Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 4/4

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Émile Testard (Tome Ip. 226-228).


IV


Pour l’oncle et le tuteur, bonshommes taciturnes,
Les sérénades sont des tapages nocturnes.

(Vers d’une comédie inédite.)


Quatre années passèrent.

Déruchette approchait de ses vingt et un ans et n’était toujours pas mariée.

Quelqu’un a écrit quelque part : — Une idée fixe, c’est une vrille. Chaque année elle s’enfonce d’un tour. Si on veut nous l’extirper la première année, on nous tirera les cheveux ; la deuxième année, on nous déchirera la peau ; la troisième année, on nous brisera l’os ; la quatrième année, on nous arrachera la cervelle.

Gilliatt en était à cette quatrième année-là.

Il n’avait pas encore dit une parole à Déruchette. Il songeait du côté de cette charmante fille. C’était tout.

Il était arrivé qu’une fois, se trouvant par hasard à Saint-Sampson, il avait vu Déruchette causant avec mess Lethierry devant la porte des Bravées qui s’ouvrait sur la chaussée du port. Gilliatt s’était risqué à approcher très près. Il croyait être sûr qu’au moment où il avait passé elle avait souri. Il n’y avait à cela rien d’impossible.

Déruchette entendait toujours de temps en temps le bag-pipe.

Ce bag-pipe, mess Lethierry aussi l’entendait. Il avait fini par remarquer cet acharnement de musique sous les fenêtres de Déruchette. Musique tendre, circonstance aggravante. Un galant nocturne n’était pas de son goût. Il voulait marier Déruchette le jour venu, quand elle voudrait et quand il voudrait, purement et simplement, sans roman et sans musique. Impatienté, il avait guetté, et il croyait bien avoir entrevu Gilliatt. Il s’était passé les ongles dans les favoris, signe de colère, et il avait grommelé : Qu’a-t-il à piper, cet animal-là ? Il aime Déruchette, c’est clair. Tu perds ton temps. Qui veut Déruchette doit s’adresser à moi, et pas en jouant de la flûte.

Un évènement considérable, prévu depuis longtemps, s’accomplit. On annonça que le révérend Jaquemin Hérode était nommé subrogé de l’évêque de Winchester, doyen de l’île et recteur de Saint-Pierre-Port, et qu’il quitterait Saint-Sampson pour Saint-Pierre immédiatement après avoir installé son successeur.

Le nouveau recteur ne pouvait tarder à arriver. Ce prêtre était un gentleman d’origine normande, monsieur Joë Ebenezer Caudray, anglaisé Cawdry.

On avait sur le futur recteur des détails que la bienveillance et la malveillance commentaient en sens inverse. On le disait jeune et pauvre, mais sa jeunesse était tempérée par beaucoup de doctrine et sa pauvreté par beaucoup d’espérance. Dans la langue spéciale créée pour l’héritage et la richesse, la mort s’appelle espérance. Il était le neveu et l’héritier du vieux et opulent doyen de Saint-Asaph. Ce doyen mort, il serait riche. M. Ebenezer Caudray avait des parentés distinguées ; il avait presque droit à la qualité d’honorable. Quant à sa doctrine, on la jugeait diversement. Il était anglican, mais, selon l’expression de l’évêque Tillotson, très « libertin », c’est-à-dire très sévère. Il répudiait le pharisaïsme ; il se ralliait plutôt au presbytère qu’à l’épiscopat. Il faisait le rêve de la primitive église, où Adam avait le droit de choisir Ève, et où Frumentanus, évêque d’Hiérapolis, enlevait une fille pour en faire sa femme en disant aux parents : Elle le veut et je le veux, vous n’êtes plus son père et vous n’êtes plus sa mère, je suis l’ange d’Hiérapolis, et celle-ci est mon épouse. Le père, c’est Dieu. S’il fallait en croire ce qu’on disait, M. Ebenezer Caudray subordonnait le texte : Tes père et mère honoreras, au texte, selon lui supérieur : La femme est la chair de l’homme. La femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari. Du reste, cette tendance à circonscrire l’autorité paternelle, et à favoriser religieusement tous les modes de formation du lien conjugal, est propre à tout le protestantisme, particulièrement en Angleterre et singulièrement en Amérique.