Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Quatrième Ciel/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Nous arrivâmes enfin dans le royaume de Bellonie, gouverné alors par un tyran nommé Tracius. Ce prince, d’un esprit cruel & ambitieux ne se plaisoit que dans le sang & le carnage ; il ne s’occupoit qu’à chercher de nouveaux moyens pour envahir les états de ses voisins, & employer pour y parvenir les plus injustes vexations, tandis que le légitime souverain, exilé, chassé de son royaume, obligé d’errer çà & là dans divers états, gémissoit des maux dont il voyoit ses peuples accablés, & encore de tous ceux auxquels il prévoyoit que sa famille malheureuse alloit être en bute.

Avant d’arriver à la ville capitale, nous fûmes obligés de traverser une grande plaine jonchée de morts & de mourans. Une jeune personne qui par ses soupirs & ses sanglots faisoit voir la douleur dont elle étoit pénétrée, excita notre pitié & nous intéressa en sa faveur.

Monime, toujours remplie de zèle pour les malheureux, fit arrêter notre voiture, en descendit, & lui demanda ce qui pouvoit occasionner la douleur qu’elle faisoit paroître. Hélas ! madame, vous ignorez sans doute qu’il se donna hier dans cette plaine une sanglante bataille. Vous voyez en moi une épouse au désespoir, qui porte dans son sein le fruit innocent d’une union sacrée. Depuis le lever de l’aurore en vain je parcours cette plaine, en vain ai-je visité tous ces corps massacrés par le feu des armes, rien ne s’offre à mes yeux égarés, nul espoir ne se présente à mon ame, le sort malheureux a sans doute tranché les jours de mon époux. Les pleurs de cette jeune personne redoublèrent. Monime, pénétrée de ses peines, après avoir employé des consolations dictées par la générosité de son ame, parvint à calmer un peu sa douleur ; elle l’engagea à prendre place dans notre voiture pour retourner à la ville, où nous la remîmes entre les bras de sa famille.

Nous rencontrâmes dans la route une foule d’habitans qui en sortoient, dans l’espoir de voir encore ceux dont la perte excitoit leurs gémissemens. Là c’étoit un vieillard accablé sous le poids des ans ; ses organes affoiblis par l’âge ne lui permettant plus de distinguer les objets qui l’environnent, il s’adresse à tous ceux qu’il rencontre en leur demandant des nouvelles de son fils : hélas ! leur dit-il, les yeux baignés de larmes, le soutien de ma vieillesse a sans doute péri dans la mêlée, je n’ai pu désarmer ni attendrir son fier courage, les forces m’ont manqué pour le suivre & mourir avec lui. Après ce peu de mots, suffoqué par sa douleur, ses genoux plient, il est prêt à tomber ; mais se ranimant par un dernier effort, il aborde le premier inconnu, le serre en soupirant dans ses bras : portez, lui dit-il, à mon fils ce dernier embrassement, dites-lui qu’il n’oublie jamais un père malheureux qui ne vivoit qu’en lui, & que son absence a réduit au désespoir. D’un autre côté, des amis empressés cherchent à procurer quelque secours à leurs amis. Ici on voyoit une jeune fille courir à grands pas vers la plaine, dans l’espoir d’y rencontrer le jeune guerrier qui lui a promis sa foi.

Arrivés à la ville, nous apprîmes le détail de cette bataille, où plus de trente mille hommes avoient péri. À ces fâcheuses nouvelles se joignit encore celle de la déroute entière de son armée navale. Tant de calamités réunies répandirent la consternation dans tous les cœurs. Il sembloit que de pareils revers auroient dû corriger Tracius, ou tout au moins modérer son ambition ; mais malgré tous ces fléaux, ce tyran ne put encore se résoudre à abandonner la témérité de ses folles entreprises. Insensible aux calamités de l’état, barbare envers les peuples, il leur cache avec un soin cruel la plus grande partie des disgraces qu’il essuie de la fortune ; & malgré le nombre des troupes déjà sacrifiées dans plusieurs rencontres funestes, malgré l’épuisement d’hommes & de finances où il se voit réduit, rien ne peut l’arrêter.

Un vieux officier, avec lequel nous avions lié connoissance, nous assura que depuis longtems chaque pas qu’ils faisoient avoit toujours été marqué de leur sang, obligés d’aller chercher l’ennemi dans des pays arides & dévastés par le nombre de troupes qui y avoit déjà passé, & qui étoient accoutumées au pillage, à cause de la mauvaise discipline qu’on observe parmi les troupes. À ces difficultés on peut joindre la misère de nos soldats, mal payés, mal vêtus, mal entretenus, mal secourus dans leurs maladies par la frauduleuse conduite de nos entrepreneurs ; c’est là ce qui cause la désertion dans nos armées ; la plupart des soldats & même des officiers passent chez l’ennemi, & en grossissent d’autant plus le nombre ; tous ces mécontens se trouvent alors animés de leur propre vengeance. Peu satisfait de ce que nous venions d’apprendre, nous quittâmes cette ville pour continuer nos observations.

En avançant dans le pays, nous rencontrâmes une multitude de pauvres paysans forcés de suivre un soldat qui venait de les engager par surprise ou par autorité. Ces misérables, désespérés de quitter leurs chaumières, quoique la plupart du tems ils manquassent des choses les plus nécessaires à la vie, paroissoient dans la dernière consternation. J’en remarquai un entr’autres qui me toucha sensiblement ; je m’en approchai pour lui demander quelle raison il avoit de s’affliger ainsi de faire un métier dans lequel il trouveroit au moins de quoi subsister. Hélas ! monsieur, reprit ce jeune homme en sanglotant, l’excès de mon désespoir ne vous surprendra plus, lorsque vous serez instruit qu’on m’arrache des bras d’une mère chargée de huit enfans, dont le plus âgé qui lui reste a à peine dix ans ; depuis dix-huit mois que j’ai perdu mon père, je pouvois au moins par un travail assidu les faire subsister : ce qui fait le comble de mes maux, c’est qu’en m’arrachant de ma famille, on la prive de tout secours ; & je puis vous assurer qu’on n’en peut guère attendre de moi dans un métier que je ne connois point & pour lequel je n’ai jamais eu aucun goût ; car, monsieur, je ne sais pas seulement charger un fusil, la vue d’un sabre me fait trembler & presque tomber en foiblesse ; tous mes camarades ne sont pas plus braves que moi, jugez de-là quelles troupes on va opposer à des ennemis accoutumés depuis long-tems à vaincre. Je quittai ce jeune soldat après lui avoir donné ce que j’avois d’argent sur moi. Il me paroît, dit Monime que cette troupe de soldats n’ambitionne pas d’obtenir place dans le temple de la gloire ; j’aimerois autant mettre devant les ennemis la représentation d’une armée de carton, de même qu’on en met sur nos théâtres.

C’est-à-dire, dit Zachiel en souriant, que vous comparez les Marsiens à des essains de mouches qu’on peut épouvanter en leur présentant des figures grotesques ; mais savez-vous que les Marsiens sont les hommes les plus prudens de cette planète, les plus judicieux & les plus intrépides dans les dangers : tels sont, ma chère Monime, les ennemis des Belloniens ; c’est dans leur armée que je conduis Céton ; c’est-là où je veux qu’il fasse son apprentissage dans le métier de la guerre, sous le prince Aricdef, qui a le commandement général de l’armée qu’on envoie pour combattre celle de Tracius. Je dois présumer de l’élévation de vos sentimens, que vous n’apporterez aucun obstacle aux desseins que j’ai conçus afin de mettre Céton à portée de profiter de ses voyages.

Monime, loin de s’opposer aux vues du génie, qui ne tendoient qu’à me rendre digne d’occuper un jour le rang qu’il me destinoit parut au contraire charmée de l’occasion qui se présentoit de me signaler par quelqu’action qui pût mériter l’approbation de Zachiel.

Pendant notre route je ne pus m’empêcher de soupirer en pensant que j’allois me séparer de Monime. D’où vient cet air triste, dit le génie ? Seriez-vous insensible au plaisir que doit goûter un grand cœur lorsqu’il s’agit d’acquérir de la gloire ? Pardonnez ce soupir dis-je, il ne part point d’un cœur pusillanime qui craint le danger ; mais ne puis-je rien donner à la douleur de me séparer de vous & de Monime ? Je n’ose, reprit Monime presque les larmes aux yeux, vous dire que je suis sensible à cette séparation, puisqu’elle est nécessaire à votre avancement.

Calmez-vous l’un & l’autre, dit Zachiel, la séparation ne sera pas longue ; il faut, mon cher Céton, montrer plus de force, & vous accoutumer insensiblement mon absence ; vous ne m’aurez pas toujours. Je ne vous conduis au milieu des dangers qu’afin de vous apprendre à ne pas prodiguer le sang des sujets. Le ciel vous a fait naître pour commander un jour, ainsi souvenez-vous qu’un bon général doit être le modèle de tous les officiers ; c’est son exemple qui anime l’armée. Vous allez apprendre sous le prince Aricdef à mériter le titre de grand capitaine. Songez, mon fils, que la valeur ne peut-être une vertu que lorsqu’elle est réglée par la prudence & la modération, sans quoi ce n’est qu’un mépris insensé de la vie, ou une ardeur brutale qui ne conduit qu’à sa perte. Celui qui ne se possède pas dans les dangers est plus fougueux que brave, parce qu’il semble qu’il ait besoin d’être animé pour se mettre au-dessus de la crainte qu’il ne peut surmonter par la situation naturelle de son cœur.

Apprenez qu’en se livrant témérairement aux dangers, on peut troubler l’ordre & la discipline des troupes ; en donnant un exemple de témérité, on expose souvent l’armée entière à de grands malheurs ; ainsi gardez-vous bien, mon cher Céton, de chercher la gloire avec trop d’impatience ; le vrai moyen de la trouver est d’attendre tranquillement les occasions favorables. Souvenez-vous encore de ne vous point attirer l’envie de personne, ne soyez point jaloux du succès des autres, ne cherchez jamais à en diminuer le prix, soyez au contraire toujours le premier à donner les louanges à ceux qui le méritent.

Consultez les plus anciens capitaines ; priez les plus habiles de vous instruire ; montrez leur de la douceur & de la docilité en écoutant leurs avis. Il faut néanmoins être sur vos gardes & vous persuader que les plus éclairés ne voient pas tout, & que les plus sages font souvent de grandes fautes lorsqu’ils ne suivent que leurs sens ou leurs préjugés ; mais sur-tout évitez de vous découvrir vis-à-vis de certains flatteurs qui se plaisent ordinairement à semer la division parmi les premiers officiers, afin d’indisposer les chefs & de profiter des désordres qu’ils font naître.

J’écoutois avidement les leçons du génie qui sembloient passer dans mon ame comme un ruisseau d’eau vive & pure qu’on voit couler entre des fleurs ; ma tendre Monime m’en parut aussi pénétrée de la plus vive reconnoissance. Jusqu’alors je n’avois encore rempli ma mémoire que de grands noms & de grands événemens, sans me donner le tems de faire aucune réflexion judicieuse. Cette conversation, ou pour mieux dire, les instructions du génie firent naître en moi ce desir ardent de prendre pour modèle de ma conduite les actions des hommes illustres, de profiter de leurs vertus, & d’éviter de tomber dans leurs vices.

Nous apprîmes, en arrivant chez les Marsiens, que leur général devoit partir le lendemain pour se rendre à la tête de ses troupes. Le génie sans perdre de tems me présenta le même jour à ce prince qui me reçut avec des marques de bonté qui d’abord m’attachèrent à lui. Il promit à Zachiel de veiller sur ma conduite & de prendre soin de mon avancement ; & pour commencer dès ce jour à me donner des preuves de sa bienveillance, il ordonna qu’un appartement me fût préparé dans son hôtel pour y passer la nuit, afin d’être à portée de partir avec lui. Le génie me quitta après quelques nouveaux conseils & les plus fortes assurances de ne point abandonner Monime, ce qui me tranquillisa beaucoup.

Le soleil se levoit & doroit déjà le sommet des montagnes quand le prince Aricdef partit pour aller rejoindre l’armée. J’étois à ses côtés en qualité d’aide-de-camp. Arrivés au rendez-vous, le prince donna ses ordres pour le campement. J’eus l’avantage d’être employé dans plusieurs occasions qui m’attirèrent des louanges de sa part, & me procurèrent sa confiance & son amitié. J’eus le bonheur de l’accompagner dans différentes actions qui se donnèrent, où ce prince fit voir son intrépidité & ce courage invincible qui ne l’abandonne jamais.

Je ne pouvois me lasser d’admirer la situation avantageuse qu’il savoit toujours choisir pour le campement de ses troupes, soit à cause des fourrages, ou qu’il fallût combattre. J’admirai encore l’ordre & la discipline qui régnoient dans son camp, cette intelligence & ce secret impénétrable si nécessaire pour la réussite d’une entreprise, le soin qu’il prenoit de visiter lui-même son camp, l’attention qu’il avoit pour ses moindres soldats, afin que rien de ce qui leur est utile, soit pour le vêtement ou la nourriture, ne leur manquât, & enfin cette obéissance qu’ils marquoient au moindre signal de ses volontés.

Cette première campagne n’eut rien de remarquable que la prise de quelques places que nous emportâmes aux Belloniens. Le prince distribua ses quartiers d’hiver, & nous nous rendîmes à la ville capitale avec un jeune officier qui s’étoit acquis beaucoup de réputation dans les troupes. Sa modestie, sa candeur & la pureté de ses mœurs, qualités rares dans un jeune homme, lui avoient attiré toute mon estime & ma confiance. Nous nous liâmes bientôt d’une amitié intime ; je l’engageai de venir passer son quartier d’hiver avec moi. Je le présentai à Zachiel & à Monime qui me parurent l’un & l’autre confirmer le choix que j’avois fait par les éloges qu’ils lui donnèrent ; il est vrai qu’il sembloit qu’il portoit avec lui un charme qui entraînoit tous les cœurs en sa faveur.

Me promenant un jour avec cet aimable cavalier, après plusieurs propos vagues : que vous êtes heureux, dis-je, d’avoir commencé si jeune un métier qui vous a procuré souvent plus d’un moyen de vous signaler ! Il est vrai, dit le chevalier, que je suis entré au service de très-bonne heure ; mais, mon cher Milord, que voulez-vous que fasse un homme de condition que la fortune a pris, si je l’ose dire, à tâche d’humilier par les endroits les plus sensibles. On nous promet la campagne prochaine une bataille décisive : si je puis avoir le bonheur d’y acquérir quelque gloire ! mais que dis-je, hélas ! est-ce à moi d’oser m’en flatter ? Non, de quelque façon que tournent les choses, je me retire après cette action, & ne veux plus songer qu’a tâcher de me procurer un repos que depuis long-tems j’ai toujours inutilement cherché ; car il faut convenir, mon cher, qu’à moins d’avoir de grands emplois à l’armée, c’est un métier qui n’a guère d’attrait pour ceux qui s’en peuvent passer ; je ne puis regarder ce métier que comme une ressource pour de pauvres gentilshommes qui n’ont ni assez de bien ni assez d’autorité pour se faire considérer, & dont la plupart ne savent à quoi s’occuper. C’est assurément la profession la plus honnête qu’un homme de condition puisse choisir ; je l’aime beaucoup ; & si ce n’étoit les désagrémens que je rencontre à chaque pas, j’aurois peine à le quitter ; de pressans motifs m’auroient déjà forcé à prendre un autre parti, si un secret penchant ne m’eût entraîné dans l’armée d’Aricdef.

Vous n’avez donc pas toujours été chez les Marsiens ? Non, dit le chevalier, je n’y suis arrivé que peu de tems avant vous. J’ai commencé à servir chez les Saliens ; mais leur service entraîne à tant de choses fâcheuses, on y dépend de tant de gens intéressés & ignorans, sans cesse en bute à des brutaux qui la plupart, fourbes, débauchés, joueurs ou ivrognes, m’étoient devenus insupportables ; enfin ceux qui ont des mœurs passent chez eux pour pédans. Rien ne dédommage de la perte de son bien ni de son repos. Les injustices & les passedroits y sont encore un désagrément plus sensible. Chez eux le mérite, les grands talens, la prudence & la valeur y sont comptés pour rien ; tous les postes s’y achetent à prix d’argent, ou par de viles complaisances ; ce qui fait que malgré le nombre de leurs troupes & la supériorité de leurs forces, il est souvent facile de les vaincre, par l’ignorance de leurs officiers qui n’ont pas assez de prudence pour savoir à propos profiter de leurs forces ; d’ailleurs la ligue qu’ils ont faite avec les Belloniens m’a entièrement déterminé à passer au service des Marsiens.

Ne croyez pas pour cela, mon cher milord, poursuivit le chevalier, que l’ambition ni l’envie d’obtenir du prince un poste considérable m’ait attiré dans son armée ; je n’y suis conduit dans aucunes de ces vues, sinon celles de m’étourdir sur des malheurs qui m’accablent : oui, mon cher, je veux tâcher de vaincre cette fortune ennemie de mon bonheur & du repos de mes jours, qui, en me ravissant les honneurs dans lesquels je suis né, n’a pu encore me changer le cœur. De fortes raisons ne me permettent pas actuellement de m’ouvrir davantage avec vous ; qu’il vous suffise de savoir que ce n’est ni les dangers, ni les fatigues de la guerre qui m’en dégoûtent. Je suis d’une bonne constitution ; je me passe aisément de peu ; mais je crains la dépendance, & préférerai mille fois la mort, plutôt que de renoncer à ma liberté.

Je vous plains, mon cher chevalier, & n’ose pénétrer dans les raisons qui occasionnent vos dégoûts pour le service ; cependant je trouve que la guerre, malgré les désagrémens que vous venez de me représenter, a bien des avantages qui doivent les contrebalancer ; tous les vices que vous croyez y être inséparablement attachés, ne sont point en elle, puisqu’elle a des loix qui les châtient sévèrement ; & vous conviendrez que le prince qui nous commande, n’est point taché de ces vices que vous dites être si communs dans les officiers qui sont à la tête des armées des Saliens & des Belloniens ; car quelle idée ne devons-nous pas avoir du prince Aricdef ? Sans nous arrêter à ce qui ne doit éblouir que les esprits vulgaires, vous ne sauriez disconvenir qu’on ne peut s’empêcher d’estimer en lui les vraies vertus qui forment le héros. Ce n’est point son courage invincible qui me charme, ni ce mépris des dangers & de la mort que j’admire, c’est cette présence d’esprit, cette intrépidité, ce sang-froid dans le désordre des plus furieux combats, cette activité infatigable, qui fait le vrai caractère des conquérans ; cette vîtesse imprévue avec laquelle il tombe sur l’armée ennemie, & remporte une victoire signalée, lorsqu’on le croit mort, ou embarrassé dans des défilés, ou son armée entièrement défaite.

Nous avons été témoins l’un & l’autre dans cette dernière campagne, qu’avec une poignée de monde il a rendu inutiles toutes les forces des Saliens, & a pris aux Belloniens plusieurs places très-bien fortifiées ; enfin il a ôté partout à ses ennemis les moyens de l’attaquer. On peut donc dire que c’est par les talens & ses rares qualités qu’il s’est acquis l’amour & la confiance de ses troupes. Il est sûr que le soldat qui aime & qui peut compter sur son général, est invincible ; au lieu que ceux qui sont commandés par de lâches courtisans qu’ils ne sauroient estimer, se laissent vaincre aisement. Il ne faut qu’attendre l’occasion de quelque intrigue de cour, qui mette la division parmi leurs officiers : alors, quand on a de bons espions qui vous avertissent, on profite de leur désunion. J’ai oui dire que le prince Aricdef ne laissoit échapper aucun de ces avantages. On peut joindre encore à toutes ses qualités sa probité incorruptible, son amour pour la justice, sa libéralité, sa clémence, son attachement inviolable à sa parole, sa bonne-foi, ses mœurs douces & aimables, son attention pour les officiers & sa bonté pour le soldat.

On ne peut donc sans injustice lui refuser les titres de fameux guerrier, de redoutable capitaine, de bon politique & de sage philosophe, puisqu’il est honnête homme & fidèle à ses amis ; nous voyons que ceux même qui sont au-dessous de lui, il les cultive avec soin.

J’avoue, dit le chevalier, que toutes ces qualités sont les apanages d’Aricdef, qu’il mérite à juste titre les louanges & l’admiration de tous les hommes ; la renommée qui les a publiées par toute la terre, m’a fait naître le desir de venir participer à sa gloire ; sans ce desir, mon cher milord, peut-être n’aurois-je jamais eu l’avantage de vous connoître. Un soupir accompagna ces dernières paroles, qui, jointes à celles qui les avoient précédées, me parurent renfermer un mystère impénétrable ; je n’osois en demander la raison au chevalier. Remarquant beaucoup de trouble & d’agitation dans ses yeux, j’en fus inquiet ; pour le distraire de sa mélancolie, je lui proposai d’aller faire notre cour à Monime.

Nous logions dans le même hôtel, & le chevalier ne passoit guères de jours sans voir Monime ; je crus même m’apercevoir du plaisir qu’il goûtoit à sa compagnie, par l’empressement qu’il montroit de se rendre auprès d’elle. Monime avoit aussi pour lui de ces complaisances distinguées, qui ne s’accordent qu’au vrai mérite. Le caractère du chevalier, doux sans fadeur, prévenant sans bassesse, joignoit à tous les dons qu’il avoit reçus de la nature, ceux qui dépendent d’une noble éducation ; il possédoit toutes sortes de talens ; mais il étoit naturellement porté à la mélancolie. Zachiel, qui pénétroit sans doute les motifs de sa tristesse, voulut bien, par condescendance pour le chevalier & pour Monime, faire naître chaque jour de nouvelles occasions d’amusemens & de dissipation.

À peine approchions-nous du doux retour de la saison des fleurs, que le prince Aricdef se préparoit déja à rassembler ses troupes. J’eus ordre de le joindre devant une ville frontière appartenante aux Belloniens, dont il vouloit faire le siège. Les ingénieurs arpentent tous les environs ; ils en font le plan ; on travaille à la tranchée ; on forme des chemins couverts ; & le prince, toujours actif, veille sur leur ouvrage ; il en voit les défauts, les corrige, saisit tout ce qui est à son avantage, les suit & les anime dans leurs travaux, presse le siège de cette ville avec ardeur, anime toutes ses troupes en leur faisant distribuer d’une liqueur forte, dont il buvoit quelquefois avec eux de cet air familier qui, mieux que les discours & les récompenses, fait passer souvent dans l’ame du soldat la noble ardeur qui anime le héros, qui semble s’être rendu leur compagnon. Les ennemis ne purent tenir contre la valeur & la vigilance d’Aricdef ; la ville fut prise, & il y entra en triomphe à la tête de ses troupes, reçut le serment de fidélité de la bourgeoisie, fortifia la place, & après y avoir rétabli l’abondance & la tranquillité, nous en sortîmes pour suivre le prince, qui fut s’emparer d’un poste avantageux, dans le dessein d’y observer les ennemis.

Surpris de ne point voir arriver le chevalier, je commençois à craindre que le secret dépit que j’avois remarqué en lui ne l’eût contraint de se retirer : je me préparois à lui écrire, lorsque je reçus une lettre de Monime, qui m’apprit qu’il étoit retenu par une grosse fièvre. L’inquiétude de la maladie de mon ami se joignant à l’empressement que j’avois de voir Monime, me firent demander un congé de huit jours : j’eus peine à l’obtenir, dans les commencemens d’une campagne où notre armée, déja victorieuse, n’attendoit que le mouvement des ennemis pour diriger sa marche, le poursuivre ou l’arrêter dans ses projets ; mais je ne pus me refuser au plaisir de revoir Monime : ses yeux, me disois-je, animeront mon courage ; un mot de cette bouche adorable fortifiera ma vertu, & Zachiel, par ses sages conseils, contribuera à me faire acquérir de la gloire ; peut-être aussi ramenerai-je le chevalier qui, je suis sûr, brûle d’envie de se trouver à une action décisive.

J’avois des chevaux de relais que je fis partir, & je fus ensuite me présenter au prince pour prendre ses ordres. Je viens d’apprendre, me dit-il, que les Belloniens s’avancent dans le dessein de nous forcer jusques dans nos retranchemens ; mon devoir est de le prévenir, & je présume que la bataille sera sanglante ; ainsi je crois qu’il est inutile de vous recommander de ne point laisser échapper l’occasion de signaler votre courage ; je vous permets de vous rendre où vos affaires vous appellent, pourvu que vous soyez de retour au moment du départ, pour y remplir les devoirs de votre emploi.

Après avoir quitté le prince, je montai dans ma chaise, & courus toute la nuit, afin de pouvoir avancer les instans du bonheur que je me proposois. Quel plus doux charme y a-t-il dans le monde qui soit comparable à celui de l’union des cœurs ? Ah ! chère Monime, tu joins la vertu & l’innocence à l’amitié ; nulle crainte, nulle honte ne trouble ta félicité. Je suis sûr d’être aimé sans partage d’une sœur, la plus parfaite de toutes les femmes. Ces réflexions me faisoient jouir d’avance du plaisir de la surprendre.

J’arrive enfin sur les dix heures du matin. Je vole à l’appartement de Monime, où je pensai être pétrifié. Que vois-je, grand dieu ! le chevalier dans ses bras ; elle le tient serré, & semble le rassurer sur des craintes mal fondées ; elle l’embrasse ; je crois voir leurs soupirs se confondre. Ah ! perfide, m’écriai-je, par quel charme as-tu pu la séduire ? Ton sang lavera la honte que je ressens. Ces paroles prononcées avec véhémence, leur firent tourner la tête. Surpris l’un & l’autre de me voir, ils rougissent tous deux ; je veux fuir ; le chevalier m’arrête sans pouvoir proférer un seul mot. Monime, tremblante & éperdue, tombe sans connoissance. Je ne m’apperçois que trop, dis-je au chevalier, en le repoussant avec des yeux pleins du courroux qui m’animoit, par le désordre & le trouble que je cause, que tu as mis le comble à tes trahisons. Non, mon cher milord, dit le chevalier d’une von émue & presque éteinte, malgré les apparences, gardez-vous d’oser soupçonner deux personnes qui vous sont également attachées ; je pars dans l’instant, & vous instruirai au camp de tout ce qui cause aujourd’hui votre surprise : je vais vous y attendre, pour vous y donner les satisfactions que vous exigerez, commencez par secourir Monime.

Zachiel, qui parut dans l’instant, suivi d’une des femmes de Monime, me tira d’un seul mot des nouvelles inquiétudes où ce discours venoit de me plonger. Non, madame, dit-il en arrêtant le chevalier, vous ne partirez point ; ce n’est plus dans les dangers des combats que vous devez chercher la gloire ; c’est trop long-tems vous déguiser ; il faut reprendre des habits convenables à votre sexe ; suivez mes conseils, & souffrez que Zerbine vous accompagne dans ce cabinet.

Ah ! mon cher Zachiel, m’écriai-je, de quels soins vous occupez-vous. Hélas, Monime se meurt. Le génie s’en approcha, & lui fit avaler une cuillerée d’élixir universel. J’étois à ses pieds ; je tenois une de ses mains que je mouillois de mes larmes. Elle ouvrit enfin les yeux ; les premiers regards furent sur moi ; ils étoient tendres ; leur langueur passa dans mon ame ; je me sentis anéantir par les reproches qu’ils sembloient me faire de mon emportement.

Est-il bien vrai, milord, dit Monime d’une voix encore mal assurée, que vous ayez pu me soupçonner ? Hélas ! mon cœur ne vous est donc pas encore connu ? Mais où est la princesse, c’est elle qui doit me justifier ? Vous n’en avez pas besoin, mon adorable Monime, vous l’avez été d’un seul mot de Zachiel. Mais qui me justifiera moi-même auprès de vous de mes injustes soupçons ? Me pardonnerez-vous un premier mouvement dont je n’ai pas été le maître ? C’est l’honneur qui fait mon crime ; c’est à lui de me juger. Eh bien, dit Monime, levez-vous, l’amitié vous pardonne. Ah ! cet aveu remet le calme dans mon ame, dis-je en baisant avec transport cette main que je n’avois point quittée. Je conviens, reprit, Monime, que les apparences ont dû vous alarmer, n’étant point désabusé sur le sexe du prétendu chevalier, que vous avez toujours regardé comme un homme ; aussi n’ai-je pu supporter l’idée des soupçons que je me suis apperçu que la situation dans laquelle vous nous avez trouvées, présentoit à votre esprit.

Nous fûmes interrompus par la princesse Marsine, qui rentra après avoir repris les habits convenables à son sexe. Vous êtes sans doute surpris, milord, de ne retrouver en moi qu’une infortunée, à qui le sort a tout ravi. Vous m’avez vu combattre dans plusieurs rencontres avec quelque sorte d’avantage, qui m’ont attiré votre estime & votre amitié. Ne me faites point de reproches de ne vous avoir pas d’abord accordé toute ma confiance ; je sais que vous la méritez à tous égards, non-seulement par vos vertus, mais encore par mille services que j’ai reçus de vous en différentes occasions ; soyez persuadé néanmoins que je vous ai toujours distingué de tous les autres officiers : mais en vous apprenant ma naissance & mon sexe, il falloit vous instruire de mes malheurs, pour justifier en quelque sorte un déguisement que l’austère sagesse dont vous faites profession auroit peut-être désapprouvé. D’ailleurs je m’étois promis de ne jamais révéler mon secret à personne. Lorsque les ordres du prince vous rappelèrent vers lui, je comptois vous rejoindre dans peu ; arrêtée par une grosse fièvre, je n’ai pu exécuter mon projet. Je dois le rétablissement de ma santé à la charmante Monime ; sa complaisance, ses soins, ses attentions, ses assiduités, & ce charme qui fait l’union des ames, m’ont enfin arraché à ce que je croyois avoir intérêt d’ensevelir éternellement dans un profond silence. Elle a payé ma confidence par un attachement sincère, & par l’aveu des sentimens de l’estime qui vous lient l’un à l’autre. Dispensez-moi, milord, de vous faire le récit de mes aventures ; je n’ai rien caché à la belle Monime ; je lui permets de vous faire part de mes secrets ; l’intérêt qu’elle prend à mes infortunes, les graces qu’elle met dans tout ce qu’elle dit, les rendront plus touchantes : ainsi j’ose me flatter que son récit me rétablira dans votre esprit.

La princesse Marsine se retira sans attendre ma réponse, en me laissant la liberté d’entretenir Monime. Après nous être dit tout ce que deux cœurs vraiment touchés peuvent imaginer de plus tendre, je la priai de m’instruire des raisons qui avoient engagé Marsine à se tenir si long-tems déguisée.