relations avec Esterhazy ; ils recevaient de lui des documents ou des notes, comme l’atteste le bordereau.

Quand Dreyfus fut arrêté en 1894, l’ambassadeur d’Allemagne demanda certainement des explications aux attachés militaires. Que lui répondirent-ils ? Nous l’ignorons.

Se bornèrent-ils à déclarer, comme c’était la vérité, qu’ils ne connaissaient pas Dreyfus ? ou bien ajoutèrent-ils qu’ils avaient commis la faute d’avoir des relations avec un autre officier, Esterhazy ?

À en croire le récit de M. Casella, confident de M. Panizzardi, ils auraient protesté alors tout simplement qu’ils n’avaient pas eu de relations avec Dreyfus.

Mais, quelle qu’ait été leur attitude, qui ne voit que c’est au moment même de l’arrestation de Dreyfus qu’ils ont dû la décider ? C’est à ce moment que leur gouvernement, leur ambassadeur a demandé aux attachés militaires si Dreyfus leur avait servi d’espion. C’est à ce moment qu’ils ont convenu de la réponse à faire et de la conduite à tenir.

Ce n’est pas deux ans après le procès, à propos d’une interpellation, qu’ils vont déterminer leur plan de conduite : il l’est depuis longtemps ; et le fond même de la lettre qu’on leur prête, en octobre ou novembre 1896, est positivement absurde.


II

D’ailleurs, qu’on y prenne garde : s’il était vrai que M. de Schwarzkoppen et M. Panizzardi aient eu des relations d’espionnage avec Dreyfus, comment pourraient-ils le cacher à leurs gouvernements ?

Quand Dreyfus a été arrêté, M. de Schwarzkoppen a bien pu assurer à M. de Munster qu’il ne connaissait pas Dreyfus, parce qu’en effet il ne le connaissait pas. Il a pu s’abstenir de renseigner M. de Munster, personnage fatigué et peu au courant, sur le rôle d’Esterhazy.

Comme il expédiait directement, aux bureaux de l’espionnage à Berlin, les documents reçus d’Esterhazy, il a pu laisser ignorer ces pratiques à un ambassadeur légèrement ridicule et peu informé.

Mais comment MM. de Schwarzkoppen et Panizzardi, s’ils avaient réellement utilisé Dreyfus, auraient-ils pu former le plan de le cacher aux gouvernements de Berlin et de Rome ?

C’est à Berlin, c’est à Rome, qu’ils expédiaient les documents remis par le traître : ils avaient dû évidemment indiquer la source de ces documents pour qu’on en pût mesurer la valeur. Surtout s’ils les avaient tenus d’un officier d’État-Major, attaché au ministère français, ils n’auraient pas manqué de le dire à leurs chefs militaires d’Allemagne et d’Italie pour faire valoir leur propre habileté et l’importance des documents transmis.

Il suffisait donc d’une enquête dans les bureaux, à Berlin et à Rome, pour savoir que M. de Schwarzkoppen et M. Panizzardi, en niant leurs relations avec Dreyfus, ne disaient pas la vérité.

Si donc ils avaient eu en effet des rapports d’espionnage avec lui, ils n’auraient même pu songer une minute à tromper leur gouvernement.

Là encore, l’absurdité est criante.

Mais que penser du ton dont un de ces attachés militaires écrit à l’autre ? C’est chose grave pour un attaché militaire, dans tous les cas, de se décider, sur une question aussi importante, à mentir à son gouvernement.

Or, voici un attaché, qui écrit à l’autre tranquillement : « Moi, je vais mentir, mentez aussi. Si on vous demande, répondez comme ça. C’est entendu. »

Comment ? C’est entendu ? L’autre n’a donc même plus le droit de délibérer, avant d’adopter ce système plein de péril ? C’est en trois lignes, sans causer, sans discuter, sans réfléchir, que ces hommes vont arrêter la tactique la plus audacieuse et la plus folle ?

Et l’un d’eux transmet à l’autre un signal qui sera, à la minute, littéralement obéi ?

Tout cela est révoltant d’invraisemblance et de niaiserie.


III

Mais ce qui est plus invraisemblable encore et plus sot, c’est qu’ils aient songé à s’écrire. Ils se voient tous les jours ; il leur est facile, s’ils ont à régler une question délicate, de la régler de vive voix ; et ils vont choisir le moment où l’affaire Dreyfus se réveille pour confier au papier un plan de mensonge contre leur propre gouvernement qui peut les perdre sans retour ?

Observez que, dans les deux billets d’avril et de mai 1894, ceux qui contiennent l’initiale D…, si les deux attachés s’écrivent, c’est parce que, à ce moment-là, ils ne peuvent faire autrement. Dans le premier billet, l’un d’eux écrit que le médecin l’a consigné dans son appartement. Dans le second, il écrit qu’il regrette de n’avoir pas rencontré l’autre et qu’il est obligé de quitter Paris.

Ce n’est donc que par l’effet de circonstances exceptionnelles et d’empêchements précis qu’ils ont commis l’imprudence d’écrire.

Et pourtant à ce moment-là rien n’avait pu encore les mettre en éveil et surexciter leur défiance ; Dreyfus n’avait pas été arrêté ; ils ne pouvaient pas savoir que leur correspondance était saisie. Ils pouvaient donc, de loin en loin, se laisser aller à une imprudence, et encore avaient-ils le soin de ne désigner que par une initiale, et sans doute l’initiale d’un faux nom, l’individu dont ils parlaient.

Au contraire, en octobre et novembre 1896, peu avant l’interpellation Castelin, la prudence des deux attachés militaires doit être au plus haut. C’est quelques semaines avant, le 15 septembre 1896, que l’Éclair a publié le texte approximatif du bordereau. M. de Schwarzkoppen a reconnu sur le bordereau la mention des pièces qu’il avait, en effet, reçues d’Esterhazy. Il sait donc qu’un bordereau qui lui était destiné a été dérobé. De plus l’Éclair publie, à la même date, le contenu de la lettre : « Ce canaille de D… » adressée, dit-il, par l’attaché allemand de Schwarzkoppen à l’attaché italien Panizzardi.

Les deux attachés savent donc, de la façon la plus précise, que leur correspondance a été interceptée par les agents français. Et c’est le moment qu’ils choisissent pour s’écrire l’un à l’autre sur le sujet le plus redoutable, pour machiner une tromperie concertée à l’adresse de leur gouvernement ! C’est le moment qu’ils choisissent pour écrire en toutes lettres, pour la première fois, le nom de Dreyfus !

Non, vraiment, le faux est trop visible : le procédé du faussaire est trop grossier. Il savait que les bureaux de la guerre, exaspérés des découvertes formidables du colonel Picquart, avait besoin d’un document décisif où il n’y eût pas seulement des initiales, où il y eût le nom de Dreyfus en toutes lettres ; et le faussaire a fabriqué, sans réfléchir aux impossibilités et aux absurdités que je signale, tout justement le papier dont l’État-Major avait besoin.