Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Quatrième Ciel/Chapitre III

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CHAPITRE III.

Vous ne devez pas vous enorgueillir, dit Zachiel, de la gloire non méritée que vous recevez aujourd’hui en entrant dans ce temple ; couverts de mes aîles, je vous rends invisibles aux yeux de tous ces héros & à ceux de Mars lui-même ; je ne prétends qu’exciter en vous cette ardeur martiale & ce noble courage qui anime & qui forme les grands capitaines, afin de vous rendre digne d’occuper un jour une place à côté de ces demi-dieux.

Mars assis au milieu de ce temple sur un trône élevé, soutenu sur les aîles du génie de la guerre, paroissoit regarder un héros placé à côté de lui à sa droite, & lui montrer avec complaisance plusieurs passages d’un grand livre que le destin tenoit vis-à-vis de lui. Je n’osai faire des questions au génie, dans la crainte d’être découvert ; mais il prévint mes desirs & me fit un plaisir indicible en m’apprenant que celui qui excitoit ma curiosité, par la préférence qu’il avoit obtenue sur les autres, étoit Henri IV, ce bon roi des françois, à qui Mars faisoit lire, dans le livre du destin, la gloire de sa race & les actions éclatantes qui devoient s’accomplir par tous ses descendans.

Ô dieux ! dit Monime à demi voix, que je me sens d’amitié pour ce héros ! c’est donc lui dont le souvenir se perpétuera éternellement de race en race chez les peuples aussi-bien que chez les grands & les souverains, qui se feront toujours gloire de le prendre pour modèle dans tout l’univers ? Mais dites-moi, mon cher Zachiel, je suis curieuse d’apprendre s’il sait combien sa mémoire est révérée chez toutes les nations de la terre & s’il jouit ici de cette renommée qu’il s’est si justement acquise. Je vous en donne ma parole, dit Zachiel, c’est ce qui fait sa récompense ; & la preuve que la divinité l’avoit créé dans un dégré éminent de supériorité d’esprit & de talens pour régner sur tous les hommes, c’est que ceux qui ont été les plus jaloux de sa gloire sont aujourd’hui forcés d’avouer qu’il méritoit seul de commander à tout l’univers, puisqu’on peut mettre Henri IV au-dessus des plus grands hommes qu’ait produit Rome dans sa plus haute élévation.

Je hais la flatterie & les fausses louanges, ajouta le génie, je n’applaudis jamais qu’au vrai mérite. Scipion l’Africain est, sans contredit, ce que Rome a produit de plus grand : cependant il a fallu à Henri IV beaucoup plus de force de génie, de grandeur d’ame & d’intrépidité, de courage, pour venir à bout de ce que fit le roi des françois, que pour exécuter ce qu’acheva le romain. Scipion, appuyé de bonnes troupes, chassa Annibal d’Italie, rassura les romains épouvantés par la perte de la bataille de Cannes, & porta chez le Carthaginois les fureurs d’une guerre cruelle dont ils avoient peu avant embrâsé toute l’Italie ; enfin il délivra Rome de cette orgueilleuse & dangereuse rivale. Mais ce qui met la gloire d’Henri IV au dessus de celle de ce romain, c’est qu’à la tête de quelques soldats à demi nuds, sans argent & sans autre secours que son courage & son bon droit, il entreprend de recouvrer sa couronne, il est obligé de faire la conquête de son royaume usurpé par les ligueurs, par les espagnols & par d’autres encore plus redoutables. Malgré toutes ces oppositions, Henri IV vint à bout de ses desseins ; & après s’être rétabli sur le trône de ses pères, il fait trembler ces mêmes espagnols, qui, quelques années avant, joignoient le mépris à la présomption, & ne l’appelloient que le Béarnois. Vous voyez, mon cher Céton, que les affaires d’Henri IV étoient en bien plus mauvais ordre à la mort de son prédécesseur que celles des romains après la perte de la bataille de Cannes, puisqu’ils avoient au moins de l’argent & les moyens de rétablir leur armée ; mais loin que le roi des françois eût les mêmes secours, je me souviens d’une lettre qu’il écrivit à un de ses généraux, par laquelle il lui marquoit que ses finances étoient dans un si pitoyable état, que depuis huit jours sa marmite étoit renversée ; que ses pourvoyeurs n’avoient pas le sol, & qu’il se trouvoit obligé d’aller manger chez les officiers de son armée.

J’aurois bien voulu que Zachiel ajoutât à ce récit un abrégé de la vie de quelques-uns de ces héros que je voyois rassemblés dans ce temple ; mais Monime, qui commençoit à se lasser d’un aussi long jeûne, nous assura qu’elle ne se sentoit point assez de force pour vouloir entreprendre de ressembler à ces grands personnages, & que ne pouvant imiter Henri IV dans ses belles actions, elle trouveroit encore assez de gloire à lui ressembler dans son humiliation, en allant demander à souper à quelque officier dont le tournebroche ne seroit pas démonté. Il fallut satisfaire Monime.

En sortant du temple nous rencontrâmes un grand nombre de troupes, dont les officiers, vêtus de différentes couleurs, portoient sur leurs drapeaux ou sur leurs enseignes l’emblême des batailles qu’ils avoient données. Sur les uns on voyoit la peinture d’une retraite honorable ; d’autres décrivoient une capitulation avantageuse ; ceux-ci, la conquête de toute une province ; ceux-là, la réduction d’une ville bien fortifiée & remplie de toutes sortes de munitions ; cet autre, un combat naval ; l’on avoit représenté une flotte entière, qui paroissoit dissipée ou coulée à fond ; plus loin, l’étendard de la victoire brilloit, porté sur un char que suivoient encore différentes troupes : enfin je ne puis dépeindre ni nombrer la prodigieuse quantité d’enseignes qu’avoient arborées cette multitude de prétendans à une gloire immortelle ; car il ne faut pas croire qu’il n’y ait que les militaires qui puissent y prétendre : tous les états y ont les mêmes droits, & la renommée entonne également sa trompette pour les favoris d’Apollon comme pour ceux de Mars : c’est ce qui forme un concours perpétuel aux environs du temple.

En avançant dans le pays, nous découvrîmes un château dont la forme & la structure antique annonçoient qu’il avoit vu plusieurs siècles ; Zachiel nous y conduisit. Ce château étoit occupé par un vieil officier qui nous reçut très-bien ; mais pendant le souper il se mit à nous faire un récit des batailles où il s’étoit trouvé, des rencontres où on l’avoit employé, des blessures qu’il avoit reçues, des injustices qu’on lui avoit faites en gratifiant des gens fort inférieurs à lui, & mille autres choses aussi peu intéressantes pour des étrangers. Cette conversation ennuia tellement Monime, qu’elle en eut des vapeurs. Nous prîmes congé de notre hôte pour partir le lendemain au lever de l’aurore.

Zachiel nous conduisit dans l’empire des saliens, où le feu de la guerre étoit allumé de toutes parts. À l’approche d’une de leurs villes, nous fûmes obligés de passer au milieu d’un camp : les officiers, le casque en tête & couverts de leurs cuirasses, se préparoient à partir ; déja le mouvement des soldats formoit un nuage de poussière qui s’élevoit dans l’air ; déja les tambours, les fifres & les trompettes sonnoient la marche, lorsqu’un courrier arriva apportant un contre-ordre qui les arrêta.

Monime observant leurs mouvemens, parut d’abord déconcertée à l’aspect des fers de leurs piques hérissées, & à l’éclat brillant des armes qui éblouissoit les yeux ; saisie de crainte & de frayeur, elle supplia le génie, d’une voix tremblante, de la conduire dans quelqu’autre monde, ne pouvant supporter la vue de ces hommes qui sembloient ne respirer que la mort, le sang & le carnage. Vous verrai-je toujours en proie à d’indignes foiblesses, dit Zachiel d’un ton sévère, devez vous craindre quelque chose lorsque je vous accompagne ? Est-ce donc là le fruit que je dois attendre de mes soins & de ma complaisance ? Défaites-vous de ces vaines terreurs si vous voulez mériter les dons que je me propose de vous faire. Monime rougit ; honteuse & confuse de s’être attiré les reproches du génie, elle n’osa répliquer, & fut contrainte de suivre Zachiel, qui nous fit traverser le camp pour entrer dans la ville, où nous descendîmes dans un hôtel garni. Nous passâmes le reste du jour à nous reposer, en écoutant les instructions du génie.

Ces peuples-ci sont bien différens des marciens. Chez les derniers, les mœurs, la candeur & la bonne-foi forment les plus solides fondemens de leur empire ; mais chez les saliens ces vertus en sont bannies depuis long-tems. Vous ne verrez dans ce royaume qu’un tissu de faux prétextes, de raisons vaines, de plaintes frivoles, de couleurs empruntées & grossières, d’intrigues sourdes & cachées, d’artifices suggérés par des gens intéressés à trouver les moyens de continuer la guerre, afin de s’enrichir aux dépens des peuples.

Je trouve, dis-je, la condition des hommes bien déplorable, sur-tout lorsqu’ils prennent pour guide de leur conduite leurs propres passions ou celles des autres. Qu’on propose la guerre, le soldat, ébloui par l’appât du pillage, s’y livre avec empressement, & les citoyens, séduits par le faux prétexte de conserver la patrie & leur liberté, paroissent animer les troupes ; l’officier, qu’un autre intérêt guide, les encourage, tandis qu’il court souvent lui-même à sa perte.

Il est vrai, dit Zachiel, que rien ne persuade mieux les personnes qu’on veut entraîner dans son parti que l’exemple ; c’est un penchant attaché à la nature ; il semble que les hommes ne soient faits que pour s’imiter les uns les autres : une province entière observe ce que fait ses voisins ; le feu se répand, se communique, & devient bientôt un incendie général ; c’est de ces espèces de mines sourdes qu’on voit souvent éclore une source de maux, & la politique de ceux qui les fomentent jouit alors de tous les artifices qu’elle a mis en œuvre jusqu’à ce que le sang des troupes soit versé. Ce royaume en fournit un exemple bien terrible, puisque la guerre qu’ils ont entreprise trop légérement réduit l’état à de cruelles extrêmités. L’imbécillité, l’ignorance, la corruption & l’avilissement sont les vices dominans des Saliens, source ordinaire de la pauvreté & de la misère des peuples : juge mon cher Céton s’ils sont à plaindre.

Le lendemain nous fûmes visités par plusieurs officiers. La surprise de Monime fut extrême, lorsqu’au lieu de voir des hommes robustes & d’une figure martiale, elle ne vit en eux que de jeunes adonis, poudrés, pouponnés & peut être fardés ; car ils avoient le teint aussi apprêté que celui d’une femme qui a passé les trois quarts du jour à sa toilette. Ces demi-dieux en plumet, en talons rouges & en manchettes à double rang, ne sentoient nullement la poudre à canon ; ambrés de la tête aux pieds, ils parfumèrent tout l’appartement de Monime. Ces mignons du dieu Mars faisoient sans doute leur principale occupation de l’imiter dans ses amours, soumettant à la fortune ou au hasard le soin de leur gloire. Ils ne nous parlèrent que des faveurs qu’ils avoient reçues de leurs belles, que des fêtes dont ils les avoient régalées, de celles qu’ils se proposoient encore de donner dans la ville, & nous engagèrent Monime & moi d’y assister.

Ce début me donna une très-foible idée de la prudence & des talens de ces jeunes officiers ; cependant, curieux de m’instruire d’une profession dont je n’avois que la théorie, que j’espérois bientôt mettre en pratique, pour ne rien négliger, je leur fis plusieurs questions sur leur manière de combattre, & sur certaines règles que je croyois nécessaires : je leur demandai d’abord s’ils connoissoient parfaitement la carte du pays où ils alloient s’engager, le caractére des peuples qu’ils devoient attaquer, parce que je regardois ces connoissances comme très-utiles pour faciliter le passage de leurs troupes, se précautionner contre les ruses de l’ennemi, & éviter en même tems de donner dans les pièges qu’ils pouvoient leur tendre ; j’ajoutai que je pensois aussi qu’un bon officier devoit savoir le génie, les fortifications, la carte & les mathématiques, sur-tout la partie qui concerne l’art militaire.

Pas un mot de tout cela, répondit un de ces messieurs, en pirouettant sur la pointe du pied ; chez nous le courage & la valeur suppléent à tout. Mais, monsieur, la valeur qui n’est pas accompagnée de prudence & de sang-froid, devient un courage fougueux, qui regarde de loin le danger, & voudroit être aux prises dans le tems qu’il faut camper ; ainsi je ne regarde cette valeur que comme une fausse bravoure ou un courage fanfaron, au lieu qu’une grande ame, un génie pénétrant, un cœur intrépide, voit de près le péril sans en être épouvanté.

Il me paroît, dit ce jeune officier, que les hommes de votre pays sont bien phlegmatiques ; il faut espérer qu’un peu de nos usages pourront contribuer à bannir de votre esprit des réflexions inutiles. Ces derniers mots furent prononcés du ton le plus enjoué, en faisant une révérence qui annonçoit leur départ.

Surpris de voir tant d’ignorance dans un officier revêtu d’un poste éminent, je demandai à Zachiel si les autres officiers n’étoient pas plus instruits. Il ne faut pas, dit le génie, vous étonner de la vivacité des Saliens, non plus que de celle de tous les peuples qui habitent dans ce monde ; comme cette planète est beaucoup plus proche du soleil que les autres, les influences qui les dominent leur communiquent ce feu & cette pétulance qui les portent à agir très-souvent, sans se donner le tems de réfléchir.

Nous passâmes quelques jours dans cette ville, où nous vîmes régner la licence la plus effrénée ; les plaisirs, la bonne chère, le jeu, les spectacles, les concerts, les bals & les fêtes galantes étoient les seules occupations de tous les officiers ; leurs tables, toujours servies avec profusion, ne représentoient rien moins que les calamités d’une guerre, si toujours onéreuse aux peuples : mais pendant ces plaisirs & cette dissipation, les soldats misérables qui étoient campés aux environs de la ville, y exerçoient mille désordres, par la mauvaise discipline qu’on y observoit.

Monime & moi fûmes invités à un grand souper, & à un bal qui se devoit donner ensuite chez l’intendant de la province. Cet homme, que la fortune avoit tiré de l’état le plus médiocre, pour l’élever à ce haut degré de faveur, s’étoit rendu haïssable à toute la ville, par les airs de grandeur qu’il affectoit vis-à-vis la noblesse, & le mépris qu’il montroit pour les plus riches bourgeois. Les femmes, piquées du peu d’égards qu’il avoit pour elles, s’en plaignirent aux officiers de la garnison, qui promirent de les venger. Leur projet étoit de faire habiller douze soldats en femmes, magnifiquement vêtues, qui devoient baloter toute la nuit l’intendant ; le masque favorisant ce déguisement, ils ne craignoient pas d’être reconnus. Nous ne fûmes instruits de la pièce qu’on vouloit jouer, que deux heures après que le bal fut commencé. Déjà nos prétendues déesses avoient entouré l’intendant, & se préparoient à lui faire mille niches, lorsqu’on entendit tout-à-coup un bruit confus de chevaux hennissans, d’hommes & de femmes qui poussoient des cris épouventables, & de troupes qui remplissoient l’air de sons belliqueux. D’abord on sonne l’alerte, on s’écrie aux armes, voilà les ennemis qui ont surpris la ville, & sont entrés par un passage qui n’étoit point gardé. Alors tous ces jeunes officiers, sans paroître effrayés du danger ni de la douleur de leurs belles, les quittent sans émotion, pour courir donner des ordres, & rassembler leurs troupes ; mais malgré toute leur vivacité, quoiqu’ils employassent beaucoup de bravoure, leurs soins furent inutiles ; la ville fut prise, & mise à contribution, malgré tous les efforts des habitans, qui se défendoient avec beaucoup de courage & d’intrépidité. Zachiel, qui avoit prévu ce désordre, vint à notre secours ; il nous fit sortir de la ville, pour nous conduire dans une autre province. Je ne pouvois concevoir que ces jolies petites figures, qui s’admiroient deux heures avant dans toutes les glaces, eussent eu le courage de s’aller précipiter au travers des escadrons ennemis ; cela me paroissoit tenir de l’enchantement.

Après avoir raisonné sur cet événement, je trouve, dis-je à Zachiel, la conduite de ces hommes bien imprudente ; car puisque la garde de cette ville leur étoit confiée, pourquoi ont-ils négligé de la fortifier dans les endroits par où elle pouvoit être attaquée ? C’est que les lumières de ces hommes sont très-bornées, dit le génie ; la plupart n’ont qu’un point de vue marqué, au-delà duquel ils ne peuvent étendre leur pénétration ; ils sont pour ainsi dire renfermés dans les ténèbres de la politique humaine ; ils saisissent en aveugle tout ce qu’on leur présente ; ils s’arment de prétextes spécieux pour les embellir de raisons bonnes ou mauvaises, afin de trouver les moyens d’engager leurs alliés par des motifs d’ambition, ou des concessions chimériques, dont ils ne sont point avares ; mais les ruses qu’ils emploient retombent souvent sur eux-mêmes.

Pendant la route le génie nous instruisit de la religion & des mœurs des Marsiens. Leur façon de penser est libre, nous dit-il, tous les grands de ce monde préfèrent ce qu’ils imaginent à ce qu’ils ont vu ou appris ; tous leurs sentimens leur appartiennent ; ils pensent qu’en matière d’opinion on doit toujours suivre les plus douces, les plus modérées, & celles qui rendent à concilier les esprits & à entretenir le repos de la société.

Il n’y a rien de plus absurde, disent leurs prétendus philosophes, que de vouloir assujettir des êtres qui doivent être nécessairement heureux, pour les obliger à régler les sphères célestes, & à combiner tous les événemens qui arrivent sur la terre, d’en faire des dieux susceptibles de haine & de vengeance, qui se laissent fléchir par des larmes & des prières, qui peuvent s’offenser de nos désordres, quoique plusieurs d’entr’eux nous fournissent eux-mêmes plus d’un exemple pernicieux ; doit-on après cela les regarder comme de véritables dieux ? Nous devons donc croire que si le monde étoit soumis à la puissance de vrais dieux, il seroit admirablement bien conduit, & que tout se passeroit d’une manière digne de ces dieux sages & éclairés qui le gouverneroient. Or comme nous voyons tous les jours arriver le contraire, ce doit être une preuve évidente que le hasard préside seul à tout ce qui s’y passe.

Malgré des sentimens si contraires à leur religion, on les voit régulièrement dans le temple de Pallas, en posture de supplians, offrir à la déesse des vœux & de l’encens. Comme ils rapportent tout à l’union, ils recommandent à tous les citoyens de se prêter aux cérémonies publiques & aux actes de religion que leurs mithologiens imposent, lors même qu’ils n’en seroient pas pénétrés au fond du cœur, puisque les personnes d’esprit ne peuvent guère être convaincues de la vérité de toutes les traductions fabuleuses qu’on leur présente ; mais le peuple qui les croit, & qu’il est dangereux de désabuser, puisqu’elles servent à entretenir la paix & la douceur parmi eux, c’est ce qui fait que les grands sont obligés de mettre du moins leur extérieur à l’unisson de celui de leurs compatriotes.

Les plus raisonnables d’entre leurs philosophes sont persuadés que le bien & le mal ne sont des choses vaines ou chimériques que l’opinion ait introduit. Le bien est, selon eux, ce qui augmente réellement le pouvoir qu’on a d’agir, & ce qui fait passer à une plus grande perfection ; le mal au contraire est ce qui diminue & ce qui affoibit ce même pouvoir. Que pouvoit donc offrir la nature de plus convenable à ces différentes vues, que d’y attacher le plaisir ? N’est-ce pas lui qui incline l’ame vers le bien avec d’autant plus de force que le bien est beaucoup plus desirable que le mal ? Que les hommes abusent du plaisir, qu’ils y courent en aveugles & sans aucun, ménagement, voilà leurs crimes. Mais la nature n’est-elle pas assez vengée de cet abus par les peines cuisantes qui en naissent, & par les remords encore plus terribles que les peines ? En général une des plus grandes obligations de l’homme est de veiller sans cesse à la sûreté & à la conservation de son être ; c’est un soin que la nature a gravé dans tous les cœurs, quoique persuadés que leurs jours sont comptés & que rien ne peut changer leur destinée.

Ce monde est partagé, comme tous les autres, en différentes sectes. Quelques-uns mettent leur confiance dans des idoles qu’ils se fabriquent eux-mêmes ; d’autres adressent leur vœux à des divinités que la folle imagination de leurs anciens mithologiens ont fabriquées pour surprendre la bonne-foi des peuples que l’on ne sauroit guérir leurs préventions : mais tous les nobles & la plupart de leurs savans ne reconnoissent d’autre divinité que la nature, qu’ils regardent comme l’ame invisible du monde ; ils disent qu’elle a une vertu surnaturelle qui produit, qui arrange & qui conserve toutes les parties de l’univers.

Ces savans distinguent deux volontés dans la nature, dont l’une suppose le bien & l’autre le mal. Ils croient qu’il y a une espece d’équilibre qui fait que tout se balance & reste dans une proportion égale, & qu’il est absurde de penser qu’un être plein de bonté ait créé le monde, & que le pouvant remplir de toutes sortes de perfections, il ait voulu précisément faire le contraire. Mais raisonnez avec ces faux savans, demandez-leur ce que c’est que cette nature dont le terme paroît si vague, ils vous répondront que c’est un principe actif, un être économe qui règle toutes choses avec tant d’art que les biens ne surpassent point les maux ; c’est, disent-ils, une divinité superbe, pleine de faste, puissante, & qui tâche sur-tout de cacher ses secrets afin de n’être pas découverte. Ainsi, selon leur systême, dis-je à Zachiel, la nature, le sort & le hasard ne sont qu’une même chose.

Vous verrez ici, poursuivit le génie, presque tous les grands Seigneurs cultiver les sciences ; ils ont des livres de morale, de philosophie & d’histoire, qu’ils conservent sans aucun changement ni aucune altération ; le fol amour de la nouveauté ne les passionne point ; & ce qui les distingue des autres mondes, c’est que la même langue s’y parle depuis leur création. Cette espèce d’immobilité de langue les met en état d’entendre leurs plus anciens auteurs, de perpétuer leurs pensées & leurs sentimens sans avoir besoin de recourir à d’anciennes traductions qui souvent ne sont pas trop fidelles, au lieu que sur votre terre on voit changer en moins d’un siecle tout le langage d’un peuple ; on diroit que d’autres sont venus s’établir sur les ruines de ceux qui disparoissent.

La musique est regardée, dans toute l’étendue de cette planète, comme un remède universel capable de guérir les plus grands maux du corps & même ceux de l’esprit ; & les officiers qui commandent leurs armées en tirent des secours infaillibles & sans cesse présens, pour élever dans l’ame de nobles accords, pour fortifier le courage & la vertu, pour gouverner & conduire les passions à leur gré, pour les exciter ou les appaiser au besoin ; c’est pourquoi tous leurs exercices sont précédés d’une musique agréable & bruyante qui semble en quelque façon disposer l’ame & la rendre plus hardie : car à mesure que le son des instrumens vient la pénétrer, ils se trouvent transportés, si on l’ose dire, d’une fureur divine, & on croiroit que le dieu de la guerre entre par leurs oreilles pour les animer au combat & pour se faire mieux obéir.

Les hommes qui naissent dans cette planète se ressentent vivement de ses influences ; ils sont tous belliqueux, & lorsqu’ils ne se font point la guerre entr’eux, ils s’en dédommagent en la faisant aux animaux ; du reste leurs manières sont toujours simples, franches & unies dans leurs sociétés. Ils sont religieux à garder leur parole, parce que le mensonge est puni sévèrement chez eux. Un officier qui auroit manqué à sa parole ne pourroit éviter le mépris de toute la nation ; il seroit dégradé, chassé de son corps, & forcé de chercher chez l’étranger à y cacher sa honte & son humiliation.