Les Preuves/Les Équivoques de Cavaignac

La bibliothèque libre.
La Petite République (p. 37-46).

LES ÉQUIVOQUES DE CAVAIGNAC

I

C’est M. Cavaignac qui, le premier, a donné quelque autorité au propos du capitaine Lebrun-Renaud en le portant à la tribune de la Chambre.

Le 13 janvier 1898, dans une interpellation soulevée par M. de Mun, M. Cavaignac disait : « Lorsque la dégradation d’Alfred Dreyfus a eu lieu, un officier assistait à la parade. Cet officier a recueilli de la bouche de Dreyfus cette parole : “Si j’ai livré des documents sans importance à une puissance étrangère, c’était dans l’espoir de m’en procurer d’autres.” Cet officier, frappé de cette parole, est venu la rapporter à M. le ministre de la guerre qui l’a lui-même transmise à ceux auxquels il devait la transmettre. Il reste de cette parole un témoignage contemporain écrit. »

Ici, qu’il l’ait voulu ou non, M. Cavaignac est étrangement équivoque. En entendant ces paroles ou en les lisant, on comprenait naturellement que le rapport du capitaine Lebrun-Renaud au ministère de la guerre était un rapport écrit, et que c’était là le témoignage contemporain.

Pas du tout. M. Cavaignac, hâtivement renseigné par ses amis de l’État-Major, avait risqué une affirmation inexacte et il est au moins étrange que l’homme qui appuie toute sa conviction sur le « témoignage » de Lebrun-Renaud soit, dès le début, coupable, en ce point d’étourderie ou d’équivoque.

Lui-même, quelques jours après, sous prétexte de préciser son affirmation, la rectifiait. Dans une interpellation déposée par lui-même, M. Cavaignac dit ceci à la séance du 22 janvier :

J’ai demandé il y a quelques jours à interpeller le gouvernement sur la note de l’agence Havas, afin de préciser les affirmations que j’avais apportées à la tribune… Sur le premier point, j’affirme que, d’après les déclarations du capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus a laissé échapper une phrase commençant par ces mots : « Si j’ai livré des documents, etc… » J’affirme que ces déclarations sont attestées : 1o Par une lettre du 6 janvier 1895 adressée par le général Gonse à son chef, momentanément absent ; 2o Par une attestation signée plus tard par le capitaine Lebrun-Renaud et dans laquelle il affirmait, sous la foi de sa signature, la déclaration qu’il avait faite. J’ai demandé au gouvernement de publier ce document, afin que les hommes de bonne volonté qui cherchent impartialement la vérité puissent y trouver des éléments de conviction.

Ainsi, le 13 janvier, M. Cavaignac nous apprend que le capitaine Lebrun-Renaud est tellement frappé, le jour de la dégradation, des aveux de Dreyfus, qu’il en fait l’objet d’un rapport au ministre de la guerre ; et il est bien évident que ce doit être un rapport immédiat car pourquoi le capitaine Lebrun-Renaud, s’il a été ainsi frappé et s’il a cru nécessaire de faire un rapport au ministre, aurait-il attendu plusieurs semaines, ou même plusieurs jours ? Tel était évidemment le sens des paroles de M. Cavaignac. Telle était certainement sa pensée. Or, lui-même, neuf jours après, était obligé de se démentir. L’attestation du capitaine Lebrun-Renaud n’a été signée que « plus tard ».

Ainsi, cet homme sévère, qui fonde toute sa conviction sur une prétendue phrase de Dreyfus rapportée par le capitaine Lebrun-Renaud et qui veut, par cette seule phrase, former la conviction du pays, ne savait même pas, avec exactitude, quand il en a parlé la première fois à la tribune, la date du rapport Lebrun-Renaud ; et, faussement, il laissait entendre que ce rapport était contemporain de la dégradation.

Neuf jours après, mieux renseigné, il rectifie. Mais le fait-il loyalement ? Non, certes : il dit que le rapport a été signé « plus tard ».

Mais quelqu’un pouvait-il supposer que ce n’était que trois ans après, en octobre ou novembre 1897, quand l’État-Major acculé chercherait de tout côté des documents et des appuis, que l’attestation avait été signée ?

Si M. Cavaignac l’avait dit, s’il avait avoué à la Chambre que l’attestation dont il avait parlé si audacieusement le 15 janvier n’avait été rédigée et signée que trois ans après l’événement, et sur la demande des bureaux de la guerre, il aurait singulièrement affaibli l’impression de ses paroles. Aussi s’est-il bien gardé de parler clairement. Il s’est borné à dire « plus tard ». Il a rectifié son erreur du 13 avec une austère rouerie, et il a été assez vague pour ne pas laisser apparaître la vérité vraie.

Pourtant, ou M. Cavaignac ignorait encore, le 22 janvier, que le rapport, selon lui décisif, était postérieur de trois ans aux faits ; et on ne peut qu’admirer la stupéfiante légèreté de cet homme qui, réduisant toute l’affaire Dreyfus à un texte de quelques lignes, ne sait même pas dans quelles conditions exactes ce texte a été produit. Ou bien M. Cavaignac savait que le document en question avait été rédigé trois ans après la prétendue conversation de Dreyfus, et en le cachant à la Chambre et au pays, M. Cavaignac s’est livré à une singulière manœuvre. Dans une affaire où la date a tant d’importance, tromper ou équivoquer sur la date, c’est presque un commencement de faux.


II

Mais, du moins, on pouvait espérer que ce rapport, tel quel, dont il exigeait de M. Méline la production, M. Cavaignac, quand il serait ministre de la guerre, le produirait. Il n’en est rien, et dans la fameuse séance du 7 juillet, voici ce que M. Cavaignac apporte à la Chambre sur l’affaire Lebrun-Renaud.

Je cite in extenso, car chaque partie de ce texte devra être sérieusement étudiée ;

Le matin de sa dégradation, Dreyfus fut maintenu pendant quelques heures dans une salle où deux officiers ont recueilli de sa bouche l’aveu de son crime.

Ces deux officiers en ont parlé aussitôt ; et comme le rappelait à l’instant M. Castelin, les aveux de Dreyfus furent publiés, notamment dans une note que je ne cite qu’à titre d’indication et qui parut dans le Temps portant la date du 6 janvier et paru le 5 janvier au soir.

Cette note est ainsi conçue : « Nous avons pu contrôler les paroles de Dreyfus ; les voici à peu près textuellement : « Je suis innocent. Si j’ai livré des documents à l’étranger, c’était pour amorcer et en avoir de plus considérables ; dans trois ans, on saura la vérité et le ministre lui-même reprendra mon affaire. »

Ces paroles ayant été publiées, le capitaine Lebrun-Renaud, l’un des officiers dont je viens de parler, fut mandé au ministère de la guerre ; et là, devant le ministre de la guerre, il raconta ce qu’il avait entendu.

Il avait été conduit au ministère de la guerre par le général Gonse qui assistait à l’entretien et qui, dès qu’il sortit, le 6 janvier 1895, le jour même, écrivit au général de Boisdeffre qui se trouvait absent la lettre suivante :

« MON GÉNÉRAL,

« Je m’empresse de vous rendre compte que j’ai conduit moi-même le capitaine de la garde républicaine, le capitaine Lebrun-Renaud, chez le ministre, qui l’a envoyé, après l’avoir entendu, chez le Président. D’une façon générale, la conversation du capitaine Lebrun-Renaud avec Dreyfus était surtout un monologue de ce dernier qui s’est coupé et repris sans cesse. Les points saillants étaient les suivants : « En somme on n’a pas livré de documents originaux, mais simplement des copies. »

Et le général Gonse ajoute :

« Pour un individu qui déclare toujours ne rien savoir, cette phrase est au moins singulière. Puis, en protestant de son innocence, il a terminé en disant : « Le ministre sait que je suis innocent, il me l’a fait dire par le commandant du Paty de Clam, dans la prison, il y a trois ou quatre jours, et il sait que si j’ai livré des documents ce sont des documents sans importance et que c’était pour en obtenir de sérieux. » Le capitaine a conclu en exprimant l’avis que Dreyfus faisait des demi-aveux ou des commencements d’aveux mélangés de réticences et de mensonges. Je ne sais rien depuis ce matin, etc… »

Le capitaine Lebrun-Renaud lui-même inscrivit le même jour, le 6 janvier, sur une feuille détachée de son calepin, la note suivante, qui est encore entre ses mains :

« Hier, dégradation du capitaine Dreyfus. Chargé de le conduire de la prison du Cherche-Midi à l’École militaire, je suis resté avec lui de huit à neuf heures. Il était très abattu, m’affirmait que dans trois ans son innocence serait reconnue. Vers huit heures et demie, sans que je l’interroge, il m’a dit : « Le ministre sait bien que, si je livrais des documents, ils étaient sans valeur, et que c’était pour m’en procurer de plus importants. »

« Il m’a prié de donner l’ordre à l’adjudant chargé de le dégrader d’accomplir cette mission le plus vite possible. »

Depuis, le capitaine Lebrun-Renaud a confirmé ces déclarations par un document écrit, signé de lui, que je ne fais pas passer sous les yeux de la Chambre parce qu’il est postérieur, et que c’est aux documents que je viens de lire, qui datent du jour même, que je veux m’en référer.


III

Suivez bien, je vous prie, à ce point, les transformations, les variations subtiles de M. Cavaignac.

Trois fois il parle du témoignage de Lebrun-Renaud, le 13 janvier, le 22 janvier et le 7 juillet 1898 : et chaque fois, il y a substitution de document.

Une première fois, on croit qu’il s’agit d’un document signé de Lebrun-Renaud lui-même, et contemporain des faits.

La seconde fois, cette attestation recule : M. Cavaignac avoue qu’elle a été signée « plus tard », mais il en exige de M. Méline la production.

La troisième fois, M. Cavaignac, ministre de la guerre, et pouvant citer ce qu’il lui plaît, néglige de citer cette fameuse attestation qui, tout d’abord, était proclamée par lui décisive. Il la remplace par une feuille détachée du calepin de M. Lebrun-Renaud.

M. Cavaignac, pour s’excuser de ne pas citer la déclaration de M. Lebrun-Renaud lui-même, allègue qu’elle est postérieure aux événements et aux documents cités par lui. N’importe, si tardive qu’elle soit, elle est encore la seule pièce ayant un caractère certain d’authenticité ; elle est le seul témoignage direct.

Une conversation racontée par le général Gonse ou une feuille détachée du calepin de M Lebrun-Renaud ne peut suppléer le témoignage direct du capitaine, engageant sa signature et sa responsabilité. Si M. Cavaignac n’a point cité ce rapport, dont il exigeait si âprement de M. Méline la production, c’est d’abord pour ne pas proclamer offi ciellement qu’il avait été écrit et signé trois ans après l’événement. C’est pour ne pas avouer que lui-même avait d’abord formé très étourdiment sa conviction sur une pièce à laquelle sa date, si éloignée de l’événement même, ôte presque toute valeur. Et surtout c’est pour ne pas s’exposer d’emblée à des questions gênantes.

Car enfin si les bureaux de la guerre avaient jugé sérieux les documents « contemporains », cités par M. Cavaignac, pourquoi trois ans après ont-ils demandé au capitaine Lebrun-Renaud une attestation régulière et un rapport officiel ?

Mais surtout, ce rapport officiel, pourquoi ne l’a-t-on pas demandé au capitaine Lebrun-Renaud, le jour même de la dégradation ?

Quoi ? Dreyfus a été jugé et condamné à huis clos et les jugements secrets laissent toujours une inquiétude dans la conscience publique. De plus, malgré tous les assauts, malgré tous les pièges, il affirme son innocence ; il la crie à la France, au monde, dans l’exécution publique, et ce cri va au loin bouleverser les consciences.

Toujours il reste au juge, quand le condamné n’avoue pas, une sorte de malaise.

Mais voici qu’on apprend tout à coup, par un officier, que Dreyfus, dans une minute de défaillance, aurait avoué son crime. Et on ne demande pas à cet officier un rapport immédiat, écrit, officiel ? On l’appelle chez le ministre, on l’envoie chez le Président ; et on ne lui demande pas de rédiger, d’attester par écrit les aveux qu’il aurait reçus ?

On se contente d’avoir avec lui des conversations !

Cela est prodigieux, et il est très clair que, si on ne lui a pas demandé de fixer par écrit ses paroles, c’est qu’on ne les a pas crues décisives. On a eu peur qu’en les pressant, en les précisant pour les fixer sur le papier, le capitaine Lebrun-Renaud fit apparaître une fois de plus la protestation d’innocence de Dreyfus.
IV

Mais pourquoi n’est-on pas allé trouver aussitôt Dreyfus lui-même ?

Deux fois le commandant du Paty de Clam a essayé en vain de lui surprendre ou de lui arracher un aveu.

Quatre jours encore avant la dégradation, il est allé le trouver de la part du ministre ; il a essayé précisément de lui faire dire qu’il s’était livré au moins à des opérations d’amorçage, et Dreyfus a énergiquement protesté.

Rien, pas une faute, pas même une imprudence.

Cette protestation d’innocence complète, il l’adresse au ministre dans une lettre que j’ai citée.

Et quand M. du Paty de Clam apprend que Dreyfus aurait avoué au capitaine Lebrun-Renaud ces pratiques d’amorçage, il ne va pas le trouver dans sa prison ! Il ne va pas lui dire : « À la bonne heure ! Vous avez fini par suivre mon conseil ! Vous avez fini par avouer ! »

Non : on se garde bien de parler à Dreyfus du propos rapporté par le capitaine Lebrun-Renaud ; on sait bien qu’il protestera à nouveau.

On a peur qu’il dise : « Le capitaine Lebrun-Renaud se trompe : il a mal entendu ou mal compris une phrase de moi. »

Et aussi, après avoir négligé de demander au capitaine Lebrun-Renaud, sur cette question pourtant si grave, un rapport signé et écrit, on s’abstient de tirer parti contre Dreyfus de cette prétendue défaillance. On ne lui dit pas : « Puisque vous avez avoué au capitaine Lebrun-Renaud il est inutile de prolonger vos dénégations ; allez jusqu’au bout dans la voie où vous être entré, et pour mériter un peu la pitié et le pardon de la France donnez-nous décidément le secret de vos imprudences. »

Non, on s’en tient aux vagues propos du capitaine, de peur de faire évanouir, en la regardant de plus près, l’ombre d’aveu qu’on veut y voir.

Bien mieux, comment expliquer, si l’on croit que Dreyfus a avoué en effet des opérations d’amorçage, qu’on ne lui ait pas demandé : « Avez-vous reçu, en retour de vos communications imprudentes, des pièces de l’étranger ? »

On n’y songe même pas, tant on accorde peu d’importance à la conversation rapportée par le capitaine Lebrun-Renaud.

Ainsi, aux protestations d’innocence, authentiques, répétées, éclatantes que multiplie Dreyfus, M. Cavaignac ne peut opposer qu’une phrase d’une conversation entendue et rapportée par un seul témoin.

Car il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque. Pour faire illusion, M. Cavaignac parle de « deux officiers ». Mais il ressort du récit même du capitaine Lebrun-Renaud que c’est à lui et à lui seul que Dreyfus aurait tenu ce propos.

La preuve, c’est que c’est lui, lui tout seul qu’on appelle au ministère de la guerre ! C’est à lui, à lui tout seul qu’on demande, trois ans après, une attestation signée.

Donc, il est le seul témoin, et je suis épouvanté, je l’avoue, de l’inconscience de M. Cavaignac. Il ne tient aucun compte des documents officiels et authentiques : des procès-verbaux d’interrogatoire, des lettres au ministre où Dreyfus affirme continuellement son innocence. Il ne tient aucun compte de cette scène de la dégradation où le malheureux a jeté au pays le cri de l’innocent martyrisé.

Il réduit tout à une phrase qui aurait été entendue dans une conversation à deux, par un seul témoin, et il ne se demande pas une minute si ce témoin unique n’a pas mal entendu ou mal compris.

Il suffit, pour dénaturer tout à fait le sens d’une phrase, d’un mot mal saisi ou mal interprété ; il suffit même que la place de cette phrase dans la conversation soit modifiée. Et c’est sur une base aussi fragile, aussi incertaine, que M. Cavaignac a osé appuyer sa conviction ! Il y a là une étourderie ou un calcul d’ambition qui fait trembler.

V

Mais comment M. Cavaignac n’est-il pas frappé de l’inconsistance des textes qu’il a cités ? Dans cette conversation même où l’on cherche un aveu, Dreyfus, selon le capitaine Lebrun-Renaud, a une fois encore affirmé son innocence. Comment eût-il pu affirmer son innocence si, une minute avant, il avait avoué avoir communiqué des documents à l’étranger ? De plus, comment peut-il dire : «  Le ministre sait que c’est pour des opérations d’amorçage que j’ai livré des pièces », puisque lui-même, quatre jours avant, a écrit au ministre qu’il n’avait jamais commis la moindre imprudence.

D’après le général Gonse, le capitaine Lebrun-Renaud lui-même, résumant son impression, déclare que Dreyfus lui a fait « des demi-aveux ».

Quoi ! des demi-aveux ? Et Si le capitaine Lebrun-Renaud lui-même n’ose pas dire qu’il a reçu un aveu complet, catégorique, comment M. Cavaignac ne craint-il pas de se tromper et de tromper le pays en s’appuyant sur un écrit aussi inconsistant et que nul au monde ne peut contrôler ?