Les Preuves/Le Système Bertillon

La bibliothèque libre.
La Petite République (p. 77-83).

LE SYSTEME BERTILLON


I

Il s’est dit : Dans l’hypothèse où Dreyfus serait le traître, il a dû se préoccuper avant tout du cas où il serait pris.

Or, il pouvait être pris de deux façons. Ou bien le bordereau serait trouvé sur lui, ou bien, au contraire, le bordereau serait saisi par le ministère sans qu’on pût en conjecturer l’auteur.

Et pour les deux cas Dreyfus devait avoir des réponses prêtes.

Dans le premier cas, si le bordereau était saisi ou chez Dreyfus, à son domicile, avant qu’il l’eût expédié, ou sur lui, dans sa poche, comment, étant ainsi porteur du document criminel, pouvait-il se défendre ? Il n’avait qu’une ressource : c’est de dire que c’était un coup monté et que des ennemis pour le perdre, avaient glissé, dans son tiroir ou dans sa poche, le bordereau compromettant. Mais pour qu’il pût dire cela, pour que la manœuvre des ennemis fût vraisemblable, il fallait qu’entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus, il y eût des ressemblances marquées.

Il fallait aussi que certains mots fussent décalqués sur l’écriture même de Dreyfus pour que celui-ci pût dire : Vous voyez bien que c’est un calque, et une infâme manœuvre de mes ennemis.

Et voilà comment, selon M. Bertillon, Dreyfus, pour se défendre au cas où le bordereau serait saisi sur lui, avait laissé subsister une ressemblance sensible entre son écriture et celle du bordereau.

« L’identité d’écriture, dit textuellement M. Bertillon (fragment de son rapport, procès Zola, tome 11, page 398), a été conservée volontairement par notre criminel qui compte s’en servir comme d’une sauvegarde justement à cause de son absurdité même. »

Voilà aussi comment, selon M. Bertillon, il avait pris la peine pour confectionner le bordereau, de décalquer des mots de sa propre écriture pris dans un travail technique déjà fait par lui. Et ce sont ces premières dispositions de défense qui figurent dans la partie gauche du plan militaire de M. Bertillon.

Mais ici, que ce grand tacticien nous permette de l’arrêter tout de suite. Pour que Dreyfus redoutât qu’on saisît sur lui ou dans son tiroir, le bordereau, il fallait qu’il se crût soupçonné ou surveillé. Et dans ce cas le plus simple était encore d’adresser les documents sans aucune note d’envoi.

L’envoi du bordereau suppose chez le coupable, quel qu’il soit, une sécurité à peu près complète.

De plus, puisque Dreyfus a tout calculé, selon Bertillon, avec une rigueur polytechnicienne, le danger d’être pris avec le bordereau sur soi est extrêmement court. Écrire le bordereau à la dernière heure, quand toutes les notes sont déjà rassemblées, et envoyer le tout immédiatement, cela réduit le danger au minimum.

Au contraire, il y a un danger extrême à laisser entre son écriture ordinaire et celle du bordereau une ressemblance marquée. C’est là un danger durable, qui se prolonge tant que le bordereau n’est pas détruit.

Et en outre, comme la surveillance constante de la police française s’exerce sur les attachés étrangers, et non sur la totalité des officiers francais, il y a beaucoup plus de chances que le bordereau soit pris à la légation militaire étrangère, ou à la poste, que dans la poche de l’officier français.

Si donc l’auteur du bordereau avait fait tous les calculs que lui prête M. Bertillon, il se serait exposé à un très grand danger pour en éviter un tout petit. Mais comment M. Bertillon n’a-t-il pas vu que le coupable, en compliquant à ce point la fabrication du bordereau, aggravait et multipliait pour lui le péril ? Quoi ! il redoute qu’on prenne le bordereau sur lui, et au lieu de le faire vite, il s’amuse à décalquer péniblement, lentement, sa propre écriture. Il prolonge ainsi l’opération pendant laquelle le risque pour lui est au maximum : car il lui sera vraiment difficile de faire croire que c’est un ennemi qui lui a glissé dans la poche le document criminel, et pendant qu’il se livre à ces lentes manipulations d’écriture, à ces minutieux travaux de décalquage qu’il ne pourra aucunement expliquer s’il est surpris, il est, je le répète, au maximum du danger.

Et c’est lui qui, par prudence, aurait ainsi prolongé la période la plus critique ! C’est de la pure folie. D’ailleurs, comment aurait-il pu employer, avec un succès certain ou même probable, ce moyen présumé de défense ? Il n’est vraiment pas commode, si graphologue qu’on soit, de distinguer toujours un mot écrit par un homme directement du même mot écrit par cet homme et décalqué par lui.

Il eût donc été extrêmement difficile au coupable, si le bordereau eût été pris sur lui, de le rejeter sur un autre, en alléguant un décalque très difficile à établir.

C’est donc pour un moyen de défense tout à fait incertain et même nul que Dreyfus se fût exposé aux dangers résultant pour lui de la longueur de l’opération.

D’ailleurs, M. Bertillon, en supposant que le traître recourait à une facture aussi compliquée, aussi laborieuse, oublie qu’il n’était pas un traître d’occasion, n’opérant qu’une fois.

La première phrase du bordereau démontre qu’il s’agit d’un traitre d’habitude : c’est donc souvent qu’il devait renouveler les envois. C’est donc souvent qu’il devait se livrer à la fabrication si étrangement compliquée et si manifestement dangereuse que lui prête le chimérique Bertillon.

Ce serait d’une déraison absolue, et d’une impossibilité complète.

Enfin, M. Bertillon, ayant en main le bordereau, a cédé à une illusion assez naturelle. Comme, pour lui, le bordereau était tout, il a supposé que pour le traître aussi le bordereau était tout, et que sur celui-ci devait se concentrer tout l’effort de précaution, toute l’ingéniosité de défense préventive du coupable.

C’est une erreur : le bordereau n’était pour le traître qu’une minime part du danger. Sans doute, la pièce pouvait être surprise. Mais c’est surtout en recueillant des renseignements, en empruntant des documents comme le manuel de tir, en faisant copier ces documents, en expédiant des notes plus ou moins volumineuses, en ayant des entrevues personnelles, comme il était inévitable, avec l’attaché étranger qu’il courait des risques : et c’est bien plutôt à l’ensemble de sa conduite qu’il devait appliquer son système de précaution et de dissimulation qu’aux quelques lignes du bordereau, hâtivement griffonnées et expédiées sans signature à la légation militaire.

En fait, Esterhazy était beaucoup plus près de la raison quand il écrivait tout simplement le bordereau, comme nous le verrons bientôt, de son écriture naturelle et courante.

En tout cas, M. Bertillon touche aux limites de l’absurde quand il suppose qu’en prévision d’un danger infiniment improbable et extrêmement réduit, le traître allait se condamner, pour la fabrication du bordereau, à des opérations complexes, longues, difficiles qui créaient pour lui un péril très grave.

C’est pourtant à cette imagination puérile et absurde que M. Bertillon n’a pas craint de donner, dans son graphique, une sorte de certitude matérielle et de précision linéaire. Ce sont ces suppositions inconsistantes et niaises qui ont été comme réalisées par lui en arsenal, en tranchées souterraines, en forgerie, en batterie, en cheminements obscures d’espions ténébreusement conseillés.

Qu’une pareille aberration cérébrale ait pu se produire, cela est de l’humanité ; mais qu’elle ait pu, dans la stupide enquête menée contre Dreyfus, agir sur les décisions suprêmes des accusateurs et du ministre c’est ce qui sera la honte éternelle des coteries militaires, et un scandale de la pensée.

Mais par cette série de calculs enfantins et tortueux, Bertillon substituant sa pensée déréglée à celle du traître, n’avait paré qu’à une des deux hypothèses. Restait l’autre.

Restait le cas où le bordereau ne serait pas pris dans le tiroir ou dans la poche de Dreyfus, mais ailleurs. Dans ce cas, il devenait très dangereux qu’entre l’écriture du bordereau et sa propre écriture il y eût des ressemblances trop marquées.

Il ne lui était plus possible alors de dire : « C’est pour me perdre que mes ennemis ont fabriqué ces ressemblances », puisque le document, n’étant pas trouvé sur lui, ne pouvait le compromettre immédiatement.

Et, au contraire, ces ressemblances d’écritures mettaient sur la trace du coupable et le désignaient.

Ainsi les ressemblances qui, dans la pensée de l’ingénieux Bertillon, devaient servir la défense de Dreyfus au cas où le bordereau eût été pris sur lui devenaient au contraire accusatrices au cas où le bordereau serait pris ailleurs.

Que faire alors, et comment résoudre la difficulté ? C’est bien simple et notre psychologue ne s’embarrassera pas pour si peu. Dreyfus, conseillé après coup par son subtil interprète, mettra dans le bordereau des ressemblances d’écriture pour le cas où le bordereau serait pris sur lui, et il y mettra des différences notables pour pouvoir s’écrier au cas où le bordereau serait pris ailleurs : « Ce n’est pas de moi. »

Et comme il y a en effet entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus, quelques ressemblances superficielles avec des différences caractérisées, notre Bertillon triomphe, et, en substance, il conclut à la trahison par le syllogisme suivant qui donne la clef de sa méthode, le secret de son schéma et la mesure de son génie :

« Dans l’hypothèse où Dreyfus serait un traître, il aurait mis dans le bordereau des ressemblances avec son écriture propre et des différences. Or il y a en effet des ressemblances et des différences : donc Dreyfus est un traître. »

Il n’y a qu’un malheur : c’est que, pareillement dans l’hypothèse où Dreyfus ne serait pas un traître, il se pourrait aussi fort bien qu’entre son écriture et celle du bordereau, il y eut, avec quelques ressemblances, des différences.

Mais c’est la seule hypothèse à laquelle n’ait point songé Bertillon ; il a, sans y prendre garde, considéré d’emblée la trahison comme acquise et avec cette clef, forgée par lui, il s’est mis magistralement à expliquer le bordereau. Il n’a pas songé une minute que le bordereau pouvait être d’un autre, et que, s’il était d’un autre, il était tout naturel que, malgré certaines rencontres d’écriture, il n’y eut pas ressemblance complète de l’écriture de Dreyfus et du bordereau.

C’est pourtant cet incroyable sophisme qui fait tout le fond du système Bertillon : c’est par cette imbécillité raisonneuse et cette logique folle qu’a été soudain, au cours de l’enquête, aggravé le cas de Dreyfus, et décidé son destin.

Pour que cette affaire fût complète, il y fallait la déraison suprême : elle y est.