Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Aventure singulière.


À côté de la veuve logeoit un homme qui possédoit d’immenses richesses ; mais qui étoit si avare, qu’aucun domestique ne pouvoit vivre avec lui : cet homme cherchoit toujours quelque prétexte pour s’exempter de payer leurs gages. Réveillé une nuit par un vacarme affreux que j’entendis dans cette maison, je me levai & passai dans une garde robe qui donnoit sur la cour. J’apperçus à la faible lueur d’une lampe un homme en chemise, qui demandoit grace à un palefrenier qui l’assommoit à coups de fourche, en criant au voleur. Les domestiques descendirent au bruit que faisoit le palefrenier, & le bruit cessa dès que la lumière parut. C’étoit monsieur Chichotin lui-même qu’il maltraitoit ainsi, feignant de le prendre pour un voleur. Parbleu, monsieur, dit ce domestique, de quoi vous avisez-vous aussi de venir toutes les nuits voler l’avoine de vos pauvres chevaux, pour m’accuser ensuite de la vendre à mon profit ? Chichotin, confondu d’avoir été découvert, fut encore obligé, quoiqu’il fût tout meurtri des coups qu’il venoit de recevoir, de prier ses domestiques de ne point divulguer cette aventure. Pour les engager à se taire, il leur donna quelques pièces de monnoie, qu’il tira de son gousset l’une après l’autre ; & pour comble de disgraces, il fallut encore appeller un chirurgien pour panser ses blessures, qui le retinrent long-tems au lit, & le pauvre Chichotin eut le malheur de n’être plaint de personne.

Nous quittâmes cette ville pour nous rendre dans une autre province ; mais l’influence qui domine sur ce monde est par-tout la même. Presque personne ne dit ce qu’il pense ; on ne peut distinguer l’amitié d’avec l’intérêt ; la sincérité & la fourberie se ressemblent, & l’on diroit que la vertu & l’hypocrisie sont filles d’une même mère. Arrivés dans une grande ville, Monime voulut voir si le bon sens & la raison ne se seroient point relegués parmi le peuple ; c’est ce qui fit que le génie nous logea chez un tailleur, dont la femme étoit brodeuse. Là, nous fûmes faufilés avec toutes sortes d’ouvriers, qui tous étoient suivant la cour ; & je fus surpris de voir écrit sur l’auvent d’un savetier, le glorieux titre de savetier de la reine.

Il venoit souvent dans cette maison une jeune fille, dont le père n’avoit d’autre emploi que celui d’intriguant. Cet homme jouoit toutes sortes de rôles, tantôt charlatan, tantôt sorcier ; une autre fois comédien, ou joueur de gobelets, il tâchoit, par ces différens métiers, de faire des dupes. Cette jeune fille vint un jour, toute effrayée, prier notre hôtesse de cacher son père dans le grenier. Que lui est-il donc arrivé de nouveau ? Hélas ! dit Finette, c’est un de ses compères qui l’a engagé à jouer le rôle de négromancien, & malheureusement il a poussé la scène un peu trop loin ; car tu sais bien, ma chère Louvette, que lorsqu’il peut attraper une bonne dupe, il voudroit lui tirer jusqu’au sang des veines. Mais je vais le chercher, & il te contera lui-même son histoire. Finette revint un quart-d’heure après avec son père. Hé ! mon pauvre monsieur Fourbison, dit Louvette, de quoi vous avisez-vous de faîre le sorcier ? Ah, ah, reprit Fourbison d’un ton goguenard, si j’avais un aussi bon métier que celui de votre mari, je n’aurois que faire de parler au diable pour amasser de l’argent. Bon, dit Louvette, vous n’aviez qu’à vous faire procureur ; ce sont ces gens-là qui gagnent : il faut voir comme leurs femmes font les duchesses. Tenez, voilà une robe que je brode, dont le dessein a été fait pour une présidente ; mais comme je ne puis l’exécuter à moins de mille écus, la présidente la trouve trop chère, & madame la procureuse, pour qui il ne peut y avoir rien de trop beau, vient de me donner quinze cens livres d’avance. À propos, contez-nous donc votre histoire. Tout de bon, parlez-vous au diable quand vous le voulez ? Reculez-vous un peu de moi, j’ai peur que vous n’en ayez quelque petit dans vos poches qui pourroit bien me sauter au collet. Ne craignez rien, dit Fourbison, ils n’étendent point leur malice jusques sur mes amis : mais ils se plaisent à troubler la tranquillité d’une mère qui croit avoir pris toutes les précautions nécessaires pour s’assurer de la vertu de sa fille. Je trouble cette sécurité : je mets la jeune personne au désespoir, & je fais perdre à l’amant fortuné tous les plaisirs qu’il goûtoit dans les rendez-vous que lui donnoit sa maîtresse. Je dis aux maris possesseurs de ces femmes indolentes, qui paroissent ne se soucier d’aucun plaisir ; de ces yeux languissans, de ces femmes à vapeurs, & d’autres dont la parure annonce un extérieur modeste ; petits paniers, grands papillons, point de rouge, toujours couleur modeste dans leurs habits, qui déchirent avec amertume la réputation des autres femmes : je dis, dis je à ces messieurs : gardez vous de boire dans la coupe enchantée ; car il ne resteroit pas de quoi mouiller vos lèvres. Bon, nous avons bien affaire de tous ces tours de gobelets-là, dit Louvette : racontez-nous seulement l’aventure qui vous oblige à vous cacher.

Volontiers, dit Fourbison : je dois d’abord vous apprendre qu’Arlequin & moi avons dans la ville & les fauxbourgs plus d’un tripot, où nous tenons magasin de sorcellerie ; c’est là où toutes les femmes qui disent la bonne aventure dans les cartes, dans le marc de café ou dans des bouteilles, viennent s’instruire & nous rendre compte de la disposition des maisons où elles vont, & de mille petites intrigues qui se passent dans la ville. Une de ces femmes vint un jour nous dire qu’elle avoit fait la découverte d’une personne très-riche & très-désireuse de le devenir davantage, & qu’il y avoit un bon coup à faire, parce que cette personne s’étoit mis en tête qu’une de ses maisons de campagne, peu éloignée de la ville, renfermoit un trésor gardé par l’esprit malin, & qu’elle étoit très-persuadée qu’on ne pouvoit y fouiller avant de l’avoir conjuré. Cette femme ajouta qu’elle m’avoit annoncé pour un grand magicien, & qu’il falloit que je me préparasse à bien jouer mon rôle, parce qu’on devoit m’envoyer chercher incessamment pour prendre langue.

Dès le lendemain je fus averti de me rendre chez la personne, qui me parla de son trésor, & me fit beaucoup de questions à ce sujet. Après qu’elle m’eut fait connoître un désir ardent de le posséder, je jugeai que j’en trouverois un moi-même beaucoup plus sûr que celui qu’elle vouloit avoir, en cherchant les moyens de puiser le plus long-tems que je pourrois dans sa bourse. Je lui dis donc d’un air de bonne-foi, que pour ne la point engager dans des dépenses inutiles, il falloit d’abord consulter l’esprit, pour se mieux assurer de la vérité du fait ; que comme ces sortes d’esprits étoient fort intéressés, je ne présumois pas pouvoir le faire parler sans lui offrir plus de cent pièces d’argent ; qu’il pouvoit en mettre cent sept, cent onze ou cent treize, pourvu que le nombre qui excède le cent fût impair. On m’en donna cent treize afin d’avoir une réponse favorable.

Muni de cet argent, je fus trouver Arlequin, dont l’accord est fait entre nous de partager toutes les bonnes fortunes qui nous viennent. Il faut de la droiture dans ces traités, & je puis dire que je n’en ai jamais manqué. Je racontai à mon camarade tout ce que je venois d’apprendre, & nous convînmes qu’il me seconderoit dans cette entreprise. Je retournai chez monsieur Oronte. Quoi ! dit Louvette, c’est à cet homme que vous avez affaire ? Oh ! j’ai bien l’honneur de le connoître. La vieille Argine, qui étoit jadis ravaudeuse, va tous les jours à la toilette de madame lui expliquer son marc. Vraiment c’est cette dame qui l’a produite dans plusieurs maisons, où elle fait bien son compte. Eh bien, mon cher, ce trésor l’ont-ils enfin trouvé ?

Patience, reprit Fourbison ; je dis à monsieur Oronte que l’esprit avoit répondu : fouillez, & que sur cette réponse je ne faisois nul doute qu’il n’y eût des sommes considérables d’enfouies dans la terre. Je vis alors briller la joie dans les yeux de monsieur & de madame, dont rien ne se fait que par ses ordres. Elle me promit de faire ma fortune & celle de mes enfans. J’ajoutai qu’il falloit me faire voir la maison qui renfermoit le trésor. Le cocher eut ordre de mettre sur le champ les chevaux & je fus conduit dans cette maison. Je m’étois muni d’une baguette de coudre, avec laquelle je fis plusieurs ronds dans le jardin, & les assurai ensuite que je croyois que le trésor étoit dans la cave. Nous y descendîmes, & je posai une pièce d’argent à chaque coin de cette cave, & une au milieu, en les assurant que l’endroit où la pièce seroit retournée marqueroit celui où étoit le trésor ; mais qu’il falloit les y laisser pendant neuf jours, & prendre bien garde que personne n’y puisse entrer ; qu’ils n’avoient qu’à y retourner au bout de neuf jours, & voir si les pièces étoient retournées. Malgré leurs soins & leur vigilance, j’eus néanmoins l’adresse de retourner celle du milieu.

Cette expédition faite, j’en rendis compte à Arlequin, qui mit plusieurs de nos gens en campagne afin d’être instruit de toutes les démarches qu’on feroit. Les neuf jours expirés, je fus trouver monsieur Oronte, à qui je dis que l’esprit m’avoit annoncé que le trésor étoit au milieu de la cave, mais qu’il ne permettroit pas d’y fouiller qu’on ne lui eût donné autant de pièces d’or que je lui en avois déja donné d’argent. Comme monsieur & madame venoient de visiter leur cave, & qu’en effet ils avoient trouvé la pièce du milieu retournée, ils ne firent nulle difficulté de me lâcher les cent treize pièces que demandoit l’esprit : j’en eus même une couple à compte sur la fortune qu’on m’avoit promise.

M. Oronte ne me voyant point revenir, vint me trouver. Ah ! mon cher monsieur, lui dis-je en pleurant, le diable est bien menteur ; il m’accuse de lui avoir volé la moitié de la somme que vous avez donnée pour lui remettre, & soutient que c’est deux cens vingt-sept livres qu’il m’a demandées. Je lui montrai un vieux habit tout en lambeaux : tenez, monsieur, lui dis-je, voilà comme il m’a accommodé ; je suis encore tout meurtri de ses coups, & si vous n’avez la bonté d’ajouter ce qu’il demande, ma vie n’est pas en sûreté, & vous courez grand risque de n’avoir jamais le trésor, dans lequel je puis vous assurer qu’il y a plusieurs millions : quel préjudice cela peut-il vous faire ? Monsieur Oronte sortit sans me rien dire, pour aller consulter sa femme ; mais lorsqu’il lui eut dit que je l’avois assuré qu’il y avoit plusieurs millions, elle décida qu’il ne falloit rien épargner pour s’en rendre les maîtres, & je fus averti de venir prendre ce que j’avois demandé.

Nous aurions dû nous en tenir à cette dernière saignée ; mais arlequin qui est insatiable, ne le voulut pas. C’est, dit-il, mon tour à représenter dans cette pièce : retourne chez monsieur Oronte, & dis-lui que l’esprit a paru content, qu’il ne s’agit plus que de le conjurer pour le rendre obéissant à tes ordres : mais que malheureusement on t’a volé ton grimoire ; qu’il n’y a qu’un seul homme dans le canton qui en ait un ; & si on te demande l’endroit de sa résidence, tu diras que tu sais seulement que c’est au septentrion, que tu ne connois ni son nom ni sa figure.

Je suivis le conseil d’arlequin. Oronte, semblable à ces joueurs, qui achèvent de se ruiner, en voulant courir après l’argent qu’ils ont perdu, ne voulut pas que les avances qu’il avoit faites, fussent en pure perte : c’est pourquoi il se détermina à faire chercher ce nouveau magicien, & commençant à se méfier de moi, il me garda chez lui jusqu’à ce qu’on eût découvert celui qui avoit le grimoire. Arlequin ne me voyant point revenir, se douta de l’aventure. Il dépêcha sur le champ plusieurs émissaires vers Oronte, qui indiquèrent le berger d’un village, situé à dix lieues de la ville. Oronte partit dès le lendemain à la pointe du jour ; rencontrant sur la route un paysan, il demanda s’il étoit encore loin du village. Le paysan dit qu’il n’étoit pas à moitié chemin. Il est inutile, ajouta cet homme, que vous preniez la peine d’aller plus loin ; je sais ce qui vous amène : je suis la personne que vous cherchez : n’est-ce pas pour un trésor qui est dans la cave d’une de vos maisons de campagne ? Oui, dit Oronte, surpris de la science de cet homme, & puisque c’est vous que je cherche, vous n’avez qu’à monter dans ma voiture. Je le veux bien, dit le villageois ; mais il faut avant entrer dans l’auberge qui est à deux pas, afin que j’écrive deux mots pour envoyer chercher mon grimoire, sans lequel je ne puis rien faire. Oronte y consentit, & lorsqu’arlequin (car c’étoit lui-même) lui eut fait tâter toutes ses poches, il griffonna sur un morceau de papier plusieurs figures, le chiffonna & le jetta en l’air, en disant : ne tarde pas à revenir. Oronte, qui ne voyoit personne, vouloit absolument qu’un de ses domestiques fût porteur du billet. Fi donc, monsieur, dit arlequin, il faudroit plus de six heures à votre domestique pour aller & revenir, & le mien sera de retour dans dix minutes. Buvons un coup en attendant.

Un quart d’heure après, arlequin, qui est le plus subtil escamoteur qui ait jamais paru, proposa de partir. J’attends, dit Oronte, qu’on vous ait apporté votre grimoire. Le voilà, dit arlequin, en montrant un livre qui étoit sur la table. Notre homme, surpris de n’avoir vu entrer personne, ne put s’empêcher de frissonner. Il remonta dans sa voiture avec le sorcier, que j’eus peine à reconnoître moi-même : il s’étoit déguisé de façon qu’il paroissoit avoir plus de cent ans. Madame Oronte en eut frayeur, & crut voir le diable en personne.

Ce nouveau magicien les assura que j’étois une bête & un ignorant, qu’il falloit renvoyer, parce que je m’étois laissé duper comme un sot par l’esprit, & qu’il falloit recommencer toutes mes opérations, pour vous faire voir que je suis incapable de vous tromper, dit le sorcier, c’est que je veux forcer l’esprit de vous apporter lui-même le trésor au milieu de votre appartement, afin d’éviter l’embarras & les frais du transport. Ce nouveau projet parut délicieux à monsieur & à madame : on lui donna la plus grande & la plus belle pièce pour faire toutes ses opérations.

Il fit d’abord trois invocations qui durèrent neuf jours, dans chacune desquelles il fallut encore donner quatre-vingt-treize pièces d’or, & autant d’argent. Ce diable, qui aime l’ordre, déclara à la troisième signification, qu’il y avoit plus de trois cens ans qu’il gardoit ce trésor, qui renfermoit plus de dix millions en or, avec plusieurs vases de même métal. Le magicien le conjura encore d’apporter le trésor au milieu de la chambre. L’esprit s’en défendit, & pour le forcer, il fallut avoir une prodigieuse quantité de parfums, de cierges de cire jaune, & plusieurs machines qu’il disoit nécessaires à son entreprise. Arlequin croyoit les rebuter en leur demandant des choses presque introuvables ; mais rien ne lui fut refusé. Monsieur Oronte, impatient de toutes ces longueurs, pressa le magicien de redoubler ses invocations, & de ne point donner de repos à l’esprit qu’il n’eût enfin apporté le trésor. Le sorcier assura que la troisième nuit, entre minuit & une heure, il entendroit un grand coup de tonnerre, qui seroit le signal de l’obéissance de l’esprit à ses ordres, & de l’arrivée du trésor ; mais qu’il falloit avoir soin que tout son monde fût couché, & que personne ne parût aux fenêtres : ce qui fut ponctuellement exécuté.

Pendant ces trois jours, monsieur & madame Oronte commencèrent à jouir de leurs trésors, c’est-à-dire, qu’ils en faisoient déjà la distribution : ils cherchèrent des charges convenables, dans l’épée & dans la robe, pour leur fils, choisirent parmi la noblesse les plus grands partis pour leurs filles : monsieur vouloit que ce fût dans la robe, & madame prétendoit les faire briller à la cour ; ce qui éleva une dispute assez considérable entr’eux, & fut sans doute la cause que l’esprit, pour les mettre d’accord, refusa de se rendre aux conjurations du magicien, qui n’avoit demandé ce délai, que dans l’espoir de trouver quelque moyen de se sauver. Son espérance fut vaine ; il fallut qu’il soutînt la farce jusqu’au bout ; enfin cette nuit, tant desirée de la part d’Oronte, & tant redoutée de celle d’arlequin, arriva. Tout dans le quartier paroissoit calme & tranquille ; tout, jusqu’aux habitans des goutières, goûtoit un parfait repos ; mais mon cher camarade & moi nous étions dans un furieux embarras. Je n’avois cessé de rôder autour de la maison, & cette nuit, sous la peau d’un gros chien noir dont je m’étois entortillé. Je marchois à quatre pattes devant la porte, dans la crainte d’être reconnu, lorsque j’aperçus madame Oronte, qui, plus hardie & plus curieuse que son mari, regardait par la lucarne de son grenier si elle verroit arriver l’esprit, sous quelle forme il paroîtroit, & par quelle voiture il feroit conduire son trésor. Plus de deux heures s’étoient passées à se morfondre, quand elle entendit les cris & les lamentations du magicien : saisie de frayeur, elle descendit dans l’appartement de son mari, qui, effrayé lui-même de ce qu’il venoit d’entendre, se disposoit à passer dans le sien, s’imaginant l’un & l’autre que le diable tenoit le sorcier à la gorge. Ils prirent la résolution de s’exposer à toutes sortes de périls, plutôt que de souffrir qu’un homme fût égorgé dans leur logis ; car on peut dire que ce sont les meilleurs gens du monde : ils entrèrent donc dans la chambre où ils avoient renfermé le magicien, & pensèrent tomber tous deux à la renverse, lorsqu’ils apperçurent le sorcier couché tout étendu, au milieu de plusieurs ronds qu’il avoit faits sur le plancher, le visage, les mains & la chemise pleins de sang ; la chambre & les meubles en étoient aussi remplis.

Arlequin, contrefaisant le démoniaque, se mit à beugler comme un taureau : il paroissoit saisi de crainte. Hélas ! messieurs & dames, s’écrioit-il, ayez pitié de moi ; l’esprit va me tordre le cou si vous ne me tirez de ses mains : il rejette mes offrandes ; & cependant je vous jure que je ne me suis trompé que de deux virgules dans les termes que j’ai employés. Tenez, continua-t-il en redoublant ses cris, le voilà qui entre : c’est ce gros chat noir, c’est lui qui m’a mis tout en sang ; d’aventure, le chat de la maison qui étoit noir, trouvant l’appartement ouvert, y étoit entré pour chercher à faire quelque capture. Arlequin faisant alors plusieurs bonds en l’air, avec des grimaces grotesques, fit une si grande peur au chat, qu’il s’enfuit, en jurant, sur les tuiles, & n’a jamais reparu depuis.

Mon camarade, pour rendre la scène encore plus touchante, leur reprocha, en pleurant, qu’ils étoient la cause qu’il s’étoit donné au diable, & qu’il ne l’avoit fait que pour leur rendre service ; que l’esprit étoit un coquin qui l’avoit trompé : il fit enfin un vacarme si terrible, que M. Oronte, craignant qu’une pareille affaire ne fît du bruit dans le monde, & ne causât un scandale qui ne pouvait retomber que sur lui, donna la liberté au prétendu magicien, en le menaçant de le faire brûler, s’il osoit divulguer cette aventure. Arlequin a promis non-seulement de se taire, mais encore de se retirer, s’il pouvoit, des griffes de l’esprit, & de n’avoir jamais aucun commerce avec lui.

Cependant M. Oronte, fâché de la perte de son argent, quoiqu’il ne soit pas encore tout-à-fait guéri de l’opinion qu’on lui a donnée du pouvoir de magiciens, a, malheureusement pour nous, fait confidence à un de ses amis de l’aventure qui venoit de lui arriver. Cet ami, surpris de sa crédulité, s’est mis en tête de nous faire rendre une partie des sommes qu’arlequin & moi lui avons escamotées. Après s’être instruit de quelques-uns de nos faits glorieux, il en a fait sa plainte au juge, qui vient de lâcher contre nous un décret de prise de corps ; c’est ce qui m’engage à me tenir caché, jusqu’à ce que l’affaire soit un peu assoupie.

La hardiesse de ce coquin me surprit infiniment ; je ne pouvois me persuader qu’il y eût des gens assez simples pour donner dans de pareilles absurdités ; car pour peu qu’on veuille réfléchir, ne pourrait-on pas demander à ces prétendus sorciers ou magiciens, pourquoi ils n’emploient pas leur pouvoir pour eux-mêmes ? Pourquoi ils sont tous gueux, lorsqu’il ne tient qu’à eux de tirer des entrailles de la terre, ou des profondes abîmes de la mer, plus de richesses que n’en ont jamais possédé tous les potentats de l’univers ? Pour peu qu’on réfléchisse sur de pareilles folies, il se présente tant d’idées pour les combattre, que je suis étonné qu’elles puissent entrer dans la tête de quelqu’un ; mais en examinant la conduite des Cilléniens, je crus qu’un étourdissement général avoit frappé tous les habitants de cette planete, pour les faire agir directement contre leurs véritables intérêts. Monime, qui s’ennuyoit beaucoup, nous détermina de quitter cette ville pour prendre la route de la province de Merces.