Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 3/09

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Émile Testard (Tome Ip. 196-198).
Première partie. Livre III


IX

L’HOMME QUI AVAIT DEVINÉ RANTAINE


Tant que mess Lethierry avait pu naviguer, il avait conduit la Durande, et il n’avait pas eu d’autre pilote et d’autre capitaine que lui-même ; mais il était venu une heure, nous l’avons dit, où mess Lethierry avait dû se faire remplacer. Il avait choisi pour cela sieur Clubin, de Torteval, homme silencieux. Sieur Clubin avait sur toute la côte un renom de probité sévère. C’était l’alter ego et le vicaire de mess Lethierry.

Sieur Clubin, quoiqu’il eût plutôt l’air d’un notaire que d’un matelot, était un marin capable et rare. Il avait tous les talents que veut le risque perpétuellement transformé. Il était arrimeur habile, gabier méticuleux, bosseman soigneux et connaisseur, timonier robuste, pilote savant, et hardi capitaine. Il était prudent, et il poussait quelquefois la prudence jusqu’à oser, ce qui est une grande qualité à la mer. Il avait la crainte du probable tempérée par l’instinct du possible. C’était un de ces marins qui affrontent le danger dans une proportion à eux connue et qui de toute aventure savent dégager le succès. Toute la certitude que la mer peut laisser à un homme, il l’avait. Sieur Clubin, en outre, était un nageur renommé ; il était de cette race d’hommes rompus à la gymnastique de la vague, qui restent tant qu’on veut dans l’eau, qui, à Jersey, partent du Havre-des-Pas, doublent la Colette, font le tour de l’ermitage et du château Élisabeth, et reviennent au bout de deux heures à leur point de départ. Il était de Torteval, et il passait pour avoir souvent fait à la nage le trajet redouté des Hanois à la pointe de Plainmont.

Une des choses qui avaient le plus recommandé sieur Clubin à mess Lethierry, c’est que, connaissant ou pénétrant Rantaine, il avait signalé à mess Lethierry l’improbité de cet homme, et lui avait dit : — Rantaine vous volera. Ce qui s’était vérifié. Plus d’une fois, pour des objets, il est vrai, peu importants, mess Lethierry avait mis à l’épreuve l’honnêteté, poussée jusqu’au scrupule, de sieur Clubin, et il se reposait de ses affaires sur lui. Mess Lethierry disait : Toute conscience veut toute confiance.