Les Preuves/Les Habiletés de M. Cavaignac

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La Petite République (p. 209-219).
LES HABILETÉS DE M. CAVAIGNAC
I

Mais pourquoi, je vous prie, M. Cavaignac lui-même, quand il a démontré à la Chambre « l’authenticité matérielle » de cette pièce par le ridicule argument du crayon bleu et du papier « assez particulier », pourquoi M. Cavaignac a-t-il invoqué d’autres preuves d’authenticité matérielle que le général de Pellieux ?

Voici, en effet, ce qu’a dit le général de Pellieux devant la cour d’assises (tome II, page 118) :

Au moment de l’interpellation Castelin, il s’est produit un fait que je tiens à signaler.

On a eu au ministère de la guerre ― et remarquez que je ne parle pas de l’affaire Dreyfus ― la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus, absolue ! et cette preuve, je l’ai vue ! Au moment de cette interpellation, il est arrivé au ministère de la guerre un papier dont l’origine ne peut être contestée et qui dit ― je vous dirai ce qu’il y a dedans : ― « Il va se produire une interpellation sur l’affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations que nous avons eues avec ce juif. »

Et, messieurs, la note est signée ! Elle n’est pas signée d’un nom connu, mais elle est appuyée d’une carte de visite, et au dos de cette carte de visite il y a un rendez-vous insignifiant, signé d’un nom de convention, qui est le même que celui qui est portée sur la pièce, et la carte de visite porte le nom de la personne.

Il est à peine besoin de souligner l’absurdité, l’enfantillage des moyens de preuve indiqués par le général de Pellieux.

Il est inadmissible, d’abord, que les attachés militaires se soient écrit dans ces conditions et sur ce sujet. Mais en tout cas, si l’un d’eux avait écrit à l’autre, en signant d’un nom de convention, il n’aurait pas joint à ce billet une carte de lui, portant à la fois son vrai nom imprimé et son nom de convention écrit à la main.

Il y a, dans le récit du général de Pellieux, une double impossibilité, une double absurdité.

D’abord, quand on écrit, sur un sujet dangereux et qu’on signe d’un nom de convention, c’est pour que, si ce billet est surpris, on ne puisse savoir quel est le véritable auteur : il est donc absurde d’y joindre une carte de visite qui, portant à la fois le vrai nom et le nom de convention, donne la clef de celui-ci.

Voilà une première et décisive absurdité !

De plus, il est absurde aussi qu’un homme qui donne un rendez-vous insignifiant sur une carte de visite, qui porte son vrai nom, y ajoute encore son nom de convention ; car c’est livrer inutilement, niaisement, à tous ceux qui pourraient voir cette carte, le secret du nom de convention.

Les personnages que le général de Pellieux met en scène sont masqués. Seulement, ils portent leur masque à la main. Ainsi on voit à la fois leur masque et leur visage, et le lendemain, s’ils s’avisent de mettre le masque sur le visage, c’est au masque que l’on reconnaît le visage.

Le général de Pellieux répondra-t-il que lorsqu’il dit que la note est « appuyée d’une carte de visite », il ne dit pas que celle-ci a été envoyée en même temps que la note ? Mais alors quel sens peuvent avoir ces mots ?

Veulent-ils dire simplement que, à l’époque où il adressait ce billet signé d’un nom de convention, le correspondant adressait aussi, quoique par envoi distinct, la carte de visite ? Ce serait alors le service des renseignements qui aurait rapproché la note de la carte. En vérité, cela ne répond pas du tout au sens naturel des mots : Une note appuyée d’une carte.

Mais, même avec cette interprétation, l’absurdité subsiste. Il est absurde qu’un homme qui a besoin du mystère d’un nom de convention pour signer des billets importants livre à la même époque ce secret, en inscrivant ce même nom de convention, sans raison aucune, sur la carte de visite qui porte son vrai nom. La maladresse du faussaire éclate aussi grossièrement dans les marques d’authenticité qu’il a données à la pièce que dans la pièce même.


II

Mais, et c’est là un point décisif, comment se fait-il que M. Cavaignac n’ait pas reproduit les preuves d’authenticité qu’a données le général de Pellieux, et qu’il en ait allégué d’autres ?

Le général de Pellieux n’a pas parlé à la légère. Quand il a dû enquêter sur Esterhazy, tous les documents relatifs à l’affaire Dreyfus lui ont été soumis. Et lui-même, devant la cour d’assises, nous dit de cette pièce qu’il l’a vue. Il a vu la note ; il a vu la carte de visite dont elle était appuyée : par conséquent, au moment où le général de Pellieux enquêtait sur Esterhazy, en décembre 1897, et encore au moment où il parlait devant la cour d’assises en février 1898, c’est par le rapprochement de la note et de la carte de visite que les bureaux de la guerre établissaient l’authenticité de la pièce où est mentionné Dreyfus.

Avec M. Cavaignac, le système change : il n’est plus question de la carte de visite. Ce qui pour lui fait l’authenticité matérielle de la pièce, c’est qu’elle est écrite au crayon bleu et sur un papier spécial comme une autre lettre qu’on garde au ministère depuis 1894.

Avec M. Cavaignac, c’est toujours le même procédé. Les systèmes, les moyens de preuve, les affirmations changent en cours de route, selon les besoins de sa tactique.

De même que pour le rapport de Lebrun-Renaud sur les prétendus aveux, M. Cavaignac, par des variations subtiles, a changé trois fois son affirmation, de même il substitue aux moyens d’authenticité allégués depuis l’origine par l’État-Major pour la pièce « décisive » des moyens nouveaux.

Mais, en vérité, cet escamotage ne passera pas inaperçu.

Pourquoi M. Cavaignac a-t-il fait le silence complet devant la Chambre sur les moyens de preuve acceptés et proposés jusque-là par l’État-Major ? Voilà une pièce qui, de l’aveu même de M. Cavaignac, est la seule décisive, puisque seule elle contient le nom de Dreyfus. Il importe donc au plus haut degré de savoir si elle est authentique. Or, quand devant le pays M. Cavaignac démontre ou essaie de démonter l’authenticité matérielle de cette pièce, il néglige entièrement, comme s’il n’en avait jamais été question, les moyens de preuves qui ont dès l’origine fait la conviction de l’État-Major. Pourquoi ? Pourquoi ?

Il faut que M. Cavaignac ait pour cela des raisons très fortes : car en tenant pour négligeables les moyens de preuves qui ont convaincu les officiers de l’État-Major lui-même, il nous met singulièrement en défiance de leur esprit critique. Il n’y a que deux explications possibles. Ou M. Cavaignac a trouvé ces moyens d’authenticité insuffisants, ou il les a trouvés absurdes. Mais s’il les trouvait insuffisants, il n’était point nécessaire de les écarter : il fallait, en les mentionnant, les compléter par des moyens nouveaux.

Après tout, le « crayon bleu » n’était pas si décisif que M. Cavaignac eût le droit d’écarter sans cérémonie les signes d’authenticité qui avaient persuadé l’État-Major et le général de Pellieux.

Non, si M. Cavaignac n’a pas rappelé devant la Chambre les raisons données par le général de Pellieux, c’est qu’il n’a pas osé. Il a trouvé lui-même si absurdes cette note signée d’un nom de convention et appuyée d’une carte de visite portant le vrai nom et cette carte de visite où sont juxtaposés le nom de convention et le vrai nom, qu’il n’en a pas soufflé mot devant la Chambre.

Il savait que l’absurdité de ce moyen de preuve avait été démontrée : il craignait qu’un souvenir au moins confus de cette démonstration ne se réveillât dans l’esprit des députés ; il a préféré glisser soudain un nouveau moyen de preuve, si léger fût-il : celui-là du moins, n’ayant pas été discuté encore, passerait sans doute.

Oh ! quelle basse tromperie, et comme dans la tristesse de cet homme, qui lui donne un air de probité, il y a des habiletés louches !

Mais il n’échappera pas cette fois, car cette carte de visite, M. Cavaignac a beau la passer sous silence ; elle subsiste : et comme il est certain que M. de Schwarzkoppen ou M. Panizzardi n’a pas signé de son nom de convention sur sa propre carte de visite, il est certain qu’il y a là un faux. Cela est si sûr que M. Cavaignac voudrait faire l’oubli là-dessus. Et s’il y a faux dans la carte de visite qui accompagnait la lettre et qui l’appuyait, qui ne voit que l’ensemble est un faux et que la lettre même est fausse ?

Quand une lettre est authentiquée par une carte, et quand cette carte porte la marque d’un faux, c’est que des faussaires se sont mêlés de l’opération. La lettre est leur œuvre comme la carte.

III

Ainsi le faux éclate de toutes parts : et quand on songe que pour accabler un innocent, pour le tenir au bagne malgré l’évidence, la haute armée a accepté un faux fabriqué par le véritable traître, quand on pense que ce faux a été produit devant la Chambre par un ministre, et que la Chambre elle-même l’a contresigné, en vérité, on sent monter en soi du plus profond de la conscience et de la pensée une telle révolte que la vie morale semble suspendue dans le monde tant que justice n’aura pas été faite.

Ah ! certes, ils sont bien criminels les officiers comme du Paty de Clam qui ont machiné contre Dreyfus une instruction monstrueuse.

Il est bien criminel, ce général Mercier, qui a frappé Dreyfus, par derrière, de documents sans valeur que l’accusé n’a pu connaître, que les juges mêmes n’ont pu librement discuter.

Criminels encore, ces généraux et officiers d’État-Major qui, apprenant par le colonel Picquart l’innocence de Dreyfus, la trahison d’Esterhazy, ont frappé le colonel Picquart et lié partie avec Esterhazy, le traître.

Il en est parmi eux qui, de chute en chute, sont tombés jusqu’à fabriquer un faux imbécile pour charger Dreyfus, et les autres ont laissé faire ; ils ont accepté, les yeux fermés, les papiers ineptes qui, en accablant l’innocent, sauvaient l’orgueil de la haute armée.

Que voulez-vous ? Le bordereau se dérobait : il était si visiblement d’Esterhazy qu’il devenait difficile de s’en servir contre Dreyfus ; et les pièces à initiales manquaient leur effet : car on ne pouvait plus cacher que pendant des mois le ministère lui-même les avait eues avant le procès Dreyfus sans même soupçonner celui-ci.

Il fallait autre chose ; il fallait mieux. Il fallait une pièce où Dreyfus fût nommé en toutes lettres, où sa trahison s’étalât pour tous les yeux.

Il la fallait vous dis-je, « l’honneur de l’armée ne pouvait pas attendre ».

Les faussaires ont répondu à l’appel. Et l’enfant attendu, l’enfant du mensonge est venu à point, accouché par Esterhazy, du Paty et leurs complices. Et le peuple a été convié. Et la foule a fait écho : Vive Esterhazy ! Vive l’État-Major ! Vivent les traîtres et les faussaires !

Oui, tout cela est ignominieux et misérable, et ces scélérats conjurés, si on ne les écrase pas, couvriront notre France aimée d’une couche de ridicule et de honte si épaisse que seule peut-être une révolution la pourra laver.

Mais le plus coupable encore, c’est ce ministre Cavaignac qui a couvert de son autorité, de son austérité toute cette besogne de faussaires, toute cette intrigue de trahison.

Avec pleine conscience ? Non, certes. C’est la combinaison de l’esprit le plus étroit avec l’ambition la plus maladive et la plus forcenée qui est en lui le principe d’erreur. Son étroitesse d’esprit, sa fausse précision qui, en rapetissant et isolant les faits, les dénature, nous l’avons saisie dans tous ses raisonnements. Son ambition ? Elle est toute la vie de cette âme resserrée et contractée.

Et sa tactique ambitieuse est bien claire. La famille Cavaignac a manqué la présidence de la République et l’Élysée en 1850. M. Cavaignac veut prendre la revanche de la famille : c’est comme un vieux ferment aigri qui le travaille.

Or, il sait que si le Cavaignac de 1850 a été battu, c’est parce que le courant populaire, l’instinct de la masse a préféré l’autre. M. Cavaignac ne veut pas retomber dans cette faute et il cherche toujours, lui qui n’est peuple ni de cœur ni de pensée, quel est le courant populaire qu’il pourra utiliser pour son dessein.

Au moment du Panama, il crut que le succès d’un discours vertueux le porterait au pouvoir. En face de toutes ces hontes, il se gardait bien de conclure contre tout le régime social, contre le capitalisme, principe de corruption. Il n’a vu dans le scandale qu’un moyen de discréditer le personnel gouvernemental ancien, et de s’ouvrir la route. Vain espoir : c’est l’autre, l’heureux courtier du Havre, qui a cueilli le fruit ; et pendant les votes du Congrès, entre les deux tours de scrutin, M. Cavaignac, blême, chancelant, ivre d’une sorte d’ivresse blanche, se demandait s’il n’allait pas tenter le destin.

Non : il n’osa pas et son rêve se referma sur lui comme un cilice.

Aussi, quand à propos de l’affaire Dreyfus il crut entrevoir, dans les profondeurs obscures du peuple trompé, un courant de chauvinisme et de nationalisme violent, vite il s’empressa à la revanche.

Mais c’est sans audace et sans grandeur qu’il se livra à ce courant nouveau. Il n’osa pas crier qu’après tout, l’intérêt de la Patrie et de l’Armée commandait de passer outre, même à l’illégalité, même à l’erreur. Non ! il essaya de donner à ce mouvement aveugle je ne sais pas quelle apparence de correction et de certitude. Sachant bien que l’opinion, surexcitée par la presse, accueillerait sans critique tous les documents, toutes les assertions, il lui jeta le mensonge documentaire des aveux de Dreyfus. Sachant bien que la Chambre terrorisée par l’opinion n’oserait même pas penser, il lui apporta des pièces misérables, les unes inapplicables, les autres fausses.

Et se trompant lui-même presque autant qu’il trompait les autres, égaré à la fois par les habitudes étroites de son esprit et les suggestions de son ambition illimitée, écartant les conseils et les lumières qui auraient pu le réveiller de son rêve, il a infligé au Parlement et à la France la pire humiliation.

Il a jeté au pays, comme une preuve décisive, le faux inepte que les plus grossiers des faussaires avaient fabriqué pour couvrir le plus misérable des traîtres.

Aussi ce n’est pas pour lui que nous avons résumé les preuves évidentes, brutales qui établissent pour tous que la pièce qu’il a invoquée est un faux. Nous ne lui demandons pas d’avouer son erreur : ce serait lui demander un suicide.

Mais nous pouvons le mettre au défi d’opposer ou de faire opposer une réponse à la démonstration reprise par moi après bien d’autres, qui réduit à rien, à moins que rien, au plus criminel et au plus stupide des faux, le document qu’il a cité.

Ce faux ? Il avait un double but : Il devait d’abord, en produisant enfin le nom de Dreyfus, en toutes lettres, décourager la campagne du colonel Picquart. Mais il devait aussi parer à un péril qu’Esterhazy sentait grandir.

Esterhazy craignait que les attachés militaires étrangers finissent par dire tout haut : « Nous n’avons jamais eu de relation avec Dreyfus. » Il craignait que le gouvernement français rapprochant ces dénégations de découvertes du colonel Picquart, ne fût troublé. Et voilà pourquoi, dans les lettres fabriquées pour Esterhazy, les attachés militaires se disaient : « Surtout, n’avouons jamais nos relations avec Dreyfus. »

Le coup était double. D’une part, Dreyfus était touché à fond. D’autre part, si les attachés militaires venaient à dire tout haut : « Nous n’avons jamais connu Dreyfus, « l’État-Major pouvait dire : « Très bien ; nous savons qu’ils ont convenu de ne pas avouer. »

IV

Ainsi le faux fabriqué en octobre ou novembre 1896, prouve que dès cette époque Esterhazy et ses complices de l’État-Major redoutaient à la fois l’effet des découvertes décisives de Picquart sur le bordereau et le petit bleu, et les révélations toujours possibles des attachés étrangers.

C’est pour parer à ce double péril que le faux a été fabriqué ; mais précisément parce que la lettre fabriquée devait répondre à trop d’exigences, parce qu’elle devait à la fois contre toute vraisemblance contenir le nom de Dreyfus et contre toute vraisemblance révéler un plan impossible des attachés étrangers, elle porte de toutes parts les marques de faux.

Peut-être dans le détail eût-il été possible de mieux faire : il eût été facile, par exemple, d’éviter le terrible charabia qui décèle d’emblée un Norton de quatrième ordre. Mais, au fond, il était difficile de donner à ce papier un air sérieux d’authenticité.

Il venait trop tard.

Deux ans après le procès Dreyfus, il était absurde que les attachés militaires s’avisassent soudain de se concerter. Quelques semaines après les révélations de l’Éclair, publiant leurs lettres, il était absurde que les attachés militaires s’écrivissent et nommassent Dreyfus.

Mais les faussaires n’avaient pas le choix de la date. Ils ne recoururent à cette tentative désespérée du faux que lorsque la longue et décisive enquête de Picquart eut mit Esterhazy en péril.

Mais à ce moment-là, je le répète, le coup du faussaire ne pouvait plus porter. C’était trop tard, et c’est ainsi que les manœuvres frauduleuses d’Esterhazy et de ses complices se tournent contre eux. C’est ainsi qu’en acceptant avec complaisance une pièce manifestement fausse, l’État-Major a assumé une sorte de complicité morale dans le faux. C’est ainsi que M. Cavaignac en associant son jeu à celui des joueurs aux abois qui sortaient de fausses cartes s’est préparé la plus sinistre déroute politique qui se puisse rêver.

Ainsi enfin, malgré tout, la vérité éclate et crie. Et le faux que nous avons dénoncé aujourd’hui n’est pas le seul. C’est tout un système de fabrication frauduleuse qui a fonctionné.

Pendant deux ans, le ministère de la guerre a eu comme annexe un atelier de faussaires, travaillant à innocenter un traître.

L’article prochain le démontrera.