Les Preuves/L’Explication vraie

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La Petite République (p. 46-52).


L’EXPLICATION VRAIE

I

Mais M. Cavaignac se trompe. Il se trompe grossièrement dans l’interprétation qu’il donne du récit du capitaine. Ce texte unique et incertain, qui est sa seule base de conviction, ou qui, du moins, en est la base la plus forte, il ne l’a pas lu avec soin ; il n’a pas cherché à le comprendre.

Il l’a, par son commentaire même, violemment dénaturé, et, par un parti pris vraiment coupable, il en a laissé échapper l’explication naturelle.

En effet, qu’on veuille bien lire avec soin le propos prêté à Dreyfus, dans la lettre du général Gonse comme dans la feuille détachée du calepin Lebrun-Renaud.

Il faut bien regarder au détail du texte, puisque c’est par une phrase que M. Cavaignac entend condamner Dreyfus.

Que dit celui-ci ? Jamais il ne dit simplement : « Si j’ai livré des documents à l’étranger, c’était pour en avoir d’autres. »

Non, jamais. Et pourtant, s’il avait voulu vraiment avouer, c’est cela qu’il aurait dit.

Il n’aurait pas fait intervenir le ministre ; il n’aurait pas dit : « Le ministre sait que… », car cela était absurde ; le ministre ne le savait pas, et Dreyfus, en parlant ainsi, se fût heurté à un démenti certain.

Pourquoi donc, dans la phrase que lui attribue le capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus fait-il intervenir le ministre ?

Là se trouve la clef du problème, l’explication aisée et évidente des prétendus aveux, et M. Cavaignac n’y a même pas pris garde. Bien mieux, par une sorte de faux assurément involontaire, mais qui atteste le plus étrange aveuglement d’esprit, M. Cavaignac a complètement dénaturé le texte en supprimant l’intervention du ministre.

Le 22 janvier 1898, il dit à la Chambre :

« D’après les déclarations du capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus a laissé échapper une phrase contenant ces mots : « Si j’ai livré des documents, etc… »

Mais non : c’est une mutilation grossière. D’après les textes mêmes qu’apportera plus tard M. Cavaignac, la phrase commence (et cela est capital), par les mots : « Le ministre sait que si j’ai livré des documents… »

Chose étrange : même le 7 juillet, même quand M. Cavaignac a cité le texte exact de la lettre du général Gonse, il oublie aussitôt les premiers mots décisifs, ceux qui mettent le ministre en cause, et, pour résumer son argumentation, il s’écrie : « Je déclare que dans ma conscience je ne puis admettre qu’un homme ait prononcé ces mots : « Si j’ai livré des documents… » s’il ne les avait pas livrés en effet. (Vifs applaudissements) »

Mais une fois encore, d’après le texte même que nous apporte M. Cavaignac, il n’a pas prononcé ces mots tout court. C’est l’intervention du ministre, c’est l’opinion du ministre qui domine toute la phrase : Le ministre sait que

M. Cavaignac laisse tomber cela.

Et pourtant, ces mots sont tout ; car ils démontrent que, dans cette partie de sa conversation, Dreyfus faisait allusion à la démarche faite auprès de lui quatre jours auparavant, de la part du ministre, par le commandant du Paty de Clam.

Celui-ci est venu pour obtenir enfin du condamné des aveux : et il a tenté de lui adoucir les aveux pour l’y décider.

Il lui a dit : « Avouez donc ! Après tout il ne s’agit peut-être pas d’une véritable trahison ; peut-être n’aviez vous pas l’intention de nuire ; peut-être avez-vous simplement pratiqué des opérations d’amorçage. Le ministre lui-même est tout disposé à prendre la chose ainsi ; il est porté à croire qu’au fond, vous êtes innocent ; il croit que si vous avez livré des documents c’est pour en obtenir d’autres plus importants. Dites donc la vérité, car on est prêt à l’accueillir, et ainsi vous sauverez du moins votre honneur. »

Que tel ait été le langage tenu à Dreyfus le 31 décembre, quatre jours avant la dégradation, par le commandant du Paty de Clam, cela est certain. La preuve en est dans la lettre écrite, aussitôt après cette visite, par Dreyfus au ministre de la guerre. Je l’ai déjà citée, mais j’en rappelle le début : « Monsieur le ministre, j’ai reçu, par votre ordre, la visite du commandant du Paty de Clam, auquel j’ai déclaré encore que j’étais innocent et que je n’avais même pas commis la moindre imprudence. »

C’est évidemment une réponse aux suggestions de du Paty.

Mais la preuve, plus formelle encore et plus nette, est dans la note envoyée le jour même par Dreyfus à son avocat et que celui-ci a communiquée le 9 juillet dernier à M. le garde des sceaux :


Note du capitaine Dreyfus

Le commandant du Paty est venu aujourd’hui lundi 31 décembre 1894, à cinq heures et demie du soir, après le rejet du pourvoi, me demander, de la part du ministre, si je n’avais pas été peut-être la victime de mon imprudence, si je n’avais pas voulu simplement amorcer ; puis que je me serais laissé entraîner dans un engrenage fatal. Je lui ai répondu que je n’avais jamais eu de relations avec aucun agent ou attaché, que je ne m’étais livré à aucun amorçage, que j’étais innocent.


Mais, que dis-je ? dans la lettre même du général Gonse, citée par M. Cavaignac, Dreyfus se réfère expressément à cette entrevue : « Le ministre sait que je suis innocent ; il me l’a fait dire par le commandant du Paty de Clam, dans la prison, il y a trois ou quatre jours. »

Voilà donc qui est certain : c’est le ministre qui suggère à Dreyfus cette explication qui atténuerait sa faute ; et Dreyfus se redresse : « Non, pas même une imprudence ; mon innocence est entière. »

Mais en même temps, il retient cette opinion du ministre, telle qu’elle lui est transmise, comme un argument de plus en faveur de son innocence ; et le matin de sa dégradation, quand il est en tête à tête avec Lebrun-Renaud dans le pavillon de l’École militaire, quand il se prépare à subir l’horrible supplice, il reprend dans une longue démonstration, semblable, comme le dit la lettre du général Gonse, à un monologue, toutes les preuves de son innocence, et il insère dans sa démonstration l’opinion que du Paty de Clam prête au ministre sur son cas.

Ainsi s’expliquent et se concilient le récit fait par Lebrun-Renaud à M. Clisson, le reporter du Figaro, le soir de la dégradation et le récit fait par lui au ministre le lendemain.

Il est aisé de reconstituer toute la conversation, tout le monologue de Dreyfus dans cette crise suprême :

« Je suis innocent. Voyons, mon capitaine, écoutez : On trouve dans un chiffonnier d’une ambassade un papier annonçant l’envoi de quatre pièces. On soumet le papier à des experts : trois reconnaissent mon écriture, deux déclarent que l’écriture n’est pas de ma main, et c’est là-dessus qu’on me condamne. À dix-huit ans j’entrais à l’École polytechnique. J’avais devant moi un magnifique avenir militaire, 300.000 francs de fortune et la certitude d’avoir dans l’avenir 50.000 francs de rentes. Je n’ai jamais été un coureur de filles ; je n’ai jamais touché une carte de ma vie, donc je n’ai pas besoin d’argent. Pourquoi aurais-je trahi ? Pour de l’argent ? Non ; alors, quoi ?

» ― Et qu’est-ce que c’était que les pièces dont on annonçait l’envoi ?

» ― Une très confidentielle, et trois autres moins importantes.

» ― Comment le savez-vous ?

» ― Parce qu’on me l’a dit au procès. Ah ! ce procès à huis clos, comme j’aurais voulu qu’il eût lieu au grand jour ! Il y aurait eu certainement un revirement d’opinion. »

(Interview Clisson, dans le Figaro du 6 janvier 1894.)

Et il ajoute : « D’ailleurs, le ministre lui-même sait que je suis innocent. Il me l’a fait dire par M. du Paty ; il croit que si j’ai livré des documents, c’est pour en obtenir d’autres. Mais je n’ai même pas fait cela ; je n’ai commis ni trahison ni amorçages : je suis pleinement innocent. » Voilà, quand on compare les textes cités par M. Cavaignac, avec l’entrevue de du Paty de Clam et de Dreyfus, voilà le sens évident des paroles de Dreyfus, voilà la marche certaine de sa conversation et il a suffi que le capitaine Lebrun-Renaud, qui avoue lui-même n’avoir perçu qu’un demi-aveu, se méprît sur la portée logique d’une phrase ; il suffit qu’il ait compris ou entendu : « Le ministre sait » au lieu de : « le ministre croit », pour qu’on ait relevé contre Dreyfus, comme un commencement d’aveu, ce qui était une partie de sa démonstration d’innocence.

Quelle sottise et quelle pitié I Et combien est lourde la responsabilité de M. Cavaignac, qui n’a même pas pris la peine de rapprocher les textes avant de conclure !

Comme le réveil de sa conscience sera terrible, si toutefois elle est encore susceptible de réveil !


II

Non, Dreyfus n’a pas avoué au capitaine Lebrun-Renaud. Au contraire, à lui comme aux autres, il a affirmé son innocence ; et pour lui, il essayait encore de la démontrer.

Par une fatalité de plus qui s’ajoute à toutes les fatalités dont le malheureux a été victime, par une méprise de plus qui s’ajoute à toutes les méprises sous lesquelles il a été accablé, un argument allégué par lui pour démontrer son innocence, a été transformé, par l’inattention, la légèreté ou la mauvaise foi, en un commencement d’aveu.

Et par une scélératesse qui s’ajoute à toutes les scélératesses dont il faudra bien qu’il rende compte un jour, le commandant du Paty de Clam, qui a certainement reconnu dans le propos prêté à Dreyfus par Lebrun-Renaud l’écho de sa propre conversation avec Dreyfus, a négligé d’avertir son bon ami et disciple Cavaignac.

Mais patience ! Toutes ces habiletés et tous ces mensonges ne prévaudront pas éternellement.

Est-il besoin maintenant, après avoir constaté comment le propos de Dreyfus avait été déformé par un intermédiaire, Lebrun-Renaud, de discuter la valeur d’un autre propos que, d’après le capitaine Anthoine, Dreyfus aurait tenu devant le capitaine Attel, mort aujourd’hui ?

Ce propos, d’ailleurs niais, n’est que l’écho d’un écho, l’ombre d’une ombre. J’observe seulement qu’il est absurde de penser que Dreyfus, aussitôt après la dégradation, c’est-à-dire au moment même où il venait d’exalter toute son énergie à crier son innocence au monde, soit tombé tout à coup à regretter qu’on ne lui ait pas permis de continuer le métier d’amorceur.

Ce n’est là évidement qu’une autre variante, plus grossière et plus déformée, du propos tenu devant Lebrun-Renaud. Et, matériellement, il est impossible qu’« après la dégradation », Dreyfus ait pu s’entretenir avec les officiers. Au récit unanime des journaux, il a été, aussitôt après la parade d’exécution, mis en voiture cellulaire et emporté à la prison. Epuisé, il s’est enfermé dans un silence de désespoir, et il ne l’a rompu que pour protester une fois de plus au seuil de la prison, qu’il était pleinement innocent.