Les Preuves/Les Erreurs de M. Cavaignac

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La Petite République (p. 201-209).
LES ERREURS DE M. CAVAIGNAC
I

Comment se fait-il que ces absurdités, que ces impossibilités n’aient pas apparu à M. Cavaignac ?

En acceptant, de parti pris, pour en accabler l’innocent, ces documents mensongers et ineptes, M. Cavaignac a commis un grand crime. Mais il en sera châtié : car il a joué toute sa fortune politique, tout son rêve d’ambitieux maladif sur une carte fausse, et il faudra bien qu’il perde la partie.

Il a eu l’audace de dire qu’il a pesé l’authenticité matérielle et morale de cette pièce. Comment l’aurait-il fait, puisqu’il a négligé les signes si évidents, si certains qui attestent le faux ?

Mais enfin, que dit-il ? Ici encore va apparaître l’exiguïté de sa méthode, le vice essentiel de son esprit étroit. Jamais, en aucune question, en aucun débat, il ne prend le problème d’ensemble : jamais il n’en saisit et n’en compare les éléments multiples. Il réduit toujours la question à un fait menu et aigu, qui, un moment, peut troubler l’adversaire, comme une arête arrêtée au gosier, mais qui, séparé de l’ensemble des faits, n’a ni valeur ni vérité.

C’est ainsi, pour ne pas rappeler ses autres interventions parlementaires qui ont toujours je ne sais quoi d’étriqué, de pointu et d’oblique, que dans la question des prétendus aveux de Dreyfus il a négligé l’ensemble, la longue protestation continue du malheureux condamné par erreur.

Dans ce long cri d’innocence qui emplit quatre années, il n’a retenu qu’un journée, celle de la dégradation ; dans cette journée même, où le cri d’innocence vibre infatigable et désespéré, il ne retient que la prétendue conversation avec Lebrun-Renaud ; et dans cette conversation une phrase, et dans cette phrase même il néglige, il ignore la première partie : « Le ministre sait… » qui, en rattachant cette parole de Dreyfus à son entrevue avec du Paty de Clam, donnait le vrai sens des prétendus aveux.

Par cette fausse et insidieuse précision, il s’est rendu incapable de vérité.

Et ainsi encore, dans cette question d’authenticité, il néglige tout ce qui, dans le style, dans le texte, dans la date, atteste le faux pour les plus aveugles et le crie pour les plus sourds. Et il ne retient qu’une chose : c’est que la lettre en question est écrite au crayon bleu, comme une autre lettre du même personnage qu’on a depuis quatre ans.

Il faut citer une fois de plus les paroles textuelles de M. Cavaignac pour qu’on puisse savoir à quel degré de sottise peuvent tomber les hommes publics :

Son authenticité matérielle résulte pour moi, non seulement de tout l’ensemble des circonstances dont je parlais il y a un instant (ce sont sans doute les fameuses présomptions concordantes), mais elle résulte entre autres d’un fait que je veux indiquer : elle résulte de sa similitude frappante avec un document sans importance, écrit par la même personne et écrit comme celui-là au crayon bleu, sur le même papier assez particulier qui servait à la correspondance habituelle de cette même personne et qui, daté de 1894, n’est pas sorti depuis cette date du ministère de la guerre.

Quoi ! voilà une preuve « matérielle » d’authenticité ! Ah ! M. Cavaignac nous donne là la mesure de son esprit critique et nous savons maintenant ce que valent « les présomptions concordantes » qu’il a cru, dans d’autres pièces, relever contre Dreyfus !

Quoi ! il est visible, par le style baroque de cette lettre, par l’absurdité et l’impossibilité du fond, par l’absurdité et l’impossibilité de l’envoi lui-même, il est visible que c’est là un faux, fabriqué par le plus maladroit faussaire ! Et M. Cavaignac nous dit : « Permettez ! C’est écrit avec un crayon bleu comme une autre lettre de M. Panizzardi ; et c’est écrit sur un papier semblable à celui qu’il employait il y a quatre ans. »

Vraiment on se demande si on rêve. Mais, ô grand ministre, rien n’était plus facile au faussaire que de savoir que M. Panizzardi écrivait au crayon bleu et d’écrire lui-même au crayon bleu. Rien n’était plus facile au faussaire que de savoir sur quel papier « assez particulier » écrivait M. Panizzardi et d’employer le même papier.


II

Raisonnons un peu, je vous en supplie, si cela n’est pas encore un crime en notre pays de liberté.

Ce faux imbécile, à qui devait-il profiter ? à Esterhazy, dont le colonel Picquart avait démontré la trahison et aux officiers comme du Paty de Clam qui avaient machiné l’abominable condamnation de Dreyfus.

Ce faux, commis pour sauver Esterhazy, du Paty de Clam et les autres officiers compromis, a été certainement commis par eux, ou sur leurs indications.

Or, il était facile à Esterhazy de connaître les habitudes de travail des attachés militaires, puisque, comme le démontrent le bordereau et le petit bleu, il leur servait d’espion. Esterhazy, par cela même qu’il était le véritable traître, était tout à fait en situation de fabriquer « du Schwarzkoppen » et du « Panizzardi ».

Quant à du Paty et aux autres officiers, comment n’auraient-ils pas connu les habitudes d’écrire des attachés ? Vous dites, monsieur le ministre, qu’on avait, de la même personne et de la même main, une lettre de 1894, écrite du même crayon bleu et sur un même papier, et que cette lettre n’avait pas quitté le ministère depuis 1894. Vous voulez nous démontrer par là que cette lettre, soigneusement tenue sous clef, n’avait pu servir de modèle au faussaire, et qu’ainsi le billet ne peut être un faux. Oh ! comme vous allez vite !

Mais, d’abord, que deviennent « les mille pièces de correspondance » qu’on a saisies, en original, pendant six ans, entre les attachés militaires ? C’est vous qui nous en avez parlé : qu’en faites-vous maintenant ?

Mettons qu’il y en ait la moitié de M. de Schwarzkoppen, la moitié de M. Panizzardi. Cela fait cinq cents pièces pour chacun et les documents abondent qui permettent de connaître le crayon et le papier dont se servent ces messieurs.

J’avoue humblement que je ne comprends pas comment le billet de 1896 où est mentionné Dreyfus ne ressemble qu’à une seule autre pièce, sur les mille qui ont été saisies. Mais, même s’il était vrai qu’une seule pièce de 1894, et soigneusement gardée, pût servir d’indication et de modèle au faussaire, la belle difficulté !

Nous savons qu’à la veille du procès Esterhazy, à la fin de 1897, quand il a fallu ragaillardir un peu le traître qui s’affalait, on a bien su lui faire parvenir « le document libérateur ». La fameuse dame voilée a remis à Esterhazy une pièce du dossier secret, qui était enfermée à triple tour dans un tiroir du ministère.

Si les pièces du ministère savent sortir de leur prison pour aller réconforter le uhlan, elles peuvent bien en sortir aussi pour lui fournir le modèle de l’aimable petit faux qui doit, en accablant Dreyfus innocent, sauver Esterhazy coupable.

Mais qu’importe tout cela à M. Cavaignac ? Crayon bleu, messieurs, l’authenticité est certaine.


III

J’oubliais qu’il a pesé aussi, dans les balances que lui a fournies l’État-Major, « l’authenticité morale ».

Elle résulte d’une façon indiscutable de ce que le billet fait partie d’un échange de correspondance qui eut lieu en 1894. La première lettre est celle que je viens de lire. Une réponse contient deux mots qui tendent évidemment à rassurer l’autre. Une troisième lettre enfin, qui dissipe bien des obscurités, indique, avec une précision absolue, une précision telle que je ne puis pas en lire un seul mot, la raison même pour laquelle les correspondants s’inquiétaient.

Voilà qui est jouer de malheur, car ce que M. Cavaignac invoque comme une preuve d’authenticité morale est une nouvelle preuve du faux.

Il était déjà absurde qu’à cette date, quand leur plan de conduite était arrêté depuis deux ans et au moment même ou l’article de l’Éclair venait de leur apprendre que leurs lettres étaient saisies, il était absurde qu’un seul de ces attachés songeât à écrire à l’autre. Mais quoi, c’est toute une correspondance qu’ils engagent, et sur le sujet le plus périlleux !

L’Italien écrit et, comme par miracle, il met en entier le nom de Dreyfus. Puis l’autre juge utile de répondre. Pourquoi ? Pour rassurer son correspondant. Il ne pouvait donc pas le rassurer de vive voix ?

Mais ce n’est pas tout. Il semble que ce soit fini, puisque les voilà d’accord. Pas du tout : l’État-Major a pensé que quand on se faisait ainsi apporter des documents, on n’en saurait trop prendre. Il ne faut pas qu’il reste le moindre doute ! Le nom de Dreyfus est en toutes lettres sur le premier billet, c’est bien ; le second billet acquiesce à la tactique, c’est excellent ; mais il faut encore que les attachés nous révèlent sans détour pourquoi ils adoptent cette aventureuse et impossible tactique de mensonge. Qu’à cela ne tienne : un de ces messieurs, sachant très bien d’ailleurs que sa lettre ira à nos bureaux de la guerre, prend son crayon, bleu ou rose, et il écrit un troisième papier.

N’admirez-vous pas la courtoisie de ces attachés militaires qui fournissent à notre État-Major embarrassé toutes les pièces dont il a besoin ? Et n’admirez-vous pas aussi la subtilité de nos agents ? Pas de lacune dans cette correspondance. Ils ne laissent pas tomber le moindre morceau.

Le premier attaché écrit ; et il a la délicatesse d’étaler dans sa lettre le nom de Dreyfus. Nos agents saisissent cette première lettre. Le second attaché répond. Nos agents saisissent la réponse.

Le premier attaché reprend de plus belle, et n’ayant plus à convertir son correspondant qui a acquiescé, il répand en une troisième lettre, pour l’instruction future de M. Cavaignac, le fond de son cœur. Nos agents ont cette troisième lettre.

Par malheur, chaque lettre est une invraisemblance de plus, une absurdité de plus, un faux de plus ; l’absurdité, en se prolongeant et se renouvelant, ressemble à une gageure de folie. Comment notre État-Major a-t-il pu être dupe ? S’il l’a été, quelle profondeur de sottise ! S’il ne l’a pas été, quelle profondeur de scélératesse !


IV

Et non seulement il est manifeste qu’il y a un faux. Non seulement il est certain que ce faux, fait pour sauver les Esterhazy et les du Paty de Clam et les autres, ne peut procéder que d’eux : mais dans toutes les paroles et dans tous les procédés de ceux qui ont touché à ce papier frauduleux, il y a quelque chose de louche.

D’abord, ce n’est pas par les voies ordinaires, ce n’est pas par les agents accoutumés qu’il parvint au ministère.

Le colonel Picquart, violemment combattu dés ce moment par l’État-Major tout entier, va être envoyé en disgrâce : à la veille de l’interpellation Castelin, ses chefs ont hâte de se débarrasser de lui, pour écarter celui qui sait. Ils vont l’expédier, en des missions lointaines, en Tunisie, au désert, sur la route dangereuse où périt Morès. Mais enfin, il est encore au service des renseignements. On n’a osé ni le violenter ni le dessaisir ; c’est sous les prétextes les plus délicats, les plus flatteurs qu’on va l’envoyer et le maintenir au loin ; après son départ, le général Gonse continuera à lui témoigner, par lettres, la plus affable sympathie. Et il dira tendrement, devant la cour d’assises, qu’en confiant une mission lointaine au lieutenant-colonel Picquart, on avait voulu surtout lui rendre service à lui-même, l’arracher à l’idée fixe, à l’obsession de l’affaire Dreyfus.

Donc, dans les semaines qui précèdent l’interpellation Castelin, le colonel Picquart dirige encore son service ; et comme on espère se débarrasser de lui « en douceur », on lui témoigne encore les égards qui lui sont dus.

Pourtant, on s’abstient de lui montrer la fameuse lettre qui vient d’arriver, en dehors de son service, et qui contient le nom de Dreyfus. On y fait devant lui des allusions mystérieuses : Ah ! si vous saviez ! Mais on se garde bien de la lui faire voir. Pourquoi ?

En bon sens et loyauté, c’est inexplicable. Dira-t-on que ses chefs le croyaient tout à fait prévenu et buté ? Mais c’était une raison de plus pour lui montrer une pièce que l’on jugeait décisive. À cette époque, toutes les lettres du général Gonse le démontrent, nul dans les bureaux de la guerre n’osait mettre en doute la loyauté du colonel Picquart ; pourquoi donc ne pas essayer de le détromper ?

Quoi ! voilà un officier, chef du service des renseignements, qui a cru, sur la foi de documents au moins troublants, qu’un Conseil de guerre avait commis une déplorable erreur ! Il croit que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est d’Esterhazy ! Il croit que Dreyfus est innocent, il s’obstine, malgré la mauvaise humeur de ses chefs, à cette pensée ; et cette obstination trouble les bureaux de la guerre. Il est imprudent de laisser dans la pensée, dans la conscience du colonel Picquart, la croyance qui y est entrée : car cette croyance, même fausse, pourra un jour ou l’autre remettre en question l’affaire Dreyfus. Par bonheur, voici une pièce révélatrice décisive. Elle atteste, à n’en pas douter, selon nos généraux, que Dreyfus est bien coupable : et on néglige de la montrer au colonel Picquart ! Elle a pénétré au ministère par d’autres voies que les voies accoutumées ; et on ne la met pas sous les yeux du chef du service des renseignements !

Ou les généraux n’avaient aucun doute sur l’authenticité et la valeur probante de cette pièce, et alors pourquoi ne s’en servaient-ils pas pour renverser d’un coup le système erroné du colonel Picquart et le ramener loyalement au vrai ? Ou bien ils avaient dans l’arrière fond de leur pensée des doutes sur le sérieux de cette pièce : et alors pourquoi ne les éclaircissaient-ils pas en soumettant cette pièce à l’examen du chef du service des renseignements ? Son opinion n’eût pas forcé la leur : et ils restaient libres, quel que fût l’avis du colonel Picquart, de suivre enfin leur propre pensée.

Pourquoi donc ce mystère et cette ruse ? Ah ! c’est que les généraux savaient bien que la fameuse pièce ne résisterait pas à une minute d’examen. Ils voulaient troubler le lieutenant-colonel Picquart avant son départ en lui parlant vaguement d’une pièce décisive.

Mais il la lui laissaient ignorer, de peur que son esprit lucide et droit y signalât un faux imbécile : et ils se réservaient de s’en servir plus tard, quand le témoin importun ne serait plus là. Mais leurs précautions mêmes, pour glisser cette pièce fausse dans la circulation sans qu’elle fût soumise à un rigoureux contrôle, complètent et aggravent le caractère frauduleux du document.