Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 3/10

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Émile Testard (Tome Ip. 199-202).


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LES RÉCITS DE LONG COURS


Mess Lethierry, mal à l’aise autrement, portait toujours ses habits de bord, et plutôt sa vareuse de matelot que sa vareuse de pilote. Cela faisait plisser le petit nez de Déruchette. Rien n’est joli comme les grimaces de la grâce en colère. Elle grondait et riait. — Bon père, s’écriait-elle, pouah ! Vous sentez le goudron. et elle lui donnait une petite tape sur sa grosse épaule.

Ce bon vieux héros de la mer avait rapporté de ses voyages des récits surprenants. Il avait vu à Madagascar des plumes d’oiseau dont trois suffisaient à faire le toit d’une maison. Il avait vu dans l’Inde des tiges d’oseille hautes de neuf pieds. Il avait vu dans la Nouvelle-Hollande des troupeaux de dindons et d’oies menés et gardés par un chien de berger qui est un oiseau, et qu’on appelle l’agami. Il avait vu des cimetières d’éléphants. Il avait vu en Afrique des gorilles, espèces d’hommes-tigres, de sept pieds de haut. Il connaissait les mœurs de tous les singes, depuis le macaque sauvage qu’il appelait macaco bravo jusqu’au macaque hurleur qu’il appelait macaco barbado. Au Chili, il avait vu une guenon attendrir les chasseurs en leur montrant son petit. Il avait vu en Californie un tronc d’arbre creux tombé à terre dans l’intérieur duquel un homme à cheval pouvait faire cent cinquante pas. Il avait vu au Maroc les mozabites et les biskris se battre à coups de matraks et de barres de fer, les biskris pour avoir été traités de kelb, qui veut dire chiens, et les mozabites pour avoir été traités de khamsi, qui veut dire gens de la cinquième secte. Il avait vu en Chine couper en petits morceaux le pirate Chanh-Thong-Quan-Larh-Quoi, pour avoir assassiné le âp d’un village. À Thun-Daû-Môt, il avait vu un lion enlever une vieille femme en plein marché de la ville. Il avait assisté à l’arrivée du grand serpent venant de Canton à Saïgon pour célébrer dans la pagode de Cholen la fête de Quannam, déesse des navigateurs. Il avait contemplé chez les Moï le grand Quan-Sû. À Rio-Janeiro, il avait vu les dames brésiliennes se mettre le soir dans les cheveux de petites bulles de gaze contenant chacune une vagalumes, belle mouche à phosphore, ce qui les coiffe d’étoiles. Il avait combattu dans l’Uruguay les fourmilières et dans le Paraguay les araignées d’oiseaux, velues, grosses comme une tête d’enfant, couvrant de leurs pattes un diamètre d’un tiers d’aune, et attaquant l’homme, auquel elles lancent leurs poils qui s’enfoncent comme des flèches dans la chair et y soulèvent des pustules. Sur le fleuve Arinos, affluent du Tocantins, dans les forêts vierges au nord de Diamantina, il avait constaté l’effrayant peuple chauve-souris, les murcilagos, hommes qui naissent avec les cheveux blancs et les yeux rouges, habitent le sombre des bois, dorment le jour, s’éveillent la nuit, et pêchent et chassent dans les ténèbres, y voyant mieux quand il n’y a pas de lune. Près de Beyrouth, dans un campement d’une expédition dont il faisait partie, un pluviomètre ayant été volé dans une tente, un sorcier, habillé de deux ou trois bandelettes de cuir et ressemblant à un homme qui serait vêtu de ses bretelles, avait si furieusement agité une sonnette au bout d’une corne qu’une hyène était venue rapporter le pluviomètre. Cette hyène était la voleuse. Ces histoires vraies ressemblaient tant à des contes qu’elles amusaient Déruchette.

La poupée de la Durande était le lien entre le bateau et la fille. On nomme poupée dans les îles normandes la figure taillée dans la proue, statue de bois sculptée à peu près. De là, pour dire naviguer, cette locution locale, être entre poupe et poupée.

la poupée de la Durande était particulièrement chère à mess Lethierry. Il l’avait commandée au charpentier ressemblante à Déruchette. Elle ressemblait à coups de hache. C’était une bûche faisant effort pour être une jolie fille.

Ce bloc légèrement difforme faisait illusion à mess Lethierry. Il le considérait avec une contemplation de croyant. Il était de bonne foi devant cette figure. Il y reconnaissait parfaitement Déruchette. C’est un peu comme cela que le dogme ressemble à la vérité, et l’idole à Dieu.

Mess Lethierry avait deux grandes joies par semaine ; une joie le mardi et une joie le vendredi. Première joie, voir partir la Durande ; deuxième joie, la voir revenir. Il s’accoudait à sa fenêtre, regardait son œuvre, et était heureux. Il y a quelque chose de cela dans la Genèse. Et vidit quod esset bonum.

Le vendredi, la présence de mess Lethierry à sa fenêtre valait un signal. Quand on voyait, à la croisée des Bravées, s’allumer sa pipe, on disait : Ah ! Le bateau à vapeur est à l’horizon. Une fumée annonçait l’autre.

La Durande en rentrant au port nouait son câble sous les fenêtres de mess Lethierry à un gros anneau de fer scellé dans le soubassement des Bravées. Ces nuits-là, Lethierry faisait un admirable somme dans son branle, sentant d’un côté Déruchette endormie et de l’autre Durande amarrée.

Le lieu d’amarrage de la Durande était voisin de la cloche du port. Il y avait là, devant la porte des Bravées, un petit bout de quai.

Ce quai, les Bravées, la maison, le jardin, les ruettes bordées de haies, la plupart même des habitations environnantes, n’existent plus aujourd’hui. L’exploitation du granit de Guernesey a fait vendre ces terrains. Tout cet emplacement est occupé, à l’heure où nous sommes, par des chantiers de casseurs de pierres.