Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 3/08

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Émile Testard (Tome Ip. 191-195).


VIII

L’AIR « BONNY DUNDEE »


Déruchette habitait la plus jolie chambre des Bravées, à deux fenêtres, meublée en acajou ronceux, ornée d’un lit à rideaux quadrillés vert et blanc, et ayant vue sur le jardin et sur la haute colline où est le château du Valle. C’est de l’autre côté de cette colline qu’était le Bû de la Rue.

Déruchette avait dans cette chambre sa musique et son piano. Elle s’accompagnait de ce piano en chantant l’air qu’elle préférait, la mélancolique mélodie écossaise Bonny Dundee ; tout le soir est dans cet air, toute l’aurore était dans sa voix ; cela faisait un contraste doucement surprenant ; on disait : miss Déruchette est à son piano ; et les passants du bas de la colline s’arrêtaient quelquefois devant le mur du jardin des Bravées pour écouter ce chant si frais et cette chanson si triste.

Déruchette était de l’allégresse allant et venant dans la maison. Elle y faisait un printemps perpétuel. Elle était belle, mais plus jolie que belle, et plus gentille que jolie. Elle rappelait aux bons vieux pilotes amis de mess Lethierry cette princesse d’une chanson de soldats et de matelots qui était si belle « qu’elle passait pour telle dans le régiment ». Mess Lethierry disait : Elle a un câble de cheveux.

Dès l’enfance, elle avait été ravissante. On avait craint longtemps son nez ; mais la petite, probablement déterminée à être jolie, avait tenu bon ; la croissance ne lui avait fait aucun mauvais tour ; son nez ne s’était ni trop allongé, ni trop raccourci ; et, en devenant grande, elle était restée charmante.

Elle n’appelait jamais son oncle autrement que « mon père ».

Il lui tolérait quelques talents de jardinière, et même de ménagère. Elle arrosait elle-même ses plates-bandes de roses trémières, de molènes pourpres, de phlox vivaces et de benoîtes écarlates ; elle cultivait le crépis rose et l’oxalide rose ; elle tirait parti du climat de cette île de Guernesey, si hospitalière aux fleurs. Elle avait, comme tout le monde, des aloès en pleine terre, et, ce qui est plus difficile, elle faisait réussir la potentille du Népaul. Son petit potager était savamment ordonné ; elle y faisait succéder les épinards aux radis et les pois aux épinards ; elle savait semer des choux-fleurs de Hollande et des choux de Bruxelles qu’elle repiquait en juillet, des navets pour août, de la chicorée frisée pour septembre, des panais ronds pour l’automne, et de la raiponce pour l’hiver. Mess Lethierry la laissait faire, pourvu qu’elle ne maniât pas trop la bêche et le râteau et surtout qu’elle ne mît pas l’engrais elle-même. Il lui avait donné deux servantes, nommées l’une Grace et l’autre Douce, qui sont deux noms de Guernesey. Grace et Douce faisaient le service de la maison et du jardin, et elles avaient le droit d’avoir les mains rouges.

Quant à mess Lethierry, il avait pour chambre un petit réduit donnant sur le port, et attenant à la grande salle basse du rez-de-chaussée où était la porte d’entrée et où venaient aboutir les divers escaliers de la maison. Sa chambre était meublée de son branle, de son chronomètre et de sa pipe. Il y avait aussi une table et une chaise. Le plafond, à poutres, avait été blanchi au lait de chaux, ainsi que les quatre murs ; à droite de la porte était cloué l’archipel de la Manche, belle carte marine portant cette mention : W. Faden, 5, charing Cross. Geographer to His Majesty ; et à gauche d’autres clous étalaient sur la muraille un de ces gros mouchoirs de coton où sont figurés en couleur les pavillons et les signaux de toute la marine du globe, ayant aux quatre coins les étendards de France, de Russie, d’Espagne et des États-Unis d’Amérique, et au centre l’Union-Jack d’Angleterre.

Douce et Grace étaient deux créatures quelconques, du bon côté du mot. Douce n’était pas méchante et Grace n’était pas laide. Ces noms dangereux n’avaient point mal tourné. Douce, non mariée, avait un « galant ». Dans les îles de la Manche le mot est usité ; la chose aussi. Ces deux filles avaient ce qu’on pourrait appeler le service créole, une sorte de lenteur propre à la domesticité normande dans l’archipel. Grace, coquette et jolie, considérait sans cesse l’horizon avec une inquiétude de chat. Cela tenait à ce qu’ayant, comme Douce, un galant, elle avait, de plus, disait-on, un mari matelot, dont elle craignait le retour. Mais cela ne nous regarde pas. La nuance entre Grace et Douce, c’est que, dans une maison moins austère et moins innocente, Douce fût restée la servante et Grace fût devenue la soubrette. Les talents possibles de Grace se perdaient avec une fille candide comme Déruchette. Du reste, les amours de Douce et de Grace étaient latents. Rien n’en revenait à mess Lethierry, et rien n’en rejaillissait sur Déruchette.

La salle basse du rez-de-chaussée, halle à cheminée entourée de bancs et de tables, avait, au siècle dernier, servi de lieu d’assemblée à un conventicule de réfugiés français protestants. Le mur de pierre nue avait pour tout luxe un cadre de bois noir où s’étalait une pancarte de parchemin ornée des prouesses de Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. Quelques pauvres diocésains de cet aigle, persécutés par lui lors de la révocation de l’édit de Nantes, et abrités à Guernesey, avaient accroché ce cadre à ce mur pour porter témoignage. On y lisait, si l’on parvenait à déchiffrer une écriture lourde et une encre jaunie, les faits peu connus que voici : — Le 29 octobre 1685, démolition des temples de Morcerf et de Nanteuil, demandée au Roy par M. l’évêque de Meaux. » — « le 2 avril 1686, arrestation de Cochard père et fils pour religion, à la prière de M. l’évêque de Meaux. Relâchés ; les Cochard ayant abjuré. » — « le 28 octobre 1699, M. l’évêque de Meaux envoie à M. De Pontchartrain un mémoire remontrant qu’il serait nécessaire de mettre les demoiselles de Chalandes et de Neuville, qui sont de la religion réformée, dans la maison des nouvelles-catholiques de Paris. » — « le 7 juillet 1703, est exécuté l’ordre demandé au Roy par M. l’évêque de Meaux de faire enfermer à l’hôpital le nommé Baudoin et sa femme, mauvais catholiques de Fublaines. »

Au fond de la salle, près de la porte de la chambre de mess Lethierry, un petit retranchement en planches qui avait été la chaire huguenote était devenu, grâce à un grillage avec chatière, « l’office » du bateau à vapeur, c’est-à-dire le bureau de la Durande, tenu par mess Lethierry en personne. Sur le vieux pupitre de chêne, un registre aux pages cotées Doit et Avoir remplaçait la bible.