Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.

Le vice confondu, & la vertu récompensée.


Arrivés dans cette nouvelle capitale, nous fûmes descendre à l’entrée de la ville dans un hôtel garni. Lorsque je fus retiré dans mon appartement, & que j’eus renvoyé mes domestiques, j’entendis quelque mouvement à côté de mon cabinet, qui me donna de l’inquiétude. Je prêtai une oreille attentive, & distinguai les plaintes d’une personne : les soupirs & les sanglots qu’elle poussoit marquoient une grande désolation. Deux heures se passèrent sans pouvoir me déterminer à me mettre au lit : attendri moi même du chagrin de cette infortunée, je ne pus me refuser à l’envie d’aller lui donner quelque consolation. J’ouvris doucement la porte de mon appartement, & entrai dans une petite chambre qui étoit à côté, dont on avoit négligé d’ôter la clef ; mais que vis-je ? Une jeune personne que la douleur avoit presque étouffée : elle étoit renversée dans un fauteuil, ses bras étendus sans mouvement ; une pâleur mortelle étoit répandue sur son visage, qui paroissoit baigné de ses larmes.

Ce spectacle m’attendrit jusqu’à en répandre moi même ; il fixa toute mon attention, & malgré l’état où je la voyois, je lui trouvai de la noblesse dans la physionomie, des graces, un air de douceur ; & je crus voir enfin la douleur en personne. Je fus d’abord tenté d’appeler les femmes de Monime pour la secourir, & me sauver en même tems de l’intérêt douloureux qu’elle commençoit à m’inspirer en sa faveur ; mais je ne pus m’affranchir de la pitié que je ressentois ; il auroit fallu prendre trop sur mon cœur, & ce ménagement pour moi-même m’auroit mis beaucoup plus mal à mon aise que la plus triste sensibilité pour ses malheurs.

Je m’approchai donc respectueusement dans le dessein de la consoler. Pardonnez ma hardiesse, lui dis-je ; je ne viens point ici, mademoiselle, dans la vue de vous causer aucune peine : pénétré jusqu’au fond de l’ame de l’état où je vous vois, je voudrois de tout mon cœur pouvoir adoucir vos maux. Par pitié pour vous-même, soulagez votre douleur, en en confiant, s’il se peut, les motifs à un homme qui, loin d’en vouloir mésuser, vous proteste d’employer tout ce qui est en son pouvoir, afin de tâcher d’en diminuer l’amertume.

Cette jeune personne, surprise, sans doute, de mon apparition, leva d’abord les yeux sur moi, puis les baissa d’un air confus & embarrassé : elle ne me répondit que par de nouveaux sanglots, ses larmes coulèrent avec plus d’abondance. Lorsqu’elle fut un peu remise, elle me regarda plus attentivement. Grands dieux ! s’écria-t-elle en poussant un profond soupir, auriez-vous enfin pitié de mes peines ? Je vous crois, monsieur, incapable d’abuser de ma confiance ; & puisque vous avez la bonté de prendre part à mon affliction, je vais, par un récit sincère, vous instruire des maux qui en sont la source.

Je suis une fille de famille, dont le père, qui s’étoit ruiné au service, est mort depuis dix ans : ma mère, restée veuve avec deux enfans, pour lesquels elle avoit beaucoup de tendresse, soutint d’abord notre malheur avec assez de fermeté : nous vivions dans une petite terre, seul bien qui nous restoit des débris de notre fortune ; mais les créanciers de mon père l’ayant fait saisir, nous fûmes obligés de nous rendre dans cette ville pour y soutenir les droits que nous avions d’en jouir, & qu’on nous disputoit. Nous vînmes descendre dans cet hôtel, où depuis plus de neuf années nous avons essuyé toutes les longueurs d’une chicane impénétrable ; ce qui acheva de consommer tout ce qui nous restoit d’effets.

Enfin, à force de sollicitations, nous parvînmes à faire nommer un juge pour examiner l’affaire, qui se trouva tellement embrouillée par les mauvaises chicanes des procureurs, que vraisemblablement notre juge n’y put rien comprendre ; & pour comble d’infortune, son secrétaire, avide d’argent, s’était laissé séduire par nos parties, plus au fait que nous des moyens qu’il falloit employer pour obtenir un jugement favorable.

L’impossibilité d’approcher de notre juge, faute de protections, notre misère, la simplicité de nos parures, nous faisoient toujours écarter par ses domestiques qui ne reconnoissent que ceux dont les habits annoncent l’opulence ; & si quelquefois nous parvenions jusques dans la salle d’audience, une foule de plaideurs nous empêchoit d’en aborder : peut-être aurions-nous pu lui faire entendre la justice de nos droits, en racontant simplement les faits ; la vérité l’auroit sans doute frappé ; les disgraces fécondes en expressions touchantes, l’auroient peut-être porté à examiner notre affaire avec un soin plus exact. Mais, monsieur, est-ce à des infortunés d’oser se flatter d’être accueillis & écoutés ? non, cette douceur n’est réservée qu’à des personnes qui, par la richesse de leurs habits & le cortège qui les accompagne, annoncent le faste & l’opulence.

Réflexions inutiles. Que vous dirai-je enfin ? Un jugement définitif nous a entièrement ruinés. Lorsque ma mère apprit la perte de notre procès, son esprit & sa vertu plièrent à ce dernier coup de notre infortune ; elle n’en put supporter la rigueur. La dure économie qu’il avoit fallu garder depuis long-tems pour vivre & pour subvenir aux dépenses d’une procédure inévitable, le retranchement total de mille petites délicatesses dont on a formé l’habitude, & dont la privation devient un surcroît de maux, le chagrin de voir ses enfans devenir ses domestiques, & peut-être même ceux des autres, une tristesse muette & honteuse qu’elle remarquoit en nous, & que la misère peint si bien sur le visage des honnêtes gens qu’elle humilie ; cette tristesse fait plus de peine à voir aux personnes qui ont des sentimens, que la douleur la plus déclarée. Voilà tout ce qui a jetté ma mère dans un désespoir dont elle n’a plus été maîtresse, & qui l’a enfin conduite en peu de jours au tombeau. Je ne puis, monsieur, vous exprimer la douleur que je ressentis de sa perte que par celle où vous me voyez.

Mon frère, à qui nos malheurs ont formé l’esprit de bonne-heure, me surprit un jour dans ma chambre, le visage baigné de larmes. Hélas ! ma sœur, me dit-il tendrement, que vous ménagez peu un frère qui vous aime, & qui n’attend de consolation que de votre amitié ! Vous verrai-je toujours en proie à la douleur la plus amère ? Il est vrai que la perte que nous venons de faire doit nous être à tous deux bien sensible : dans les premiers jours, je n’ai point condamné l’excès de votre affliction ; vous vous y êtes livrée, elle étoit juste : accablé moi-même des coups qui nous ont frappé, je n’ai pu vous rien dire de consolant ; il n’est pas surprenant que la raison plie, d’abord sous des revers aussi accablans que ceux que nous venons d’éprouver. Je sais que les mouvemens de la nature doivent avoir leurs cours. Mais, chère sœur, on se retrouve, on s’apaise, on revient à soi-même, & la raison prend enfin le dessus. Cependant je vous vois toujours la même : j’ai dévoré mes chagrins dans la crainte d’augmenter les vôtres, & vous avez la cruauté de me faire périr d’ennui ; vous m’accablez par votre douleur, sans être touchée de la mienne. Ah ! vous ne vous en souciez pas ; croyez-vous que ce qui se passe dans mon cœur ne soit pas assez sensible ? N’ai-je donc pas encore assez de mes chagrins, sans en redoubler l’amertume ? Faut-il que le désespoir nous suive jusqu’au tombeau ? Croyez, ma sœur, qu’il est des gens plus à plaindre que nous : ce sont ceux qui eux-mêmes ont creusé les abîmes où ils sont tombés ; du moins n’avons-nous point ce reproche à nous faire ; c’est un motif de consolation ; mais vous ne voulez en employer aucun pour ma tranquillité, & tout me manque à la fois.

Hélas ! lui dis-je, cessez de m’accabler par d’injustes soupçons : c’est à tort que vous accusez mon amitié pour vous ; rien ne peut l’affoiblir. Mon frère, si vous pouviez lire au fond de mon cœur, vous y verriez que cette douleur, dont je ne puis modérer l’excès, ne vient actuellement que du tendre intérêt que je prends à votre sort. Les plus tristes réflexions sur l’avenir m’entraînent malgré moi. Forcée de m’y livrer, nulle sorte d’espérance ne s’offre à mon esprit. Que nous sommes à plaindre : sans parens, sans protecteurs, sans amis, sans secours : que devenir ? Qui est-ce qui s’attache à d’honnêtes gens lorsqu’ils sont dans l’indigence ? Est-il d’objets plus disgraciés & plus abandonnés dans ce monde, qu’une personne pauvre & vertueuse tout ensemble ? Depuis long-tems je m’aperçois trop que tous les cœurs sont glacés pour nous : chacun nous fuit ; nous sommes des étrangers dans la nature, que personne ne veut reconnoître. Des frippons peuvent être plus méprisés ; mais ils sont mieux reçus ; moins rebutés, peut-être même gagnent-ils à n’être ni estimés, ni estimables : ils employent toutes sortes de bassesses ; ils sont rampans, & voilà ce qui flatte ces hommes vains : ils jouissent de leurs triomphes ; ils ont le plaisir de primer & de satisfaire leur fol orgueil ; mais nous, cher frere, à quoi nous déterminer ? Quel parti prendre dans un si grand abandon ?

Tranquillisez-vous, ma sœur ; j’ai trouvé un moyen pour nous tirer de l’extrême misère où nous réduit le sort : c’est un projet que je médite depuis long-tems, puisque je ne puis mieux faire : il faut se déterminer à le suivre ; du moins nous pourrons par cette voie nous procurer le nécessaire ; & si la fortune jettoit sur nous un regard favorable, l’idée que j’ai est une des routes qui conduit souvent à ses bienfaits.

Vous savez que j’ai acquis quelque teinture de la médecine ; je me suis quelquefois occupé dans notre terre de l’anatomie ; j’ai étudié la connoissance des simples ; j’ai un peu de latin ; quelques mots grecs que je sais par cœur. À ces foibles lumières je n’ai qu’à joindre beaucoup assurance, un maintien grave, une longue perruque, une canne en béquille ; en voilà plus qu’il n’en faut pour me rendre habile : bien des docteurs n’ont peut-être pas commencé avec autant de talens. Notre hôte paroît porté à nous obliger : c’est un homme simple & intéressé, auquel on peut promettre une récompense, afin de l’engager de dire à tous les étrangers qui viennent loger chez lui, que je suis un jeune homme fort habile, qui l’ai tiré d’une maladie très-dangereuse : d’ailleurs, il est connu d’un seigneur fort opulent qui loge à deux pas d’ici. Cet homme est attaqué de vapeurs qui ne sont autre chose qu’un esprit frappé, dont tous les maux gissent dans l’imagination, & qui s’affoiblit le tempérament par la quantité de remèdes qu’il se croit obligé de prendre. Si je puis avoir accès auprès de ce visionnaire, je suis sûr de le guérir de sa folie : ma recette est certaine, je ne lui donnerai que de bons consommés.

J’applaudis aux idées de mon frère : il sortit dans le dessein de chercher ce qui lui étoit nécessaire pour l’accomplissement de son projet, & je descendis chez notre hôte pour l’engager à favoriser mon frère dans son nouvel établissement. Cet homme me promit de mettre tout en usage, afin de lui en procurer la réussite.

Mais, monsieur, le bonheur & le malheur se partagent ; rarement on les voit s’unir, tout va ordinairement d’un même côté : aux heureux, nouvelles prospérités ; aux malheureux, nouveau surcroît de disgraces : personne dans le monde n’en a fait une plus cruelle épreuve que mon frère & moi. Notre vie n’est qu’un enchaînement de peines, qui se succèdent sans interruption. Toujours en butte à l’injustice, à la mauvaise foi & à la tyrannie des hommes, je n’y puis plus résister. Juste ciel ! s’écria cette jeune personne, si c’est dans l’extrémité du péril que tu te plais à signaler ta puissance, mes maux ne sont-ils pas arrivés à leur comble ?

Les pleurs de cette infortunée interrompirent son discours : j’employai ce que je crus de plus consolant pour la tranquilliser. Hélas ! monsieur, poursuivit-elle, si vous êtes né sensible, voici l’instant de jouir de votre ame, & celui de signaler votre générosité. Au nom de ce que vous avez de plus cher, déployez la noblesse de vos sentimens en faveur d’une malheureuse que tout le monde fuit & abhorre. Disant cela, cette jeune personne se jetta à mes pieds. Je la relevai d’abord, presque aussi attendri qu’elle. Ne soyez point surpris de mon action, reprit-elle en soupirant ; ces hommes injustes m’ont appris à m’humilier jusques dans le fond de mon cœur ; tous m’ont repoussée ; j’ai tout souffert de leurs injustices, & ces hommes poussent encore la barbarie jusqu’à vouloir me faire perdre pour toujours la consolation de pouvoir au moins m’estimer moi-même. Mais, monsieur, je ne prétends point vous confondre avec ces hommes pervers & ennemis de l’humanité. Je m’apperçois, à la sensibilité que vous faites paroître, que mon récit vous touche : je dois donc vous regarder comme une divinité qui va mettre en fuite ce troupeau de bêtes farouches, qui m’ont jusqu’ici environné. J’attends tout de cette pitié généreuse qui vous attendrit en faveur des malheureux : j’ose vous assurer, monsieur, que je la mérite. Apprenez donc ce qui fait actuellement le sujet de mon désespoir, ce qui me confond & m’anéantit.

La malheureuse destinée de mon frère le conduisit, en sortant de l’hôtel, dans une rue détournée, où trois hommes en attaquoient un avec une si grande fureur, que son cœur généreux & sensible ne put se refuser de prendre le parti de celui qu’on accabloit avec tant d’avantage. Ah ! messieurs, leur dit-il, qui peut donc vous pousser à commettre une action si injuste ? Se peut-il que vous ayez la lâcheté de vous mettre trois contre un ? Par honneur pour vous-mêmes, finissez un combat si inégal. Alors l’un d’eux, sans lui répondre, tourna la pointe de son épée pour l’en percer. Mon frère surpris, n’eut que le tems de se mettre en défense afin de parer les coups de ce fougueux. Cependant un des deux autres reçut un coup qui le renversa, & dont il mourut dans l’instant. Le bruit qu’ils faisoient attira enfin plusieurs personnes ; des gardes vinrent qui les arrêtèrent, & les conduisirent en prison. Malheureusement celui dont mon frère avoit si généreusement pris la défense, mourut un quart-d’heure après des blessures qu’il avoit reçues dans le combat, sans avoir eu le tems de justifier mon frère : les deux autres, qui appartenoient à des personnes élevées en dignité, furent relâchés sur le champ, après avoir poussé l’injustice jusqu’à charger mon malheureux frère de la mort de leur camarade. Jugez, monsieur, de mon désespoir lorsque j’appris le soir qu’il étoit détenu dans un affreux cachot.

Cependant, quoiqu’accablée par ce dernier coup du sort qui nous poursuit, je n’ai cessé depuis plus de six mois de solliciter ses juges. Hélas ! je m’étois flattée d’en avoir touché un par ma douleur & mes larmes ; il parut même m’écouter d’abord assez favorablement en me donnant la permission de parler à mon frère, de qui je tiens tout ce détail. J’informai ce juge de tous les faits qui pouvoient servir à la justification de mon frère, je plaidai moi-même sa cause. La douleur, lorsqu’elle est justement animée par des motifs d’honneur, semble être naturellement éloquente. Le juge parut se laisser fléchir ; mais ce n’étoit que dans la vue de me séduire.

Ah ! monsieur, oserois-je vous dire que cet inhumain ne m’offre aujourd’hui la liberté de mon frère qu’en cherchant à me couvrir de honte ; oui, ce n’est qu’en satisfaisant à ses infâmes desirs que je puis obtenir la justice qu’il doit à un innocent, sans quoi sa perte est jurée, & je verrai mon misérable frère traîné sur un échafaud comme un criminel, pour y subir la mort la plus honteuse. Dans cette extrémité, j’ai été pour me jetter aux pieds de ceux qui se sont rendus ses parties afin d’implorer leur pitié ; mais ils ont tous refusé de me voir ; nulle espérance ne m’est offerte. Rebutée de toutes parts, le coup qui doit trancher les jours de mon malheureux frère va me percer le sein. Hélas ! qu’avons-nous fait aux dieux pour nous poursuivre avec tant de rigueur ?

Cette jeune personne s’interrompit elle-même par des sanglots, & des marques d’un si grand désespoir, que je craignis pour ses jours. Pénétré jusqu’au fond de l’ame des malheurs qu’elle venoit d’essuyer, & de ceux qu’elle avoit encore à craindre, indigné de l’injustice des Merces, j’employai ce que je crus de plus consolant pour la calmer. Cessez, mademoiselle, ajoutai-je, un désespoir que votre raison doit condamner ; soyez persuadée qu’il est encore des hommes qui chérissent la vertu, qui l’aiment, qui la respectent & la protégent. L’honneur & la probité ont toujours été mes régles ; reposez-vous sur mes soins ; comptez que vous trouverez en moi un protecteur d’autant plus zélé à vous secourir promptement, qu’il est sensible à tous les maux qui vous accablent. Je puis vous protester que vous reverrez dès demain ce frère qui cause aujourd’hui vos allarmes, venir par sa présence rétablir la tranquillité dans votre ame. Je vais employer, pour vous servir efficacement, un homme dont le pouvoir est sans bornes. Cette jeune personne me remercia dans les termes les plus touchans : ces assurances la tranquillisèrent, & je la quittai, après avoir glissé derrière son fauteuil une bourse pleine d’or.

Tout attendri du malheureux sort de cette infortunée, je ne songeai point à prendre de repos. J’entrai dans l’appartement de Zachiel : l’émotion où j’étois ne le surprit point : sans s’être rendu visible, il avoit été témoin de notre conversation. Je viens vous supplier, lui dis-je, de vous intéresser en faveur d’une jeune personne qu’un enchaînement de malheurs a réduit au désespoir. Je n’ai pu apprendre ses peines sans la flatter de votre protection. Je voulus alors lui en faire un récit pathétique ; mais il m’arrêta.

Je connois l’injustice des Merces, dit le génie, & ne suis pas étonné de celle que cette famille a éprouvée de leur part. Le jour commence à paroître : vous avez promis à cette victime de l’intempérance de travailler à la délivrance de son frère ; les momens sont précieux lorsqu’il s’agit d’abréger les peines de quelqu’un qui est dans les angoisses d’une mort prochaine qu’il croit inévitable : hâtons-nous de rendre deux ames contentes, en lui procurant la liberté : il est tems de partir. Oui, dis-je, mon cher Zachiel ; mais la promesse que j’ai osé faire n’est fondée que sur les secours que j’attends de vous ; car je ne puis rien par moi-même.

Je suivis le génie chez le Bacha. À peine le soleil commençoit à paroître quand nous entrâmes dans son cabinet. Le génie m’avoit rendu invisible, ainsi que lui, aux yeux de tous ses domestiques. Je viens, lui dit-il d’un air majestueux & sévère, vous empêcher de commettre la plus noire de toutes les injustices. Vous retenez depuis plus de six mois dans un affreux cachot, un jeune homme dont l’innocence vous est connue. Pourquoi tardez-vous à le remettre en liberté ? Je trouve assez singulier, dit le Bacha, que vous osiez me faire des questions : je n’ai, je pense aucun compte à vous rendre de ma conduite. Le jeune homme est condamné ; les preuves de son crime sont complettes : il faut qu’il subisse le sort réservé à ses semblables ; & votre audace me fait soupçonner que vous pourriez être un de ses complices : sur ce fondement, je puis vous faire arrêter.

Ah ! misérable, s’écria Zachiel, je lis dans ton ame & en pénètre toute la noirceur ; tu n’es que la moitié d’une créature humaine ; tu n’en as que la figure, & le penchant au mal ; mais tu n’en as ni la dignité, ni la noblesse. Je ne redoute point ta colère ni ta vengeance ; l’une & l’autre sont impuissantes vis-à-vis de moi. Je t’ordonne donc de m’écouter, homme vicieux. Tu ne condamnes le jeune homme, que parce que sa sœur a eu le malheur d’exciter ta lubricité, & la justice que tu dois à son frère ne se peut acheter qu’au prix de son honneur. Dans toute autre circonstance je ne serois point étonné que sa jeunesse, ses graces & sa beauté, t’aient inspiré de l’amour ; mais que ce visage frappé de désespoir, dont la douleur a changé les traits ; que ses graces flétries par les larmes, n’aient pu déconcerter ton amour, & n’en n’aient pas fait un protecteur pour cette infortunée ; que cet amour, loin de la plaindre de tous les maux, n’en n’aie reçu qu’une confiance plus brutale ; que sa misère, féconde en expressions touchantes, ne t’ait déterminé qu’à l’outrage, & non pas aux bienfaits ; qu’à la vue d’un pareil objet, cet amour ne se soit pas fondu en une pitié généreuse ; que la charité ne t’ait pas attendri sur les périls où l’exposent ses malheurs ; que tu aies écouté le récit de son infortune, sans en comprendre l’excès, sans en sentir tes desirs confondus, & sans être épouvanté toi-même de te surprendre dans l’horrible dessein d’en profiter : j’avoue que je ne puis comprendre comment on peut soutenir le poids d’une pareille iniquité. On peut la regarder comme une intrépidité de vices où l’imagination d’un honnête homme ne peut atteindre. Tyran que tu es, quoi ! la jeunesse de cette fille en proie à tout ce que la douleur a de plus amer, n’a pu toucher ton ame, ni exciter ta compassion ; tu la regardes comme une victime qui vient s’offrir à ta lubricité : les secours que tu lui offres sont autant d’opprobres ; c’est-à-dire, que pour obtenir la justice, il faut qu’elle devienne infâme : enfin je m’aperçois que tu as étouffé en toi l’honnête homme, pour mettre le monstre en liberté. Crois-moi, il est tems encore de rentrer en toi-même, & si tu veux mériter désormais le précieux titre d’homme juste, réfléchis sur la noblesse de tes devoirs, afin de les remplir avec équité : cesse de protéger le crime & de prostituer la justice par l’abus de l’autorité qui t’est confiée : cesse d’en violer impunément tous les droits : au lieu d’être le ravisseur d’une tendre brebis, deviens-en le protecteur, & cesse enfin de regarder sous le bandeau qui t’aveugle, pour découvrir si ceux qui te sollicitent ont part à la faveur, ou s’ils s’annoncent les mains pleines d’or ; & pour dernier conseil, ressouviens-toi que l’être suprême a toujours les yeux ouverts sur la conduite d’un juge, & s’il suspend le glaive qui doit tomber sur la tête des méchans & des hommes injustes, ce n’est que pour les punir avec plus de sévérité.

Le juge surpris de la hardiesse des remontrances du génie, crut voir & entendre la justice en personne. Étonné, confus, humilié & terrassé, il ne trouva aucune parole qui pût le justifier : son orgueil parut confondu : les yeux fixés vers la terre, il gardoit un morne silence. Le génie, qui s’aperçut que ses discours faisoient une vive impression dans le cœur du juge, l’encouragea avec douceur à suivre les routes qu’enseignent la justice, l’honneur & la probité : enfin il sut si bien toucher ce cœur, qui jusqu’alors s’étoit laissé entraîner par le torrent de ses passions, qu’il persista toujours, depuis cette aventure, dans les sentimens de la plus exacte probité.

Sortis de chez le juge, nous fûmes délivrer le jeune homme, que nous ramenâmes à sa sœur. Cette jeune personne ne put d’abord exprimer sa joie & sa reconnoissance que par des larmes. C’est à monsieur, lui dis-je en lui présentant Zachiel, que vous devez la liberté d’un frère si tendrement aimé. Alors se remettant du trouble que notre présence lui avoit causé, elle s’exprima avec ces graces naturelles & touchantes, qui peignent si bien ce qui se passe dans une ame tendre & sensible aux bienfaits.

Je les menai ensuite dans l’appartement de Monime, à qui je fis un récit de tous les malheurs qu’ils avoient éprouvés. Elle en fut attendrie, & pria le génie de ne point laisser son ouvrage imparfait, & de contribuer de tout son pouvoir à les rendre heureux. Le génie les a établis l’un & l’autre fort avantageusement, & les a comblés de biens.