Les Preuves/Le Bordereau et les premiers experts

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La Petite République (p. 73-77).


DREYFUS ET BERTILLON


LE BORDEREAU ET LES PREMIERS EXPERTS


Que reste-t-il donc pour attribuer le bordereau à Dreyfus ? Uniquement les expertises d’écriture.

Or il est à peine besoin de faire observer combien « la science des experts » est conjecturale et incertaine.

Il est inutile de rappeler les erreurs effroyables commises par eux. Condamner un homme sur de simples rapports d’écriture a toujours été une témérité coupable.

En tout cas, pour que les expertises d’écriture puissent avoir quelque force probante, il faut que les experts soient unanimes ; il faut qu’entre l’écriture de la pièce criminelle et l’écriture de l’accusé la ressemblance soit si complète, si évidente, si irrésistible que tous, ignorants et savants, à première vue et à l’examen le plus approfondi, d’ensemble et à l’analyse la plus minutieuse, reconnaissent unanimement l’identité.

Nous verrons bientôt qu’il en est ainsi de l’écriture d’Esterhazy comparée à celle du bordereau.

Mais pour Dreyfus c’était tout le contraire. Les experts n’ont pas été d’accord. Sur les cinq qui ont été consultés, deux, MM. Pelletier et Gobert, ont conclu que le bordereau ne pouvait pas être attribué à Dreyfus.

Trois, MM. Teyssonnieres, Charavay et Bertillon concluent que le bordereau doit être attribué à Dreyfus. Même si la conclusion de ces derniers était ferme, absolue, ces sortes de questions ne se tranchent pas à la majorité.

Quand on n’a pour condamner un homme qu’un morceau d’écriture non signé, quand cet homme nie en être l’auteur, et quand deux spécialistes sont d’un avis, trois d’un autre, il y a au moins un doute grave, et il est effrayant que dans l’acte d’accusation il n’y ait pas trace de ce doute.

Mais, ce qui aggrave la responsabilité de l’accusation et des juges, c’est que les trois experts défavorables à Dreyfus n’ont pu affirmer la ressemblance complète de l’écriture du bordereau à celle de Dreyfus.

Il faut écarter d’abord M. Bertillon, l’anthropométreur, qu’il ne faut pas confondre avec le savant statisticien ; sa déposition a frappé de stupeur les juges mêmes du Conseil de guerre.

À la cour d’assises, quand il commença d’ébaucher son système, il donna à tous une telle impression d’étrangeté que le lendemain il reçut du ministère de la guerre l’ordre de se taire. On craignait de montrer au public l’état d’esprit de l’expert qui avait fait la majorité.

Mais le schéma que nous possédons de lui, qu’il a soumis aux juges du Conseil de guerre et qu’au procès Zola il a reconnu exact suffit à démontrer, pour parler son langage, l’étrangeté de son « rythme » mental.

L’État-major, pour se défendre, a commis bien des indiscrétions ; il a maintes fois violé lui-même le huis clos. Il a communiqué à l’Éclair le texte du bordereau ; il a divulgué la pièce secrète : « cette canaille de D… » Il a laissé aux mains d’un expert la photographie du bordereau. Il a publié la prétendue lettre de 1896 écrite par un attaché à un autre.

Nous le mettons au défi de publier in extenso le rapport Bertillon et sa déposition devant le Conseil de guerre ; il n’y aurait qu’un cri d’épouvante dans tout le monde civilisé.

Quoi ! ce sont ces visions qui ont décidé de la vie et de l’honneur d’un homme !

Ce qui caractérise l’état mental de M. Bertillon, c’est qu’aux hypothèses les plus incertaines, les plus contestables, il donne d’emblée une forme mathématique, une figuration matérielle qui supprime désormais pour lui le doute et la discussion.

Par exemple, il croit qu’Alfred Dreyfus a utilisé, au moins en partie, pour écrire le bordereau, l’écriture de son frère Mathieu Dreyfus. L’hypothèse, comme on le verra, est absurde et fausse ; en tout cas, elle est controversable et elle est si étrange que M. Bertillon lui-même ne devrait la risquer qu’avec prudence.

Pas du tout ; et comme dans le bureau d’Alfred Dreyfus on a trouvé deux lettres de Mathieu Dreyfus dont Alfred aurait, selon M. Bertillon, décalqué quelques mots, il dit devant la cour d’assises, avec une certitude à la fois mathématique et sibylline : « Le bordereau, quoi qu’on en dise, n’est pas d’une écriture courante ; il obéit à un rythme géométrique dont l’équation se trouve dans le buvard du premier condamné. »

Et M. Bertillon s’éblouit lui-même de ces formules pseudo-scientifiques qui, pour les géomètres, n’ont aucun sens.

De même, M. Bertillon émet l’hypothèse que si l’écriture du bordereau n’est pas semblable entièrement à celle de Dreyfus, s’il y a même, pour bien des traits caractéristiques, des différences notables, c’est parce que Dreyfus avait à dessein altéré son écriture afin de répondre plus tard, s’il était pris, à toute une catégorie d’accusations.

Soit : c’est une hypothèse à discuter, et nous la discuterons. Ce qui est effrayant, c’est de la convertir en un tracé géométrique et militaire. Il n’est pas de pire désordre mental et de pire cause d’erreur que de donner à des suppositions de l’esprit, en les matérialisant, une fausse précision et une certitude illusoire.

Je voudrais pouvoir mettre sous les yeux de tous les lecteurs ce dessin de M. Bertillon avec ses flèches et ses tranchées, avec « son arsenal de l’espion habituel élevé spécialement en vue de desservir les ouvrages de droite, mais pouvant néanmoins prêter aux ouvrages de gauche une aide souvent plus nuisible qu’utile ! » ; avec « sa batterie des doubles SS, tir à longue portée et en tous sens ! », avec « sa forgerie ! », avec sa « dernière tranchée souterraine et plus dissimulée ! » ; avec les prévisions tactiques qu’il prête à l’accusé :

Plan de la défense en cas d’attaque venant de la droite : 1o Se tenir coi dans l’espérance que l’assaillant, intimidé à première vue par les maculatures et les signes de l’écriture rapide, reculera devant les initiales et la tour des doubles SS ; 2o se réfugier dans l’arsenal de l’espion habituel ; 3o invoquer le coup ténébreusement monté.

Enfin, pour abréger, voici sur ce beau plan militaire « la citadelle des rébus graphiques », voici « la voie tortueuse et souterraine reliant les différents trucs entre eux et permettant au dernier moment de la citadelle ».

Je le répète, M. Bertillon, devant la cour d’assises, a reconnu l’exactitude de ce schéma.

Voilà donc un homme qui est chargé sur quelques lignes d’écriture non signées de reconnaître la main d’un autre homme ; et cet expert se livre à l’exécution du plan que je viens de décrire ; et c’est lui qui, parmi les cinq experts consultés, fait pencher la majorité contre Dreyfus.

Oui, cela est terrible.

Mais il ne faut pas, quelque évident que soit ici le désordre d’esprit, s’arrêter à ces apparences : puisqu’aussi bien Bertillon a été dans l’affaire un personnage quasi décisif, il faut aller au fond de son œuvre et saisir le sophisme essentiel de ce délire logique.

M. Bertillon, il l’a dit lui-même devant la cour d’assises, n’a pas voulu simplement comparer l’écriture du bordereau et l’écriture de Dreyfus. C’était besogne trop modeste pour lui et trop vulgaire.

Comme il l’a dit orgueilleusement, il n’est pas un graphologue, et il ne croit pas beaucoup à la graphologie. Lui, il est un psychologue, et c’est en psychologue qu’il a étudié les écritures.